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Les trappeur de l'Arkansas

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XVII. La Tête-d’Aigle

La Tête-d’Aigle était un chef aussi prudent que déterminé, il savait qu’il avait tout à craindre des Américains s’il ne parvenait pas à dissimuler complètement sa piste.

Aussi, après le succès de la surprise qu’il avait exécutée contre le nouveau défrichement des Blancs, sur les bords de la grande Canadienne, il ne négligea rien pour mettre sa troupe à l’abri des terribles représailles qui la menaçaient.

L’on ne peut se faire une idée du talent déployé par les Indiens lorsqu’il s’agit de cacher leur piste.

Vingt fois ils repassent à la même place, enchevêtrant les traces de leur passage les unes dans les autres, jusqu’à ce qu’elles finissent par devenir inextricables, ne négligeant aucun accident de terrain, marchant dans les pas les uns des autres pour dissimuler leur nombre, suivant des journées entières le cours des ruisseaux, souvent ayant de l’eau jusqu’à la ceinture, poussant même les précautions et la patience jusqu’à effacer avec la main, et pour ainsi dire pas à pas, les vestiges qui pourraient les dénoncer aux yeux clairvoyants et intéressés de leurs ennemis.

La tribu du Serpent, à laquelle appartenaient les guerriers commandés par la Tête-d’Aigle, était entrée dans les prairies au nombre de cinq cents guerriers à peu près, afin de chasser le bison et de livrer combat aux Pawnees et aux Sioux, contre lesquels ils guerroient continuellement.

Le but de la Tête-d’Aigle, aussitôt sa campagne terminée, était de rejoindre immédiatement ses frères, afin de mettre en sûreté le butin fait par lui à la prise du village et d’assister à une grande expédition que sa tribu préparait contre les trappeurs blancs et métis disséminés dans les prairies et que les Indiens considèrent avec raison comme des ennemis implacables.

Malgré le luxe de précautions déployé par le chef, le détachement avait rapidement marché.

Le soir du sixième jour écoulé depuis la destruction du fort, les Comanches s’arrêtèrent sur les bords d’une petite rivière sans nom, comme il s’en rencontre tant dans ces parages et se préparèrent à camper pour la nuit.

Rien de plus simple que le campement des Indiens sur le sentier de la guerre.

Les chevaux sont entravés afin qu’ils ne puissent s’écarter ; si l’on ne craint pas de surprise on allume du feu, dans le cas contraire, chacun s’arrange comme il peut pour manger et dormir.

Depuis leur départ du fort, aucun indice n’avait donné lieu aux Comanches de supposer qu’ils fussent suivis ou surveillés, leurs éclaireurs n’avaient découvert aucune piste suspecte.

Ils se trouvaient peu éloignés du camp de leur tribu, leur sécurité était donc complète.

La Tête-d’Aigle fit allumer du feu et plaça lui-même des sentinelles pour veiller au salut de tous.

Lorsqu’il eut pris ces mesures de prudence, le chef s’adossa contre un ébénier, prit son calumet, et ordonna que le vieillard et la femme espagnole lui fussent amenés.

Quand ils furent devant lui, la Tête-d’Aigle salua cordialement le vieillard et lui offrit son calumet, marque de bienveillance que le vieillard accepta tout en se préparant à répondre aux questions que sans doute l’Indien allait lui adresser.

En effet, après quelques instants de silence, celui-ci prit la parole.

– Mon frère se trouve-t-il bien avec les Peaux-Rouges ? lui demanda-t-il.

– J’aurais tort de me plaindre, chef, répondit l’Espagnol, depuis que je suis avec vous j’ai été traité avec beaucoup d’égards.

– Mon frère est un ami, dit emphatiquement le Comanche.

Le vieillard s’inclina.

– Nous sommes enfin sur nos territoires de chasse, reprit le chef, mon frère la Tête-Blanche est fatigué d’une longue vie, il est meilleur au feu du conseil que sur un cheval à chasser l’élan ou le bison, que désire mon frère ?

– Chef, répondit l’Espagnol, vos paroles sont vraies, il fut un temps où comme tout autre enfant des prairies, je passais à chasser des journées entières, sur un mustang fougueux et indompté ; mes forces ont disparu, mes membres ont perdu leur souplesse et mon coup d’œil son infaillibilité, je ne vaux plus rien pour une expédition, si courte qu’elle soit.

– Bon ! répondit imperturbablement l’Indien, en soufflant des flots de fumée par la bouche et par les narines, que mon frère dise donc à son ami ce qu’il désire, et cela sera fait.

– Je vous remercie, chef, et je profiterai de votre offre bienveillante ; je serais heureux si vous consentiez à me fournir les moyens de gagner, sans être inquiété, un établissement des hommes de ma couleur où je puisse passer en paix les quelques jours que j’ai encore à vivre.

– Eh ! pourquoi ne le ferais-je pas ? rien n’est plus facile, dès que nous aurons rejoint la tribu, puisque mon frère ne veut pas demeurer avec ses amis rouges, ses désirs seront satisfaits.

Il y eut un moment de silence. Le vieillard, croyant l’entretien terminé, se préparait à se retirer ; d’un geste le chef lui ordonna de rester.

Après quelques instants, l’Indien secoua sa pipe pour en faire tomber la cendre, en passa le tuyau dans sa ceinture et fixant sur l’Espagnol un regard voilé par une expression étrange :

– Mon frère est heureux, dit-il d’une voix triste, quoique âgé déjà de bien des hivers, il ne marche pas seul dans le sentier de la vie.

– Que veut dire le chef ? demanda le vieillard, je ne le comprends pas ?

– Mon frère a une famille, reprit le Comanche.

– Hélas ! mon frère se trompe, je suis seul en ce monde !

– Que dit donc là mon frère ? n’a-t-il pas auprès de lui sa compagne ?

Un sourire triste se dessina sur les lèvres pâles du vieillard.

– Non, dit-il au bout d’un instant, je n’ai pas de compagne.

– Que lui est donc cette femme, alors ? dit le chef avec une feinte surprise en désignant la dame espagnole qui se tenait morne et silencieuse aux côtés du vieillard.

– Cette femme est ma maîtresse.

– Ooah ! mon frère serait-il esclave ? fit le Comanche avec un mauvais sourire.

– Non, reprit fièrement le vieillard, je ne suis pas l’esclave de cette femme, je suis son serviteur dévoué.

– Ooah ! dit le chef en hochant la tête et réfléchissant profondément sur cette réponse.

Mais les paroles de l’Espagnol ne pouvaient être comprises par l’Indien, la distinction était trop subtile pour qu’il la saisît. Après deux ou trois minutes il secoua la tête et renonça à chercher la solution de ce problème pour lui incompréhensible.

– Bon, dit-il en faisant glisser un regard ironique sous ses paupières demi-closes, la femme partira avec mon frère.

– C’est ainsi que je l’ai toujours entendu, répondit l’Espagnol.

La femme âgée, qui jusqu’à ce moment avait gardé le silence, pensa qu’il était temps de se mêler à la conversation.

– Je remercie le chef, dit-elle, mais puisqu’il est assez bon pour se mettre à notre disposition, me permettra-t-il de lui demander une grâce ?

– Que ma mère parle, mes oreilles sont ouvertes.

– J’ai un fils qui est un grand chasseur blanc, il doit en ce moment se trouver dans la prairie ; peut-être que si mon frère consentait à nous garder encore quelques jours auprès de lui, il nous serait possible de le rencontrer ; avec sa protection nous n’aurions plus rien à redouter.

À ces paroles imprudentes l’Espagnol fit un geste d’effroi.

– Señorita, dit-il vivement dans sa langue maternelle, prenez garde à ce…

– Silence ! interrompit l’Indien d’une voix brève, pourquoi mon frère blanc parle-t-il devant moi une langue inconnue ? Craint-il donc que je comprenne ses paroles ?

– Oh ! chef, dit l’Espagnol avec un geste de dénégation.

– Que mon frère laisse donc alors parler ma mère au visage pâle, elle s’adresse à un chef.

Le vieillard se tut, mais un triste pressentiment lui serra le cœur.

Le chef comanche savait parfaitement à qui il s’adressait, il jouait avec les deux Espagnols comme un chat avec une souris ; mais ne faisant rien paraître de ses impressions, il se tourna vers la femme et s’inclinant avec cette courtoisie instinctive qui distingue les Indiens :

– Oh ! oh ! dit-il d’une voix douce avec un sourire sympathique, le fils de ma mère est un grand chasseur, tant mieux.

Le cœur de la pauvre femme se dilata de joie.

– Oui, dit-elle avec effusion, c’est un des plus braves trappeurs des prairies de l’ouest.

– Ooah ! fit le chef de plus en plus aimable, ce guerrier renommé doit avoir un nom respecté de tous dans les prairies ?

L’Espagnol souffrait le martyre ; tenu en respect par l’œil du Comanche, il ne savait comment avertir sa maîtresse de ne pas prononcer le nom de son fils.

– Son nom est bien connu, dit la dame.

– Oh ! s’écria vivement le vieillard, toutes les mères sont ainsi, pour elles leurs fils sont des héros ! Celui-là, bien que ce soit un excellent jeune homme, ne vaut pas mieux qu’un autre, certes, son nom n’est jamais arrivé jusqu’à mon frère.

– Comment mon frère le sait-il ? dit l’Indien avec un sourire sardonique.

– Je le suppose, répondit le vieillard, ou du moins, si mon frère l’a par hasard entendu prononcer, il est depuis longtemps sorti de sa mémoire et ne mérite pas de lui être rappelé ; si mon frère le permet nous nous retirerons, la journée a été fatigante, l’heure est venue de se reposer.

– Dans un instant, dit paisiblement le Comanche, et s’adressant à la femme : quel est le nom du guerrier des visages pâles ? lui demanda-t-il avec insistance.

Mais la vieille dame, mise sur ses gardes par l’intervention de son serviteur dont elle connaissait le dévouement et la prudence, ne répondit pas, sentant intérieurement qu’elle avait commis une faute et ne sachant comment la réparer.

– Ma mère ne m’entend-elle pas ? reprit le chef.

– À quoi bon vous dire un nom qui, selon toutes probabilités, vous est inconnu et qui dans tous les cas ne vous intéresse nullement ? Si mon frère le permet je me retirerai.

 

– Non, pas avant que ma mère m’ait dit le nom de son fils le grand guerrier, dit le Comanche en fronçant les sourcils et en frappant du pied avec une colère mal contenue.

Le chasseur vit qu’il fallait en finir, son parti fut pris en une seconde.

– Mon frère est un grand chef, dit-il, quoique sa chevelure soit brune, sa sagesse est immense ; je suis son ami, il ne voudra pas abuser du hasard qui a livré entre ses mains la mère de son ennemi ; le fils de cette femme est le Cœur-Loyal.

– Ooah ! fit la Tête-d’Aigle avec un sourire sinistre, je le savais ; pourquoi les visages pâles ont-ils deux langues et deux cœurs et cherchent-ils toujours à tromper les Peaux-Rouges ?

– Nous n’avons pas cherché à vous tromper, chef.

– Si, depuis que vous êtes avec nous, vous avez été traités comme des fils de la tribu, je vous ai sauvé la vie !

– C’est vrai !

– Eh bien, reprit-il avec un sourire ironique, je veux vous prouver que les Indiens n’oublient pas et qu’ils savent rendre le bien pour le mal. Ces blessures que vous me voyez, qui me les a faites ? le Cœur-Loyal ! Nous sommes ennemis, sa mère est en mon pouvoir, je pourrais de suite l’attacher au poteau des tortures, ce serait mon droit.

Les deux Espagnols baissèrent la tête.

– La loi des prairies dit œil pour œil, dent pour dent, écoutez-moi bien, Vieux-Chêne : en souvenir de notre ancienne amitié, je vous accorde un délai. Demain, au lever du soleil, vous vous mettrez à la recherche du Cœur-Loyal, si dans quatre jours il n’est pas venu se livrer entre mes mains, sa mère périra ; mes jeunes hommes la feront brûler vive au poteau du sang, et mes frères se tailleront des sifflets de guerre avec ses os. Allez, j’ai dit.

Le vieillard voulut insister, il se jeta aux genoux du chef, mais le vindicatif Indien le repoussa du pied et s’éloigna.

– Oh ! madame, murmura le vieillard avec désespoir, vous êtes perdue !

– Surtout, Eusébio, répondit la mère avec des larmes dans la voix, ne ramène pas mon fils, qu’importe que je meure ; moi, hélas ! ma vie n’a-t-elle pas déjà été assez longue ?

Le vieux serviteur jeta un regard d’admiration à sa maîtresse.

– Toujours la même, dit-il avec attendrissement.

– La vie d’une mère n’appartient-elle pas à son enfant ? fit-elle avec un cri du cœur.

Les deux vieillards tombèrent accablés de douleur au pied d’un arbre et passèrent la nuit à prier Dieu.

La Tête-d’Aigle ne semblait pas se douter de leur désespoir.

XVIII. Nô Eusébio

Les précautions prises par la Tête-d’Aigle pour dérober sa marche étaient bonnes pour les Blancs dont les sens moins tenus en éveil que ceux des partisans et des chasseurs et peu au fait des ruses indiennes sont presque incapables de se diriger sans boussole dans ces vastes solitudes ; mais pour des hommes comme le Cœur-Loyal et Belhumeur, elles étaient de tout point insuffisantes.

Les deux hardis partisans ne perdirent pas un instant la piste.

Habitués aux zigzags et aux crochets des guerriers indiens, ils ne se laissèrent pas tromper aux retours subits, aux contremarches, aux fausses haltes, en un mot à tous les obstacles que les Comanches avaient comme à plaisir semés sur leur route.

Et puis, il y avait une chose à laquelle les Indiens n’avaient pas songé et qui dévoilait aussi clairement la direction qu’ils avaient suivie que s’ils avaient pris le soin de la jalonner.

Nous avons dit que les chasseurs avaient auprès des ruines d’une cabane trouvé un limier, attaché au tronc d’un arbre, et que ce limier une fois libre, après quelques caresses faites à Belhumeur, avait pris sa course, le nez au vent pour rejoindre son maître qui n’était autre que le vieil Espagnol ; il le rejoignit en effet.

Les traces du limier que les Indiens ne songèrent pas à faire disparaître, par la raison toute simple qu’ils ne s’aperçurent pas qu’il était avec eux, se voyaient partout, et pour des chasseurs aussi adroits que le Cœur-Loyal et Belhumeur, c’était un fil d’Ariane que rien ne pouvait rompre.

Les chasseurs marchaient donc tranquillement le fusil en travers de la selle, accompagnés de leurs rastreros, à la suite des Comanches qui étaient loin de supposer qu’ils avaient une telle arrière-garde.

Chaque soir le Cœur-Loyal s’arrêtait à l’endroit précis où la Tête-d’Aigle avait un jour auparavant établi son bivouac, car telle était la diligence faite par les deux hommes, que les Indiens ne les précédaient que de quelques lieues ; ils auraient été facilement dépassés, si telle avait été l’intention des trappeurs. Mais, pour certaines raisons, le Cœur-Loyal désirait se borner à les suivre quelque temps encore.

Après avoir passé la nuit dans une clairière sur les bords d’un frais ruisseau dont le doux murmure avait bercé leur sommeil, les chasseurs se préparaient à se remettre en route, leurs chevaux étaient sellés, ils mangeaient debout une tranche d’élan comme des gens pressés de partir, lorsque le Cœur-Loyal, qui de toute la matinée n’avait pas desserré les dents, se tourna vers son compagnon.

– Asseyons-nous un instant, dit-il, rien ne nous oblige à nous hâter, puisque la Tête-d’Aigle a rejoint sa tribu.

– C’est vrai, répondit Belhumeur en se laissant tomber sur l’herbe, nous pouvons causer.

– Comment n’ai-je pas deviné que ces maudits Comanches avaient un détachement de guerre aux environs ? À nous deux, il est impossible de songer à nous emparer d’un camp dans lequel se trouvent cinq cents guerriers.

– C’est juste, dit philosophiquement Belhumeur, ils sont beaucoup ; après cela, vous savez, cher ami, que si le cœur vous en dit, nous pouvons toujours essayer, on ne sait pas ce qui peut arriver.

– Merci, fit en souriant le Cœur-Loyal, mais je le crois inutile.

– Comme vous voudrez.

– La ruse seule doit nous venir en aide.

– Rusons donc, je suis à vos ordres.

– Nous avons des trappes près d’ici, je crois ?

– Pardieu ! fit le Canadien, à un demi-mille tout au plus, au grand étang des castors.

– C’est vrai, je ne sais plus à quoi je pense depuis quelques jours ; voyez-vous, Belhumeur, cette captivité de ma mère me rend fou, il faut que je la délivre, coûte que coûte.

– C’est mon avis, Cœur-Loyal, et je vous y aiderai de tout mon pouvoir.

– Demain, au point du jour, vous vous rendrez auprès de l’Élan-Noir, et vous le prierez en mon nom de réunir le plus de chasseurs blancs et de trappeurs qu’il le pourra.

– Très bien.

– Pendant ce temps-là, j’irai au camp des Comanches afin de traiter de la rançon de ma mère ; s’ils ne veulent pas consentir à me la rendre, nous aurons recours aux armes, et nous verrons si une vingtaine des meilleurs rifles des frontières n’auront pas raison de cinq cents de ces pillards des prairies.

– Et s’ils vous font prisonnier ?

– En ce cas, je vous enverrai mon limier, qui vous rejoindra dans la grotte de la rivière ; en le voyant arriver seul vous saurez ce que cela voudra dire et vous agirez en conséquence.

Le Canadien secoua la tête.

– Non, dit-il, je ne ferai pas cela.

– Comment, vous ne ferez pas cela ? s’écria le chasseur étonné.

– Certes, non, je ne le ferai pas, Cœur-Loyal. À côté de vous, si brave et si intelligent, je suis bien peu de chose, je le sais, mais si je n’ai qu’une seule qualité, nul ne peut me l’enlever, cette qualité c’est mon dévouement pour vous.

– Je le sais, mon ami, vous m’aimez comme un frère.

– Et vous voulez que je vous laisse, comme on dit dans mon pays, par-delà les grands lacs, vous fourrer de gaieté de cœur dans la gueule du loup, et encore ma comparaison est humiliante pour les loups, les Indiens sont mille fois plus féroces ! Non, je vous le répète, je ne ferai pas cela, ce serait une mauvaise action et s’il vous arrivait malheur, je ne me le pardonnerais pas.

– Expliquez-vous, Belhumeur, dit le Cœur-Loyal avec impatience, sur mon honneur, il m’est impossible de vous comprendre.

– Oh ! cela sera facile, répondit le Canadien, si je n’ai pas d’esprit et ne suis pas un beau parleur, j’ai du bon sens et je vois juste quand il s’agit de ceux que j’aime, je n’aime personne mieux que vous, maintenant que mon pauvre père est mort.

– Parlez, mon ami, répondit le Cœur-Loyal, et pardonnez-moi ce mouvement d’humeur que je n’ai pu réprimer.

Belhumeur réfléchit quelques instants puis il reprit la parole.

– Vous savez, dit-il, que les plus grands ennemis que nous avons dans la prairie sont les Comanches ; par une fatalité inexplicable, toutes les fois que nous avons eu des luttes à soutenir, c’est contre eux, jamais ils n’ont pu se vanter d’obtenir sur nous le plus mince avantage, de là entre eux et nous une haine implacable, haine qui, dans ces derniers temps, s’est encore accrue par nos discussions avec la Tête-d’Aigle, auquel vous avez eu l’adresse ou la maladresse de ne casser qu’un bras lorsqu’il vous était si facile de lui casser la tête, plaisanterie que, j’en suis convaincu, le chef comanche a prise en fort mauvaise part et qu’il ne vous pardonnera jamais ; du reste, j’avoue qu’à sa place j’aurais absolument les mêmes sentiments, je ne lui en veux donc pas pour cela.

– Au fait ! au fait ! interrompit le Cœur-Loyal.

– Le fait, le voilà, reprit Belhumeur sans s’étonner de l’interruption de son ami, c’est que la Tête-d’Aigle cherche par tous les moyens possibles à avoir votre chevelure, vous comprenez que si vous commettez l’imprudence de vous livrer à lui, il saisira l’occasion de régler définitivement ses comptes avec vous.

– Mais, répondit le Cœur-Loyal, ma mère est entre ses mains.

– Oui, fit Belhumeur, mais il l’ignore, vous savez, mon ami, que les Indiens, hors les cas exceptionnels, traitent fort bien les femmes dont ils s’emparent et qu’ils ont généralement les plus grands égards pour elles.

– C’est juste, dit le chasseur.

– Ainsi, comme personne n’ira dire à la Tête-d’Aigle que sa prisonnière est votre mère, à part l’inquiétude qu’elle doit éprouver sur votre compte, elle est aussi en sûreté au milieu des Peaux-Rouges que si elle se trouvait sur la grande place de Québec. Il est donc inutile de commettre d’imprudence, réunissons une vingtaine de bons compagnons, je ne demande pas mieux, surveillons les Indiens ; à la première occasion qui se présentera nous tomberons vigoureusement dessus, nous en tuerons le plus possible et nous délivrerons votre mère ; voilà, je crois, le plus sage parti que nous puissions prendre, qu’en pensez-vous ?

– Je pense, mon ami, répondit le Cœur-Loyal en lui serrant la main, que vous êtes la plus excellente créature qui existe, que votre conseil est bon et que je le suivrai.

– Bravo ! s’écria Belhumeur avec joie, voilà qui est parler.

– Et maintenant… dit en se levant le Cœur-Loyal.

– Maintenant ? demanda Belhumeur.

– Nous allons monter à cheval, nous tournerons adroitement le camp indien, en ayant soin de ne pas nous faire dépister, et nous irons au hatto de notre brave compagnon l’Élan-Noir qui est homme de bon conseil, et qui certainement nous sera utile pour ce que nous comptons faire.

– Va comme il est dit ! fit gaiement Belhumeur en sautant en selle.

Les chasseurs quittèrent la clairière et faisant un détour pour éviter le camp indien dont on apercevait la fumée à deux lieues tout au plus, ils se dirigèrent vers l’endroit où, selon toutes probabilités, l’Élan-Noir était occupé philosophiquement à tendre ses pièges aux castors, ces intéressants animaux que doña Luz aimait tant.

Ils marchaient ainsi depuis une heure à peu près, en causant et riant entre eux, car les raisonnements de Belhumeur avaient fini par convaincre le Cœur-Loyal qui, connaissant à fond les mœurs indiennes, était persuadé que sa mère ne courait aucun danger, lorsque les limiers donnèrent tout à coup des signes d’inquiétude et s’élancèrent en avant en poussant des sourds jappements de joie.

– Qu’ont donc nos rastreros ? dit le Cœur-Loyal, on croirait qu’ils ont senti un ami.

– Pardieu ! ils ont éventé l’Élan-Noir, probablement nous allons les voir revenir ensemble.

– C’est possible, dit le chasseur pensif, et ils continuèrent à avancer.

Au bout de quelques instants ils aperçurent un cavalier qui accourait vers eux à fond de train, entouré des chiens qui sautaient après lui en aboyant.

– Ce n’est pas l’Élan-Noir, s’écria Belhumeur.

– Non, fit le Cœur-Loyal, c’est nô Eusébio ; que signifie cela ? il est seul, serait-il arrivé malheur à ma mère ?

– Piquons ! dit Belhumeur en enfonçant les éperons dans le ventre de son cheval qui partit avec une vélocité incroyable.

 

Le chasseur le suivit en proie à une inquiétude mortelle.

Les trois cavaliers ne tardèrent pas à se joindre.

– Malheur ! malheur ! s’écria le vieillard avec douleur.

– Qu’avez-vous, nô Eusébio ? parlez, au nom du ciel ! demanda le Cœur-Loyal.

– Votre mère ! don Rafaël, votre mère !

– Eh bien ! parlez !… mais parlez donc ! s’écria le jeune homme avec anxiété.

– Oh ! mon Dieu ! dit le vieillard en se tordant les bras, il est trop tard !

– Parlez donc ! au nom du ciel ! vous me faites mourir.

Le vieillard lui jeta un regard désolé.

– Don Rafaël, dit-il, du courage ! soyez homme !

– Mon Dieu ! mon Dieu ! quelle affreuse nouvelle allez-vous m’apprendre, mon ami ?

– Votre mère est prisonnière de la Tête-d’Aigle…

– Je le sais.

– Si aujourd’hui même, ce matin, vous ne vous êtes pas livré entre les mains du chef comanche…

– Eh bien ?

– Elle sera brûlée vive !…

– Ah ! fit le jeune homme avec un cri déchirant.

Son ami le soutint, sans cela il serait tombé de cheval.

– Mais, demanda Belhumeur, c’est aujourd’hui, dites-vous, vieillard, qu’elle doit être brûlée ?

– Oui.

– Il est encore temps, alors ?

– Hélas ! c’est au lever du soleil, et voyez, fit-il avec un geste navrant en désignant le ciel.

– Oh ! s’écria le Cœur-Loyal, avec une expression impossible à rendre, je sauverai ma mère !

Et se penchant sur le cou de son cheval il partit avec une rapidité vertigineuse.

Les autres le suivirent.

Il se retourna vers Belhumeur :

– Où vas-tu ? lui demanda-t-il d’une voix brève et saccadée.

– T’aider à sauver ta mère ou mourir avec toi !

– Viens ! répondit le Cœur-Loyal en enfonçant les éperons dans les flancs sanglants de sa monture.

Il y avait quelque chose d’effrayant et de terrible dans la course affolée de ces trois hommes qui, tous trois sur la même ligne, le front pâle, les lèvres serrées et le regard fulgurant, franchissaient torrents et ravins, surmontant tous les obstacles, pressant incessamment leurs chevaux qui dévoraient l’espace, poussaient de sourds râlements de douleur et bondissaient frénétiquement dégouttants de sang et de sueur. Par intervalles, le Cœur-Loyal jetait un de ces cris particuliers aux Ginetes mexicains, et les chevaux ranimés redoublaient encore d’ardeur.

– Mon Dieu ! mon Dieu ! répétait le chasseur d’une voix sourde, sauvez ! sauvez ma mère !