Za darmo

Œuvres complètes de Gustave Flaubert, tome I (of 8)

Tekst
iOSAndroidWindows Phone
Gdzie wysłać link do aplikacji?
Nie zamykaj tego okna, dopóki nie wprowadzisz kodu na urządzeniu mobilnym
Ponów próbęLink został wysłany

Na prośbę właściciela praw autorskich ta książka nie jest dostępna do pobrania jako plik.

Można ją jednak przeczytać w naszych aplikacjach mobilnych (nawet bez połączenia z internetem) oraz online w witrynie LitRes.

Oznacz jako przeczytane
Czcionka:Mniejsze АаWiększe Aa

XV

La foule stationnait contre le mur, parquée symétriquement entre des balustrades. A l'angle des rues voisines, de gigantesques affiches répétaient en caractères baroques: «Lucie de Lammermoor… Lagardy… Opéra… etc.» Il faisait beau; on avait chaud; la sueur coulait dans les frisures, tous les mouchoirs tirés épongeaient les fronts rouges, et parfois un vent tiède, qui soufflait de la rivière, agitait mollement la bordure des tentes en coutil suspendues à la porte des estaminets. Un peu plus bas, cependant, on était rafraîchi par un courant d'air glacial qui sentait le suif, le cuir et l'huile. C'était l'exhalaison de la rue des Charrettes, pleine de grands magasins noirs où l'on roule des barriques.

De peur de paraître ridicule, Emma voulut, avant d'entrer, faire un tour de promenade sur le port, et Bovary, par prudence, garda ses billets à sa main, dans la poche de son pantalon, qu'il appuyait contre son ventre.

Un battement de cœur la prit dès le vestibule. Elle sourit involontairement de vanité en voyant la foule qui se précipitait à droite par l'autre corridor, tandis qu'elle montait l'escalier des premières. Elle eut plaisir, comme un enfant, à pousser de son doigt les larges portes tapissées; elle aspira de toute sa poitrine l'odeur poussiéreuse des couloirs, et quand elle fut assise dans sa loge, elle se cambra la taille avec une désinvolture de duchesse.

La salle commençait à se remplir, on tirait les lorgnettes de leurs étuis, et les abonnés, s'apercevant de loin, se faisaient des salutations. Ils venaient se délasser dans les beaux-arts des inquiétudes de la vente; mais, n'oubliant point les affaires, ils causaient encore cotons, trois-six ou indigo. On voyait là des têtes de vieux, inexpressives et pacifiques, et qui, blanchâtres de chevelure et de teint, ressemblaient à des médailles d'argent ternies par une vapeur de plomb. Les jeunes beaux se pavanaient au parquet, étalant dans l'ouverture de leur gilet leur cravate rose ou vert-pomme; et Mme Bovary les admirait d'en haut, appuyant sur des badines à pommes d'or la paume tendue de leurs gants jaunes.

Cependant les bougies de l'orchestre s'allumèrent; le lustre descendit du plafond, versant avec le rayonnement de ses facettes une gaieté subite dans la salle; puis les musiciens entrèrent l'un après l'autre, et ce fut d'abord un long charivari de basses ronflant, de violons grinçant, de pistons trompettant, de flûtes et de flageolets qui piaulaient. Mais on entendit trois coups sur la scène; un roulement de timbales commença, les instruments de cuivre plaquèrent des accords, et le rideau, se levant, découvrit un paysage.

C'était le carrefour d'un bois, avec une fontaine, à gauche, ombragée par un chêne. Des paysans et des seigneurs, le plaid sur l'épaule, chantaient tous ensemble une chanson de chasse; puis il survint un capitaine qui invoquait l'ange du mal en levant au ciel ses deux bras; un autre parut; ils s'en allèrent; et les chasseurs reprirent.

Elle se retrouvait dans les lectures de sa jeunesse, en plein Walter Scott. Il lui semblait entendre, à travers le brouillard, le son des cornemuses écossaises se répéter sur les bruyères. D'ailleurs, le souvenir du roman facilitant l'intelligence du libretto, elle suivait l'intrigue phrase à phrase, tandis que d'insaisissables pensées qui lui revenaient se dispersaient aussitôt sous les rafales de la musique. Elle se laissait aller au bercement des mélodies et se sentait elle-même vibrer de tout son être, comme si les archets des violons se fussent promenés sur ses nerfs. Elle n'avait pas assez d'yeux pour contempler les costumes, les décors, les personnages, les arbres peints qui tremblaient quand on marchait, et les toques de velours, les manteaux, les épées, toutes ces imaginations qui s'agitaient dans l'harmonie comme dans l'atmosphère d'un autre monde. Mais une jeune femme s'avança en jetant une bourse à un écuyer vert. Elle resta seule, et alors on entendit une flûte qui faisait comme un murmure de fontaine et comme des gazouillements d'oiseau. Lucie entama d'un air brave sa cavatine en sol majeur; elle se plaignait d'amour, elle demandait des ailes; Emma, de même, aurait voulu, fuyant la vie, s'envoler dans une étreinte. Tout à coup, Edgar Lagardy parut.

Il avait une de ces pâleurs splendides qui donnent quelque chose de la majesté des marbres aux races ardentes du Midi. Sa taille vigoureuse était prise dans un pourpoint de couleur brune; un petit poignard ciselé lui battait sur la cuisse gauche, et il roulait des regards langoureusement, en découvrant ses dents blanches. On disait qu'une princesse polonaise, l'écoutant un soir chanter sur la plage de Biarritz, où il radoubait des chaloupes, en était devenue amoureuse. Elle s'était ruinée à cause de lui. Il l'avait plantée là pour d'autres femmes; et cette célébrité sentimentale ne laissait pas que de servir à sa réputation artistique. Le cabotin diplomate avait même soin de faire toujours glisser dans les réclames une phrase poétique sur la fascination de sa personne et la sensibilité de son âme. Un bel organe, un imperturbable aplomb, plus de tempérament que d'intelligence et d'emphase que de lyrisme, achevaient de rehausser cette admirable nature de charlatan, où il y avait du coiffeur et du toréador.

Dès la première scène, il enthousiasma. Il pressait Lucie dans ses bras, il la quittait, il revenait, il semblait désespéré; il avait des éclats de colère, puis des râles élégiaques d'une douceur infinie, et les notes s'échappaient de son cou nu, pleines de sanglots et de baisers. Emma se penchait pour le voir, égratignant avec ses ongles le velours de sa loge. Elle s'emplissait le cœur de ces lamentations mélodieuses qui se traînaient à l'accompagnement des contrebasses, comme des cris de naufragés dans le tumulte d'une tempête. Elle reconnaissait tous les enivrements et les angoisses dont elle avait manqué mourir. La voix de la chanteuse ne lui semblait être que le retentissement de sa conscience, et cette illusion qui la charmait quelque chose même de sa vie. Mais personne sur la terre ne l'avait aimée d'un pareil amour. Il ne pleurait pas comme Edgar, le dernier soir, au clair de lune, lorsqu'ils se disaient: « A demain! à demain!.. » La salle craquait sous les bravos; on recommença la strette entière; les amoureux parlaient des fleurs de leur tombe, de serments, d'exil, de fatalité, d'espérances, et quand ils poussèrent l'adieu final, Emma jeta un cri aigu, qui se confondit avec la vibration des derniers accords.

– Pourquoi donc, demanda Bovary, ce seigneur est-il à la persécuter?

– Mais non! répondit-elle, c'est son amant.

– Pourtant il jure de se venger sur sa famille, tandis que l'autre, celui qui est venu tout à l'heure, disait: «J'aime Lucie et je m'en crois aimé. » D'ailleurs il est parti avec son père bras dessus, bras dessous. Car c'est bien son père, n'est-ce pas, le petit laid qui porte une plume de coq à son chapeau?

Malgré les explications d'Emma, dès le duo récitatif où Gilbert expose à son maître Asthon ses abominables manœuvres, Charles, en voyant le faux anneau de fiançailles, qui doit abuser Lucie, crut que c'était un souvenir d'amour envoyé par Edgar. Il avouait, du reste, ne pas comprendre l'histoire, à cause de la musique qui nuisait beaucoup aux paroles.

– Qu'importe! dit Emma, tais-toi!

– C'est que j'aime, reprit-il en se penchant sur son épaule, à me rendre compte, tu sais bien?

– Tais-toi! tais-toi! fit-elle impatientée.

Lucie s'avançait, à demi soutenue par ses femmes, une couronne d'oranger dans les cheveux, et plus pâle que le satin blanc de sa robe. Emma rêvait au jour de son mariage; et elle se revoyait là-bas, au milieu des blés, sur le petit sentier, quand on marchait vers l'église.

Pourquoi donc n'avait-elle pas, comme celle-là, résisté, supplié? Elle était joyeuse, au contraire, sans s'apercevoir de l'abîme où elle se précipitait… Ah! si dans la fraîcheur de sa beauté, avant les souillures du mariage et la désillusion de l'adultère, elle avait pu placer sa vie sur quelque grand cœur solide, alors la vertu, la tendresse, les voluptés et le devoir se confondant, jamais elle ne serait descendue d'une félicité si haute. Mais ce bonheur-là, sans doute, était un mensonge imaginé pour le désespoir de tout désir. Elle connaissait à présent la petitesse des passions que l'art exagérait. S'efforçant donc d'en détourner sa pensée, Emma voulait ne plus voir dans cette reproduction de ses douleurs qu'une fantaisie plastique bonne à amuser les yeux, et même elle souriait intérieurement d'une pitié dédaigneuse, quand au fond du théâtre, sous la portière de velours, un homme apparut en manteau noir.

Son grand chapeau à l'espagnole tomba dans un geste qu'il fit; et aussitôt les instruments et les chanteurs entonnèrent le sextuor. Edgar, étincelant de furie, dominait tous les autres de sa voix plus claire. Asthon lui lançait en notes graves des provocations homicides, Lucie poussait sa plainte aiguë, Arthur modulait à l'écart des sons moyens, et la basse-taille du ministre ronflait comme un orgue, tandis que les voix de femmes, répétant ses paroles, reprenaient en chœur, délicieusement. Ils étaient tous sur la même ligne à gesticuler; et la colère, la vengeance, la jalousie, la terreur, la miséricorde et la stupéfaction s'exhalaient à la fois de leurs bouches entr'ouvertes. L'amoureux outragé brandissait son épée nue; sa collerette de guipure se levait par saccades, selon les mouvements de sa poitrine, et il allait de droite et de gauche, à grands pas, faisant sonner contre les planches les éperons vermeils de ses bottes molles, qui s'évasaient à la cheville. Il devait avoir, pensait-elle, un intarissable amour, pour en déverser sur la foule à si larges effluves. Toutes ces velléités de dénigrement s'évanouissaient sous la poésie du rôle qui l'envahissait; et, entraînée vers l'homme par l'illusion du personnage, elle tâcha de se figurer sa vie, cette vie retentissante, extraordinaire, splendide, et qu'elle aurait pu mener cependant, si le hasard l'avait voulu. Ils se seraient connus, ils se seraient aimés! Avec lui, par tous les royaumes de l'Europe, elle aurait voyagé de capitale en capitale, partageant ses fatigues et son orgueil, ramassant les fleurs qu'on lui jetait, brodant elle-même ses costumes; puis, chaque soir, au fond d'une loge, derrière la grille à treillis d'or, elle eût recueilli, béante, les expansions de cette âme qui n'aurait chanté que pour elle seule; de la scène, tout en jouant, il l'aurait regardée. Mais une folie la saisit; il la regardait, c'était sûr! Elle eut envie de courir dans ses bras pour se réfugier en sa force, comme dans l'incarnation de l'amour même, et de lui dire, de s'écrier: «Enlève-moi, emmène-moi, partons! à toi, à toi toutes mes ardeurs et tous mes rêves!»

 

Le rideau s'abaissa.

L'odeur du gaz se mêlait aux haleines; le vent des éventails rendait l'atmosphère plus étouffante. Emma voulut sortir; la foule encombrait les corridors, et elle retomba dans son fauteuil avec des palpitations qui la suffoquaient. Charles, ayant peur de la voir s'évanouir, courut à la buvette lui chercher un verre d'orgeat.

Il eut grand'peine à regagner sa place, car on lui heurtait les coudes à tous les pas, à cause du verre qu'il tenait entre ses mains, et même il en versa les trois quarts sur les épaules d'une Rouennaise en manches courtes, qui, sentant le liquide froid lui couler dans les reins, jeta des cris de paon, comme si on l'eût assassinée. Son mari, qui était un filateur, s'emporta contre le maladroit, et tandis qu'avec son mouchoir elle épongeait les taches sur sa belle robe de taffetas cerise, il murmurait d'un ton bourru les mots d'indemnité, de frais, de remboursement. Enfin Charles arriva près de sa femme, en lui disant tout essoufflé:

– J'ai cru, ma foi, que j'y resterais! il y a un monde!.. un monde!..

Il ajouta:

– Devine un peu qui j'ai rencontré là-haut? M. Léon!

– Léon!

– Lui-même! Il va venir te présenter ses civilités.

Et comme il achevait ces mots, l'ancien clerc d'Yonville entra dans la loge.

Il tendit sa main avec un sans-façon de gentilhomme, et Mme Bovary machinalement avança la sienne, sans doute obéissant à l'attraction d'une volonté plus forte. Elle ne l'avait pas sentie depuis ce soir de printemps où il pleuvait sur les feuilles vertes, quand ils se dirent adieu, debout au bord de la fenêtre. Mais, vite, se rappelant à la convenance de la situation, elle secoua dans un effort cette torpeur de ses souvenirs et se mit à balbutier des phrases rapides.

– Ah! bonjour! comment! vous voilà!

– Silence! cria une voix du parterre, car le troisième acte commençait.

– Vous êtes donc à Rouen?

– Oui.

– Et depuis quand?

– A la porte! à la porte!

On se tournait vers eux; ils se turent.

Mais, à partir de ce moment, elle n'écouta plus; et le chœur des conviés, la scène d'Asthon et de son valet, le grand duo en majeur, tout passa pour elle dans l'éloignement, comme si les instruments fussent devenus moins sonores et les personnages plus reculés. Elle se rappelait les parties de cartes chez le pharmacien et la promenade chez la nourrice, les lectures sous la tonnelle, les tête-à-tête au coin du feu, tout ce pauvre amour si calme et si long, si discret, si tendre, et qu'elle avait oublié cependant. Pourquoi Léon revenait-il? quelle combinaison d'aventures le replaçait dans sa vie? Il se tenait derrière elle, s'appuyant de l'épaule contre la cloison; et, de temps à autre, elle se sentait frissonner sous le souffle tiède de ses narines qui lui descendait dans la chevelure.

– Est-ce que cela vous amuse? dit-il en se penchant sur elle de si près que la pointe de sa moustache lui effleura la joue.

Elle répondit nonchalamment:

– Oh! mon Dieu… non! pas beaucoup.

Alors il fit la proposition de sortir du théâtre, pour aller prendre des glaces quelque part.

– Ah! pas encore! restons! dit Bovary, elle a les cheveux dénoués: cela promet d'être tragique!

Mais la scène de la folie n'intéressait point Emma, et le jeu de la chanteuse lui parut exagéré.

– Elle crie trop fort, dit-elle en se tournant vers Charles, qui écoutait.

– Oui… peut-être… un peu, répliqua-t-il, indécis entre la franchise de son plaisir et le respect qu'il portait aux opinions de sa femme.

Puis Léon dit en soupirant:

– Il fait une chaleur…

– Insupportable! c'est vrai.

– Es-tu gênée? demanda Bovary.

– Oui, j'étouffe; partons.

M. Léon lui posa délicatement sur les épaules son long châle de dentelle, et ils allèrent tous les trois s'asseoir sur le port, en plein air, devant le vitrage d'un café.

Il fut d'abord question de la maladie d'Emma, bien qu'elle interrompît Charles de temps à autre, par crainte, disait-elle, d'ennuyer M. Léon; et celui-ci leur raconta qu'il venait à Rouen passer deux ans dans une forte étude, afin de se rompre aux affaires, qui étaient différentes en Normandie de celles que l'on traitait à Paris. Puis il s'informa de Berthe, de la famille Homais, de la mère Lefrançois, et comme ils n'avaient en présence du mari rien de plus à se dire, bientôt la conversation s'arrêta.

Des gens qui sortaient du spectacle passèrent sur le trottoir, tous fredonnant ou braillant à plein gosier: O bel ange, ma Lucie! Alors Léon, pour faire le dilettante, se mit à parler musique. Il avait vu Tamburini, Rubini, Persiani, Grisi; et à côté d'eux, Lagardy, malgré ses grands éclats, ne valait rien.

– Pourtant, interrompit Charles, qui mordait à petits coups son sorbet au rhum, on prétend qu'au dernier acte il est admirable tout à fait; je regrette d'être parti avant la fin, car ça commençait à m'amuser. – Au reste, reprit le clerc, il donnera bientôt une autre représentation.

Mais Charles répondit qu'ils s'en allaient le lendemain.

– A moins, ajouta-t-il en se tournant vers sa femme, que tu ne veuilles rester seule, mon petit chat?

Et, changeant de manœuvre devant cette occasion inattendue qui s'offrait à son espoir, le jeune homme entama l'éloge de Lagardy dans le morceau final. C'était quelque chose de superbe, de sublime! Alors Charles insista:

– Tu reviendras dimanche. Voyons, décide-toi! tu as tort, si tu sens le moins du monde que cela te fait du bien.

Cependant les tables alentour se dégarnissaient; un garçon vint discrètement se poster près d'eux; Charles, qui comprit, tira sa bourse; le clerc le retint par le bras, et même n'oublia point de laisser en plus deux pièces blanches, qu'il fit sonner contre le marbre.

– Je suis fâché, vraiment, murmura Bovary, de l'argent que vous…

L'autre eut un geste dédaigneux plein de cordialité, et prenant son chapeau:

– C'est convenu, n'est-ce pas, demain, à six heures?

Charles se récria encore une fois qu'il ne pouvait s'absenter plus longtemps, mais rien n'empêchait Emma.

– C'est que… balbutia-t-elle avec un singulier sourire, je ne sais pas trop…

– Eh bien! tu réfléchiras, nous verrons, la nuit porte conseil.

Puis à Léon, qui les accompagnait:

– Maintenant que vous voilà dans nos contrées, vous viendrez, j'espère, de temps à autre, nous demander à dîner?

Le clerc affirma qu'il n'y manquerait pas, ayant d'ailleurs besoin de se rendre à Yonville pour une affaire de son étude. Et l'on se sépara devant le passage Saint-Herbland, au moment où onze heures et demie sonnaient à la cathédrale.

FIN DE LA DEUXIÈME PARTIE

TROISIÈME PARTIE

I

Tout en étudiant son droit, M. Léon avait passablement fréquenté la Chaumière, et obtenu même de fort jolis succès près des grisettes, qui lui trouvaient l'air distingué. C'était le plus convenable des étudiants: il ne portait les cheveux ni trop longs ni trop courts, ne mangeait pas le premier du mois l'argent de son trimestre, et se maintenait en de bons termes avec ses professeurs. Quant à faire des excès, il s'en était toujours abstenu, autant par pusillanimité que par délicatesse.

Souvent, lorsqu'il restait à lire dans sa chambre, ou bien assis le soir sous les tilleuls du Luxembourg, il laissait tomber son Code par terre, et le souvenir d'Emma lui revenait. Mais peu à peu ce sentiment s'affaiblit, et d'autres convoitises s'accumulèrent par-dessus, bien qu'il persistât cependant à travers elles; car Léon ne perdait pas toute espérance, et il y avait pour lui comme une promesse incertaine qui se balançait dans l'avenir, tel qu'un fruit d'or suspendu à quelque feuillage fantastique.

Puis, en la revoyant après trois années d'absence, sa passion se réveilla. Il fallait, pensa-t-il, se résoudre enfin à la vouloir posséder. D'ailleurs, sa timidité s'était usée au contact des compagnies folâtres, et il revenait en province, méprisant tout ce qui ne foulait pas d'un pied verni l'asphalte du boulevard. Auprès d'une Parisienne en dentelles, dans le salon de quelque docteur illustre, personnage à décorations et à voiture, le pauvre clerc, sans doute, eût tremblé comme un enfant; mais ici, à Rouen, sur le port, devant la femme de ce petit médecin, il se sentait à l'aise, sûr d'avance qu'il éblouirait. L'aplomb dépend des milieux où il se pose: on ne parle pas à l'entre-sol comme au quatrième étage, et la femme riche semble avoir autour d'elle, pour garder sa vertu, tous ses billets de banque, comme une cuirasse, dans la doublure de son corset.

En quittant la veille au soir M. et Mme Bovary, Léon, de loin, les avait suivis dans la rue; puis, les ayant vus s'arrêter à la Croix rouge, il avait tourné les talons et passé la nuit à méditer un plan.

Le lendemain donc, vers cinq heures, il entra dans la cuisine de l'auberge, la gorge serrée, les joues pâles, et avec cette résolution des poltrons que rien n'arrête.

– Monsieur n'y est point, répondit un domestique. Cela lui parut de bon augure. Il monta.

Elle ne fut pas troublée à son abord; elle lui fit, au contraire, des excuses pour avoir oublié de lui dire où ils étaient descendus.

– Oh! je l'ai deviné, reprit Léon.

– Comment?

Il prétendit avoir été guidé vers elle, au hasard, par un instinct. Elle se mit à sourire, et aussitôt, pour réparer sa sottise, Léon raconta qu'il avait employé sa matinée à la chercher successivement dans tous les hôtels de la ville.

– Vous vous êtes donc décidée à rester? ajouta-t-il.

– Oui, dit-elle, et j'ai eu tort. Il ne faut pas s'accoutumer à des plaisirs impraticables, quand on a autour de soi mille exigences…

– Oh! je m'imagine!..

– Eh! non, car vous n'êtes pas une femme, vous.

Mais les hommes avaient aussi leurs chagrins, et la conversation s'engagea par quelques réflexions philosophiques. Emma s'étendit beaucoup sur la misère des affections terrestres et l'éternel isolement où le cœur reste enseveli.

Pour se faire valoir, ou par imitation naïve de cette mélancolie qui provoquait la sienne, le jeune homme déclara s'être ennuyé prodigieusement tout le temps de ses études. La procédure l'irritait, d'autres vocations l'attiraient, et sa mère ne cessait dans chaque lettre de le tourmenter; car ils précisaient de plus en plus les motifs de leur douleur, chacun, à mesure qu'il parlait, s'exaltant un peu dans cette confidence progressive. Mais ils s'arrêtaient quelquefois devant l'exposition complète de leur idée et cherchaient alors à imaginer une phrase qui pût la traduire cependant. Elle ne confessa point sa passion pour un autre; il ne dit pas qu'il l'avait oubliée.

Peut-être ne se rappelait-il plus ses soupers après le bal, avec des débardeuses; et elle ne se souvenait plus sans doute des rendez-vous d'autrefois, quand elle courait le matin dans les herbes vers le château de son amant. Les bruits de la ville arrivaient à peine jusqu'à eux, et la chambre semblait petite tout exprès pour resserrer davantage leur solitude. Emma, vêtue d'un peignoir en basin, appuyait son chignon contre le dossier du vieux fauteuil; le papier jaune de la muraille faisait comme un fond d'or derrière elle: et sa tête nue se répétait dans la glace avec la raie blanche au milieu, et le bout de ses oreilles dépassant sous ses bandeaux.

– Mais pardon! dit-elle, j'ai tort! je vous ennuie avec mes éternelles plaintes!

– Non! jamais! jamais!

– Si vous saviez… reprit-elle en levant au plafond ses beaux yeux qui roulaient une larme, tout ce que j'avais rêvé!

– Et moi donc? oh! j'ai bien souffert! Souvent je sortais, je m'en allais, je me traînais le long des quais, m'étourdissant au bruit de la foule sans pouvoir bannir l'obsession qui me poursuivait. Il y a sur le boulevard, chez un marchand d'estampes, une gravure italienne qui représente une Muse. Elle est drapée d'une tunique et elle regarde la lune avec des myosotis sur sa chevelure dénouée. Quelque chose incessamment me poussait là; j'y suis resté des heures entières. Puis, d'une voix tremblante: – Elle vous ressemblait un peu.

 

Mme Bovary détourna la tête, pour qu'il ne vît pas sur ses lèvres l'irrésistible sourire qu'elle y sentait monter.

– Souvent, reprit-il, je vous écrivais des lettres qu'ensuite je déchirais. Elle ne répondait pas. Il continua: Je m'imaginais quelquefois qu'un hasard vous amènerait. J'ai cru vous reconnaître au coin des rues, et je courais après tous les fiacres où flottait à la portière un châle, un voile pareil au vôtre.

Elle semblait déterminée à le laisser parler sans l'interrompre. Croisant les bras et baissant la figure, elle considérait la rosette de ses pantoufles, et elle faisait dans leur satin de petits mouvements, par intervalles, avec les doigts de son pied. Cependant elle soupira:

– Ce qu'il y a de plus lamentable, n'est-ce pas, c'est de traîner, comme moi, une existence inutile! Si nos douleurs pouvaient servir à quelqu'un, on se consolerait dans la pensée du sacrifice!

Il se mit à vanter la vertu, le devoir et les immolations silencieuses, ayant lui-même un incroyable besoin de dévouement qu'il ne savait où assouvir.

– J'aimerais beaucoup, dit-elle, à être une religieuse d'hôpital.

– Hélas! répliqua-t-il, les hommes n'ont point de ces missions saintes, et je ne vois nulle part aucun métier… à moins peut-être que celui de médecin…

Avec un haussement léger de ses épaules, Emma l'interrompit, pour se plaindre de sa maladie où elle avait manqué mourir; quel dommage! elle ne souffrirait plus maintenant.

Léon tout de suite envia le calme du tombeau, et même un soir il avait écrit son testament en recommandant qu'on l'ensevelît dans ce beau couvre-pied à bandes de velours qu'il tenait d'elle; car c'est ainsi qu'ils auraient voulu avoir été, l'un et l'autre se faisant un idéal sur lequel ils ajustaient à présent leur vie passée. D'ailleurs, la parole est un laminoir qui allonge toujours les sentiments.

Mais à cette invention du couvre-pied:

– Pourquoi donc? demanda-t-elle.

– Pourquoi?.. Il hésitait… Parce que je vous ai bien aimée! Et, s'applaudissant d'avoir franchi la difficulté, Léon, du coin de l'œil, épia sa physionomie.

Ce fut comme le ciel, quand un coup de vent chasse les nuages. L'amas des pensées tristes qui les assombrissaient parut se retirer de ses yeux bleus, et tout son visage rayonna.

Il attendait. Enfin elle répondit:

– Je m'en étais toujours doutée.

Alors ils se racontèrent les petits événements de cette existence déjà lointaine, dont ils venaient de résumer, par un seul mot, les plaisirs et les mélancolies. Il se rappelait le berceau de clématites, les robes qu'elle avait portées, les meubles de sa chambre, toute sa maison.

– Et nos pauvres cactus, où sont-ils?

– Le froid les a tués cet hiver.

– Ah! que j'ai pensé à eux, savez-vous? Souvent je les revoyais, comme autrefois, quand par les matins d'été le soleil frappait sur les jalousies, et que j'apercevais vos deux bras nus, qui passaient entre les fleurs.

– Pauvre ami, fit-elle en lui tendant la main.

Léon bien vite y colla ses lèvres. Puis quand il eut largement respiré:

– Vous étiez dans ce temps-là, pour moi, je ne sais quelle force incompréhensible qui captivait ma vie. Une fois, par exemple, je suis venu chez vous; mais vous ne vous en souvenez pas, sans doute?

– Si, dit-elle. Continuez!

– Vous étiez en bas, dans l'antichambre, prête à sortir, sur la dernière marche, – vous aviez même un chapeau à petites fleurs bleues – et sans nulle invitation de votre part, malgré moi, je vous ai accompagnée. A chaque minute, cependant, j'avais de plus en plus conscience de ma sottise, et je continuais à marcher près de vous, n'osant vous suivre tout à fait, et ne voulant pas vous quitter. Quand vous entriez dans une boutique, je restais dans la rue, je vous regardais par le carreau défaire vos gants et compter la monnaie sur le comptoir. Ensuite vous avez sonné chez Mme Tuvache, on vous a ouvert; et je suis resté comme un idiot, devant la grande porte lourde, qui était retombée sur vous.

Mme Bovary, en l'écoutant, s'étonnait d'être si vieille; toutes ces choses qui réapparaissaient lui semblaient élargir son existence; cela faisait comme des immensités sentimentales où elle se reportait, et elle disait de temps à autre, à voix basse et les paupières à demi fermées: – Oui, c'est vrai!.. c'est vrai… c'est vrai…

Ils entendirent huit heures sonner aux différentes horloges du quartier Beauvoisine, qui est plein de pensionnats, d'églises et de grands hôtels abandonnés. Ils ne se parlaient plus; mais ils sentaient en se regardant un bruissement dans leur tête, comme si quelque chose de sonore se fût réciproquement échappé de leurs prunelles fixes. Ils venaient de se joindre les mains; et le passé, l'avenir, les réminiscences et les rêves, tout se trouvait confondu dans la douceur de cette extase. La nuit s'épaississait sur les murs, où brillaient encore, à demi perdues dans l'ombre, les grosses couleurs de quatre estampes représentant quatre scènes de la Tour de Nesle avec une légende, au bas, en espagnol et en français. Par la fenêtre à guillotine, on voyait un coin de ciel noir entre des toits pointus.

Elle se leva pour allumer deux bougies sur la commode, puis elle vint se rasseoir.

– Eh bien? fit Léon.

– Eh bien! répondit-elle.

Et il cherchait comment renouer le dialogue interrompu, quand elle lui dit:

– D'où vient que personne, jusqu'à présent, ne m'a jamais exprimé de sentiments pareils?

Le clerc se récria que les natures idéales étaient difficiles à comprendre. Lui, du premier coup d'œil, il l'avait aimée; et il se désespérait en pensant au bonheur qu'ils auraient eu si, par une grâce du hasard, se rencontrant plus tôt, ils se fussent attachés l'un à l'autre d'une manière indissoluble.

– J'y ai songé quelquefois, reprit-elle.

– Quel rêve! murmura Léon; et maniant délicatement le liséré bleu de sa longue ceinture blanche, il ajouta: – Qui nous empêche donc de le recommencer.

– Non, mon ami, répondit-elle… je suis trop vieille… vous êtes trop jeune… oubliez-moi! D'autres vous aimeront… vous les aimerez.

– Pas comme vous! s'écria-t-il.

– Enfant que vous êtes! Allons, soyons sage! je le veux!

Elle lui représenta les impossibilités de leur amour, et qu'il devait se tenir, comme autrefois, dans les simples termes d'une amitié fraternelle.

Était-ce sérieusement qu'elle parlait ainsi? Sans doute Emma n'en savait rien elle-même, tout occupée par le charme de la séduction et la nécessité de s'en défendre; et, contemplant le jeune homme d'un regard attendri, elle repoussait doucement les timides caresses que ses mains frémissantes essayaient:

– Ah! pardon, dit-il en se reculant. Et Emma fut prise d'un vague effroi, devant cette timidité plus dangereuse pour elle que la hardiesse de Rodolphe quand il s'avançait les bras ouverts. Jamais aucun homme ne lui avait paru si beau. Une exquise candeur s'échappait de son maintien. Il baissait ses longs cils fins qui se recourbaient. Sa joue à l'épiderme suave rougissait – pensait-elle – du désir de sa personne, et Emma sentait une invincible envie d'y porter ses lèvres. Alors se penchant vers la pendule comme pour regarder l'heure:

– Qu'il est tard, mon Dieu! dit-elle; que nous bavardons!

Il comprit l'allusion et chercha son chapeau.

– J'en ai même oublié le spectacle! Ce pauvre Bovary qui m'avait laissée tout exprès! M. Lormeaux, de la rue Grand-Pont, devait m'y conduire avec sa femme. Et l'occasion était perdue, car elle partait dès le lendemain.

– Vrai? fit Léon.

– Oui.