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Œuvres complètes de Gustave Flaubert, tome I (of 8)

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PLAIDOIRIE DU DÉFENSEUR
MTRE SENARD

Messieurs, M. Gustave Flaubert est accusé devant vous d'avoir fait un mauvais livre, d'avoir, dans ce livre, outragé la morale publique et la religion. M. Gustave Flaubert est auprès de moi, il affirme devant vous qu'il a fait un livre honnête; il affirme devant vous que la pensée de son livre, depuis la première ligne jusqu'à la dernière, est une pensée morale, religieuse et que si elle n'était pas dénaturée (nous avons vu pendant quelques instants ce que peut un grand talent pour dénaturer une pensée), elle serait (et elle redeviendra tout à l'heure) pour vous ce qu'elle a été déjà pour les lecteurs du livre, une pensée éminemment morale et religieuse pouvant se traduire par ces mots: l'excitation à la vertu par l'horreur du vice.

Je vous apporte ici l'affirmation de M. Gustave Flaubert, et je la mets hardiment en regard du réquisitoire du ministère public, car cette affirmation est grave; elle l'est par la personne qui l'a faite, elle l'est par les circonstances qui ont présidé à l'exécution du livre que je vais vous faire connaître.

L'affirmation est déjà grave par la personne qui la fait, et, permettez-moi de vous le dire, M. Gustave Flaubert n'était pas pour moi un inconnu qui eût besoin auprès de moi de recommandations, qui eût des renseignements à me donner, je ne dis pas sur sa moralité, mais sur sa dignité. Je viens ici, dans cette enceinte, remplir un devoir de conscience après avoir lu le livre, après avoir senti s'exalter par cette lecture tout ce qu'il y a en moi d'honnête et de profondément religieux. Mais en même temps que je viens remplir un devoir de conscience, je viens remplir un devoir d'amitié. Je me rappelle, je ne saurais oublier que son père a été pour moi un vieil ami. Son père, de l'amitié duquel je me suis longtemps honoré, honoré jusqu'au dernier jour, son père, et permettez-moi de le dire, son illustre père, a été pendant plus de trente années chirurgien en chef de l'Hôtel-Dieu de Rouen. Il a été le prosecteur de Dupuytren; en donnant à la science de grands enseignements, il l'a dotée de grands noms; je n'en veux citer qu'un seul, Cloquet. Il n'a pas seulement laissé lui-même un beau nom dans la science, il y a laissé de grands souvenirs, pour d'immenses services rendus à l'humanité. Et en même temps que je me souviens de mes liaisons avec lui, je veux vous le dire, son fils, qui est traduit en police correctionnelle pour outrage à la morale et à la religion, son fils est l'ami de mes enfants, comme j'étais l'ami de son père. Je sais sa pensée, je sais ses intentions, et l'avocat a ici le droit de se poser comme la caution personnelle de son client.

Messieurs, un grand nom et de grands souvenirs obligent. Les enfants de M. Flaubert ne lui ont pas failli. Ils étaient trois, deux fils et une fille, morte à vingt et un ans. L'aîné a été jugé digne de succéder à son père; et c'est lui qui aujourd'hui remplit déjà depuis plusieurs années la mission que son père a remplie pendant trente ans. Le plus jeune, le voici; il est à votre barre. En leur laissant une fortune considérable et un grand nom, leur père leur a laissé le besoin d'être des hommes d'intelligence et de cœur, des hommes utiles. Le frère de mon client s'est lancé dans une carrière où les services rendus sont de chaque jour. Celui-ci a dévoué sa vie à l'étude, aux lettres, et l'ouvrage qu'on poursuit en ce moment devant vous est son premier ouvrage. Ce premier ouvrage, messieurs, qui provoque les passions, au dire de M. l'avocat impérial, est le résultat de longues études, de longues méditations. M. Gustave Flaubert est un homme d'un caractère sérieux, porté par sa nature aux choses graves, aux choses tristes. Ce n'est pas l'homme que le ministère public, avec quinze ou vingt lignes mordues çà et là, est venu vous présenter comme un faiseur de tableaux lascifs. Non; il y a dans sa nature, je le répète, tout ce qu'on peut imaginer au monde de plus grave, de plus sérieux, mais en même temps de plus triste. Son livre, en rétablissant seulement une phrase, en mettant à côté des quelques lignes citées les quelques lignes qui précèdent et qui suivent, reprendra bientôt devant vous sa véritable couleur, en même temps qu'il fera connaître les intentions de l'auteur. Et, de la parole trop habile que vous avez entendue, il ne restera dans vos souvenirs qu'un sentiment d'admiration profonde pour un talent qui peut tout transformer.

Je vous ai dit que M. Gustave Flaubert était un homme sérieux et grave. Ses études, conformes à la nature de son esprit, ont été sérieuses et larges. Elles ont embrassé non seulement toutes les branches de la littérature, mais le droit. M. Flaubert est un homme qui ne s'est pas contenté des observations que pouvait lui fournir le milieu où il a vécu; il a interrogé d'autres milieux;

 
Qui mores multorum vidit et urbes.
 

Après la mort de son père et ses études de collège, il a visité l'Italie, et de 1848 à 1852, parcouru ces contrées de l'Orient, l'Égypte, la Palestine, l'Asie Mineure, dans lesquelles, sans doute, l'homme qui les parcourt en y apportant une grande intelligence peut acquérir quelque chose d'élevé, de poétique, ces couleurs, ce prestige de style que le ministère public faisait tout à l'heure ressortir, pour établir le délit qu'il nous impute. Ce prestige de style, ces qualités littéraires resteront, ressortiront avec éclat de ces débats, mais ne pourront en aucune façon laisser prise à l'incrimination.

De retour depuis 1852, M. Gustave Flaubert a écrit et cherché à produire dans un grand cadre le résultat d'études attentives et sérieuses, le résultat de ce qu'il avait recueilli dans ses voyages.

Quel est le cadre qu'il a choisi, le sujet qu'il a pris, et comment l'a-t-il traité? Mon client est de ceux qui n'appartiennent à aucune des écoles dont j'ai trouvé, tout à l'heure, le nom dans le réquisitoire. Mon Dieu! il appartient à l'école réaliste, en ce sens qu'il s'attache à la réalité des choses. Il appartiendrait à l'école psychologique en ce sens que ce n'est pas la matérialité des choses qui le pousse, mais le sentiment humain, le développement des passions dans le milieu où il est placé. Il appartiendrait à l'école romantique moins peut-être qu'à toute autre, car si le romantisme apparaît dans son livre, de même que si le réalisme y apparaît, ce n'est que par quelques expressions ironiques, jetées çà et là, que le ministère public a prises au sérieux. Ce que M. Flaubert a voulu surtout, ç'a été de prendre un sujet d'études dans la vie réelle, ç'a été de créer, de constituer des types vrais dans la classe moyenne, et d'arriver à un résultat utile. Oui, ce qui a le plus préoccupé mon client dans l'étude à laquelle il s'est livré, c'est précisément ce but utile, poursuivi en mettant en scène trois ou quatre personnages de la société actuelle, vivant dans les conditions de la vie réelle, et présentant aux yeux du lecteur le tableau vrai de ce qui se rencontre le plus souvent dans le monde.

Le ministère public résumant son opinion sur Madame Bovary a dit: Ce second titre de cet ouvrage est: Histoire des adultères d'une femme de province. Je proteste énergiquement contre ce titre. Il me prouverait à lui seul, si je ne l'avais pas senti d'un bout à l'autre de votre réquisitoire, la préoccupation sous l'empire de laquelle vous avez constamment été. Non! le second titre de cet ouvrage n'est pas: Histoire des adultères d'une femme de province; il est, s'il vous faut absolument un second titre: histoire de l'éducation trop souvent donnée en province; histoire des périls auxquels elle peut conduire, histoire de la dégradation, de la friponnerie, du suicide considéré comme conséquence d'une première faute, et d'une faute amenée elle-même par de premiers torts auxquels souvent une jeune femme est entraînée; histoire de l'éducation, histoire d'une vie déplorable dont trop souvent l'éducation est la préface. Voilà ce que M. Flaubert a voulu peindre, et non pas les adultères d'une femme de province; vous le reconnaîtrez bientôt en parcourant l'ouvrage incriminé.

Maintenant, le ministère public a aperçu dans tout cela, par-dessus tout, la couleur lascive. S'il m'était possible de prendre le nombre des lignes du livre que le ministère public a découpées, et de le mettre en parallèle avec le nombre des autres lignes qu'il a laissées de côté, nous serions dans la proportion totale d'un à cinq cents, et vous verriez que cette proportion d'un à cinq cents n'est pas une couleur lascive, n'est nulle part; elle n'existe que sous la condition des découpures et des commentaires.

Maintenant, qu'est-ce que M. Gustave Flaubert a voulu peindre? D'abord une éducation donnée à une femme au-dessus de la condition dans laquelle elle est née, comme il arrive, il faut bien le dire, trop souvent chez nous; ensuite le mélange d'éléments disparates qui se produit ainsi dans l'intelligence de la femme, et puis quand vient le mariage, comme le mariage ne se proportionne pas à l'éducation, mais aux conditions dans lesquelles la femme est née, l'auteur a expliqué tous les faits qui se passent dans la position qui lui est faite.

Que montre-t-il encore? Il montre une femme allant au vice par la mésalliance, et du vice au dernier degré de la dégradation et du malheur. Tout à l'heure, quand par la lecture de différents passages, j'aurai fait connaître le livre dans son ensemble, je demanderai au tribunal la liberté d'accepter la question en ces termes: Ce livre mis dans les mains d'une jeune femme pourrait-il avoir pour effet de l'entraîner vers des plaisirs faciles, vers l'adultère, ou de lui montrer au contraire le danger, dès les premiers pas, et de la faire frissonner d'horreur? La question ainsi posée, c'est votre conscience qui la résoudra.

Je dis ceci, quant à présent: M. Flaubert a voulu peindre la femme qui, au lieu de chercher à s'arranger dans la condition qui lui est donnée, avec sa situation, avec sa naissance, au lieu de chercher à se faire la vie qui lui appartient, reste préoccupée de mille aspirations étrangères puisées dans une éducation trop élevée pour elle; qui, au lieu de s'accommoder des devoirs de sa position, d'être la femme tranquille du médecin de campagne avec lequel elle passe ses jours, au lieu de chercher le bonheur dans sa maison, dans son union, le cherche dans d'interminables rêvasseries, et puis, qui, bientôt rencontrant sur sa route un jeune homme qui coquette avec elle, joue avec lui le même jeu (mon Dieu! ils sont inexpérimentés l'un et l'autre), s'excite en quelque sorte par degrés, s'effraye quand, recourant à la religion de ses premières années, elle n'y trouve pas une force suffisante; et nous verrons tout à l'heure pourquoi elle ne l'y trouve pas. Cependant l'ignorance du jeune homme et sa propre ignorance la préservent d'un premier danger. Mais elle est bientôt rencontrée par un homme comme il y en a tant, comme il y en a trop dans le monde, qui se saisit d'elle, pauvre femme déjà déviée, et l'entraîne. Voilà ce qui est capital, ce qu'il fallait voir, ce qu'est le livre lui-même.

 

Le ministère public s'irrite, et je crois qu'il s'irrite à tort, au point de vue de la conscience et du cœur humain, de ce que dans la première scène, Mme Bovary trouve une sorte de plaisir, de joie à avoir brisé sa prison, et rentre chez elle en disant: «J'ai un amant.» Vous croyez que ce n'est pas là le premier cri du cœur humain! La preuve est entre vous et moi. Mais il fallait regarder un peu plus loin, et vous auriez vu que, si le premier moment, le premier instant de cette chute excite chez cette femme une sorte de transport de joie, de délire, à quelques lignes plus loin la déception arrive et, suivant l'expression de l'auteur, elle semble à ses propres yeux humiliée.

Oui, la déception, la douleur, le remords lui arrivent à l'instant même. L'homme auquel elle s'était confiée, livrée, ne l'avait prise que pour s'en servir un instant comme d'un jouet; le remords la ronge, la déchire. Ce qui vous a choqué, ç'a été d'entendre appeler cela les désillusions de l'adultère; vous auriez mieux aimé les souillures chez un écrivain qui faisait poser cette femme, laquelle, n'ayant pas compris le mariage, se sentait souillée par le contact d'un mari; laquelle, ayant cherché ailleurs son idéal, avait trouvé les désillusions de l'adultère. Ce mot vous a choqué; au lieu des désillusions, vous auriez voulu les souillures de l'adultère. Le tribunal jugera. Quant à moi, si j'avais à faire poser le même personnage, je lui dirais: Pauvre femme! si vous croyez que les baisers de votre mari sont quelque chose de monotone, d'ennuyeux, si vous n'y trouvez – c'est le mot qui a été signalé, – que les platitudes du mariage, s'il vous semble voir une souillure dans cette union à laquelle l'amour n'a pas présidé, prenez-y garde, vos rêves sont une illusion, et vous serez un jour cruellement détrompée. Celui qui crie bien fort, messieurs, qui se sert du mot souillure pour exprimer ce que nous avons appelé désillusion, celui-là dit un mot vrai, mais vague qui n'apprend rien à l'intelligence. J'aime mieux celui qui ne crie pas fort, qui ne prononce pas le mot de souillure, mais qui avertit la femme de la déception, de la désillusion, qui lui dit: Là où vous croyez trouver l'amour, vous ne trouverez que le libertinage; là où vous croyez trouver le bonheur, vous ne trouverez que des amertumes. Un mari qui va tranquillement à ses affaires, qui vous embrasse, qui met son bonnet de coton et mange la soupe avec vous est un mari prosaïque qui vous révolte; vous aspirez à un homme qui vous aime, qui vous idolâtre, pauvre enfant! cet homme sera un libertin, qui vous aura prise une minute pour jouer avec vous. L'illusion se sera produite la première fois, peut-être la seconde; vous serez rentrée chez vous enjouée, en chantant la chanson de l'adultère: «j'ai un amant!» la troisième fois vous n'aurez pas besoin d'arriver jusqu'à lui, la désillusion sera venue. Cet homme que vous aviez rêvé aura perdu tout son prestige; vous aurez retrouvé dans l'amour les platitudes du mariage; et vous les aurez retrouvées avec le mépris, le dédain, le dégoût et le remords poignant.

Voilà, messieurs, ce que M. Flaubert a dit, ce qu'il a peint, ce qui est à chaque ligne de son livre, voilà ce qui distingue son œuvre de toutes les œuvres du même genre. C'est que chez lui les grands travers de la société figurent à chaque page, c'est que chez lui l'adultère marche plein de dégoût et de honte. Il a pris dans les relations habituelles de la vie l'enseignement le plus saisissant qui puisse être donné à une jeune femme. Oh! mon Dieu, celles de nos jeunes femmes qui ne trouvent pas dans les principes honnêtes, élevés, dans une religion sévère de quoi se tenir fermes dans l'accomplissement de leurs devoirs de mères, qui ne le trouvent pas surtout dans cette résignation, cette science pratique de la vie qui nous dit qu'il faut s'accommoder de ce que nous avons, mais qui portent leurs rêveries au dehors, ces jeunes femmes les plus honnêtes, les plus pures qui, dans le prosaïsme de leur ménage, sont quelquefois tourmentées par ce qui se passe autour d'elles, un livre comme celui-là, soyez-en sûr, en fait réfléchir plus d'une. Voilà ce que M. Flaubert a fait.

Et prenez bien garde à une chose: M. Flaubert n'est pas un homme qui vous peint un charmant adultère, pour faire arriver ensuite le Deus ex machinâ, non: vous avez sauté trop vite de la page que vous avez lue à la dernière. L'adultère, chez lui, n'est qu'une suite de tourments, de regrets, de remords; et puis il arrive à une expiation finale, épouvantable. Elle est excessive. Si M. Flaubert pèche, c'est par l'excès, et je vous dirai tout à l'heure de qui est ce mot. L'expiation ne se fait pas attendre; et c'est en cela que le livre est éminemment moral et utile, c'est qu'il ne promet pas à la jeune femme quelques-unes de ces belles années au bout desquelles elle peut dire: après cela, on peut mourir. Non! Dès le second jour arrivent l'amertume, la désillusion. Le dénouement pour la moralité se trouve à chaque ligne du livre.

Ce livre est écrit avec une puissance d'observation à laquelle M. l'avocat impérial a rendu justice; et c'est ici que j'appelle votre attention, parce que si l'accusation n'a pas de cause, il faut qu'elle tombe. Ce livre est écrit avec une puissance vraiment remarquable d'observation dans les moindres détails. Un article de l'Artiste, signé Flaubert, a servi encore de prétexte à l'accusation. Que M. l'avocat impérial veuille remarquer d'abord que cet article est étranger à l'incrimination; qu'il veuille remarquer ensuite que nous le tenons pour très innocent et très moral aux yeux du tribunal, à une condition, que M. l'avocat impérial aura la bonté de le lire en entier, au lieu de le déchiqueter. Ce qui a saisi dans le livre de M. Flaubert, c'est ce que quelques comptes rendus ont appelé une fidélité toute daguerrienne dans la reproduction du type de toutes choses, dans la nature intime de la pensée du cœur humain, – et cette reproduction devient plus saisissante encore par la magie du style. Remarquez bien que s'il n'avait appliqué cette fidélité qu'aux scènes de dégradation, vous pourriez dire avec raison: l'auteur s'est complu à peindre la dégradation avec cette puissance de description qui lui est propre. De la première à la dernière page de son livre, il s'attache sans aucune espèce de réserve à tous les faits de la vie d'Emma, à son enfance dans la maison paternelle, à son éducation dans le couvent, il ne fait grâce de rien. Mais ceux qui ont lu comme moi du commencement à la fin, diront, – chose notable dont vous lui saurez gré, qui non seulement sera l'absolution pour lui, mais qui aurait dû écarter de lui toute espèce de poursuite, – que quand il arrive aux parties difficiles, précisément à la dégradation, au lieu de faire comme quelques auteurs classiques que le ministère public connaît bien, mais qu'il a oubliés pendant qu'il écrivait son réquisitoire et dont j'ai apporté ici des passages, non pas pour vous les lire, mais pour que vous les parcouriez dans la chambre du conseil (j'en citerai quelques lignes tout à l'heure), au lieu de faire comme nos grands auteurs classiques, nos grands maîtres, qui lorsqu'ils ont rencontré des scènes de l'union des sens chez l'homme et la femme, n'ont pas manqué de tout décrire, M. Flaubert se contente d'un mot. Là toute sa puissance descriptive disparaît, parce que sa pensée est chaste, parce que là où il pourrait écrire à sa manière et avec toute la magie du style, il sent qu'il y a des choses qui ne peuvent pas être abordées, décrites. Le ministère public trouve qu'il a trop dit encore. Quand je lui montrerai des hommes qui, dans de grandes œuvres philosophiques, se sont complu à la description de ces choses, et qu'en regard je placerai l'homme qui possède la science descriptive à un si haut degré et qui, loin de l'employer, s'arrête et s'abstient, j'aurai bien le droit de demander raison à l'accusation qui est produite.

Toutefois, messieurs, de même qu'il se plaît à nous décrire le riant berceau où se joue Emma encore enfant, avec son feuillage, avec ces petites fleurs roses ou blanches qui viennent de s'épanouir, et ses sentiers embaumés – de même quand elle sera sortie de là, quand elle ira dans d'autres chemins, dans des chemins où elle trouvera de la fange, quand elle y salira ses pieds, quand les taches même rejailliront plus haut sur elle, il ne faudrait pas qu'il le dît! Mais ce serait supprimer complètement le livre, je vais plus loin, l'élément moral, sous prétexte de le défendre, car si la faute ne peut pas être montrée, si elle ne peut pas être indiquée, si dans un tableau de la vie réelle qui a pour but de montrer par la pensée le péril, la chute, l'expiation, si vous voulez empêcher de peindre tout cela, c'est évidemment ôter au livre sa conclusion.

Ce livre n'a pas été pour mon client l'objet d'une distraction de quelques heures; il représente deux ou trois années d'études incessantes. Et je vais vous dire maintenant quelque chose de plus: M. Flaubert qui, après tant d'années de travaux, tant d'études, tant de voyages, tant de notes recueillies dans les auteurs qu'il a lus, – vous verrez, mon Dieu! où il a puisé, car c'est quelque chose d'étrange qui se chargera de le justifier, – vous le verrez, lui aux couleurs lascives, tout imprégné de Bossuet et de Massillon. C'est dans l'étude de ces auteurs que nous allons le retrouver tout à l'heure, cherchant, non pas à les plagier, mais à reproduire dans ses descriptions les pensées, les couleurs employées par eux. Quand, après tout, ce travail fait avec tant d'amour, quand son œuvre a son but, est-ce que vous croyez que, plein de confiance en lui-même et malgré tant d'études et de méditations, il a voulu immédiatement se lancer dans la lice? Il l'aurait fait, sans doute, s'il eût été un inconnu dans le monde, si son nom lui eût appartenu en toute propriété, s'il eût cru pouvoir en disposer et le livrer comme bon lui semblait; mais, je le répète, il est de ceux chez lesquels noblesse oblige: il s'appelle Flaubert, il est le second fils de M. Flaubert, il voulait se tracer une voie dans la littérature, en respectant profondément la morale et la religion, – non pas par inquiétude du parquet, un tel intérêt ne pourrait se présenter à sa pensée, – mais par dignité personnelle, ne voulant pas laisser son nom à la tête d'une publication, si elle ne semblait pas à quelques personnes en lesquelles il avait foi, digne d'être publiée. M. Flaubert a lu, par fragments et en totalité même, devant quelques amis haut placés dans les lettres, les pages qu'un jour il devrait livrer à l'impression, et j'affirme qu'aucun d'eux n'a été offensé de ce qui excite en ce moment si vivement la sévérité de M. l'avocat impérial. Personne même n'y a songé. On a seulement examiné, étudié la valeur littéraire du livre. Quant au but moral, il est si évident, il est écrit à chaque ligne en termes si peu équivoques, qu'il n'était pas même besoin de le mettre en question. Rassuré sur la valeur du livre, encouragé d'ailleurs par les hommes les plus éminents de la presse, M. Flaubert ne songe plus qu'à le livrer à l'impression, à la publicité. Je le répète, tout le monde a été unanime pour rendre hommage au mérite littéraire, au style et en même temps à la pensée excellente qui préside à l'œuvre depuis la première jusqu'à la dernière ligne. Et quand la poursuite est venue, ce n'est pas lui seulement qui a été surpris, profondément affligé, mais permettez-moi de vous le dire, c'est nous qui ne comprenions pas cette poursuite, c'est moi tout le premier, qui avais lu le livre avec un intérêt très vif, à mesure que la publication en a été faite; ce sont des amis intimes. Mon Dieu! il y a des nuances qui quelquefois pourraient nous échapper dans nos habitudes, mais qui ne peuvent pas échapper à des femmes d'une grande intelligence, d'une grande pureté, d'une grande chasteté. Il n'y a pas de nom qui puisse se prononcer dans cette audience, mais si je vous disais ce qui a été dit à Flaubert, ce qui m'a été dit à moi-même par des mères de famille qui avaient lu ce livre, si je vous disais leur étonnement après avoir reçu de cette lecture une impression si bonne qu'elles ont cru devoir en remercier l'auteur, si je vous disais leur étonnement, leur douleur, quand elles ont appris que ce livre devait être considéré comme contraire à la morale publique, à leur foi religieuse, à la foi de toute leur vie, mon Dieu! mais il y aurait dans la réunion de ces appréciations mêmes de quoi me fortifier, si j'avais besoin d'être fortifié au moment de combattre les attaques du ministère public.

 

Pourtant, au milieu de toutes ces appréciations de la littérature contemporaine, il y en a une que je veux vous dire. Il y en a une, qui n'est pas seulement respectée par nous à raison d'un beau et grand caractère, qui, au milieu même de l'adversité, de la souffrance, contre lesquelles il lutte courageusement chaque jour, est non seulement grand par le souvenir de beaucoup d'actions inutiles à rappeler ici, mais grand par des œuvres littéraires qu'il faut rappeler parce que c'est là ce qui fait sa compétence, grand surtout par la pureté qui existe dans toutes ses œuvres, par la chasteté de tous ses écrits: Lamartine.

Lamartine ne connaissait pas mon client, il ne savait pas qu'il existât. Lamartine à la campagne, chez lui, avait lu, dans chacun des numéros de la Revue de Paris, la publication de Madame Bovary, et Lamartine avait trouvé là des impressions telles, qu'elles se sont reproduites toutes les fois que je vais vous dire maintenant.

Il y a quelques jours, Lamartine est revenu à Paris, et le lendemain il s'est informé de la demeure de M. Gustave Flaubert. Il a envoyé à la Revue savoir la demeure d'un M. Gustave Flaubert, qui avait publié dans le recueil des articles sous le titre de Madame Bovary. Il a chargé son secrétaire d'aller faire à M. Flaubert tous ses compliments, de lui exprimer toute la satisfaction qu'il avait éprouvée en lisant son œuvre, et lui témoigner le désir de voir l'auteur nouveau, se révélant par un essai pareil.

Mon client est allé chez Lamartine; et il a trouvé chez lui, non pas seulement un homme qui l'a encouragé, mais un homme qui lui a dit: «Vous m'avez donné la meilleure œuvre que j'aie lue depuis vingt ans.» C'étaient en un mot des éloges tels que mon client, dans sa modestie, osait à peine me les répéter. Lamartine lui prouvait qu'il avait lu les livraisons, et le lui prouvait de la manière la plus gracieuse, en lui en disant des pages tout entières. Seulement Lamartine ajoutait: «En même temps que je vous ai lu sans restriction jusqu'à la dernière page, j'ai blâmé les dernières. Vous m'avez fait mal, vous m'avez littéralement fait souffrir! l'expiation est hors de proportion avec le crime; vous avez créé une mort affreuse effroyable! Assurément la femme qui souille le lit conjugal doit s'attendre à une expiation, mais celle-ci est horrible, c'est un supplice comme on n'en a jamais vu. Vous avez été trop loin, vous m'avez fait mal aux nerfs; cette puissance de description qui s'est appliquée aux derniers instants de la mort m'a laissé une indicible souffrance!» Et quand Gustave Flaubert lui demandait: «Mais, monsieur de Lamartine, est-ce que vous comprenez que je sois poursuivi pour avoir fait une œuvre pareille, devant le tribunal de police correctionnelle pour offense à la morale publique et religieuse?» Lamartine lui répondait: – «Je crois avoir été toute ma vie l'homme qui, dans ses œuvres littéraires comme dans ses autres, a le mieux compris ce que c'était que la morale publique et religieuse; mon cher enfant, il n'est pas possible qu'il se trouve en France un tribunal pour vous condamner. Il est déjà très regrettable qu'on se soit ainsi mépris sur le caractère de votre œuvre et qu'on ait ordonné de la poursuivre, mais il n'est pas possible, pour l'honneur de notre pays et de notre époque, qu'il se trouve un tribunal pour vous condamner.»

Voilà ce qui se passait hier entre Lamartine et Flaubert, et j'ai le droit de vous dire que cette appréciation est de celles qui valent la peine d'être pesées.

Ceci bien entendu, voyons comment il se pourrait faire que ma conscience à moi me dît que Madame Bovary est un bon livre, une bonne action? Et je vous demande la permission d'ajouter que je ne suis pas facile sur ces sortes de choses, la facilité n'est pas dans mes habitudes. Des œuvres littéraires, j'en tiens à la main qui, quoique émanées de nos grands écrivains, n'ont jamais arrêté deux minutes mes yeux. Je vous en ferai passer dans la chambre du conseil quelques lignes que je ne me suis jamais complu à lire, et je vous demanderai la permission de vous dire que lorsque je suis arrivé à la fin de l'œuvre de M. Flaubert, j'ai été convaincu qu'une coupure faite par la Revue de Paris a été cause de tout ceci. Je vous demanderai, de plus, la permission de joindre mon appréciation à l'appréciation plus élevée, plus éclairée que je viens de rappeler.

Voici, messieurs, un portefeuille rempli des opinions de tous les littérateurs de notre temps, et parmi lesquels se trouvent les plus distingués, sur l'œuvre dont il s'agit, et sur l'émerveillement qu'ils ont éprouvé en lisant cette œuvre nouvelle, en même temps si morale et si utile!

Maintenant, comment une œuvre pareille a-t-elle pu encourir une poursuite? Voulez-vous me permettre de vous le dire? La Revue de Paris, dont le comité de lecture avait lu l'œuvre en son entier, car le manuscrit lui avait été envoyé longtemps avant la publication, n'y avait rien trouvé à redire. Quand on est arrivé à imprimer le cahier du 1er décembre 1856, un des directeurs de la Revue s'est effarouché de la scène dans un fiacre. Il a dit: «Ceci n'est pas convenable, nous allons le supprimer.» Flaubert s'est offensé de la suppression. Il n'a pas voulu qu'elle eût lieu sans qu'une note fût placée au bas de la page. C'est lui qui a exigé la note. C'est lui qui, pour son amour-propre d'auteur, ne voulant pas que son œuvre fût mutilée, ni que d'un autre côté il y eût quelque chose qui donnât des inquiétudes à la Revue, a dit: «Vous supprimerez si bon vous semble, mais vous déclarerez que vous avez supprimé»; et alors on convint de la note suivante:

«La direction s'est vue dans la nécessité de supprimer ici un passage qui ne pouvait convenir à la rédaction de la Revue de Paris; nous en donnons acte à l'auteur.»

Voici le passage supprimé, je vais vous le lire. Nous en avons une épreuve, que nous avons eu beaucoup de peine à nous procurer. En voici la première partie, qui n'a pas une seule correction; un mot a été corrigé sur la seconde:

«Où allons-nous? – où vous voudrez, dit Léon poussant Emma dans la voiture. Les stores s'abaissèrent et la lourde machine se mit en route.

«Elle descendit la rue du Grand-Pont, traversa la place des Arts, le quai Napoléon, le pont Neuf, et s'arrêta court devant la statue de Pierre Corneille.

« – Continuez! fit une voix qui sortait de l'intérieur.

«La voiture repartit, et se laissant, dès le carrefour Lafayette, emporter par la descente, elle entra au grand galop dans la gare du chemin de fer.

« – Non! tout droit! cria la même voix.

«Le fiacre sortit des grilles, et bientôt arrivé sur le Cours, trotta doucement, au milieu des grands ormes. Le cocher s'essuya le front, mit son chapeau de cuir entre ses jambes et poussa la voiture en dehors des contre-allées, au bord de l'eau, près du gazon.

«Elle alla le long de la rivière, sur le chemin de halage pavé de cailloux secs, – et, longtemps, du côté d'Oyssel, au delà des îles.

«Mais, tout à coup, elle s'élança d'un bond à travers Quatremares, Sotteville, la grande chaussée, la rue d'Elbeuf, et fit sa troisième halte devant le Jardin des Plantes.

« – Marchez donc! s'écria la voix, plus furieusement.

«Et aussitôt, reprenant sa course, elle passa par Saint-Sever, par le quai des Curandiers, par le quai aux Meules, encore une fois par le pont, par la place du Champ-de-Mars, et derrière les jardins de l'hôpital où des vieillards en veste noire se promènent au soleil, le long d'une terrasse toute verdie par des lierres. Elle remonta le boulevard Bouvreuil, parcourut le boulevard Cauchoise, puis tout le mont Riboudet jusqu'à la côte de Deville!

«Elle revint; et alors, sans parti pris ni direction, au hasard, elle vagabonda. On la vit à Saint-Pol, à Lescure, au mont Gargan, à la Rouge-Mare, et place du Gaillarbois; rue Maladrerie, rue Dinanderie, devant Saint-Romain, Saint-Vivien, Saint-Maclou, Saint-Nicaise, devant la Douane, à la basse Vieille-Tour, aux Trois-Pipes et au Cimetière monumental! De temps à autre, le cocher, sur son siège, jetait aux cabarets des regards désespérés. Il ne comprenait pas quelle fureur de locomotion poussait ces individus à ne vouloir point s'arrêter. Il essayait quelquefois; et aussitôt il entendait derrière lui partir des exclamations de colère. Alors il cinglait de plus belle ses deux rosses tout en sueur, mais sans prendre garde aux cahots, accrochant par ci par là, ne s'en souciant, démoralisé, et presque pleurant de soif, de fatigue et de tristesse.

«Et sur le port, au milieu des camions et des barriques, et dans les rues, au coin des bornes, les bourgeois ouvraient de grands yeux ébahis devant cette chose si extraordinaire en province, une voiture à stores tendus, et qui apparaissait ainsi continuellement, plus close qu'un tombeau et ballottée comme un navire.

«Une fois, au milieu du jour, en pleine campagne, au moment où le soleil dardait le plus fort contre les vieilles lanternes argentées, une main nue passa sous les petits rideaux de toile jaune et jeta des déchirures de papier, qui se dispersèrent au vent, et s'abattirent plus loin, comme des papillons blancs, sur un champ de trèfles rouges tout en fleurs.

«Puis, vers six heures, la voiture s'arrêta dans une ruelle du quartier Beauvoisine; et une femme en descendit qui marcha le voile baissé, sans détourner la tête.

«En arrivant à l'auberge, Mme Bovary fut étonnée de ne pas apercevoir la diligence. Hivert, qui l'avait attendue cinquante-trois minutes, avait fini par s'en aller.

«Rien pourtant ne la forçait à partir; mais elle avait donné sa parole qu'elle reviendrait le soir même. D'ailleurs Charles l'attendait; et déjà elle se sentait au cœur cette lâche docilité qui est pour bien des femmes comme le châtiment tout à la fois et la rançon de l'adultère46

M. Flaubert me fait remarquer que le ministère public lui a reproché cette dernière phrase.

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