Za darmo

Œuvres complètes de Gustave Flaubert, tome I (of 8)

Tekst
iOSAndroidWindows Phone
Gdzie wysłać link do aplikacji?
Nie zamykaj tego okna, dopóki nie wprowadzisz kodu na urządzeniu mobilnym
Ponów próbęLink został wysłany

Na prośbę właściciela praw autorskich ta książka nie jest dostępna do pobrania jako plik.

Można ją jednak przeczytać w naszych aplikacjach mobilnych (nawet bez połączenia z internetem) oraz online w witrynie LitRes.

Oznacz jako przeczytane
Czcionka:Mniejsze АаWiększe Aa

M. l'avocat impérial.– Non, je l'ai indiquée.

Me Senard.– Ce qui est certain, c'est que s'il y avait un reproche, il tomberait devant ces mots: «le châtiment tout à la fois et la rançon de l'adultère». Au surplus, cela pourrait faire la matière d'un reproche tout aussi fondé que les autres; car dans tout ce que vous avez reproché, il n'y a rien qui puisse se soutenir sérieusement.

Or, messieurs, cette espèce de course fantastique ayant déplu à la rédaction de la Revue, la suppression en fut faite. Ce fut là un excès de réserve de la part de la Revue; et très certainement ce n'est pas un excès de réserve qui pouvait donner matière à un procès; vous allez voir cependant comment elle a donné matière au procès. Ce qu'on ne voit pas, ce qui est supprimé ainsi paraît une chose fort étrange. On a supposé beaucoup de choses, et beaucoup de choses qui n'existaient pas, comme vous l'avez vu par la lecture du passage primitif. Mon Dieu, savez-vous ce qu'on a supposé? Qu'il y avait probablement dans le passage supprimé quelque chose d'analogue à ce que vous aurez la bonté de lire dans un des plus merveilleux romans sortis de la plume d'un honorable membre de l'Académie française, M. Mérimée.

M. Mérimée, dans un roman intitulé la Double méprise, raconte une scène qui se passe dans une chaise de poste. Ce n'est pas la localité de la voiture qui a de l'importance, c'est, comme ici, dans le détail de ce qui se fait dans son intérieur. Je ne veux pas abuser de l'audience, je ferai passer le livre au ministère public et au tribunal. Si nous avions écrit la moitié ou le quart de ce qu'a écrit M. Mérimée, j'éprouverais quelque embarras dans la tâche qui m'est donnée, ou plutôt je la modifierais. Au lieu de dire ce que j'ai dit, ce que j'affirme, que M. Flaubert a écrit un bon livre, un livre honnête, utile, moral, je dirais: la littérature a ses droits; M. Mérimée a fait une œuvre littéraire très remarquable, et il ne faut pas se montrer si difficile sur les détails quand l'ensemble est irréprochable. Je m'en tiendrais là, j'absoudrais et vous absoudriez. Eh! mon Dieu! ce n'est pas par omission qu'un auteur peut pécher en pareille matière. Et d'ailleurs, vous aurez le détail de ce qui se passa dans le fiacre. Mais comme mon client, lui, s'était contenté de faire une course, et que l'intérieur ne s'était révélé que par «une main nue qui passa sous les petits rideaux de toile jaune et jeta des déchirures de papier qui se dispersèrent au vent et s'abattirent plus loin comme des papillons blancs sur un champ de trèfles rouges tout en fleurs»; comme mon client s'était contenté de cela, personne n'en savait rien et tout le monde supposait – par la suppression même – qu'il avait dit au moins autant que le membre de l'Académie française. Vous avez vu qu'il n'en était rien.

Eh bien, cette malheureuse suppression, c'est le procès! c'est-à-dire que dans les bureaux qui sont chargés, avec infiniment de raison, de surveiller tous les écrits qui peuvent offenser la morale publique, quand on a vu cette coupure, on s'est tenu en éveil. Je suis obligé de l'avouer, et messieurs de la Revue de Paris me permettront de dire cela, ils ont donné le coup de ciseaux deux mots trop loin, il fallait le donner avant qu'on montât dans le fiacre; couper après, ce n'était plus la peine. La coupure a été très malheureuse; mais si vous avez commis cette petite faute, messieurs de la Revue, assurément vous l'expiez bien aujourd'hui.

On a dit dans les bureaux: prenons garde à ce qui va suivre, et quand le numéro suivant est venu, on a fait la guerre aux syllabes. Les gens des bureaux ne sont pas obligés de tout lire; et quand ils ont vu qu'on avait écrit qu'une femme avait retiré tous ses vêtements, ils se sont effarouchés sans aller plus loin. Il est vrai qu'à la différence de nos grands maîtres, M. Flaubert ne s'est pas donné la peine de décrire l'albâtre de ses bras nus, de sa gorge, etc. Il n'a pas dit comme un poète que nous aimons:

 
Je vis de ses beaux flancs l'albâtre ardent et pur,
Lis, ébène, corail, roses, veines d'azur,
Telle enfin qu'autrefois tu me l'avais montrée,
De sa nudité seule embellie et parée,
Quand nos nuits s'envolaient, quand le mol oreiller
La vit sous tes baisers dormir et s'éveiller47.
 

Il n'a rien dit de semblable à ce qu'a dit André Chénier. Mais enfin il a dit: «Elle s'abandonna… Ses vêtements tombèrent.»

Elle s'abandonna! Et quoi! toute description est donc interdite? Mais quand on incrimine, on devrait tout lire, et M. l'avocat impérial n'a pas tout lu. Le passage qu'il incrimine ne s'arrête pas où il s'est arrêté; il y a le correctif que voici:

«Cependant il y avait sur ce front couvert de gouttes froides, sur ces lèvres balbutiantes, dans ces prunelles égarées, dans l'étreinte de ces bras quelque chose d'extrême, de vague et de lugubre qui semblait à Léon se glisser entre eux subtilement, comme pour les séparer48

Dans les bureaux on n'a pas lu cela. M. l'avocat impérial tout à l'heure n'y prenait pas garde. Il n'a vu que ceci: «Puis elle faisait d'un seul geste tomber ensemble tous ses vêtements», et il s'est écrié: outrage à la morale publique! Vraiment il est par trop facile d'accuser avec un pareil système. Dieu garde les auteurs de dictionnaires de tomber sous la main de M. l'avocat impérial! Quel est celui qui échapperait à une condamnation si, au moyen de découpures, non de phrases, mais de mots, on s'avisait de faire une liste de tous les mots qui pourraient offenser la morale ou la religion?

La première pensée de mon client, qui a malheureusement rencontré de la résistance, avait été celle-ci: «Il n'y a qu'une seule chose à faire: imprimer immédiatement, non pas avec des coupures, mais dans son entier, l'œuvre telle qu'elle est sortie de mes mains, en rétablissant la scène du fiacre.» J'étais tout à fait de son avis, c'était la meilleure défense de mon client que l'impression complète de l'ouvrage avec l'indication de quelques points, sur lesquels nous aurions plus spécialement prié le tribunal de porter son attention. J'avais donné moi-même le titre de cette publication: Mémoire de M. Gustave Flaubert contre la prévention d'outrage à la morale religieuse dirigée contre lui. J'avais écrit de ma main: Tribunal de police correctionnelle, sixième chambre, avec l'indication du président et du ministère public. Il y avait une préface dans laquelle on lisait: «On m'accuse avec des phrases prises çà et là dans mon livre, je ne puis me défendre qu'avec mon livre.» Demander à des juges la lecture d'un roman tout entier, c'est leur demander beaucoup; mais nous sommes devant des juges qui aiment la vérité, qui la veulent, qui pour la connaître ne reculeront devant aucune fatigue; nous sommes devant des juges qui veulent la justice, qui la veulent énergiquement et qui liront, sans aucune espèce d'hésitation, tout ce que nous les supplierons de lire. J'avais dit à M. Flaubert: «Envoyez tout de suite cela à l'impression, et mettez au bas mon nom à côté du vôtre: Senard, avocat.» On avait commencé l'impression; la déclaration était faite pour 100 exemplaires que nous voulions faire tirer; l'impression marchait avec une rapidité extrême, on y passait les jours et les nuits, lorsque nous est venue la défense de continuer l'impression, non pas d'un livre, mais d'un mémoire dans lequel l'œuvre incriminée se trouvait avec des notes explicatives! On a réclamé au parquet de M. le procureur impérial, – qui nous a dit que la défense était absolue, qu'elle ne pouvait pas être levée.

Eh bien, soit! nous n'aurons pas publié le livre avec nos notes et nos observations; mais si votre première lecture, messieurs, vous avait laissé un doute, je vous le demande en grâce, vous en feriez une seconde. Vous aimez, vous voulez la vérité; vous ne pouvez pas être de ceux qui, quand on leur porte deux lignes de l'écriture d'un homme, sont assurés de le faire pendre à quelque condition que ce soit. Vous ne voulez pas qu'un homme soit jugé sur des découpures plus ou moins habilement faites. Vous ne voulez pas cela; vous ne voulez pas nous priver des ressources ordinaires de la défense. Eh bien, vous avez le livre, et quoique ce soit moins commode que ce que nous voulions faire, vous ferez vous-même les divisions, les observations, les rapprochements, parce que vous voulez la vérité et qu'il faut que ce soit la vérité qui serve de base à votre jugement, et la vérité sortira de l'examen sérieux du livre.

Cependant je ne puis pas m'en tenir là. Le ministère public attaque le livre; il faut que je prenne le livre même pour le défendre, que je complète les citations qu'il en a faites, et que sur chaque passage incriminé je montre le néant de l'incrimination; ce sera toute ma défense.

Je n'essayerai pas assurément d'opposer aux appréciations élevées, animées, pathétiques, dont le ministère public a entouré tout ce qu'il a dit, par des appréciations du même genre; la défense n'aurait pas le droit de prendre de telles allures; elle se contentera de citer les textes tels qu'ils sont.

Et d'abord, je déclare que rien n'est plus faux que ce qu'on a dit tout à l'heure de la couleur lascive. La couleur lascive! Où donc avez-vous pris cela? Mon client a dépeint dans Madame Bovary quelle femme? Eh! mon Dieu! c'est triste à dire, mais cela est vrai, une jeune fille, née comme elles le sont presque toutes, honnête; c'est du moins le plus grand nombre, mais bien fragiles quand l'éducation, au lieu de les fortifier, les a amollies ou jetées dans une mauvaise voie. Il a pris une jeune fille; est-ce une nature perverse? Non, c'est une nature impressionnable, accessible à l'exaltation.

 

M. l'avocat impérial a dit: Cette jeune fille, on la présente constamment comme lascive. Mais non! on la représente née à la campagne, née à la ferme, où elle s'occupe de tous les travaux de son père, et où aucune espèce de lasciveté n'avait pu passer dans son esprit ou dans son cœur. On la représente ensuite, au lieu de suivre la destinée qui lui appartenait tout naturellement, d'être élevée pour la ferme dans laquelle elle devait vivre ou dans un milieu analogue, on la représente sous l'autorité imprévoyante d'un père qui s'imagine de faire élever au couvent cette fille née à la ferme, qui devait épouser un fermier, un homme de la campagne. La voilà conduite dans un couvent, hors de sa sphère. Il n'y a rien qui ne soit grave dans la parole du ministère public, il ne faut donc rien laisser sans réponse. Ah! vous avez parlé de ses petits péchés en citant quelques lignes de la première livraison, vous avez dit: «Quand elle allait à confesse, elle inventait de petits péchés, afin de rester là plus longtemps, à genoux dans l'ombre… sous le chuchotement du prêtre.» Vous vous êtes déjà gravement trompé sur l'appréciation de mon client. Il n'a pas fait la faute que vous lui reprochez, l'erreur est tout entière de votre côté, d'abord sur l'âge de la jeune fille. Comme elle n'est entrée au couvent qu'à treize ans, il est évident qu'elle en avait quatorze lorsqu'elle allait à confesse. Ce n'était donc pas un enfant de dix ans comme il vous a plu de le dire, vous vous êtes trompé là-dessus matériellement. Mais je n'en suis pas sur l'invraisemblance d'un enfant de dix ans qui aime à rester au confessionnal «sous le chuchotement du prêtre». Ce que je veux, c'est que vous lisiez les lignes qui précèdent, ce qui n'est pas facile, j'en conviens. Et voilà l'inconvénient pour nous de n'avoir pas un mémoire; avec un mémoire nous n'aurions pas à chercher dans six volumes!

J'appelais votre attention sur ce passage, pour restituer à Madame Bovary son véritable caractère. Voulez-vous me permettre de vous dire ce qui me paraît bien grave, ce que M. Flaubert a compris et qu'il a mis en relief? Il y a une espèce de religion qui est celle qu'on parle généralement aux jeunes filles et qui est la plus mauvaise de toutes. On peut, à cet égard, différer dans les appréciations. Quant à moi, je déclare nettement ceci, que je ne connais rien de beau, d'utile, de nécessaire pour soutenir, non pas seulement les femmes dans le chemin de la vie, mais les hommes eux-mêmes qui ont quelquefois de bien pénibles épreuves à traverser, que je ne connais rien de plus utile et de plus nécessaire que le sentiment religieux, mais le sentiment religieux grave, et permettez-moi d'ajouter, sévère.

Je veux que mes enfants comprennent un Dieu, non pas un Dieu dans les abstractions du panthéisme, non, mais un être suprême avec lequel ils sont en rapport, vers lequel ils s'élèvent pour le prier, et qui en même temps les grandit et les fortifie. Cette pensée-là, voyez-vous, qui est ma pensée, qui est la vôtre, c'est la force dans les mauvais jours, la force dans ce qu'on appelle dans le monde, le refuge, ou mieux encore, la force des faibles. C'est cette pensée-là qui donne à la femme cette consistance qui la fait se résigner sur les mille petites choses de la vie, qui la fait rapporter à Dieu ce qu'elle peut souffrir, et lui demander la grâce de remplir son devoir. Cette religion-là, messieurs, c'est le christianisme, c'est la religion qui établit les rapports entre Dieu et l'homme. Le christianisme, en faisant intervenir entre Dieu et nous une sorte de puissance intermédiaire, nous rend Dieu plus accessible, et cette communication avec lui plus facile. Que la mère de celui qui se fit Homme-Dieu reçoive aussi les prières de la femme, je ne vois rien encore là qui altère ni la pureté, ni la sainteté religieuse, ni le sentiment lui-même. Mais voici où commence l'altération. Pour accommoder la religion à toutes les natures, on fait intervenir toutes sortes de petites choses chétives, misérables, mesquines. La pompe des cérémonies, au lieu d'être cette grande pompe qui nous saisit l'âme, cette pompe dégénère en petit commerce de reliques, de médailles, de petits bons dieux, de petites bonnes vierges. A quoi, messieurs, se prend l'esprit des enfants curieux, ardents, tendres, l'esprit des jeunes filles surtout? A toutes ces images, affaiblies, atténuées, misérables de l'esprit religieux. Elles se font alors de petites religions de pratique, de petites dévotions de tendresse, d'amour, et au lieu d'avoir dans leur âme le sentiment de Dieu, le sentiment du devoir, elles s'abandonnent à des rêvasseries, à de petites pratiques, à de petites dévotions. Et puis vient la poésie, et puis viennent, il faut bien le dire, mille pensées de charité, de tendresse, d'amour mystique, mille formes qui trompent les jeunes filles, qui sensualisent la religion. Ces pauvres enfants naturellement crédules et faibles se prennent à tout cela, à la poésie, à la rêvasserie, au lieu de s'attacher à quelque chose de raisonnable et de sévère. D'où il arrive que vous avez beaucoup de femmes fort dévotes, qui ne sont pas religieuses du tout. Et quand le vent les pousse hors du chemin où elles devraient marcher, au lieu de trouver la force, elles ne trouvent que toute espèce de sensualités qui les égarent.

Ah! vous m'avez accusé d'avoir, dans le tableau de la société moderne, confondu l'élément religieux avec le sensualisme! Accusez donc la société au milieu de laquelle nous sommes, mais n'accusez pas l'homme qui comme Bossuet s'écrie: Réveillez-vous et prenez garde au péril! Mais venir dire aux pères de famille: Prenez garde, ce ne sont pas là de bonnes habitudes à donner à vos filles, il y a dans tous ces mélanges de mysticisme quelque chose qui sensualise la religion; venir dire cela, c'est dire la vérité. C'est pour cela que vous accusez Flaubert, c'est pour cela que j'exalte sa conduite. Oui, il a bien fait d'avertir ainsi les familles des dangers de l'exaltation chez les jeunes personnes qui s'en prennent aux petites pratiques, au lieu de s'attacher à une religion forte et sévère qui les soutiendrait au jour de la faiblesse. Et, maintenant, vous allez voir d'où vient l'invention des petits péchés «sous le chuchotement du prêtre». Lisons la page 3049:

«Elle avait lu Paul et Virginie et elle avait rêvé la maisonnette de bambous, le nègre Domingo, le chien Fidèle, mais surtout l'amitié douce de quelque bon petit frère, qui va chercher pour vous des fruits rouges dans de grands arbres plus hauts que des clochers ou qui court pieds nus sur le sable, vous apportant un nid d'oiseau.»

Est-ce lascif cela, messieurs? Continuons.

M. l'avocat impérial.– Je n'ai pas dit que ce passage fût lascif.

Me Senard.– Je vous en demande bien pardon, c'est précisément dans ce passage que vous avez relevé une phrase lascive, et vous n'avez pu la trouver lascive qu'en l'isolant de ce qui précédait et de ce qui suivait:

«Au lieu de suivre la messe, elle regardait dans son livre les vignettes pieuses bordées d'azur qui servent de signets, et elle aimait la brebis malade, le sacré-cœur percé de flèches aiguës, ou le pauvre Jésus qui tombe en marchant sous sa croix. Elle essaya, par mortification, de rester tout un jour sans manger. Elle cherchait dans sa tête quelque vœu à accomplir50

N'oubliez pas cela; quand on invente de petits péchés à confesse et qu'on cherche dans sa tête quelque vœu à accomplir, ce que vous trouverez à la ligne qui précède, évidemment on a eu les idées un peu faussées quelque part. Et je vous demande maintenant si j'ai à discuter votre passage! mais je continue:

«Le soir, avant la prière, on faisait dans l'étude une lecture religieuse. C'était, pendant la semaine, quelque résumé d'histoire sainte ou les Conférences de l'abbé Frayssinous, et, le dimanche, des passages du Génie du Christianisme, par récréation. Comme elle écouta, les premières fois, la lamentation sonore des mélancolies romantiques se répétant à tous les échos de la terre et de l'éternité! Si son enfance se fût écoulée dans l'arrière-boutique obscure d'un quartier marchand, elle se serait peut-être alors ouverte aux envahissements lyriques de la nature, qui, d'ordinaire, ne nous arrivent que par la traduction des écrivains. Mais elle connaissait trop la campagne: elle savait le bêlement des troupeaux, les laitages, les charrues. Habituée aux aspects calmes, elle se tournait, au contraire, vers les accidentés. Elle n'aimait la mer qu'à cause de ses tempêtes, et la verdure seulement lorsqu'elle était clairsemée parmi les ruines. Il fallait qu'elle pût retirer des choses une sorte de profit personnel; et elle rejetait comme inutile tout ce qui ne contribuait pas à la consommation immédiate de son cœur, étant de tempérament plus sentimental qu'artistique, cherchant des émotions et non des paysages51

Vous allez voir avec quelles délicates précautions l'auteur introduit cette vieille sainte fille, et comment, pour enseigner la religion, il va se glisser dans le couvent un élément nouveau, l'introduction du roman apporté par une étrangère. N'oubliez jamais ceci quand il s'agira d'apprécier la morale religieuse.

«Il y avait au couvent une vieille fille qui venait tous les mois, pendant huit jours, travailler à la lingerie. Protégée par l'archevêché comme appartenant à une ancienne famille de gentilshommes ruinée sous la Révolution, elle mangeait au réfectoire à la table des bonnes sœurs, et faisait avec elles, après le repas, un petit bout de causette avant de remonter à son ouvrage. Souvent les pensionnaires s'échappaient de l'étude pour l'aller voir. Elle savait par cœur des chansons galantes du siècle passé, qu'elle chantait à demi-voix tout en poussant son aiguille. Elle contait des histoires, vous apprenait des nouvelles, faisait en ville vos commissions, et prêtait aux grandes, en cachette, quelque roman qu'elle avait toujours dans les poches de son tablier, et dont la bonne demoiselle elle-même avalait de longs chapitres dans les intervalles de sa besogne52

Ceci n'est pas seulement merveilleux, littérairement parlant; l'absolution ne peut pas être refusée à l'homme qui écrit ces admirables passages, pour signaler à tous les périls d'une éducation de ce genre, pour indiquer à la jeune femme les écueils de la vie dans laquelle elle va s'engager. Continuons:

«Ce n'étaient qu'amours, amants, amantes, dames persécutées s'évanouissant dans des pavillons solitaires, postillons qu'on tue à tous les relais, chevaux qu'on crève à toutes les pages, forêts sombres, troubles du cœur, serments, sanglots, larmes et baisers, nacelles au clair de lune, rossignols dans les bosquets, Messieurs braves comme des lions, doux comme des agneaux, vertueux comme on ne l'est pas, toujours bien mis, et qui pleurent comme des urnes. Pendant six mois, à quinze ans, Emma se graissa donc les mains à cette poussière des vieux cabinets de lecture. Avec Walter Scott, plus tard, elle s'éprit de choses historiques, rêva bahuts, salles des gardes et ménestrels. Elle aurait voulu vivre dans quelque vieux manoir, comme ces châtelaines au long corsage qui, sous le trèfle des ogives, passaient leurs jours le coude sur la pierre et le menton dans la main à regarder venir du fond de la campagne un cavalier à plume blanche, qui galope sur un cheval noir. Elle eut, dans ce temps-là, le culte de Marie Stuart, et des vénérations enthousiastes à l'endroit des femmes illustres ou infortunées. Jeanne d'Arc, Héloïse, Agnès Sorel, la belle Ferronnière et Clémence Isaure, pour elle se détachaient comme des comètes sur l'immensité ténébreuse de l'histoire, où saillissaient encore çà et là, mais plus perdus dans l'ombre et sans aucun rapport entre eux, saint Louis avec son chêne, Bayard mourant, quelques férocités de Louis XI, un peu de Saint-Barthélemy, le panache du Béarnais, et toujours le souvenir des assiettes peintes où Louis XIV était vanté.

 

«A la classe de musique, dans les romances qu'elle chantait, il n'était question que de petits anges aux ailes d'or, de madones, de lagunes, de gondoliers, pacifiques compositions qui laissaient entrevoir, à travers la niaiserie du style et les imprudences de la note, l'attirante fantasmagorie des réalités sentimentales53

Comment, vous ne vous êtes pas souvenu de cela, quand cette pauvre fille de la campagne rentrée à la ferme, ayant trouvé à épouser un médecin de village, est invitée à une soirée d'un château, sur laquelle vous avez cherché à appeler l'attention du tribunal, pour montrer quelque chose de lascif dans une valse qu'elle vient de danser! Vous ne vous êtes pas souvenu de cette éducation, quand cette pauvre femme enlevée par une invitation qui est venue la prendre au foyer vulgaire de son mari, pour la mener à ce château, quand elle a vu ces beaux messieurs, ces belles dames, ce vieux duc qui, disait-on, avait eu des bonnes fortunes à la cour!.. M. l'avocat impérial a eu de beaux mouvements, à propos de la reine Antoinette! Il n'y a pas un de nous, assurément, qui ne se soit associé par la pensée à votre pensée. Comme vous, nous avons frémi au nom de cette victime des révolutions; mais ce n'est pas de Marie-Antoinette qu'il s'agit ici, c'est du château de la Vaubyessard.

Il y avait là un vieux duc qui avait eu – disait-on – des rapports avec la reine, et sur lequel se portaient tous les regards. Et quand cette jeune femme, voyant se réaliser tous les rêves fantastiques de sa jeunesse, se trouve ainsi transportée au milieu de ce monde, vous vous étonnez de l'enivrement qu'elle a ressenti; vous l'accusez d'avoir été lascive! Mais accusez donc la valse elle-même, cette danse de nos grands bals modernes où, dit un auteur qui l'a décrite, la femme «s'appuie la tête sur l'épaule du cavalier, dont la jambe l'embarrasse». Vous trouvez que dans la description de Flaubert Mme Bovary est lascive. Mais il n'y a pas un homme, et je ne vous excepte pas, qui, ayant assisté à un bal, ayant vu cette sorte de valse, n'ait eu en sa pensée le désir que sa femme ou sa fille s'abstînt de ce plaisir qui a quelque chose de farouche. Si, comptant sur la chasteté qui enveloppe une jeune fille, on la laisse quelquefois se livrer à ce plaisir que la mode a consacré, il faut beaucoup compter sur cette enveloppe de chasteté, et quoiqu'on y compte, il n'est pas impossible d'exprimer les impressions que M. Flaubert a exprimées au nom des mœurs et de la chasteté.

La voilà au château de la Vaubyessard, la voilà qui regarde ce vieux duc, qui étudie tout avec transport, et vous vous écriez: Quels détails! Qu'est-ce à dire? les détails sont partout, quand on ne cite qu'un passage.

«Mme Bovary remarqua que plusieurs dames n'avaient pas mis leurs gants dans leurs verres.

«Cependant au haut bout de la table, seul parmi toutes ces femmes, courbé sur son assiette remplie, et la serviette nouée dans le dos comme un enfant, un vieillard mangeait, laissant tomber de sa bouche des gouttes de sauce. Il avait les yeux éraillés et portait une petite queue enroulée d'un ruban noir. C'était le beau-père du marquis, le vieux duc de Laverdière, l'ancien favori du comte d'Artois, dans le temps des parties de chasse au Vaudreuil chez le marquis de Conflans, et qui avait été, disait-on, l'amant de la reine Marie-Antoinette entre MM. de Coigny et de Lauzun54

Défendez la reine, défendez-la surtout devant l'échafaud, dites que par son titre elle avait droit au respect, mais supprimez vos accusations, quand on se contentera de dire qu'il avait été, disait-on, l'amant de la reine. Est-ce que c'est sérieusement que vous nous reprocherez d'avoir insulté à la mémoire de cette femme infortunée?

«Il avait mené une vie bruyante de débauches, pleine de duels, de paris, de femmes enlevées, avait dévoré sa fortune et effrayé toute sa famille. Un domestique derrière sa chaise lui nommait tout haut, dans l'oreille, les plats qu'il désignait du doigt en bégayant. Et sans cesse les yeux d'Emma revenaient d'eux-mêmes sur ce vieil homme à lèvres pendantes, comme sur quelque chose d'extraordinaire et d'auguste. Il avait vécu à la cour et couché dans le lit des reines55!

«On versa du vin de Champagne à la glace. Emma frissonna de toute sa peau en sentant ce froid à sa bouche. Elle n'avait jamais vu de grenades ni mangé d'ananas.»

Vous voyez que ces descriptions sont charmantes, incontestablement, mais qu'il n'est pas possible d'y prendre çà et là une ligne pour créer une espèce de couleur contre laquelle ma conscience proteste. Ce n'est pas la couleur lascive, c'est la couleur du livre; c'est l'élément littéraire et en même temps l'élément moral.

La voilà, cette jeune fille dont vous avez fait l'éducation, la voilà devenue femme. M. l'avocat impérial a dit: Essaye-t-elle même d'aimer son mari? Vous n'avez pas lu le livre; si vous l'aviez lu, vous n'auriez pas fait cette objection.

La voilà, messieurs, cette pauvre femme, elle rêvassera d'abord. A la page 3456 vous verrez ses rêvasseries. Et il y a plus, il y a quelque chose dont M. l'avocat impérial n'a pas parlé, et qu'il faut que je vous dise, ce sont ses impressions quand sa mère mourut; vous verrez si c'est lascif, cela! Ayez la bonté de prendre la page 33 et de me suivre57:

«Quand sa mère mourut, elle pleura beaucoup les premiers jours. Elle se fit faire un tableau funèbre avec les cheveux de la défunte, et dans une lettre qu'elle envoyait aux Bertaux, toute pleine de réflexions tristes sur la vie, elle demandait qu'on l'ensevelît plus tard dans le même tombeau. Le bonhomme la crut malade et vint la voir. Emma fut intérieurement satisfaite de se sentir arrivée, du premier coup, à ce rare idéal des existences pâles où ne parviennent jamais les cœurs médiocres. Elle se laissa donc glisser dans les méandres lamartiniens, écouta les harpes sur les lacs, tous les chants de cygnes mourants, toutes les chutes de feuilles, les vierges pures qui montent au ciel, et la voix de l'Éternel discourant dans les vallons. Elle s'en ennuya, n'en voulut point convenir, continua par habitude, ensuite par vanité, et fut enfin surprise de se sentir apaisée, et sans plus de tristesse au cœur que de rides sur son front.»

Je veux répondre aux reproches de M. l'avocat impérial, qu'elle ne fait aucun effort pour aimer son mari.

M. l'avocat impérial.– Je ne lui ai pas reproché cela, j'ai dit qu'elle n'avait pas réussi.

Me Senard.– Si j'ai mal compris, si vous n'avez pas fait de reproche, c'est la meilleure réponse qui puisse être faite. Je croyais vous l'avoir entendu faire; mettons que je me sois trompé. Au surplus, voici ce que je lis à la fin de la page 3658:

«Cependant, d'après des théories qu'elle croyait bonnes, elle voulut se donner de l'amour. Au clair de lune, dans le jardin, elle récitait tout ce qu'elle savait par cœur de rimes passionnées, et lui chantait en soupirant des adagios mélancoliques; mais elle se trouvait ensuite aussi calme qu'auparavant, et Charles n'en paraissait ni plus amoureux ni plus remué.

«Quand elle eut ainsi un peu battu le briquet sur son cœur sans en faire jaillir une étincelle, incapable d'ailleurs de comprendre ce qu'elle n'éprouvait pas, comme de croire à tout ce qui ne se manifestait point par des formes convenues, elle se persuada sans peine que la passion de Charles n'avait plus rien d'exorbitant. Ses expansions étaient devenues régulières; il l'embrassait à de certaines heures. C'était une habitude parmi les autres, et comme un dessert prévu d'avance, après la monotonie du dîner.»

A la page 3759 nous trouverons une foule de choses semblables. Maintenant, voici le péril qui va commencer. Vous savez comment elle avait été élevée; c'est ce que je vous supplie de ne pas oublier un instant.

Il n'y a pas un homme l'ayant lu, qui ne dise, ce livre à la main, que M. Flaubert n'est pas seulement un grand artiste, mais un homme de cœur, pour avoir dans les six dernières pages déversé toute l'horreur et le mépris sur la femme, et tout l'intérêt sur le mari. Il est encore un grand artiste, comme on l'a dit, parce qu'il n'a pas transformé le mari, parce qu'il l'a laissé jusqu'à la fin ce qu'il était, un bon homme, vulgaire, médiocre, remplissant les devoirs de sa profession, aimant bien sa femme, mais dépourvu d'éducation, manquant d'élévation dans la pensée. Il est de même au lit de mort de sa femme. Et pourtant il n'y a pas un individu dont le souvenir revienne avec plus d'intérêt. Pourquoi? Parce qu'il a gardé jusqu'à la fin la simplicité, la droiture du cœur; parce que jusqu'à la fin il a rempli son devoir, dont sa femme s'était écartée. Sa mort est aussi belle, aussi touchante, que la mort de sa femme est hideuse. Sur le cadavre de la femme, l'auteur a montré les taches que lui ont laissées les vomissements du poison; elles ont sali le linceul blanc dans lequel elle va être ensevelie, il a voulu en faire un objet de dégoût; mais il y a un homme qui est sublime, c'est le mari, sur le bord de cette fosse. Il y a un homme qui est grand, sublime, dont la mort est admirable, c'est le mari, qui, après avoir vu successivement se briser par la mort de sa femme tout ce qui pouvait lui rester d'illusions au cœur, embrasse par la pensée sa femme sous une tombe. Mettez-le, je vous en prie, dans vos souvenirs, – l'auteur a été au delà, Lamartine le lui a dit, – de ce qui était permis, pour rendre la mort de la femme hideuse et l'expiation plus terrible. L'auteur a su concentrer tout l'intérêt sur l'homme qui n'avait pas dévié de la ligne du devoir, qui est resté avec son caractère médiocre, sans doute, l'auteur ne pouvait pas changer son caractère; mais avec toute la générosité de son cœur, et il a accumulé toutes les horreurs sur la mort de la femme qui l'a trompé, ruiné, qui s'est livrée aux usuriers, qui a mis en circulation des billets faux, et enfin est arrivée au suicide. Nous verrons si elle est naturelle, la mort de cette femme qui, si elle n'avait pas trouvé le poison pour en finir, aurait été brisée par l'excès même du malheur qui l'étreignait. Voilà ce qu'a fait l'auteur. Son livre ne serait pas lu, s'il l'eût fait autrement, si, pour montrer où peut conduire une éducation aussi périlleuse que celle de Mme Bovary, il n'avait pas prodigué les images charmantes et les tableaux énergiques qu'on lui reproche.

47Poème intitulé la Lampe.
48Page .
49Page .
50Page .
51Page .
52Page .
53Page .
54Page .
55Idem.
56Page .
57Page .
58Page .
59Page .