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Œuvres complètes de Gustave Flaubert, tome I (of 8)

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– Ne l'écoute point, mon garçon, reprenait la mère Lefrançois, ils t'ont déjà bien assez martyrisé! tu vas t'affaiblir encore. Tiens: avale! Et elle lui présentait quelque bon bouillon, quelque tranche de gigot, quelque morceau de lard, et parfois des petits verres d'eau-de-vie, qu'il n'avait pas le courage de porter à ses lèvres.

L'abbé Bournisien, apprenant qu'il empirait, fit demander à le voir. Il commença par le plaindre de son mal, tout en déclarant qu'il fallait s'en réjouir, puisque c'était la volonté du Seigneur, et profiter vite de l'occasion pour se réconcilier avec le ciel.

– Car, disait l'ecclésiastique d'un ton paterne, tu négligeais un peu tes devoirs; on te voyait rarement à l'office divin; combien y a-t-il d'années que tu ne t'es approché de la sainte table! Je comprends que tes occupations, que le tourbillon du monde aient pu t'écarter du soin de ton salut. Mais, à présent, c'est l'heure d'y réfléchir. Ne désespère pas cependant; j'ai connu de grands coupables qui, prêts de comparaître devant Dieu (tu n'en es pas encore là, je le sais bien), avaient imploré sa miséricorde, et qui certainement sont morts dans les meilleures dispositions. Espérons que, tout comme eux, tu nous donneras de bons exemples! Ainsi, par précaution, qui donc t'empêcherait de réciter matin et soir un «Je vous salue, Marie, pleine de grâces», et un «Notre Père, qui êtes aux cieux»? Oui, fais cela! pour moi, pour m'obliger. Qu'est-ce que ça coûte?.. me le promets-tu?

Le pauvre diable promit. Le curé revint les jours suivants. Il causait avec l'aubergiste et même racontait des anecdotes entremêlées de plaisanteries, de calembours qu'Hippolyte ne comprenait pas. Puis, dès que la circonstance le permettait, il retombait sur les matières de religion, en prenant une figure convenable.

Son zèle parut réussir, car bientôt le stréphopode témoigna l'envie d'aller en pèlerinage à Bon-Secours s'il se guérissait, à quoi M. Bournisien répondit qu'il ne voyait pas d'inconvénient. Deux précautions valaient mieux qu'une. On ne risquait rien.

L'apothicaire s'indigna contre ce qu'il appelait les manœuvres du prêtre; elles nuisaient, prétendait-il, à la convalescence d'Hippolyte, et il répétait à Mme Lefrançois: – Laissez-le! laissez-le! vous lui perturbez le moral avec votre mysticisme!

Mais la bonne femme ne voulait plus l'entendre. Il était la cause de tout. Par esprit de contradiction, elle accrocha même au chevet du malade un bénitier tout plein, avec une branche de buis.

Cependant la religion, pas plus que la chirurgie, ne paraissaient le secourir, et l'invincible pourriture allait montant toujours des extrémités vers le ventre. On avait beau varier les potions et changer les cataplasmes, les muscles chaque jour se décollaient davantage, et enfin Charles répondit par un signe de tête affirmatif, quand la mère Lefrançois lui demanda si elle ne pouvait point, en désespoir de cause, faire venir M. Canivet, de Neufchâtel, qui était une célébrité.

Docteur en médecine, âgé de cinquante ans, jouissant d'une bonne position et sûr de lui-même, le confrère ne se gêna pas pour rire dédaigneusement lorsqu'il découvrit cette jambe gangrenée jusqu'au genou. Puis, ayant déclaré net qu'il la fallait amputer, il s'en alla chez le pharmacien déblatérer contre les ânes qui avaient pu réduire un malheureux homme en un tel état. Secouant M. Homais par le bouton de sa redingote, il vociférait dans la pharmacie:

– Ce sont là des inventions de Paris! Voilà les idées de ces messieurs de la capitale! c'est comme le strabisme, le chloroforme et la lithotritie, un tas de monstruosités que le gouvernement devrait défendre! Mais on veut faire le malin, et l'on vous fourre des remèdes sans s'inquiéter des conséquences. Nous ne sommes pas si forts que cela, nous autres, nous ne sommes pas des savants, des mirliflores, des jolis cœurs; nous sommes des praticiens, des guérisseurs, et nous n'imaginerions jamais d'opérer quelqu'un qui se porte à merveille! Redresser des pieds-bots! Est-ce qu'on peut redresser des pieds-bots? c'est comme si l'on voulait, par exemple, rendre droit un bossu!

Homais souffrait en écoutant ce discours, et il dissimulait son malaise sous un sourire de courtisan, ayant besoin de ménager M. Canivet, dont les ordonnances quelquefois arrivaient jusqu'à Yonville; aussi ne prit-il pas la défense de Bovary, ne fit-il même aucune observation, et, abandonnant ses principes, il sacrifia sa dignité aux intérêts plus sérieux de son négoce.

Ce fut dans le village un événement considérable que cette amputation de cuisse par le docteur Canivet! Tous les habitants, ce jour-là, s'étaient levés de meilleure heure, et la grande rue, bien que pleine de monde, avait quelque chose de lugubre comme s'il se fût agi d'une exécution capitale. On discutait chez l'épicier sur la maladie d'Hippolyte; les boutiques ne vendaient rien; et Mme Tuvache, la femme du maire, ne bougeait pas de sa fenêtre, par l'impatience où elle était de voir venir l'opérateur.

Il arriva dans son cabriolet, qu'il conduisait lui-même. Mais le ressort du côté droit s'étant à la longue affaissé sous le poids de sa corpulence, il se faisait que la voiture penchait un peu tout en allant, et l'on apercevait, sur l'autre coussin près de lui, une vaste boîte, recouverte de basane rouge, dont les trois fermoirs de cuivre brillaient magistralement.

Quand il fut entré comme un tourbillon sous le porche du Lion d'or, le docteur, criant très haut, ordonna de dételer son cheval; puis il alla dans l'écurie voir s'il mangeait bien l'avoine; car, en arrivant chez ses malades, il s'occupait d'abord de sa jument et de son cabriolet. On disait même à ce propos: «Ah! M. Canivet, c'est un original!» Et on l'estimait davantage pour cet inébranlable aplomb. L'univers aurait pu crever jusqu'au dernier homme, qu'il n'eût pas failli à la moindre de ses habitudes.

Homais se présenta.

– Je compte sur vous, fit le docteur. Sommes-nous prêts? En marche!

L'apothicaire, en rougissant, avoua qu'il était trop sensible pour assister à une pareille opération.

– Quand on est simple spectateur, disait-il, l'imagination, vous savez, se frappe! Et puis, j'ai le système nerveux tellement…

– Ah! bah! interrompit Canivet, vous me paraissez, au contraire, porté à l'apoplexie. Et, d'ailleurs, cela ne m'étonne pas, car vous autres, messieurs les pharmaciens, vous êtes continuellement fourrés dans votre cuisine, ce qui doit finir par altérer votre tempérament. Regardez-moi plutôt: tous les jours je me lève à quatre heures, je fais ma barbe à l'eau froide (je n'ai jamais froid), et je ne porte pas de flanelle, je n'attrape aucun rhume, le coffre est bon! Je vis tantôt d'une manière, tantôt d'une autre, en philosophe, au hasard de la fourchette. C'est pourquoi je ne suis point délicat comme vous, et il m'est aussi parfaitement égal de découper un chrétien que la première volaille venue. Après ça, direz-vous, l'habitude… l'habitude!..

Alors, sans aucun égard pour Hippolyte qui suait d'angoisses entre ses draps, ces messieurs engagèrent une conversation, où l'apothicaire compara le sang-froid d'un chirurgien à celui d'un général; et ce rapprochement fut agréable à Canivet, qui se répandit en paroles sur les exigences de son art. Il le considérait comme un sacerdoce, bien que les officiers de santé le déshonorassent. Enfin, revenant au malade, il examina les bandes apportées par Homais, les mêmes qui avaient comparu lors du pied-bot, et demanda quelqu'un pour lui tenir le membre. On envoya chercher Lestiboudois, et M. Canivet, ayant retroussé ses manches, passa dans la salle de billard, tandis que l'apothicaire restait avec Artémise et l'aubergiste, plus pâles toutes les deux que leur tablier, et l'oreille tendue contre la porte.

Bovary, pendant ce temps-là, n'osait bouger de sa maison. Il se tenait en bas, dans la salle, assis au coin de la cheminée sans feu, le menton sur sa poitrine, les mains jointes, les yeux fixes. Quelle mésaventure! pensait-il, quel désappointement! Il avait pris pourtant toutes les précautions imaginables. La fatalité s'en était mêlée. N'importe! si Hippolyte plus tard venait à mourir, c'est lui qui l'aurait assassiné! Et puis, quelle raison donnerait-il dans les visites quand on l'interrogerait? Peut-être, cependant, s'était-il trompé en quelque chose? Il cherchait, ne trouvait pas. Mais les plus fameux chirurgiens se trompaient bien. Voilà ce qu'on ne voudrait jamais croire. On allait rire, au contraire, clabauder! Cela se répandrait jusqu'à Forges! jusqu'à Neufchâtel! jusqu'à Rouen! partout! Qui sait si des confrères n'écriraient pas contre lui? une polémique s'ensuivrait! il faudrait répondre dans les journaux. Hippolyte même pouvait lui faire un procès. Il se voyait déshonoré, ruiné, perdu! Et son imagination, assaillie par une multitude d'hypothèses, ballottait au milieu d'elles comme un tonneau vide emporté à la mer et qui roule sur les flots.

Emma, en face de lui, le regardait. Elle ne partageait pas son humiliation; elle en éprouvait une autre. C'était de s'être imaginé qu'un pareil homme pût valoir quelque chose, comme si vingt fois déjà elle n'avait pas suffisamment aperçu sa médiocrité.

Charles se promenait de long en large dans la chambre. Ses bottes craquaient sur le parquet.

– Assieds-toi, dit-elle, tu m'agaces!

Il se rassit.

Comment donc avait-elle fait (elle qui était si intelligente!) pour se méprendre encore une fois? Du reste, par quelle déplorable manie avoir ainsi abîmé son existence en sacrifices continuels! Elle se rappela tous ses instincts de luxe, toutes les privations de son âme, les bassesses du mariage, du ménage, ses rêves tombant dans la boue comme des hirondelles blessées, tout ce qu'elle avait désiré, tout ce qu'elle s'était refusé, tout ce qu'elle aurait pu avoir! et pourquoi? pourquoi?

 

Au milieu du silence qui emplissait le village, un cri déchirant traversa l'air. Bovary devint pâle à s'évanouir. Elle fronça les sourcils d'un geste nerveux, puis continua:

C'était pour lui cependant, pour cet être! pour cet homme! qui ne comprenait rien, qui ne sentait rien. Car il était là, tout tranquillement, et sans même se douter que le ridicule de son nom allait désormais la salir comme lui. Et elle avait fait des efforts pour l'aimer, et elle s'était repentie en pleurant d'avoir cédé à un autre!

– Mais c'était peut-être un valgus! exclama soudain Bovary, qui méditait.

Au choc imprévu de cette phrase, tombant sur sa pensée comme une balle de plomb dans un plat d'argent, Emma tressaillant leva la tête pour deviner ce qu'il voulait dire; – et ils se regardèrent silencieusement, presque ébahis de se voir, tant ils étaient par leur conscience éloignés l'un de l'autre. Charles la considérait avec le regard trouble d'un homme ivre, tout en écoutant, immobile, les derniers cris de l'amputé qui se suivaient en modulations traînantes, coupées de saccades aiguës, comme le hurlement lointain de quelque bête qu'on égorge. Emma mordait ses lèvres blêmes; et, roulant entre ses doigts un des brins du polypier qu'elle avait cassé, elle fixait sur Charles la pointe ardente de ses prunelles, comme deux flèches de feu prêtes à partir. Tout en lui l'irritait maintenant, sa figure, son costume, ce qu'il ne disait pas, sa personne entière, son existence enfin. Elle se repentait comme d'un crime de sa vertu passée, et ce qui en restait encore s'écroulait sous les coups furieux de son orgueil. Elle se délectait dans toutes les ironies mauvaises de l'adultère triomphant. Le souvenir de son amant revenait à elle avec des attractions vertigineuses; elle y jetait son âme, emportée vers cette image par un enthousiasme nouveau; et Charles lui semblait aussi détaché de sa vie, aussi absent pour toujours, aussi impossible et anéanti que s'il allait mourir et qu'il eût agonisé sous ses yeux.

Mais il se fit un bruit de pas sur le trottoir. Charles regarda; et à travers la jalousie baissée, il aperçut au bord des halles, en plein soleil, le docteur Canivet qui s'essuyait le front avec son foulard. Homais, derrière lui, portait à la main une grande boîte rouge, et ils se dirigeaient tous les deux du côté de la pharmacie.

Alors, par tendresse subite et découragement, Charles se tourna vers sa femme en lui disant:

– Embrasse-moi donc, ma bonne!

– Laisse-moi! fit-elle toute rouge de colère.

– Qu'as-tu? qu'as-tu? répétait-il stupéfait. Calme-toi! reprends-toi! Tu sais bien que je t'aime! viens!

– Assez! s'écria-t-elle d'un air terrible.

Et s'échappant de la salle, Emma ferma la porte si fort, que le baromètre bondit de la muraille et s'écrasa par terre.

Charles s'affaissa dans son fauteuil, bouleversé, cherchant ce qu'elle pouvait avoir, imaginant une maladie nerveuse, pleurant, et sentant vaguement circuler autour de lui quelque chose de funeste et d'incompréhensible.

Quand Rodolphe, le soir, arriva dans le jardin, il trouva sa maîtresse qui l'attendait au bas du perron, sur la première marche. Ils s'étreignirent, et toute leur rancune se fondit comme une neige sous la chaleur de ce baiser.

XII

Ils recommencèrent à s'aimer. Souvent même, au milieu de la journée. Emma lui écrivait tout à coup; puis, à travers les carreaux, faisait un signe à Justin, qui, dénouant vite sa serpillière, s'envolait à la Huchette. Rodolphe arrivait; c'était pour lui dire qu'elle s'ennuyait, que son mari était odieux et son existence affreuse!

– Est-ce que j'y peux quelque chose? s'écria-t-il un jour, impatienté.

– Ah! si tu voulais?..

Elle était assise par terre, entre ses genoux, les bandeaux dénoués, le regard perdu.

– Quoi donc? fit Rodolphe.

Elle soupira:

– Nous irions vivre ailleurs… quelque part…

– Tu es folle, vraiment! dit-il en riant. Est-ce possible?

Elle revint là-dessus; il eut l'air de ne pas comprendre et détourna la conversation.

Ce qu'il ne comprenait pas, c'était tout ce trouble dans une chose aussi simple que l'amour. Elle avait un motif, une raison et comme un auxiliaire à son attachement.

Cette tendresse, en effet, chaque jour s'accroissait davantage sous la répulsion du mari, et plus elle se livrait à l'un, plus elle exécrait l'autre; jamais Charles ne lui paraissait aussi désagréable, avoir les doigts aussi carrés, l'esprit aussi lourd, les façons si communes qu'après ses rendez-vous avec Rodolphe, quand ils se trouvaient ensemble. Alors, tout en faisant l'épouse et la vertueuse, elle s'enflammait à l'idée de cette tête dont les cheveux noirs se tournaient en une boucle vers le front hâlé, de cette taille à la fois si robuste et si élégante, de cet homme enfin qui possédait tant d'expérience dans la raison, tant d'emportement dans le désir! C'était pour lui qu'elle se limait les ongles avec un soin de ciseleur, et qu'il n'y avait jamais assez de cold-cream sur sa peau, ni de patchouli dans ses mouchoirs. Elle se chargeait de bracelets, de bagues, de colliers. Quand il devait venir, elle emplissait de roses ses deux grands vases de verre bleu, et disposait son appartement et sa personne comme une courtisane qui attend un prince. Il fallait que la domestique fût sans cesse à blanchir du linge, et de toute la journée Félicité ne bougeait de la cuisine, où le petit Justin, qui souvent lui tenait compagnie, la regardait travailler.

Le coude sur la longue planche où elle repassait, il considérait avidement toutes ces affaires de femme étalées autour de lui, les jupons de basin, les fichus, les collerettes, et les pantalons à coulisse, vastes de hanches et qui se rétrécissaient par le bas.

– A quoi cela sert-il? demandait le jeune garçon en passant sa main sur la crinoline ou les agrafes.

– Tu n'as donc jamais rien vu? répondait en riant Félicité, comme si ta patronne, Mme Homais, n'en portait pas de pareilles.

– Ah bien, oui! Mme Homais! Et il ajoutait d'un ton méditatif: Est-ce que c'est une dame comme Madame?

Mais Félicité s'impatientait de le voir tourner ainsi tout autour d'elle. Elle avait six ans de plus, et Théodore, le domestique de M. Guillaumin, commençait à lui faire la cour.

– Laisse-moi tranquille! disait-elle en déplaçant son pot d'empois. Va-t'en plutôt piler des amandes; tu es toujours à fourrager du côté des femmes; attends pour te mêler de ça, méchant mioche, que tu aies de la barbe au menton.

– Allons, ne vous fâchez pas, je m'en vais vous faire ses bottines.

Et aussitôt il atteignait sur le chambranle les chaussures d'Emma, tout empâtées de crotte, – la crotte des rendez-vous, – qui se détachait en poudre sous ses doigts, et qu'il regardait monter doucement dans un rayon de soleil.

– Comme tu as peur de les abîmer! disait la cuisinière, qui n'y mettait pas tant de façons quand elle les nettoyait elle-même, parce que Madame, dès que l'étoffe n'était plus fraîche, les lui abandonnait. Emma en avait une quantité dans son armoire, et qu'elle gaspillait à mesure, sans que jamais Charles se permît la moindre observation.

C'est ainsi qu'il déboursa trois cents francs pour une jambe de bois dont elle jugea convenable de faire cadeau à Hippolyte. Le pilon en était garni de liège, et il y avait des articulations à ressort, une mécanique compliquée recouverte d'un pantalon noir, que terminait une botte vernie. Mais Hippolyte, n'osant à tous les jours se servir d'une si belle jambe, supplia Mme Bovary de lui en procurer une autre, plus commode. Le médecin, bien entendu, fit encore les frais de cette acquisition.

Donc, le garçon d'écurie peu à peu recommença son métier. On le voyait comme autrefois parcourir le village, et quand Charles entendait de loin, sur les pavés, le bruit sec de son bâton, il prenait bien vite une autre route.

C'était M. L'Heureux, le marchand, qui s'était chargé de la commande; cela lui fournit l'occasion de fréquenter Emma. Il causait avec elle des nouveaux déballages de Paris, de mille curiosités féminines, se montrait fort complaisant, et jamais ne réclamait d'argent. Emma s'abandonnait à cette facilité de satisfaire tous ses caprices. Ainsi elle voulut avoir, pour la donner à Rodolphe, une fort belle cravache qui se trouvait à Rouen dans un magasin de parapluies. M. L'Heureux, la semaine d'après, la lui posa sur sa table.

Mais, le lendemain, il se présenta chez elle, avec une facture de deux cent soixante-dix francs, sans compter les centimes. Emma fut très embarrassée: tous les tiroirs du secrétaire étaient vides; on devait plus de quinze jours à Lestiboudois, deux trimestres à la servante, quantité d'autres choses encore, et Bovary attendait impatiemment l'envoi de M. Derozerais, qui avait coutume, chaque année, de payer vers la Saint-Pierre.

Elle réussit d'abord à éconduire L'Heureux; enfin il perdit patience: on le poursuivait; ses capitaux étaient absents; et s'il ne rentrait dans quelques-uns, il serait forcé de lui reprendre toutes les marchandises qu'elle avait.

– Eh! reprenez-les! dit Emma.

– Oh! c'est pour rire! répliqua-t-il. Seulement je ne regrette que la cravache. Ma foi! Je la redemanderai à Monsieur.

– Non! non! fit-elle.

– Ah! je te tiens, pensa L'Heureux.

Et, sûr de sa découverte, il sortit en répétant à demi-voix et avec son petit sifflement habituel:

– Soit! nous verrons! nous verrons!

Elle rêvait comment se tirer de là, quand la cuisinière, entrant, déposa sur la cheminée un petit rouleau de papier bleu de la part de M. Derozerais. Emma sauta dessus, l'ouvrit. Il y avait quinze napoléons. C'était le compte. Elle entendit Charles dans l'escalier; elle jeta l'or au fond de son tiroir et prit la clef.

Trois jours après, L'Heureux reparut.

– J'ai un arrangement à vous proposer, dit-il; si, au lieu de la somme convenue, vous vouliez prendre…

– La voilà! fit-elle en lui plaçant dans la main quatorze napoléons.

Le marchand fut stupéfait. Alors pour dissimuler son désappointement, il se répandit en excuses et en offres de service, qu'Emma refusa toutes; puis elle resta quelques minutes palpant dans la poche de son tablier les deux pièces de cent sous qu'il lui avait rendues. Elle se promettait d'économiser, afin de rendre plus tard…

– Ah bah! songea-t-elle, Charles n'y pensera plus.

Outre la cravache à pommeau de vermeil, Rodolphe avait reçu un cachet avec cette devise: Amor nel cor; de plus, une écharpe pour se faire un cache-nez, et enfin un porte-cigares tout pareil à celui du vicomte, que Charles avait autrefois ramassé sur la route et qu'Emma conservait. Cependant ces cadeaux l'humiliaient. Il en refusa plusieurs, elle insista, et Rodolphe finit par obéir, la trouvant tyrannique et trop envahissante. Puis elle avait d'étranges idées:

– Quand minuit sonnera, disait-elle, tu penseras à moi!

Et s'il avouait n'y avoir point songé, c'étaient des reproches en abondance, et qui se terminaient toujours par l'éternel mot:

– M'aimes-tu?

– Mais oui, je t'aime! répondait-il.

– Beaucoup?

– Certainement!

– Tu n'en as pas aimé d'autres, hein?

– Crois-tu m'avoir pris vierge? exclamait-il en riant.

Emma pleurait, et il s'efforçait de la consoler, enjolivant de calembours ses protestations.

– Oh! c'est que je t'aime! reprenait-elle, je t'aime à ne pouvoir me passer de toi, sais-tu bien? J'ai quelquefois des envies de te revoir où toutes les colères de l'amour me déchirent. Je me demande: Où est-il? Peut-être il parle à d'autres femmes? Elles lui sourient, il s'approche… Oh! non, n'est-ce pas, aucune ne te plaît? Il y en a de plus belles, mais moi je sais mieux aimer! Je suis ta servante et ta concubine! tu es mon roi! mon idole! tu es bon! tu es beau! tu es intelligent! tu es fort!

Il s'était tant de fois entendu dire ces choses, qu'elles n'avaient pour lui rien d'original. Emma ressemblait à toutes les maîtresses; et le charme de la nouveauté, peu à peu tombant comme un vêtement, laissait voir à nu l'éternelle monotonie de la passion, qui a toujours les mêmes formes et le même langage. Il ne distinguait pas, cet homme si plein de pratique, la dissemblance des sentiments sous la parité des expressions. Parce que des lèvres libertines ou vénales lui avaient murmuré des phrases pareilles, il ne croyait que faiblement à la candeur de celles-là; on en devait rabattre, pensait-il, les discours exagérés cachant les affections médiocres; – comme si la plénitude de l'âme ne débordait pas quelquefois par les métaphores les plus vides, puisque personne, jamais, ne peut donner l'exacte mesure de ses besoins, ni de ses conceptions, ni de ses douleurs, et que la parole humaine est comme un chaudron fêlé où nous battons des mélodies à faire danser les ours, quand on voudrait attendrir les étoiles.

 

Mais avec cette supériorité de critique appartenant à celui qui, dans n'importe quel engagement, se tient en arrière, Rodolphe aperçut en cet amour d'autres jouissances à exploiter. Il jugea toute pudeur incommode. Il la traita sans façon. Il en fit quelque chose de souple et de corrompu. C'était une sorte d'attachement idiot plein d'admiration pour lui, de voluptés pour elle, une béatitude qui l'engourdissait; et son âme s'enfonçait en cette ivresse et s'y noyait, ratatinée, comme le duc de Clarence, dans son tonneau de malvoisie.

Par l'effet seul de ses habitudes amoureuses, Mme Bovary changea d'allures. Ses regards devinrent plus hardis, ses discours plus libres; elle eut même l'inconvenance de se promener avec M. Rodolphe, une cigarette à la bouche, comme pour narguer le monde; enfin ceux qui doutaient encore ne doutèrent plus, quand on la vit un jour descendre de l'Hirondelle, la taille serrée dans un gilet, à la façon d'un homme; et Mme Bovary mère, qui, après une épouvantable scène avec son mari, était venue se réfugier chez son fils, ne fut pas la bourgeoise la moins scandalisée. Bien d'autres choses lui déplurent; d'abord Charles n'avait point écouté ses conseils pour l'interdiction des romans; puis le genre de la maison lui déplaisait; elle se permit des observations, et l'on se fâcha, une fois surtout, à propos de Félicité.

Mme Bovary mère, la veille au soir, en traversant le corridor, l'avait surprise dans la compagnie d'un homme, un homme à collier brun, d'environ quarante ans, et qui, au bruit de ses pas, s'était vite échappé de la cuisine. Alors Emma se prit à rire; mais la bonne dame s'emporta, déclarant qu'à moins de se moquer des mœurs, on devait surveiller celles des domestiques.

– De quel monde êtes-vous? dit la bru avec un regard tellement impertinent, que Mme Bovary lui demanda si elle ne défendait point sa propre cause.

– Sortez! fit la jeune femme, se levant d'un bond.

– Emma! maman! s'écriait Charles pour les rapatrier.

Mais elles s'étaient enfuies toutes les deux, dans leur exaspération. Emma trépignait en répétant:

– Ah! quel savoir-vivre! quelle paysanne!

Il courut à sa mère; elle était hors des gonds; elle balbutiait:

– C'est une insolente! une évaporée! pire peut-être!

Elle voulait partir immédiatement si l'autre ne venait lui faire des excuses. Charles retourna donc vers sa femme et la conjura de céder; il se mit à genoux; elle finit par répondre:

– Soit! j'y vais.

En effet, elle tendit la main à sa belle-mère avec une dignité de marquise, en lui disant:

– Excusez-moi, madame.

Puis, remontée chez elle, Emma se jeta tout à plat ventre sur son lit, et elle y pleura comme un enfant, la tête enfoncée dans l'oreiller.

Ils étaient convenus, elle et Rodolphe, qu'en cas d'événement extraordinaire, elle attacherait à la persienne un petit chiffon de papier blanc, afin que, si par hasard il se trouvait à Yonville, il accourût dans la ruelle, derrière la maison. Emma fit le signal; elle attendait depuis trois quarts d'heure, quand tout à coup elle aperçut Rodolphe au coin des halles. Elle fut tentée d'ouvrir la fenêtre, de l'appeler; déjà il avait disparu. Elle retomba désespérée.

Bientôt il lui sembla que l'on marchait sur le trottoir. C'était lui sans doute; elle descendit l'escalier, traversa la cour. Il était là, dehors. Elle se jeta dans ses bras.

– Prends donc garde, dit-il.

– Ah! si tu savais! reprit-elle.

Et elle se mit à lui raconter tout, à la hâte, sans suite, exagérant les faits, en inventant plusieurs, et prodiguant les parenthèses si abondamment qu'il n'y comprenait rien.

– Allons, mon pauvre ange, du courage, console-toi, patiente!

– Mais voilà quatre ans que je patiente et que je souffre!.. Un amour comme le nôtre devrait s'avouer à la face du ciel. Ils sont à me torturer. Je n'y tiens plus! Sauve-moi!

Elle se serrait contre Rodolphe. Ses yeux, pleins de larmes, étincelaient comme des flammes sous l'onde; sa gorge haletait à coups rapides; jamais il ne l'avait tant aimée; si bien qu'il en perdit la tête et qu'il lui dit:

– Que faut-il faire? que veux-tu?

– Emmène-moi! s'écria-t-elle. Enlève-moi! Oh! je t'en supplie!

Et elle se précipita sur sa bouche, comme pour y saisir le consentement inattendu qui s'en exhalait dans un baiser.

– Mais… reprit Rodolphe.

– Quoi donc?

– Et ta fille?

Elle réfléchit quelques minutes, puis répondit:

– Nous la prendrons, tant pis!

– Quelle femme! se dit-il en la regardant s'éloigner; car elle venait de s'échapper dans le jardin. On l'appelait.

La mère Bovary, les jours suivants, fut très étonnée de la métamorphose de sa bru. En effet, Emma se montra plus docile, et même poussa la déférence jusqu'à lui demander une recette pour faire mariner des cornichons.

Était-ce afin de les mieux duper l'un et l'autre? ou bien voulait-elle, par une sorte de stoïcisme voluptueux, sentir plus profondément l'amertume des choses qu'elle allait abandonner? Mais elle n'y prenait garde, au contraire; elle vivait comme perdue dans la dégustation anticipée de son bonheur prochain. C'était avec Rodolphe un éternel sujet de causeries. Elle s'appuyait sur son épaule; elle murmurait:

– Hein? quand nous serons dans la malle-poste!.. Y songes-tu? Est-ce possible! Il me semble qu'au moment où je sentirai la voiture s'élancer, ce sera comme si nous montions en ballon, comme si nous partions vers les nuages. Sais-tu que je compte les jours?.. Et toi?

Jamais Mme Bovary ne fut aussi belle qu'à cette époque, elle avait cette indéfinissable beauté qui résulte de la joie, de l'enthousiasme, du succès, et qui n'est que l'harmonie du tempérament avec les circonstances. Ses convoitises, ses chagrins, l'expérience du plaisir et ses illusions toujours jeunes, comme font aux fleurs le fumier, la pluie, les vents et le soleil, l'avaient par gradations développée, et elle s'épanouissait enfin dans la plénitude de sa nature. Ses paupières semblaient taillées tout exprès pour ces longs regards amoureux où la prunelle se perdait, tandis qu'un souffle fort écartait ses narines minces et relevait le coin charnu de ses lèvres, qu'ombrageait à la lumière un peu de duvet noir. On eût dit qu'un artiste habile en corruptions avait disposé sur sa nuque la torsade de ses cheveux. Ils s'enroulaient en une masse lourde, négligemment, et selon les hasards de l'adultère qui les dénouait tous les jours. Sa voix maintenant prenait des inflexions plus molles, sa taille aussi; quelque chose de subtil qui vous pénétrait se dégageait même des draperies de sa robe et de la cambrure de son pied. Charles, comme aux premiers temps de leur mariage, la trouvait délicieuse et tout irrésistible.

Quand il rentrait au milieu de la nuit, il n'osait pas la réveiller. La veilleuse de porcelaine arrondissait au plafond une clarté tremblante, et les rideaux fermés du petit berceau faisaient comme une hutte blanche, qui se bombait dans l'ombre, au bord du lit. Charles les regardait. Il croyait entendre l'haleine légère de son enfant. Elle allait grandir maintenant; chaque saison, vite, amènerait un progrès. Il la voyait déjà revenant de l'école à la tombée du jour, toute rieuse, avec sa brassière tachée d'encre, et portant au bras son panier; puis il faudrait la mettre en pension; cela coûterait beaucoup; comment faire? Alors il réfléchissait. Il pensait à louer une petite ferme aux environs, et qu'il surveillerait lui-même, tous les matins, en allant voir ses malades. Il en économiserait le revenu; il le placerait à la caisse d'épargne; ensuite il achèterait des actions, quelque part, n'importe où; d'ailleurs, la clientèle augmenterait; il y comptait, car il voulait que Berthe fût bien élevée, qu'elle eût des talents, qu'elle apprît le piano. Ah! qu'elle serait jolie, plus tard, à quinze ans, quand, ressemblant à sa mère, elle porterait comme elle, dans l'été, de grands chapeaux de paille; on les prendrait de loin pour les deux sœurs. Il se la figurait travaillant le soir auprès d'eux, sous la lumière de la lampe; elle lui broderait des pantoufles; elle s'occuperait du ménage; elle emplirait toute la maison de sa gentillesse et de sa gaieté. Enfin, ils songeraient à son établissement; on lui trouverait quelque brave garçon ayant un état solide; il la rendrait heureuse; cela durerait toujours.