Za darmo

Les trappeur de l'Arkansas

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Le visage de cet homme non plus que sa mise n’avaient rien d’extraordinaire, cependant en l’apercevant, Rafaël, le fils aîné de don Ramon, ne put réprimer un geste d’effroi, son visage devint d’une pâleur livide.

– Oh ! murmura-t-il à voix basse, le juez de letras !…

C’était en effet le digne juge que nous avons vu sortir d’Hermosillo en si brillant équipage.

Ses longs cheveux trempés de pluie tombaient sur sa poitrine, ses vêtements étaient en désordre, tachés de sang et déchirés en maints endroits.

Sa main droite serrait convulsivement la crosse d’un pistolet déchargé.

Don Ramon lui aussi avait reconnu le juez de letras, il avait malgré lui lancé à son fils un regard que celui-ci n’avait pu supporter.

Grâce aux soins intelligents qui lui furent prodigués par doña Jesusita et ses femmes, le juge ne tarda pas à revenir à lui ; il poussa un profond soupir, ouvrit des yeux hagards qu’il promena sur les assistants sans rien voir encore, et peu à peu reprit connaissance.

Tout à coup une vive rougeur colora son front si pâle une seconde auparavant, son œil étincela ; dirigeant vers Rafaël un regard qui le cloua au sol en proie à une terreur invincible, il se leva péniblement et s’avançant vers le jeune homme qui le regardait venir sans oser chercher à l’éviter, il lui posa rudement la main sur l’épaule, puis se tournant vers les péons terrifiés de cette scène étrange à laquelle ils ne comprenaient rien :

– Moi, don Inigo tormentos d’Albaceyte, dit-il d’une voix solennelle, juez de letras de la ville d’Hermosillo, au nom du roi j’arrête cet homme convaincu d’assassinat !…

– Grâce ! s’écria Rafaël, en tombant à deux genoux et en joignant les mains avec désespoir.

– Malheur !… murmura la pauvre mère en s’affaissant sur elle-même.

III. Le jugement

Le lendemain, le soleil se leva splendide à l’horizon.

L’orage de la nuit avait complètement nettoyé le ciel qui était d’un bleu mat ; les oiseaux gazouillaient, gaiement cachés sous la feuillée, tout dans la nature avait repris son air de fête accoutumé.

La cloche sonna joyeusement à l’hacienda del Milagro, les péons commencèrent à se disperser dans toutes les directions, les uns menant les chevaux au pasto, les autres conduisant les bestiaux dans les prairies artificielles, d’autres encore se rendant aux champs, enfin les derniers s’occupèrent dans le patio à traire les vaches et à réparer les dégâts causés par l’ouragan.

Les seules traces qui restaient de la tempête de la nuit étaient deux magnifiques jaguars étendus morts à la porte de l’hacienda, non loin du cadavre d’un cheval à demi dévoré.

Nô Eusébio, qui se promenait de long en large dans le patio en surveillant avec soin les occupations de chacun, fit retirer et nettoyer les riches harnais du cheval, et ordonna qu’on enlevât la peau des jaguars.

Ce qui fut exécuté en un clin d’œil.

Pourtant, nô Eusébio était inquiet, don Ramon ordinairement le premier levé à l’hacienda n’avait pas encore paru.

Le soir précédent, à la suite de la foudroyante accusation lancée par le juez de letras contre le fils aîné de l’hacendero, celui-ci avait ordonné à ses serviteurs de se retirer, et après avoir lui-même, malgré les pleurs et les prières de sa femme, solidement garrotté son fils, il avait emmené don Inigo d’Albaceyte dans une salle retirée de la ferme, où tous deux étaient restés enfermés jusqu’à une heure fort avancée de la nuit.

Que s’était-il passé dans cet entretien pendant lequel avait dû être arrêté le sort de Rafaël ? personne ne le savait, nô Eusébio pas plus que les autres.

Puis après avoir conduit don Inigo dans une chambre qu’il lui avait fait préparer, et lui avoir souhaité une bonne nuit, don Ramon était allé rejoindre son fils, auprès duquel la pauvre mère pleurait toujours ; sans prononcer une parole, il avait pris l’enfant dans ses bras et l’avait emporté dans sa chambre à coucher où il l’avait étendu sur le sol auprès de son lit, ensuite l’hacendero avait fermé la porte à clé, s’était couché, deux pistolets à son chevet, et la nuit s’était écoulée ainsi, le père et le fils se lançant dans l’obscurité des regards de bêtes fauves, et la pauvre mère agenouillée sur le seuil de cette chambre dont l’entrée lui était interdite, pleurant silencieusement sur son premier-né qui, elle en avait le pressentiment terrible, allait lui être ravi pour toujours.

– Hum ! murmurait à part lui le mayoral, tout en mâchonnant sans y songer le bout de sa cigarette éteinte, qu’est-ce que tout cela va devenir ? Don Ramon n’est pas homme à pardonner, il ne transigera pas avec son honneur. Abandonnera-t-il son fils à la justice ? oh ! non ! mais alors que fera-t-il ?

Le digne mayoral en était là de ses réflexions lorsque don Inigo Albaceyte et don Ramon parurent dans le patio.

Le visage des deux hommes était sévère, celui de l’hacendero surtout était sombre comme la nuit.

– Nô Eusébio, dit don Ramon d’une voix brève, faites seller un cheval et préparer une escorte de quatre hommes pour conduire ce cavalier à Hermosillo.

Le mayoral s’inclina respectueusement et donna immédiatement les ordres nécessaires.

– Je vous remercie mille fois, continua don Ramon en s’adressant au juge, vous sauvez l’honneur de ma maison.

– Ne me soyez pas si reconnaissant, seigneur, répondit don Inigo, je vous jure que lorsque je suis sorti hier soir de la ville, je n’avais nullement l’intention de vous être agréable.

L’hacendero fit un geste.

– Mettez-vous à ma place, je suis juge criminel avant tout, on coupe une personne, un mauvais drôle, je vous le concède, mais un homme, quoique de la pire espèce ; l’assassin est connu, il traverse au galop la ville, en plein soleil, à la vue de tous, avec une effronterie incroyable, que devais-je faire ? me mettre à sa poursuite, je n’ai pas hésité.

– C’est vrai, murmura don Ramon en baissant la tête.

– Et mal m’en a pris, les coquins qui m’accompagnaient m’ont abandonné comme des poltrons au plus fort de l’orage pour se cacher je ne sais où ; pour comble de disgrâce, deux jaguars, de magnifiques bêtes du reste, se sont lancés à ma poursuite, ils me serraient de si près que je suis venu tomber comme une masse à votre porte ; j’en ai tué un, c’est vrai, mais l’autre était bien près de me happer lorsque vous m’êtes venu en aide. Pouvais-je après cela arrêter le fils de l’homme qui m’avait sauvé la vie au péril de la sienne ? c’eût été agir avec la plus noire ingratitude.

– Merci, encore une fois.

– Mais non, nous sommes quittes, voilà tout. Je ne parle pas des quelques milliers de piastres que vous m’avez donnés, puisqu’ils serviront à fermer la bouche à mes loups cerviers ; seulement, croyez-moi, don Ramon, surveillez votre fils, s’il retombait une autre fois dans mes mains, je ne sais pas comment je pourrais le sauver.

– Soyez tranquille, don Inigo, mon fils ne retombera plus dans vos mains.

L’hacendero prononça ces paroles d’une voix tellement sombre que le juge se retourna en tressaillant.

– Prenez garde à ce que vous allez faire ! dit-il.

– Oh ! ne craignez rien, répondit don Ramon, seulement comme je ne veux pas que mon fils monte sur un échafaud et traîne mon nom dans la boue, je saurai y mettre ordre.

En ce moment on amena le cheval.

Le juez de letras se mit en selle.

– Allons, adieu, don Ramon, dit-il d’une voix indulgente, soyez prudent, ce jeune homme peut encore se corriger, il a le sang vif, pas autre chose.

– Adieu, don Inigo Albaceyte, répondit l’hacendero d’un ton sec qui n’admettait pas de réplique.

Le juge secoua la tête, et piquant des deux il partit au grand trot suivi de son escorte après avoir fait un dernier geste d’adieu au fermier.

Celui-ci le suivit des yeux tant qu’il put l’apercevoir, puis il rentra à grands pas dans l’hacienda.

– Nô Eusébio, dit-il au mayoral, sonnez la cloche pour réunir tous les péons ainsi que les autres serviteurs de l’hacienda.

Le mayoral, après avoir regardé son maître avec étonnement, se hâta d’exécuter l’ordre qu’il avait reçu.

– Qu’est-ce que tout cela signifie ? dit-il.

Au bruit de la cloche, les employés de la ferme s’empressèrent d’accourir, ne sachant à quoi attribuer cette convocation extraordinaire.

Ils furent bientôt réunis tous dans la grande salle qui servait de réfectoire. Le plus complet silence régnait parmi eux. Une angoisse secrète leur serrait le cœur. Ils avaient le pressentiment d’un événement terrible.

Après quelques minutes d’attente, doña Jesusita entra entourée de ses enfants, à l’exception de Rafaël, et fut prendre place sur une estrade préparée à l’un des bouts de la salle.

Ses traits étaient pâles, ses yeux rougis montraient qu’elle avait pleuré.

Don Ramon parut.

Il avait revêtu un costume complet de velours noir, sans broderies, une lourde chaîne d’or pendait sur sa poitrine, un chapeau de feutre noir à large bord, orné d’une plume d’aigle, couvrait sa tête, une longue épée à garde en fer bruni pendait à son côté gauche.

Son front était chargé de rides, ses sourcils étaient froncés au-dessus de ses yeux noirs qui semblaient lancer des éclairs.

Un frisson de terreur parcourut les rangs de l’assemblée. Don Ramon Garillas avait revêtu son costume de justicier.

Justice allait donc être faite ?

Mais de qui ?

Lorsque don Ramon eut pris place à la droite de sa femme, il fit un signe.

Le mayoral sortit et rentra un instant après suivi de Rafaël.

Le jeune homme était nu-tête, il avait les mains attachées derrière le dos.

Les yeux baissés, le visage pâle, il se plaça devant son père, qu’il salua respectueusement.

À l’époque où se passe notre histoire, surtout dans les pays éloignés des centres, et exposés aux continuelles incursions des Indiens, les chefs de famille avaient conservé dans toute sa pureté cette autorité patriarcale, que les efforts de notre civilisation dépravée tendent de plus en plus à amoindrir et à faire disparaître.

 

Un père était souverain dans sa maison, ses jugements étaient sans appel et exécutés sans murmures et sans résistance.

Les gens de la ferme connaissaient le caractère ferme et la volonté implacable de leur maître, ils savaient qu’il ne pardonnait jamais, que son honneur lui était plus cher que la vie, ce fut donc avec un sentiment de crainte indéfinissable qu’ils se préparèrent à assister au drame terrible qui allait se jouer devant eux entre le père et le fils.

Don Ramon se leva, promena un regard sombre sur l’assistance, et jetant son chapeau à ses pieds :

– Écoutez tous, dit-il d’une voix brève et profondément accentuée, je suis d’une vieille race chrétienne dont les ancêtres n’ont jamais failli ; l’honneur a toujours dans ma maison été considéré comme le premier bien, cet honneur que mes aïeux m’ont transmis intact et que je me suis efforcé de conserver pur, mon fils premier-né, l’héritier de mon nom, vient de le souiller d’une tache indélébile. Hier, à Hermosillo, à la suite d’une querelle dans un tripot, il a mis le feu à une maison au risque d’incendier toute la ville, et comme un homme voulait s’opposer à sa fuite, il l’a tué d’un coup de poignard. Que penser d’un enfant qui, dans un âge aussi tendre, est doué de ces instincts de bête fauve ? Justice doit être faite, vive Dieu ! je la ferai sévère !

Après ces paroles, don Ramon croisa les bras sur sa poitrine et sembla se recueillir.

Nul n’osait hasarder un mot en faveur de l’accusé ; les fronts étaient baissés, les poitrines haletantes.

Rafaël était aimé des serviteurs de son père, à cause de son intrépidité qui ne connaissait pas d’obstacles, de son adresse à manier un cheval et à se servir de toutes les armes, et plus que tout pour la franchise et la bonté qui faisaient le fond de son caractère. Dans ce pays surtout, où la vie d’un homme est comptée pour si peu de chose, chacun était intérieurement disposé à excuser le jeune homme et à ne voir dans l’action qu’il avait commise que la chaleur du sang et l’emportement de la colère.

Doña Jesusita se leva ; toujours elle avait sans murmurer courbé sous les volontés de son mari, que depuis de longues années elle était accoutumée à respecter ; l’idée seule de lui résister l’effrayait et faisait courir un frisson dans ses veines, mais toutes les forces aimantes de son âme s’étaient concentrées dans son cœur, elle adorait ses enfants, Rafaël surtout, dont le caractère indomptable avait plus que les autres besoin des soins d’une mère.

– Monsieur, dit-elle à son mari d’une voix pleine de larmes, songez que Rafaël est votre premier-né, que sa faute, quelque grave qu’elle est, ne doit pas cependant être inexcusable à vos yeux, que vous êtes son père, et que moi ! moi ! fit-elle en tombant à genoux et en joignant les mains en éclatant en sanglots, j’implore votre pitié ; grâce, monsieur ! grâce pour mon fils !

Don Ramon releva froidement sa femme dont les pleurs inondaient le visage, et après l’avoir obligée à reprendre sa place sur son fauteuil :

– C’est surtout comme père, dit-il, que mon cœur doit être sans pitié !… Rafaël est un assassin et un incendiaire, il n’est plus mon fils !

– Que prétendez-vous faire ? s’écria doña Jesusita avec effroi.

– Que vous importe, madame ? répondit brusquement don Ramon, le soin de mon honneur me regarde seul ; qu’il vous suffise de savoir que cette faute est la dernière que votre fils commettra.

– Oh ! fit-elle avec horreur, voulez-vous donc être son bourreau !…

– Je suis son juge, répliqua l’implacable gentilhomme d’une voix terrible. Nô Eusébio, préparez deux chevaux.

– Mon Dieu ! mon Dieu ! s’écria la pauvre femme en se précipitant vers son fils, qu’elle enlaça étroitement de ses bras, nul ne viendra-t-il donc à mon secours ?

Tous les assistants étaient émus. Don Ramon lui-même ne put retenir une larme.

– Oh ! s’écria la mère avec une joie folle, il est sauvé ! Dieu a amolli le cœur de cet homme de fer !

– Vous vous trompez, madame, interrompit don Ramon en la repoussant brusquement en arrière ; votre fils n’est plus à moi, il appartient à ma justice !

Alors, fixant sur son fils un regard froid comme une lame d’acier :

– Don Rafaël, dit-il d’une voix dont l’accent terrible fit malgré lui tressaillir le jeune homme, à compter de cet instant vous ne faites plus partie de cette société que vos crimes ont épouvantée ; c’est avec les bêtes fauves que je vous condamne à vivre et à mourir.

À cet arrêt terrible, doña Jesusita fit quelques pas en chancelant et tomba à la renverse.

Elle était évanouie.

Rafaël jusqu’à ce moment avait à grand-peine renfermé dans son cœur les émotions qui l’agitaient, mais à cette dernière péripétie, il ne put se contenir plus longtemps ; il s’élança vers sa mère en fondant en larmes et en poussant un cri déchirant :

– Ma mère ! ma mère !

– Venez ! lui dit don Ramon en lui posant la main sur l’épaule.

L’enfant s’arrêta, chancelant comme un homme ivre.

– Voyez, monsieur ! mais voyez donc ! s’écria-t-il avec un sanglot déchirant, ma mère se meurt !

– C’est vous qui l’avez tuée, répondit froidement l’hacendero.

Rafaël se retourna comme si un serpent l’avait piqué ; il lança à son père un regard d’une expression étrange, et les dents serrées, le front livide, il lui dit :

– Tuez-moi, monsieur, car je vous jure que de même que vous avez été sans pitié pour ma mère et pour moi, si je vis, je serai plus tard sans pitié pour vous !

Don Ramon lui jeta un regard de mépris.

– Marchons ! dit-il.

– Marchons ! répéta l’enfant d’une voix ferme.

Doña Jesusita, qui commençait à revenir à la vie, s’aperçut comme dans un rêve du départ de son fils.

– Rafaël ! Rafaël ! cria-t-elle d’une voix déchirante.

Le jeune homme hésita une seconde, puis d’un bond il se précipita sur elle, l’embrassa avec une tendresse folle, et rejoignant son père :

– Maintenant, je puis mourir, fit-il, j’ai dit adieu à ma mère !

Ils sortirent.

Les assistants, atterrés par cette scène, se séparèrent sans oser se communiquer leurs impressions, mais livrés à une profonde douleur.

Sous les caresses de son fils, la pauvre mère avait de nouveau perdu connaissance.

IV. La mère

Deux chevaux tenus en bride par nô Eusébio attendaient à la porte de l’hacienda.

– Accompagnerai-je votre seigneurie ? demanda le majordome.

– Non ! répondit sèchement l’hacendero.

Il se mit en selle, plaça son fils en travers devant lui.

– Rentrez ce second cheval, dit-il, je n’en ai pas besoin.

Et, enfonçant les éperons dans les flancs de sa monture qui hennit de douleur, il partit à fond de train.

Le majordome rentra dans la ferme en secouant tristement la tête.

Dès que l’hacienda eut disparu derrière un pli de terrain, don Ramon s’arrêta, sortit un mouchoir de soie de sa poitrine, banda les yeux de son fils sans lui adresser une parole, et repartit.

Cette course dura longtemps dans le désert ; elle avait quelque chose de lugubre, qui faisait froid à l’âme.

Ce cavalier vêtu de noir, glissant silencieusement dans les sables, emportant à l’arçon de sa selle un enfant garrotté, dont les tressaillements nerveux et les soubresauts révélaient seuls l’existence, avait un aspect fatal et étrange qui aurait imprimé la terreur à l’homme le plus brave.

Bien des heures se passèrent sans qu’un mot fût échangé entre le père et le fils ; le soleil commençait à baisser à l’horizon, quelques étoiles apparaissaient déjà dans le bleu sombre du ciel, le cheval courait toujours.

Le désert prenait d’instant en instant une apparence plus triste et plus sauvage ; toute trace de végétation avait disparu ; seulement çà et là des monceaux d’ossements blanchis par le temps marbraient le sable de taches livides, les oiseaux de proie tournaient lentement au-dessus du cavalier en poussant des cris rauques, et dans les profondeurs mystérieuses des chaparals, les bêtes fauves, aux approches du soir, préludaient par de sourds rugissements à leurs lugubres concerts.

Dans ces régions le crépuscule n’existe pas ; dès que le soleil a disparu, la nuit est complète.

Don Ramon galopait toujours.

Son fils ne lui avait pas adressé une prière, n’avait pas poussé une plainte.

Enfin, vers huit heures du soir, le cavalier s’arrêta. Cette course fiévreuse durait depuis dix heures. Le cheval râlait sourdement et trébuchait à chaque pas.

Don Ramon jeta un regard autour de lui ; un sourire de satisfaction plissa ses lèvres.

De tous les côtés, le désert déroulait ses immenses plaines de sable ; d’un seul les premiers plans d’une forêt vierge découpaient à l’horizon leur silhouette bizarre, qui tranchait d’une façon sinistre sur l’ensemble du paysage.

Don Ramon mit pied à terre, posa son fils sur le sable, ôta la bride de son cheval, afin qu’il pût manger la provende qu’il lui donna ; puis lorsqu’il se fut acquitté avec le plus grand sang-froid de ces divers devoirs, il s’approcha de son fils et lui enleva le bandeau qui couvrait ses yeux.

L’enfant resta immobile, fixant sur son père un regard terne et froid.

– Monsieur, lui dit don Ramon, d’une voix sèche et brève, vous êtes ici à plus de vingt lieues de mon hacienda, dans laquelle vous ne devez plus mettre les pieds sous peine de mort ; à compter de ce moment vous êtes seul, vous n’avez plus ni père, ni mère, ni famille ; puisque vous êtes une bête fauve, je vous condamne à vivre avec les bêtes fauves ; ma résolution est irrévocable, vos prières ne pourraient la changer, épargnez-les-moi donc.

– Je ne vous prie pas, répondit l’enfant d’une voix sourde ; on ne prie pas le bourreau.

Don Ramon tressaillit ; il fit quelques pas de long en large avec une agitation fébrile ; mais se remettant presque aussitôt, il continua :

– Voici dans ce sac des vivres pour deux jours ; je vous laisse cette carabine rayée qui dans ma main n’a jamais manqué le but ; je vous donne aussi ces pistolets, ce machète, ce couteau, cette hache, de la poudre et des balles dans ces cornes de buffalos ; vous trouverez dans le sac aux provisions un briquet et tout ce qu’il faut pour faire du feu ; j’y ai joint une Bible appartenant à votre mère. Vous êtes mort pour la société dans laquelle vous ne devez plus rentrer ; le désert est devant vous ; il vous appartient ; pour moi, je n’ai plus de fils, adieu ! Le Seigneur vous fasse miséricorde, tout est fini entre nous sur la terre ; vous restez seul et sans famille, à vous maintenant à commencer une seconde existence et à pourvoir à vos besoins. La Providence n’abandonne jamais ceux qui placent leur confiance en elle ; seule, désormais, elle veillera sur vous.

Après avoir prononcé ces mots, don Ramon, le visage impassible, remit la bride à son cheval, rendit à son fils la liberté, en tranchant d’un coup les liens qui l’attachaient, et, se mettant en selle, il partit avec rapidité.

Rafaël se releva sur les genoux, pencha la tête en avant, écouta avec anxiété le galop précipité du cheval sur le sable, suivit des yeux, aussi longtemps qu’il put la distinguer, la fatale silhouette qui se détachait en noir aux rayons de la lune ; puis, lorsque le cavalier se fut enfin confondu avec les ténèbres, l’enfant porta la main à sa poitrine, une expression de désespoir impossible à rendre crispa ses traits :

– Ma mère !… ma mère !… s’écria-t-il.

Et il tomba à la renverse sur le sable.

Il était évanoui.

Après un temps de galop assez long, don Ramon ralentit insensiblement et comme malgré lui l’allure de son cheval, prêtant l’oreille aux bruits vagues du désert, écoutant avec anxiété, sans se rendre bien compte lui-même des raisons qui le faisaient agir, mais attendant peut-être un appel de son malheureux fils pour retourner auprès de lui. Deux fois même sa main serra machinalement la bride, comme s’il obéissait à une voix secrète qui lui commandait de revenir sur ses pas ; mais toujours l’orgueil féroce de sa race fut le plus fort, et il continua à marcher en avant.

Le soleil se levait au moment où don Ramon arrivait à l’hacienda.

Deux personnes debout, de chaque côté de la porte, attendaient son retour.

L’une était doña Jesusita, l’autre le majordome.

À l’aspect de sa femme, pâle et muette, qui se tenait devant lui comme la statue de la désolation, l’hacendero sentit une tristesse indicible lui serrer le cœur ; il voulut passer.

Doña Jesusita fit deux pas, et saisissant la bride du cheval :

 

– Don Ramon, lui dit-elle avec angoisse, qu’avez-vous fait de mon fils ?

L’hacendero ne répondit pas ; en voyant la douleur de sa femme un remords lui tordit le cœur dans la poitrine, il se demanda mentalement s’il avait réellement le droit d’agir comme il l’avait fait.

Doña Jesusita attendait vainement une réponse. Don Ramon regardait sa femme ; il avait peur en apercevant les sillons indélébiles que le chagrin avait creusés sur ce visage si calme, si tranquille quelques heures à peine auparavant.

La noble femme était livide ; ses traits tirés avaient une rigidité inouïe ; ses yeux brûlés de fièvre étaient rouges et secs, deux lignes noires et profondes les rendaient caves et hagards ; une large tache marbrait ses joues, trace de larmes dont la source était tarie ; elle ne pouvait plus pleurer, sa voix était rauque et saccadée, sa poitrine oppressée se soulevait douloureusement pour laisser échapper une respiration haletante.

Après avoir attendu pendant quelques secondes une réponse à sa demande :

– Don Ramon, reprit-elle, qu’avez-vous fait de mon fils ?

L’hacendero détourna la tête avec embarras.

– Oh ! vous l’avez tué ! fit-elle avec un cri déchirant.

– Non !…, répondit-il effrayé de cette douleur, et pour la première fois de sa vie forcé de reconnaître le pouvoir de la mère qui demande compte de son enfant.

– Qu’en avez-vous fait ? reprit-elle en insistant.

– Plus tard, dit-il, quand vous serez calme, vous saurez tout.

– Je suis calme, répondit-elle, pourquoi feindre une pitié que vous n’éprouvez pas ? mon fils est mort, et c’est vous qui l’avez tué !

Don Ramon descendit de cheval.

– Jesusita, dit-il à sa femme en lui prenant les mains et la regardant avec tendresse, je vous jure par ce qu’il y a de plus sacré au monde, que votre fils existe ; je n’ai pas touché un cheveu de sa tête.

La pauvre mère resta pensive pendant quelques secondes.

– Je vous crois, dit-elle après un instant ; qu’est-il devenu ?

– Eh bien ! reprit-il avec hésitation, puisque vous voulez tout savoir, apprenez que si j’ai abandonné votre fils dans le désert… c’est en lui laissant les moyens de pourvoir à sa sûreté et à ses besoins.

Doña Jesusita tressaillit, un frisson nerveux parcourut tout son corps.

– Vous avez été clément, dit-elle d’une voix incisive et avec une ironie amère ; vous avez été clément envers un enfant de seize ans, don Ramon, il vous répugnait de tremper vos mains dans son sang, vous avez préféré laisser cette tâche aux bêtes fauves et aux féroces Indiens, qui seuls peuplent ces solitudes.

– Il était coupable ! répondit l’hacendero d’une voix basse mais ferme.

– Un enfant n’est jamais coupable pour celle qui l’a porté dans son sein et nourri de son lait, fit-elle avec énergie ; très bien, don Ramon, vous avez condamné votre fils, moi, je le sauverai !

– Que voulez-vous faire ? dit l’hacendero effrayé de la résolution qu’il vit briller dans l’œil de sa femme.

– Que vous importe ? don Ramon, j’accomplirai mon devoir comme vous avez cru devoir accomplir le vôtre ! Dieu jugera entre nous ! tremblez qu’il ne vous demande compte un jour du sang de votre fils !…

Don Ramon courba la tête sous cet anathème ; le front pâle et l’âme remplie de remords cuisants, il rentra lentement dans l’hacienda.

Doña Jesusita le suivit un instant des yeux.

– Oh ! s’écria-t-elle ! mon Dieu ! faites que j’arrive à temps.

Alors elle sortit, suivie de nô Eusébio.

Deux chevaux les attendaient, cachés derrière un bouquet d’arbres. Ils se mirent en selle.

– Où allons-nous, señora ? demanda le majordome.

– À la recherche de mon fils ! répondit-elle d’une voix éclatante.

Elle semblait transfigurée par l’espérance. Un vif incarnat colorait ses joues ; ses yeux noirs lançaient des éclairs.

Nô Eusébio détacha quatre magnifiques limiers, nommés rastreros dans le pays, et qui servent à suivre les pistes ; il leur fit sentir une chemise appartenant à Rafaël ; les limiers s’élancèrent sur la voie en poussant de grands cris ; nô Eusébio et doña Jesusita bondirent à leur suite en échangeant un regard d’espoir suprême.

Les chiens n’eurent pas de peine à suivre la piste, elle était droite et sans hésitation aucune ; aussi ne s’arrêtèrent-ils pas un instant.

Lorsque doña Jesusita arriva à l’endroit où Rafaël avait été abandonné par son père, la place était vide !… l’enfant avait disparu !

Les traces de son séjour étaient visibles. Un feu achevait de mourir. Tout indiquait que Rafaël n’avait quitté cette place que depuis une heure à peine.

– Que faire ? demanda nô Eusébio avec anxiété.

– Pousser en avant ! répondit résolument doña Jesusita, en enfonçant les éperons dans le ventre de son cheval, qui poussa un hennissement de fureur et reprit sa course frénétique.

Nô Eusébio la suivit.

Le soir de ce même jour, la plus grande consternation régnait à l’hacienda del Milagro.

Doña Jesusita et nô Eusébio n’étaient pas rentrés.

Don Ramon fit monter tout le monde à cheval.

Armés de torches, les péons et les vaqueros commencèrent une battue immense à la recherche de leur maîtresse et du majordome.

La nuit entière s’écoula sans amener aucun résultat satisfaisant.

Au point du jour, le cheval de doña Jesusita fut retrouvé à demi dévoré dans le désert. Ses harnais manquaient.

Le terrain environnant le cadavre du cheval semblait avoir été le théâtre d’une lutte acharnée.

Don Ramon désespéré donna l’ordre du retour.

– Mon Dieu ! s’écria-t-il en rentrant dans l’hacienda, est-ce déjà mon châtiment qui commence ?

Des semaines, des mois, des années s’écoulèrent sans que rien vînt lever un coin du voile mystérieux qui enveloppait ces sinistres événements, et malgré les plus actives recherches, on ne put rien apprendre sur le sort de Rafaël, de sa mère et de nô Eusébio.