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Œuvres complètes de Gustave Flaubert, tome I (of 8)

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– Monsieur, dit-elle, je vous prierais…

– De quoi, madame? J'écoute.

Elle se mit à lui exposer sa situation.

Maître Guillaumin la connaissait, étant lié secrètement avec le marchand d'étoffes, chez lequel il trouvait toujours des capitaux pour les prêts hypothécaires qu'on lui demandait à contracter.

Donc il savait (et mieux qu'elle) la longue histoire de ces billets, minimes d'abord, portant comme endosseurs des noms divers espacés à de longues échéances et renouvelés continuellement, jusqu'au jour enfin où, ramassant tous les protêts, le marchand avait chargé son ami Vinçart de faire en son nom propre les poursuites qu'il fallait, ne voulant point passer pour un tigre parmi ses concitoyens.

Elle entremêla son récit de récriminations contre L'Heureux, auxquelles le notaire répondait de temps à autre par une parole insignifiante. Mangeant sa côtelette et buvant son thé, il baissait le menton dans sa cravate bleu ciel, piquée par deux épingles de diamant que rattachait une chaînette d'or; et il souriait d'un singulier sourire, d'une façon douceâtre et ambiguë. Mais s'apercevant qu'elle avait les pieds humides:

– Approchez-vous donc du poêle… plus haut… contre la porcelaine. Elle avait peur de la salir. Le notaire reprit d'un ton galant: – Les belles choses ne gâtent rien.

Alors elle tâcha de l'émouvoir, et s'émotionnant elle-même, elle vint à lui conter l'étroitesse de son ménage, ses tiraillements, ses besoins. Il comprenait cela: une femme élégante! et sans s'interrompre de manger, il s'était tourné vers elle complètement, si bien qu'il frôlait du genou sa bottine, dont la semelle se recourbait tout en fumant contre le poêle.

Mais lorsqu'elle lui demanda mille écus, il serra les lèvres, puis se déclara très peiné de n'avoir pas eu autrefois la direction de sa fortune, car il y avait cent moyens fort commodes, même pour une dame, de faire valoir son argent; on aurait pu, soit dans les tourbières de Grumesnil ou les terrains du Havre, hasarder presque à coup sûr d'excellentes spéculations; il la laissa se dévorer de rage à l'idée des sommes fantastiques qu'elle aurait certainement gagnées.

– D'où vient, reprit-il, que vous n'êtes pas venue chez moi?

– Je ne sais trop, dit-elle.

– Pourquoi, hein? Je vous faisais donc bien peur? C'est moi, au contraire, qui devrais me plaindre! A peine si nous nous connaissons! Je vous suis pourtant très dévoué; vous n'en doutez plus, j'espère?

Il tendit sa main, prit la sienne, la couvrit d'un baiser vorace, puis la garda sur son genou; et il jouait avec ses doigts délicatement, tout en lui contant mille douceurs.

Sa voix fade susurrait, comme un ruisseau qui coule: une étincelle jaillissait de sa pupille à travers le miroitement de ses lunettes, et ses mains s'avançaient dans la manche d'Emma, pour lui palper le bras. Elle sentait contre sa joue le souffle d'une respiration haletante. Cet homme la gênait horriblement.

Elle se leva d'un bond et lui dit:

– Monsieur, j'attends!

– Quoi donc? fit le notaire qui devint tout à coup extrêmement pâle.

– Cet argent.

– Mais… Puis cédant à l'irruption d'un désir trop fort: – Eh bien! oui!.. Il se traînait à genoux vers elle, sans égard pour sa robe de chambre. – De grâce! restez! je vous aime! Il la saisit par la taille.

Un flot de pourpre monta vite au visage de Mme Bovary. Elle se recula d'un air terrible, en s'écriant:

– Vous profitez impudemment de ma détresse, monsieur! Je suis à plaindre, mais pas à vendre! Et elle sortit.

Le notaire resta fort stupéfait, les yeux fixés sur ses belles pantoufles en tapisserie. C'était un présent de l'amour. Cette vue à la fin le consola. D'ailleurs, il songeait qu'une aventure pareille l'aurait entraîné trop loin.

– Quel misérable! quel goujat! quelle infamie! se disait-elle, en fuyant d'un pied nerveux sous les trembles de la route. Le désappointement de l'insuccès renforçait l'indignation de sa pudeur outragée; il lui semblait que la Providence s'acharnait à la poursuivre, et, s'en rehaussant d'orgueil, jamais elle n'avait eu tant d'estime pour elle-même ni tant de mépris pour les autres. Quelque chose de belliqueux la transportait. Elle aurait voulu battre les hommes, leur cracher au visage, les broyer tous; et elle continuait à marcher rapidement devant elle, pâle, frémissante, enragée, furetant d'un œil en pleurs l'horizon vide, et comme se délectant à la haine qui l'étouffait.

Quand elle aperçut sa maison, un engourdissement la saisit. Elle ne pouvait avancer, il le fallait cependant; d'ailleurs, où fuir?

Félicité l'attendait sur la porte.

– Eh bien?

– Non! dit Emma.

Et pendant un quart d'heure, toutes les deux, elles avisèrent les différentes personnes d'Yonville disposées peut-être à la secourir. Mais chaque fois que Félicité nommait quelqu'un, Emma répétait: Est-ce possible? Ils ne voudront pas!

– Et monsieur qui va rentrer!

– Je le sais bien; laisse-moi seule.

Elle avait tout tenté. Il n'y avait plus rien à faire maintenant; et quand Charles paraîtrait, elle allait donc lui dire: Retire-toi. Ce tapis où tu marches n'est plus à nous. De ta maison, tu n'as pas un meuble, une épingle, une paille; et c'est moi qui t'ai ruiné, pauvre homme! Alors ce serait un grand sanglot, puis il pleurerait abondamment, et enfin, la surprise passée, il pardonnerait.

– Oui! murmurait-elle en grinçant des dents, il me pardonnera! lui qui n'aurait pas assez d'un million à m'offrir pour que je l'excuse de m'avoir connue. Jamais! jamais! Cette idée de la supériorité de Bovary sur elle l'exaspérait. Puis, qu'elle avouât ou n'avouât pas, tout à l'heure, tantôt, demain, il n'en saurait pas moins la catastrophe; donc il fallait attendre cette horrible scène et subir le poids de sa magnanimité. L'envie lui vint de retourner chez L'Heureux: à quoi bon? d'écrire à son père: il était trop tard; et peut-être qu'elle se repentait maintenant de n'avoir pas cédé à l'autre, lorsqu'elle entendit le trot d'un cheval dans l'allée. C'était lui, il ouvrait la barrière, il était plus blême que le mur de plâtre. Bondissant dans l'escalier, elle s'échappa vivement par la Place; et la femme du maire, qui causait devant l'église avec Lestiboudois, la vit entrer chez le percepteur.

Elle courut le dire à Mme Caron. Ces deux dames montèrent dans le grenier; et cachées par du linge étendu sur des perches, se postèrent commodément pour apercevoir tout l'intérieur de Binet.

Il était seul, dans sa mansarde, en train d'imiter, avec du bois, une de ces ivoireries indescriptibles, composées de croissants, de sphères creusées les unes dans les autres, le tout droit comme un obélisque et ne servant à rien; et il entamait la dernière pièce, il touchait au but! Dans le clair-obscur de l'atelier, la poussière blonde s'envolait de son outil, comme une aigrette d'étincelles sous les fers d'un cheval au galop; les deux roues tournaient, ronflaient; Binet souriait, le menton baissé, les narines ouvertes, et semblait enfin perdu dans un de ces bonheurs complets n'appartenant sans doute qu'aux occupations médiocres, qui amusent l'intelligence par des difficultés faciles, et l'assouvissent en une réalisation au delà de laquelle il n'y a pas à rêver.

– Ah! la voici! fit Mme Tuvache.

Mais il n'était guère possible, à cause du tour, d'entendre ce qu'elle disait.

Enfin ces dames crurent distinguer le mot francs, et la mère Tuvache souffla tout bas:

– Elle le prie pour obtenir un retard à ses contributions.

– D'apparence! reprit l'autre.

Elles la virent qui marchait de long en large, examinant contre les murs les ronds de serviette, les chandeliers, les pommes de rampe, tandis que Binet se caressait la barbe avec satisfaction.

– Viendrait-elle lui commander quelque chose? dit Mme Tuvache.

– Mais il ne vend rien! objecta sa voisine.

Le percepteur avait l'air d'écouter, tout en écarquillant les yeux, comme s'il ne comprenait pas. Elle continuait d'une manière tendre, suppliante. Elle se rapprocha; son sein haletait; ils ne parlaient plus.

– Est-ce qu'elle lui fait des avances? dit Mme Tuvache.

Binet était rouge jusqu'aux oreilles. Elle lui prit les mains.

– Ah! c'est trop fort!

Et sans doute qu'elle lui proposait une abomination; car le percepteur, – il était brave pourtant, il avait combattu à Bautzen et à Lutzen, fait la campagne de France, et même été porté pour la croix; – mais tout à coup, comme à la vue d'un serpent, il se recula bien loin, en s'écriant: – Madame! y pensez-vous?

– On devrait fouetter ces femmes-là! dit Mme Tuvache.

– Où est-elle donc? reprit Mme Caron.

Car elle avait disparu durant ces mots; puis, l'apercevant qui enfilait la grande rue et tournait à droite comme pour gagner le cimetière, elles se perdirent en conjectures.

– Mère Rolet! dit-elle en arrivant chez la nourrice, j'étouffe!.. délacez-moi.

Elle tomba sur le lit. Elle sanglotait. La mère Rolet la couvrit d'un jupon et resta debout près d'elle. Puis, comme elle ne répondait pas, la bonne femme s'éloigna, prit son rouet et se mit à filer du lin.

– Oh! finissez! murmura-t-elle, croyant entendre le tour de Binet.

– Qui la gêne? se demandait la nourrice. Pourquoi vient-elle ici?

Elle y était accourue, poussée par une sorte d'épouvante qui la chassait de sa maison.

Couchée sur le dos, immobile et les yeux fixes, elle discernait vaguement les objets, bien qu'elle y appliquât son attention avec une persistance idiote. Elle contemplait les écaillures de la muraille, deux tisons fumant bout à bout, et une longue araignée qui marchait au-dessus de sa tête, dans la fente de la poutrelle. Enfin, elle rassembla ses idées. Elle se souvenait… Un jour, avec Léon… Oh! comme c'était loin!.. Le soleil brillait sur la rivière et les clématites embaumaient… Alors, emportée dans ses souvenirs comme dans un torrent qui bouillonne, elle arriva bientôt à se rappeler la journée de la veille.

 

– Quelle heure est-il? demanda-t-elle.

La mère Rolet sortit, leva les doigts de sa main droite du côté que le ciel était le plus clair, et rentra lentement en disant:

– Trois heures, bientôt.

– Ah! merci! merci!

Car il allait venir. C'était sûr! Il aurait trouvé de l'argent. Mais il irait peut-être là-bas, sans se douter qu'elle fût là, et elle commanda à la nourrice de courir chez elle pour l'amener.

– Dépêchez-vous!

– Mais, ma chère dame, j'y vais! j'y vais!

Elle s'étonnait, à présent, de n'avoir pas songé à lui tout d'abord; car hier il avait donné sa parole, il n'y manquerait pas; et elle se voyait déjà chez L'Heureux, étalant sur son bureau les trois billets de banque. Puis il faudrait inventer une histoire qui expliquât les choses à Bovary. Laquelle?

Cependant la nourrice était bien longue à revenir. Mais comme il n'y avait point d'horloge dans la chaumière, Emma craignait de s'exagérer peut-être la longueur du temps. Elle se mit à faire des tours de promenade dans le jardin, pas à pas; elle alla dans le sentier le long de la haie et elle s'en retourna vivement, espérant que la bonne femme serait rentrée par une autre route. Enfin, lasse d'attendre, assaillie de soupçons qu'elle repoussait, ne sachant plus si elle était là depuis un siècle ou une minute, elle s'assit dans un coin et ferma les yeux, se boucha les oreilles. La barrière grinça; elle fit un bond; avant qu'elle eût parlé, la mère Rolet lui avait dit:

– Il n'y a personne chez vous!

– Comment?

– Oh! personne! Et Monsieur pleure. Il vous appelle. On vous cherche.

Emma ne répondit rien. Elle haletait, tout en roulant des yeux autour d'elle, tandis que la paysanne, effrayée de son visage, se reculait instinctivement, la croyant folle. Mais tout à coup elle se frappa le front, poussa un cri, car le souvenir de Rodolphe, comme un grand éclair dans une nuit sombre, lui avait passé dans l'âme. Il était si bon, si délicat, si généreux! Et d'ailleurs, s'il hésitait à lui rendre ce service, elle saurait bien l'y contraindre en rappelant d'un seul clin d'œil leur amour perdu. Elle partit donc vers la Huchette, sans s'apercevoir qu'elle courait s'offrir à ce qui l'avait tantôt si fort exaspérée, ni se douter le moins du monde de cette prostitution.

VIII

Elle se demandait tout en marchant: Que vais-je dire? Par où commencerai-je? Et à mesure qu'elle avançait, elle reconnaissait les buissons, les arbres, les joncs marins sur la colline, le château là-bas. Elle se retrouvait dans les sensations de sa première tendresse, et son pauvre cœur comprimé s'y dilatait amoureusement. Un vent tiède lui soufflait au visage; la neige, se fondant, tombait goutte à goutte, des bourgeons sur l'herbe.

Elle entra, comme autrefois, par la petite porte du parc, puis arriva dans la cour d'honneur, que bordait un double rang de tilleuls touffus. Ils balançaient en sifflant leurs longues branches. Les chiens au chenil aboyèrent tous, et l'éclat de leurs voix retentissait, sans qu'il parût personne.

Elle monta le large escalier droit, à balustres de bois, qui conduisait au corridor pavé de dalles poudreuses où s'ouvraient plusieurs chambres à la file, comme dans les monastères ou les auberges. La sienne était au bout, tout au fond, à gauche. Mais quand elle vint à poser les doigts sur la serrure, ses forces subitement l'abandonnèrent. Elle avait peur qu'il ne fût pas là, le souhaitait presque, et c'était pourtant son seul espoir, la dernière chance de salut; elle se recueillit une minute, et, retrempant son courage au sentiment de la nécessité présente, elle entra.

Il était devant le feu, les deux pieds sur le chambranle, en train de fumer une pipe.

– Tiens! c'est vous! dit-il en se levant brusquement.

– Oui, c'est moi! Je voudrais, Rodolphe, vous demander un conseil.

Et, malgré tous ses efforts, il lui était impossible de desserrer la bouche.

– Vous n'avez pas changé; vous êtes toujours charmante!

– Oh! reprit-elle amèrement, ce sont de tristes charmes, mon ami, puisque vous les avez dédaignés.

Alors il entama une explication de sa conduite, s'excusant en termes vagues, faute de pouvoir inventer mieux.

Elle se laissait prendre à ses paroles, plus encore à sa voix et par le spectacle de sa personne; si bien qu'elle fit semblant de croire, ou elle crut peut-être, au prétexte de leur rupture. C'était un secret d'où dépendaient l'honneur et même la vie d'une troisième personne.

– N'importe! fit-elle en le regardant tristement, j'ai bien souffert!

Il répondit d'un ton philosophique:

– L'existence est ainsi!

– A-t-elle du moins, reprit Emma, été bonne pour vous, depuis notre séparation?

– Oh! ni bonne… ni mauvaise.

– Il aurait peut-être mieux valu ne jamais nous quitter?

– Oui… peut-être!

– Tu crois? dit-elle en se rapprochant. Et elle soupira: O Rodolphe! si tu savais! je t'ai bien aimé!

Ce fut alors qu'elle prit sa main, et ils restèrent quelque temps les doigts entrelacés, comme le premier jour, aux comices! Par un reste d'orgueil, il se débattait encore sous l'attendrissement. Mais s'affaissant contre sa poitrine, elle lui dit:

– Comment voulais-tu que je vécusse sans toi? On ne peut pas se déshabituer du bonheur! J'étais désespérée! j'ai cru mourir! Je te conterai tout cela, tu verras… Et toi? tu m'as fuie!

Car, depuis trois ans, il l'avait soigneusement évitée, par suite de cette lâcheté naturelle qui caractérise le sexe fort; et Emma continuait avec des gestes mignons de tête, plus câline qu'une chatte amoureuse:

– Tu en aimes d'autres? avoue-le. Oh! je les comprends, va! je les excuse; tu les auras séduites comme tu m'avais séduite. Tu es un homme, toi! tu as tout ce qu'il faut pour te faire chérir. Mais nous recommencerons, n'est-ce pas? nous nous aimerons! Tiens, je ris, je suis heureuse! Parle donc!

Et elle était ravissante à voir, avec son regard où tremblait une larme, comme l'eau d'un orage dans un calice bleu.

Il l'attira sur ses genoux, et il caressait du revers de la main ses bandeaux lisses, où, dans la clarté du crépuscule, miroitait comme une flèche d'or un dernier rayon de soleil. Elle penchait le front; il finit par la baiser sur les paupières, tout doucement, du bout des lèvres.

– Mais tu as pleuré! dit-il. Pourquoi?

Elle éclata en sanglots. Rodolphe crut que c'était l'explosion de son amour, et comme elle se taisait, il prit ce silence pour une dernière pudeur, et alors il s'écria:

– Ah! pardonne-moi! tu es la seule qui me plaise. J'ai été imbécile et méchant! Je t'aime, je t'aimerai toujours! Qu'as-tu? dis-le donc!

Il s'agenouillait.

– Eh bien!.. je suis ruinée, Rodolphe! Tu vas me prêter trois mille francs!

– Mais… mais… dit-il en se relevant peu à peu, tandis que sa physionomie prenait une expression grave.

– Tu sais, continuait-elle vite, que mon mari avait placé toute sa fortune chez un notaire: il s'est enfui. Nous avons emprunté; les clients ne payaient pas. Du reste, la liquidation n'est pas finie; nous en aurons plus tard. Mais aujourd'hui, faute de trois mille francs, on va nous saisir; c'est à présent, à l'instant même; et comptant sur ton amitié, je suis venue.

– Ah! pensa Rodolphe, qui devint très pâle tout à coup, c'est pour cela qu'elle est venue! Enfin il dit d'un air calme: – Je ne les ai pas, chère madame.

Il ne mentait point. Il les eût eus qu'il les aurait donnés, sans doute, bien qu'il soit généralement désagréable de faire de si belles actions; une demande pécuniaire, de toutes les bourrasques qui tombent sur l'amour, étant la plus froide et la plus déracinante.

Elle resta d'abord quelques minutes à le regarder.

– Tu ne les as pas! Elle répéta plusieurs fois: Tu ne les as pas! J'aurais dû m'épargner cette dernière honte. Tu ne m'as jamais aimée! tu ne vaux pas mieux que les autres!

Elle se trahissait, elle se perdait.

Rodolphe l'interrompit, affirmant qu'il se trouvait «gêné» lui-même.

– Ah! je te plains! dit Emma. Oui, considérablement!.. Et arrêtant ses yeux sur une carabine damasquinée qui brillait dans la panoplie: – Mais lorsqu'on est si pauvre, on ne met pas d'argent à la crosse de son fusil! on n'achète pas une pendule avec des incrustations d'écaille! continuait-elle en montrant l'horloge de Boule. – Ni des sifflets de vermeil pour ses fouets! Elle les touchait. – Ni des breloques pour sa montre! Oh! rien ne lui manque! jusqu'à un porte-liqueurs dans sa chambre; car tu t'aimes, tu vis bien, tu as un château, des fermes, des bois; tu chasses à courre, tu voyages à Paris. Eh! quand ce ne serait que cela! s'écria-t-elle en prenant sur la cheminée ses boutons de manchettes, – que la moindre de ces niaiseries! on ne peut faire de l'argent! Oh! je n'en veux pas! Garde-le! Et elle lança bien loin les deux boutons, dont la chaîne d'or se rompit en cognant contre la muraille. – Mais, moi, je t'aurais tout donné, j'aurais tout vendu, j'aurais travaillé de mes mains, j'aurais mendié sur les routes, pour un sourire, pour un regard, pour t'entendre dire merci! Et tu restes là tranquillement dans ton fauteuil, comme si déjà tu ne m'avais pas fait assez souffrir! Sans toi, sais-tu bien, j'aurais pu vivre heureuse! Qui t'y forçait? Était-ce une gageure? Tu m'aimais cependant, tu le disais… Et tout à l'heure encore… Ah! il eût mieux valu me chasser! J'ai les mains chaudes de tes baisers, et voilà la place sur le tapis où tu jurais à mes genoux une éternité d'amour. Tu m'y as fait croire; tu m'as, pendant deux ans, traînée dans le rêve le plus magnifique et le plus suave!.. Hein? nos projets de voyage, tu te rappelles? Oh! ta lettre! ta lettre! elle m'a déchiré le cœur! Et puis, quand je reviens vers lui, vers lui qui est riche, heureux, libre! pour implorer un secours que le premier venu rendrait, suppliante et lui rapportant toute ma tendresse, il me repousse, parce que ça lui coûterait trois mille francs.

– Je ne les ai pas! répondit Rodolphe, avec ce calme parfait dont se recouvrent comme d'un bouclier les colères résignées.

Elle sortit. Les murs tremblaient, le plafond l'écrasait; et elle repassa par la longue allée, en trébuchant contre les tas de feuilles mortes que le vent dispersait. Enfin elle arriva au saut de loup devant la grille; elle se cassa les ongles contre la serrure, tant elle se dépêchait pour l'ouvrir. Puis, cent pas plus loin, essoufflée, près de tomber, elle s'arrêta. Et alors, se détournant, elle aperçut encore une fois l'impassible château avec le parc, les jardins, les trois cours, et toutes les fenêtres de la façade.

Elle resta perdue de stupeur et n'ayant plus conscience d'elle-même que par le battement de ses artères, qu'elle croyait entendre s'échapper comme une assourdissante musique qui emplissait la campagne. Le sol sous ses pieds était plus mou qu'une onde, et les sillons lui parurent d'immenses vagues brunes qui déferlaient. Tout ce qu'il y avait dans sa tête de réminiscences, d'idées, s'échappait à la fois, d'un seul bond, comme les mille pièces d'un feu d'artifice. Elle vit son père, le cabinet de L'Heureux, leur chambre là-bas, un autre paysage: la folie la prenait, elle eut peur et parvint à se ressaisir, d'une manière confuse, il est vrai; car elle ne se rappelait point la cause de son horrible état, c'est-à-dire la question d'argent. Elle ne souffrait que de son amour, et sentait son âme l'abandonner par ce souvenir, comme les blessés, en agonisant, sentent l'existence qui s'en va par leur plaie qui saigne.

La nuit tombait, des corneilles volaient.

Il lui sembla tout à coup que des globules couleur de feu éclataient dans l'air comme des balles fulminantes en s'aplatissant, et tournaient, tournaient, pour aller se fondre sur la neige, entre les branches des arbres. Au milieu de chacun d'eux, la figure de Rodolphe apparaissait. Ils se multiplièrent, et ils se rapprochaient, la pénétraient; tout disparut. Elle reconnut les lumières des maisons qui rayonnaient de loin dans le brouillard.

Alors sa situation, telle qu'un abîme, se représenta. Elle haletait à se rompre la poitrine. Puis, dans un transport d'héroïsme qui la rendait presque joyeuse, elle descendit la côte en courant, traversa la planche aux vaches, le sentier, l'allée, les halles, et arriva devant la boutique du pharmacien.

Il n'y avait personne. Elle allait entrer; mais au bruit de la sonnette on pouvait venir; et se glissant par la barrière, retenant son haleine, tâtant les murs, elle s'avança jusqu'au seuil de la cuisine, où brûlait une chandelle posée sur le fourneau. Justin, en manches de chemise, emportait un plat.

 

– Ah! ils dînent. Attendons.

Il revint. Elle frappa contre la vitre. Il sortit.

– La clef! celle d'en haut, où sont les…

– Comment?

Et il la regardait, tout étonné par la pâleur de son visage, qui tranchait en blanc sur le fond noir de la nuit. Elle lui parut extraordinairement belle et majestueuse comme un fantôme; sans comprendre ce qu'elle voulait, il pressentait quelque chose de terrible.

Mais elle reprit vivement à voix basse, d'une voix douce et dissolvante:

– Je la veux! donne-la-moi.

Et comme la cloison était mince, on entendait le cliquetis des fourchettes sur les assiettes dans la salle à manger.

Elle prétendit avoir besoin de tuer des rats qui l'empêchaient de dormir.

– Il faudrait que j'avertisse Monsieur.

– Non! reste! Puis d'un air indifférent: – Eh! ce n'est pas la peine, je lui dirai tantôt. Allons, éclaire-moi!

Elle entra dans le corridor où s'ouvrait la porte du laboratoire. Il y avait contre la muraille une clef étiquetée Capharnaüm.

– Justin! cria l'apothicaire, qui s'impatientait.

– Montons!

Et il la suivit.

La clef tourna dans la serrure, et elle alla droit vers la troisième tablette, tant son souvenir la guidait bien, saisit le bocal bleu, en arracha le bouchon, y fourra sa main, et la retirant pleine d'une poudre blanche, elle se mit à manger à même.

– Arrêtez! s'écria-t-il en se jetant sur elle.

– Tais-toi! on viendrait.

Il se désespérait, voulait appeler.

– N'en dis rien, tout retomberait sur ton maître!

Puis elle s'en retourna subitement apaisée, et presque dans la sérénité d'un devoir accompli.

Quand Charles, bouleversé par la nouvelle de la saisie, était rentré à la maison, Emma venait d'en sortir. Il cria, pleura, s'évanouit, mais elle ne revint pas. Ou pouvait-elle être? Il envoya Félicité chez Homais, chez M. Tuvache, chez L'Heureux, au Lion d'or, partout; et dans les intermittences de son angoisse, il voyait sa considération anéantie, leur fortune perdue, l'avenir de Berthe brisé! Par quelle cause?.. Pas un mot! il attendit jusqu'à six heures du soir. Enfin, n'y pouvant plus tenir, et imaginant qu'elle était partie à Rouen, il alla sur la grande route, fit une demi-lieue, ne rencontra personne, attendit encore et s'en revint.

Elle était rentrée.

– Qu'y avait-il?.. Pourquoi?.. Explique-moi…

Elle s'assit à son secrétaire et écrivit une lettre qu'elle cacheta lentement, ajoutant la date du jour et de l'heure. Puis elle dit d'un ton solennel:

– Tu la liras demain; d'ici là, je t'en prie, ne m'adresse pas une seule question!.. Non! pas une!

– Mais…

– Oh! laisse-moi!

Et elle se coucha, tout du long, sur son lit.

Une saveur âcre qu'elle sentait dans sa bouche la réveilla. Elle entrevit Charles et referma les yeux.

Elle s'épiait curieusement, pour discerner si elle ne souffrait pas. Mais non! rien encore. Elle entendait le battement de la pendule, le bruit du feu, et Charles, debout près de sa couche, qui respirait.

– Ah! c'est bien peu de chose, la mort! pensait-elle. Je vais m'endormir, et tout sera fini!

Elle but une gorgée d'eau et se tourna vers la muraille. Cet affreux goût d'encre continuait.

– J'ai soif! oh! j'ai bien soif! soupira-t-elle.

– Qu'as-tu donc? dit Charles, qui lui tendait un verre.

– Ce n'est rien!.. ouvre la fenêtre… j'étouffe!

Et elle fut prise d'une nausée si soudaine qu'elle eut à peine le temps de saisir son mouchoir sous l'oreiller.

– Enlève-le! dit-elle vivement, jette-le!

Il la questionna. Elle ne répondit pas. Elle se tenait immobile, de peur que la moindre agitation ne la fît vomir. Cependant elle sentait un froid de glace qui lui montait des pieds jusqu'au cœur.

– Ah! voilà que ça commence! murmura-t-elle.

– Que dis-tu?

Elle roulait sa tête avec un geste doux, plein d'angoisses et tout en ouvrant continuellement les mâchoires, comme si elle eût porté sur sa langue quelque chose de très lourd. A huit heures, les vomissements reparurent.

Charles observa qu'il y avait au fond de la cuvette une sorte de gravier blanc attaché aux parois de la porcelaine.

– C'est extraordinaire! c'est singulier! répéta-t-il.

Mais elle dit d'une voix forte:

– Non! tu te trompes!

Alors, délicatement et presque en la caressant, il lui passa la main sur l'estomac. Elle jeta un cri aigu. Il se recula tout effrayé.

Puis elle se mit à geindre, faiblement d'abord. Un grand frisson lui secouait les épaules, et elle devenait plus pâle que le drap où s'enfonçaient ses doigts crispés. Son pouls inégal était presque insensible maintenant.

Des gouttes suintaient sur sa figure bleuâtre, qui semblait comme figée dans l'exhalaison d'une vapeur métallique. Ses dents claquaient, ses yeux agrandis regardaient vaguement autour d'elle, et à toutes les questions elle ne répondait qu'en hochant la tête; même elle sourit deux ou trois fois. Peu à peu ses gémissements furent plus forts. Un hurlement sourd lui échappa; elle prétendit qu'elle allait mieux et qu'elle se lèverait tout à l'heure. Mais les convulsions la saisirent, elle s'écria:

– Ah! c'est atroce! mon Dieu!

Il se jeta à genoux contre son lit.

– Parle! qu'as-tu mangé? Réponds, au nom du ciel!

Et il la regardait avec des yeux d'une tendresse comme elle n'en avait jamais vu.

– Eh bien! là… là… dit-elle d'une voix défaillante.

Il bondit au secrétaire, brisa le cachet et lut tout haut: Qu'on n'accuse personne… Il s'arrêta, se passa la main sur les yeux, relut encore.

– Comment! au secours! à moi!

Et il ne pouvait faire que répéter ce mot: «Empoisonnée! empoisonnée!» Félicité courut chez Homais, qui l'exclama sur la place; Mme Lefrançois l'entendit au Lion d'or; quelques-uns se levèrent pour l'apprendre à leurs voisins, et toute la nuit le village fut en éveil.

Pâle, éperdu, balbutiant, près de tomber, Charles tournait dans la chambre. Il se heurtait aux meubles, s'arrachait les cheveux, et jamais le pharmacien n'avait cru qu'il pût y avoir de si épouvantable spectacle.

Il revint chez lui pour écrire à M. Canivet et au docteur Larivière. Il perdait la tête; il fit plus de quinze brouillons. Hippolyte partit à Neufchâtel, et Justin talonna si fort le cheval de Bovary, qu'il le laissa dans la côte du Bois-Guillaume, fourbu et aux trois quarts crevé.

Charles voulut feuilleter son dictionnaire de médecine; il n'y voyait pas; les lignes dansaient.

– Du calme! dit l'apothicaire. Il s'agit seulement d'administrer quelque puissant antidote. Quel est le poison?

Charles montra la lettre. C'était de l'arsenic.

– Eh bien! reprit Homais, il faudrait en faire l'analyse.

Car il savait qu'il faut, dans tous les empoisonnements, faire une analyse; et l'autre, qui ne comprenait pas, répondit:

– Ah! faites! faites! sauvez-la.

Puis, revenu près d'elle, il s'affaissa par terre sur le tapis, et il restait, la tête appuyée contre le bord de sa couche, à sangloter.

– Ne pleure pas! lui dit-elle. Bientôt je ne te tourmenterai plus!

– Pourquoi? Qui t'a forcée?

Elle répliqua:

– Il le fallait, mon ami.

– N'étais-tu pas heureuse? Est-ce ma faute? J'ai fait tout ce que j'ai pu, pourtant!

– Oui… c'est vrai… tu es bon, toi!

Et elle lui passait la main dans les cheveux, lentement; mais la douceur de cette sensation surchargeait sa tristesse; il sentait tout son être s'écrouler de désespoir à l'idée qu'il fallait la perdre, quand au contraire elle avouait pour lui plus d'amour que jamais; et il ne trouvait rien; il ne savait pas, il n'osait, l'urgence d'une résolution immédiate achevant de le bouleverser.

Elle en avait fini, songeait-elle, avec toutes les trahisons, les bassesses et les innombrables convoitises qui la torturaient. Elle ne haïssait personne maintenant; une confusion de crépuscule s'abattait en sa pensée, et de tous les bruits de la terre Emma n'entendait plus que l'intermittente lamentation de ce pauvre cœur, douce et indistincte comme le dernier écho d'une symphonie qui s'éloigne.

– Amenez-moi la petite, dit-elle en se soulevant du coude.