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Œuvres complètes de Gustave Flaubert, tome I (of 8)

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X

Peu à peu, ces craintes de Rodolphe la gagnèrent. L'amour l'avait enivrée d'abord, et elle n'avait songé à rien au delà. Mais à présent qu'il était indispensable à sa vie, elle craignait d'en perdre quelque chose, ou même qu'il ne fût troublé. Quand elle s'en revenait de chez lui, elle jetait tout alentour des regards inquiets, épiant chaque forme qui passait à l'horizon, et chaque lucarne du village d'où l'on pouvait l'apercevoir. Elle écoutait les pas, les cris, le bruit des charrues; et elle s'arrêtait plus blême et plus tremblante que les feuilles des peupliers qui se balançaient sur sa tête.

Un matin qu'elle s'en retournait ainsi, elle crut distinguer tout à coup le long canon d'une carabine qui semblait la tenir en joue. Il dépassait obliquement un petit tonneau, à demi enfoui entre les herbes, au rebord d'un fossé. Emma, prête à défaillir de terreur, avança cependant, et un homme sortit du tonneau, comme ces diables à boudin qui se dressent du fond des boîtes. Il avait des guêtres bouclées jusqu'aux genoux, sa casquette enfoncée jusqu'aux yeux, les lèvres grelottantes et le nez rouge. C'était le capitaine Binet, à l'affût des canards sauvages.

– Vous auriez dû parler de loin! s'écria-t-il. Quand on aperçoit un fusil, il faut toujours avertir.

Le percepteur, par là, tâchait de dissimuler la crainte qu'il venait d'avoir, car un arrêté préfectoral ayant interdit la chasse aux canards autrement qu'en bateau, M. Binet, malgré son respect pour les lois, se trouvait en contravention. Aussi croyait-il à chaque minute entendre arriver le garde champêtre. Mais cette inquiétude irritait son plaisir, et, tout seul dans son tonneau, il s'applaudissait de son bonheur et de sa malice.

A la vue d'Emma, il parut soulagé d'un grand poids, et aussitôt entamant la conversation:

– Il ne fait pas chaud; ça pique!

Emma ne répondit rien. Il poursuivit:

– Et vous voilà sortie de bien bonne heure?

– Oui, dit-elle en balbutiant, je viens de chez la nourrice où est mon enfant.

– Ah! fort bien! fort bien! Quant à moi, tel que vous me voyez, dès la pointe du jour, je suis là; mais le temps est si crassineux, qu'à moins d'avoir la plume juste au bout…

– Bonsoir, monsieur Binet, interrompit-elle en lui tournant les talons.

– Serviteur, madame, reprit-il d'un ton sec.

Et il rentra dans son tonneau.

Emma se repentit d'avoir quitté si brusquement le percepteur. Sans doute il allait faire des conjectures défavorables. L'histoire de la nourrice était la pire excuse, tout le monde sachant bien à Yonville que la petite Bovary, depuis un an, était revenue chez ses parents.

D'ailleurs, personne n'habitait aux environs; ce chemin ne conduisait qu'à la Huchette; Binet donc avait deviné d'où elle venait; et il ne se tairait pas, il bavarderait, c'était certain! Elle resta jusqu'au soir à se torturer l'esprit dans tous les projets de mensonges imaginables, et ayant sans cesse devant les yeux cet imbécile à carnassière.

Charles, après le dîner, la voyant soucieuse, voulut, par distraction, la conduire chez le pharmacien, et la première personne qu'elle aperçut dans la pharmacie, ce fut encore lui, le percepteur! Il était debout devant le comptoir, éclairé par la lumière du bocal rouge, et il disait:

– Donnez-moi, je vous prie, une demi-once de vitriol.

– Justin! cria l'apothicaire, apporte-nous l'acide sulfurique! Puis à Emma, qui voulait monter dans l'appartement de Mme Homais: Non! restez, ce n'est pas la peine, elle va descendre. Chauffez-vous au poêle, en attendant… Excusez-moi… Bonjour, docteur (car le pharmacien se plaisait beaucoup à prononcer ce mot docteur, comme si, en l'adressant à un autre, il eût fait rejaillir sur lui-même quelque chose de la pompe qu'il y trouvait). Mais prends garde de renverser les mortiers! va plutôt chercher les chaises de la petite salle; tu sais bien qu'on ne dérange pas les fauteuils du salon.

Et pour remettre en place son fauteuil, Homais se précipitait hors du comptoir, quand Binet lui demanda une demi-once d'acide de sucre.

– Acide de sucre! fit le pharmacien dédaigneusement, je ne connais pas, j'ignore! Vous voulez peut-être de l'acide oxalique? C'est oxalique, n'est-il pas vrai?

Binet expliqua qu'il avait besoin d'un mordant pour composer lui-même une eau de cuivre, avec quoi dérouiller diverses garnitures de chasse. Emma tressaillit. Le pharmacien se mit à dire:

– En effet, le temps n'est pas propice, à cause de l'humidité.

– Cependant, reprit le percepteur d'un air finaud, il y a des personnes qui s'en arrangent.

Elle étouffait.

– Donnez-moi encore…

– Il ne s'en ira donc jamais! pensait-elle.

– Une demi-once d'arcanson et de térébenthine, quatre onces de cire jaune, et trois demi-onces de noir animal, s'il vous plaît, pour nettoyer les cuirs vernis de mon équipement.

L'apothicaire commençait à tailler de la cire, quand Mme Homais parut avec Irma dans ses bras, Napoléon à ses côtés et Athalie qui la suivait. Elle alla s'asseoir sur le banc de velours contre la fenêtre, et le gamin s'accroupit sur un tabouret, tandis que sa sœur aînée rôdait autour de la boîte à jujube, près de son petit papa. Il emplissait des entonnoirs et bouchait des flacons; il collait des étiquettes; il confectionnait des paquets. On se taisait autour de lui; et l'on entendait seulement, de temps à autre, tinter les poids dans les balances, avec quelques paroles basses du pharmacien donnant des conseils à son élève.

– Comment va votre jeune personne? demanda tout à coup Mme Homais.

– Silence! exclama son mari, qui écrivait des chiffres sur le cahier de brouillons.

– Pourquoi ne l'avez-vous pas amenée? reprit-elle à demi-voix.

– Chut! chut! fit Emma, en désignant du doigt l'apothicaire.

Mais Binet, tout entier à la lecture de l'addition, n'avait rien entendu probablement. Enfin il sortit. Alors Emma, débarrassée, poussa un grand soupir.

– Comme vous respirez fort! dit Mme Homais.

– Ah! c'est qu'il fait un peu chaud, répondit-elle.

Ils avisèrent donc le lendemain à organiser leurs rendez-vous. Emma voulait corrompre sa servante par un cadeau; mais il eût mieux valu découvrir à Yonville quelque maison discrète. Rodolphe promit d'en chercher une.

Pendant tout l'hiver, trois ou quatre fois la semaine, à la nuit noire, il arrivait dans le jardin. Emma, tout exprès, avait retiré la clef de la barrière, que Charles crut perdue.

Pour l'avertir, Rodolphe jetait contre les persiennes une poignée de sable. Elle se levait en sursaut; mais quelquefois, il lui fallait attendre, car Charles avait la manie de bavarder au coin du feu, et il n'en finissait pas. Elle se dévorait d'impatience; si ses yeux l'avaient pu, ils l'eussent fait sauter par les fenêtres. Enfin elle commençait sa toilette de nuit, puis elle prenait un livre et continuait à lire fort tranquillement, comme si la lecture l'eût amusée. Mais Charles qui était au lit l'appelait pour se coucher.

– Viens donc, Emma, disait-il, il est temps.

– Oui, j'y vais! répondait-elle.

Cependant, comme les bougies l'éblouissaient, il se tournait vers le mur et s'endormait. Elle s'échappait en retenant son haleine, souriante, palpitante, déshabillée.

Rodolphe avait un grand manteau; il l'en enveloppait tout entière, et, passant le bras autour de sa taille, il l'entraînait sans parler jusqu'au fond du jardin.

C'était sous la tonnelle, sur ce même banc de bâtons pourris où autrefois Léon la regardait si amoureusement, durant les soirs d'été. Elle ne pensait guère à lui, maintenant.

Les étoiles brillaient à travers les branches du jasmin sans feuilles. Ils entendaient derrière eux la rivière qui coulait, et de temps à autre, sur la berge, le claquement des roseaux secs. Des massifs d'ombre, çà et là, se bombaient dans l'obscurité, et parfois frissonnant tous d'un seul mouvement, ils se dressaient et se penchaient comme d'immenses vagues noires, qui se fussent avancées pour les recouvrir. Le froid de la nuit les faisait s'étreindre davantage, les soupirs de leurs lèvres leur semblaient plus forts; leurs yeux, qu'ils entrevoyaient à peine, leur paraissaient plus grands, et au milieu du silence, il y avait des paroles dites tout bas qui tombaient sur leur âme avec une sonorité cristalline et qui s'y répercutaient en vibrations multipliées.

Lorsque la nuit était pluvieuse, ils s'allaient réfugier dans le cabinet aux consultations, entre le hangar et l'écurie. Elle allumait un des flambeaux de la cuisine, qu'elle avait caché derrière les livres. Rodolphe s'installait là comme chez lui. La vue de la bibliothèque et du bureau, de tout l'appartement enfin, excitait sa gaieté; et il ne pouvait se retenir de faire sur Charles quantité de plaisanteries qui embarrassaient Emma. Elle eût désiré le voir plus sérieux, et même plus dramatique à l'occasion, comme cette fois où elle crut entendre dans l'allée un bruit de pas qui s'approchait.

– On vient, dit-elle…

Il souffla la lumière.

– As-tu tes pistolets?

– Pourquoi?

– Mais… pour te défendre, reprit Emma.

– Est-ce de ton mari? Ah! le pauvre garçon.

Et Rodolphe acheva sa phrase avec un geste qui signifiait: Je l'écraserais d'une chiquenaude.

Elle fut ébahie de sa bravoure, bien qu'elle y sentît une sorte d'indélicatesse et de grossièreté naïve qui la scandalisa.

Rodolphe réfléchit beaucoup à cette histoire de pistolets.

Si elle avait parlé sérieusement, cela était fort ridicule, pensait-il, odieux même, car il n'avait, lui, aucune raison de haïr ce bon Charles, n'étant pas ce qui s'appelle dévoré de jalousie; – et à ce propos, Emma lui avait fait un grand sermon, qu'il ne trouvait pas non plus du meilleur goût.

 

D'ailleurs, elle devenait bien sentimentale. Il avait fallu échanger des miniatures, on s'était coupé des poignées de cheveux, et elle demandait à présent une bague, un véritable anneau de mariage en signe d'alliance éternelle. Souvent elle lui parlait des cloches du soir ou des voix de la nature; puis elle l'entretenait de sa mère, à elle, et de sa mère, à lui. Rodolphe l'avait perdue depuis vingt ans. Emma, néanmoins, l'en consolait avec des mièvreries de langage, comme on eût fait à un marmot abandonné, et même lui disait quelquefois en regardant la lune:

– Je suis sûre que là-haut, ensemble, elles approuvent notre amour.

Mais elle était si jolie! il en avait possédé si peu d'une candeur pareille! cet amour sans libertinage était pour lui quelque chose de nouveau, et qui, le sortant de ses habitudes faciles, caressait à la fois son orgueil et sa sensualité. L'exaltation d'Emma, que son bon sens bourgeois dédaignait, lui semblait au fond du cœur charmante, puisqu'elle s'adressait à sa personne. Alors, sûr d'être aimé, il ne se gêna pas, et insensiblement ses façons changèrent.

Il n'avait plus, comme autrefois, de ces mots si doux qui la faisaient pleurer, ni de ces véhémentes caresses qui la rendaient folle; – si bien que leur grand amour, où elle vivait plongée, parut se diminuer sous elle, comme l'eau d'un fleuve qui s'absorberait dans son lit; et elle aperçut la vase. Elle n'y voulut pas croire; elle redoubla de tendresse; Rodolphe, de moins en moins, cacha son indifférence.

Elle ne savait pas si elle regrettait de lui avoir cédé, ou si elle ne souhaitait point, au contraire, le chérir davantage. L'humiliation de se sentir faible se tournait en une rancune que les voluptés tempéraient. Ce n'était pas de l'attachement, mais comme une séduction permanente. Il la subjuguait. Elle en avait presque peur.

Les apparences, néanmoins, étaient plus calmes que jamais, Rodolphe ayant réussi à conduire l'adultère selon sa fantaisie; et au bout de six mois, quand le printemps arriva, ils se trouvaient l'un vis-à-vis de l'autre comme deux mariés, qui entretiennent tranquillement une flamme domestique.

C'était l'époque où le père Rouault envoyait son dinde, en souvenir de sa jambe remise. Le cadeau arrivait toujours avec une lettre. Emma coupa la corde qui la retenait au panier, et lut les lignes suivantes:

«Mes chers enfants,

«J'espère que la présente vous trouvera en bonne santé, et que celui-là vaudra bien les autres, car il me semble un peu plus mollet, si j'ose dire, et plus massif. Mais la prochaine fois, par changement, je vous donnerai un coq, à moins que vous ne teniez de préférence aux picots, et renvoyez-moi la bourriche, s'il vous plaît, avec les deux anciennes. J'ai eu un malheur à ma charretterie, dont la couverture, une nuit qu'il ventait fort, s'est envolée dans les arbres. La récolte non plus n'a pas été trop fameuse. Enfin, je ne sais pas quand j'irai vous voir. Ça m'est tellement difficile de quitter maintenant la maison, depuis que je suis seul, ma pauvre Emma!»

Et il y avait ici un intervalle entre les lignes, comme si le bonhomme eût laissé tomber sa plume, pour rêver quelque temps.

«Quant à moi, je vais bien, sauf un rhume que j'ai attrapé l'autre jour à la foire d'Yvetot, où j'étais parti pour retenir un berger, ayant mis le mien dehors, par suite de sa trop grande délicatesse de bouche. Comme on est à plaindre avec tous ces brigands-là! Du reste, c'était aussi un malhonnête.

«J'ai appris d'un colporteur qui, voyageant cet hiver par vos pays, s'est fait arracher une dent, que Bovary travaillait toujours dur. Ça ne m'étonne pas, et il m'a montré sa dent; nous avons pris un café ensemble. Je lui ai demandé s'il t'avait vue, il m'a dit que non, mais qu'il avait vu dans l'écurie deux animaux, d'où je conclus que le métier roule. Tant mieux, mes chers enfants, et que le bon Dieu vous envoie tout le bonheur imaginable.

«Il me fait deuil de ne pas connaître encore ma bien-aimée petite-fille, Berthe Bovary. J'ai planté pour elle, dans le jardin, sous ta chambre, un prunier de prunes d'avoine, et je ne veux pas qu'on y touche, si ce n'est pour lui faire plus tard des compotes, que je garderai dans l'armoire, à son intention, quand elle viendra.

«Adieu, mes chers enfants. Je t'embrasse, ma fille; vous aussi, mon gendre, et la petite sur les deux joues.

«Je suis, avec bien des compliments,
«Votre tendre père.
«Théodore Rouault.»

Elle resta quelques minutes à tenir entre ses doigts ce gros papier. Les fautes d'orthographe s'y enlaçaient les unes aux autres; et Emma poursuivait la pensée douce qui caquetait tout au travers, comme une poule à demi cachée dans une haie d'épines. On avait séché l'écriture avec les cendres du foyer, car un peu de poussière grise glissa de la lettre sur sa robe, et elle crut presque apercevoir son père se courbant vers l'âtre pour saisir les pincettes. Comme il y avait longtemps qu'elle n'était plus auprès de lui, sur l'escabeau, dans la cheminée, quand elle faisait brûler le bout d'un bâton à la grande flamme des joncs marins qui pétillaient!.. Elle se rappela les soirs d'été tout pleins de soleil. Les poulains hennissaient quand on passait, et galopaient, galopaient… Il y avait sous sa fenêtre une ruche à miel, et quelquefois les abeilles, tournoyant dans la lumière, frappaient contre les carreaux, comme des balles d'or rebondissantes. Quel bonheur dans ce temps-là! quelle liberté! quel espoir! quelle abondance d'illusions! Il n'en restait plus, maintenant! Elle en avait dépensé à toutes les aventures de son âme, par toutes les conditions successives, dans la virginité, dans le mariage et dans l'amour; – les perdant ainsi le long de sa vie, comme un voyageur qui laisse quelque chose de sa richesse à toutes les auberges de la route.

Mais qui donc la rendait si malheureuse? où était la catastrophe extraordinaire qui l'avait bouleversée? Et elle releva la tête, regardant autour d'elle, comme pour chercher la cause de ce qui la faisait souffrir.

Un rayon d'avril chatoyait sur les porcelaines de l'étagère; le feu brûlait; elle sentait sous ses pantoufles la douceur du tapis; le jour était blanc, l'atmosphère tiède, et elle entendit son enfant qui poussait des éclats de rire.

La petite fille se roulait alors sur le gazon, au milieu de l'herbe qu'on fanait. Elle était couchée à plat ventre, au bout d'une meule. Sa bonne la retenait par la jupe, Lestiboudois ratissait à côté, et chaque fois qu'il s'approchait, elle se penchait en battant l'air de ses deux bras.

– Amenez-la-moi! dit sa mère, se précipitant pour l'embrasser. Comme je t'aime, ma pauvre enfant, comme je t'aime!

Puis, s'apercevant qu'elle avait le bout des oreilles un peu sale, elle sonna vite pour avoir de l'eau chaude et la nettoya, la changea de linge, de bas, de souliers, fit mille questions sur sa santé, comme au retour d'un voyage, et enfin, la baisant encore et pleurant un peu, elle la remit aux mains de la domestique, qui restait fort ébahie devant cet excès de tendresse.

Rodolphe, le soir, la trouva plus sérieuse que d'habitude.

– Cela se passera, jugea-t-il, c'est un caprice.

Et il manqua consécutivement à trois rendez-vous. Puis, quand il revint, elle se montra froide et presque dédaigneuse.

– Ah! tu perds ton temps, ma mignonne.

Et il eut l'air de ne point remarquer ses soupirs mélancoliques, ni le mouchoir qu'elle tirait.

C'est alors qu'Emma se repentit!

Elle se demanda même pourquoi donc elle exécrait Charles, et s'il n'eût pas été meilleur de le pouvoir aimer. Mais il n'offrait pas grande prise à ces retours du sentiment, si bien qu'elle demeurait fort embarrassée dans sa velléité de sacrifice, lorsque l'apothicaire vint à propos lui fournir une occasion.

XI

Il avait lu dernièrement l'éloge d'une nouvelle méthode pour la cure des pieds-bots; et comme il était partisan du progrès, il conçut cette idée patriotique que Yonville, pour se mettre au niveau, devait avoir des opérations de stréphopodie.

– Car, disait-il à Emma, que risque-t-on? Examinez (et il énumérait sur ses doigts les avantages de la tentative): succès presque certain, soulagement et embellissement du malade, célébrité vite acquise à l'opérateur. Pourquoi votre mari, par exemple, ne voudrait-il pas débarrasser ce pauvre Hippolyte du Lion d'or? Notez qu'il ne manquerait pas de raconter sa guérison à tous les voyageurs, et puis (Homais baissait la voix et regardait autour de lui), qui donc m'empêcherait d'envoyer au journal une petite note là-dessus? Eh! mon Dieu! un article circule… on en parle… cela finit par faire la boule de neige! et qui sait? qui sait?

En effet, Bovary pouvait réussir: rien n'affirmait à Emma qu'il ne fût habile; et quelle satisfaction pour elle que de l'avoir engagé à une démarche d'où sa réputation et sa fortune se trouveraient accrues! Elle ne demandait qu'à s'appuyer sur quelque chose de plus solide que l'amour.

Charles, sollicité par l'apothicaire et par elle, se laissa convaincre. Il fit venir de Rouen le volume du docteur Duval; et, tous les soirs, se prenant la tête entre les mains, il s'enfonçait dans cette lecture.

Tandis qu'il étudiait les équins, les varus et les valgus, c'est-à-dire la stréphocatopodie, la stréphendopodie et la stréphexopodie (ou, pour parler mieux, les différentes dérivations du pied, soit en bas, en dedans ou en dehors), avec la stréphypopodie et la stréphanopodie (autrement torsion en dessous et redressement en haut), M. Homais, par toutes sortes de raisonnements, exhortait le garçon d'auberge à se faire opérer.

– A peine sentiras-tu, peut-être, une légère douleur; c'est une simple piqûre, comme une petite saignée, moins que l'extirpation de certains cors.

Hippolyte, réfléchissant, roulait des yeux stupides.

– Du reste, reprenait le pharmacien, ça ne me regarde pas! c'est pour toi! par humanité pure! Je voudrais te voir, mon ami, débarrassé de ta hideuse claudication, avec ce balancement de la région lombaire, qui, bien que tu prétendes, doit te nuire considérablement dans l'exercice de ton métier.

Alors Homais lui représentait combien il se sentirait ensuite plus gaillard et plus ingambe, et même lui donnait à entendre qu'il s'en trouverait mieux pour plaire aux femmes. Et le valet d'écurie se prenait à sourire lourdement. Puis il l'attaquait par la vanité:

– N'es-tu pas un homme, saprelotte!!! Que serait-ce donc s'il t'avait fallu servir… aller combattre sous les drapeaux?.. Ah! Hippolyte!

Et Homais s'éloignait, déclarant qu'il ne comprenait pas cet entêtement, cet aveuglement à se refuser aux bienfaits de la science.

Le malheureux céda, car ce fut comme une conjuration. Binet, qui ne se mêlait jamais des affaires d'autrui, Mme Lefrançois, Artémise, les voisins, et jusqu'au maire, M. Tuvache, tout le monde l'engageait, le sermonnait, lui faisait honte; mais ce qui acheva de le décider, c'est que ça ne lui coûterait rien. Bovary se chargeait même de fournir la machine où l'on devait enfermer son membre après l'opération. Emma avait eu l'idée de cette générosité; et Charles y consentit, se disant au fond du cœur que sa femme était un ange.

Avec les conseils du pharmacien, et en recommençant trois fois, il fit donc construire par le menuisier, aidé du serrurier, une manière de boîte pesant huit livres environ, et où le fer, le bois, la tôle, le cuir, les vis et les écrous ne se trouvaient point épargnés.

Cependant, pour savoir quel tendon couper à Hippolyte, il fallait connaître d'abord quelle espèce de pied-bot il avait.

Il avait un pied faisant avec la jambe une ligne presque droite, ce qui ne l'empêchait pas d'être tourné en dedans, de sorte que c'était un équin mêlé d'un peu de varus, ou bien un léger varus fortement accusé d'équin. Mais avec cet équin, large en effet comme un pied de cheval, à peau rugueuse, à tendons secs, à gros orteils, et où les ongles noirs figuraient les clous d'un fer, le stréphopode, depuis le matin jusqu'à la nuit, galopait comme un cerf. On le voyait continuellement sur la Place sautiller tout autour des charrettes, en jetant en avant son support inégal. Il semblait même plus vigoureux de cette jambe-là que de l'autre. A force d'avoir servi, elle avait contracté comme des qualités morales de patience et d'énergie, et quand on lui donnait quelque gros ouvrage, il s'écorait dessus, préférablement.

Or, puisque c'était un équin, il fallait couper le tendon d'Achille, quitte à s'en prendre plus tard au muscle tibial antérieur, pour se débarrasser du varus; car le médecin n'osait d'un seul coup risquer deux opérations, et même il tremblait déjà, dans la peur d'attaquer quelque région importante qu'il ne connaissait pas.

 

Ni Ambroise Paré appliquant pour la première fois depuis Celse, après quinze siècles d'intervalle, la ligature immédiate d'une artère; ni Dupuytren allant ouvrir un abcès à travers une couche épaisse d'encéphale; ni Gensoul, quand il fit la première ablation de maxillaire supérieur, n'avaient, certes, le cœur si palpitant, la main si frémissante, l'intellect aussi tendu que M. Bovary quand il approcha d'Hippolyte son ténotome entre les doigts. Et, comme dans les hôpitaux, l'on voyait à côté, sur une table, un tas de charpie, des fils cirés, beaucoup de bandes, une pyramide de bandes, tout ce qu'il y avait de bandes chez l'apothicaire. C'était M. Homais qui avait organisé dès le matin tous ces préparatifs, autant pour éblouir la multitude que pour s'illusionner lui-même. Charles piqua la peau; on entendit un craquement sec. Le tendon était coupé, l'opération était finie. Hippolyte n'en revenait pas de surprise; il se penchait sur les mains de Bovary pour les couvrir de baisers.

– Allons, calme-toi, disait l'apothicaire, tu témoigneras plus tard ta reconnaissance envers ton bienfaiteur!

Et il descendit conter le résultat à cinq ou six curieux qui stationnaient dans la cour et qui s'imaginaient qu'Hippolyte allait reparaître marchant droit. Puis Charles, ayant bouclé son malade dans le moteur mécanique, s'en retourna chez lui, où Emma, tout anxieuse, l'attendait sur la porte. Elle lui sauta au cou; ils se mirent à table; il mangea beaucoup; et même il voulut au dessert prendre une tasse de café, débauche qu'il ne se permettait que le dimanche lorsqu'il y avait du monde.

La soirée fut charmante, pleine de causerie, de rêves en commun. Ils parlèrent de leur fortune future, d'améliorations à introduire dans leur ménage; il voyait sa considération s'étendant, son bien-être s'augmentant, sa femme l'aimant toujours; et elle se trouvait heureuse de se rafraîchir dans un sentiment nouveau, plus sain, meilleur, enfin d'éprouver quelque tendresse pour ce pauvre garçon qui la chérissait. L'idée de Rodolphe un moment lui passa par la tête; mais ses yeux se reportèrent sur Charles. Elle remarqua même avec surprise qu'il n'avait point les dents vilaines.

Ils étaient au lit lorsque M. Homais, malgré la cuisinière, entra tout à coup dans la chambre, en tenant à la main une feuille de papier fraîche écrite. C'était la réclame qu'il destinait au Fanal de Rouen. Il la leur apportait à lire.

– Lisez vous-même, dit Bovary.

Il lut: «Malgré les préjugés qui recouvrent encore une partie de la face de l'Europe comme un réseau, la lumière cependant commence à pénétrer dans nos campagnes. C'est ainsi que mardi, notre petite cité d'Yonville s'est vue le théâtre d'une expérience chirurgicale qui est en même temps un acte de haute philanthropie: M. Bovary, un de nos praticiens les plus distingués…»

– Ah! c'est trop, c'est trop! disait Charles, que l'émotion suffoquait.

– Mais non, pas du tout!.. comment donc?.. «a opéré d'un pied-bot.» Je n'ai pas mis le terme scientifique, parce que, vous savez, dans un journal… tout le monde peut-être ne comprendrait pas; il faut que les masses…

– En effet, dit Bovary. Continuez.

– Je reprends, dit le pharmacien…

«M. Bovary, un de nos praticiens les plus distingués, a opéré d'un pied-bot le nommé Hippolyte Tautain, garçon d'écurie depuis vingt-cinq ans à l'hôtel du Lion d'or, tenu par Mme veuve Lefrançois, sur la Place d'armes. La nouveauté de la tentative et l'intérêt qui s'attachait au sujet avaient attiré un tel concours de population, qu'il y avait véritablement encombrement au seuil de l'établissement. L'opération, du reste, s'est pratiquée comme par enchantement, et à peine si quelques gouttes de sang sont venues sur la peau, comme pour dire que le tendon rebelle venait enfin de céder sous les efforts de l'art. Le malade, chose étrange (nous l'affirmons de visu), n'accusa point de douleur. Son état, jusqu'à présent, ne laisse rien à désirer. Tout porte à croire que la convalescence sera courte; et qui sait même si, à la prochaine fête villageoise, nous ne verrons pas notre brave Hippolyte figurer dans des danses bachiques, au milieu d'un chœur de joyeux drilles, et ainsi prouver à tous les yeux, par sa verve et ses entrechats, sa complète guérison? Honneur donc aux savants généreux! honneur à ces esprits infatigables qui consacrent leurs veilles à l'amélioration, ou bien au soulagement de leur espèce! Honneur! trois fois honneur! N'est-ce pas le cas de s'écrier que les aveugles verront, les sourds entendront et les boiteux marcheront? Mais ce que le fanatisme autrefois promettait à ses élus, la science maintenant l'accomplit pour tous les hommes. Nous tiendrons nos lecteurs au courant des phases successives de cette cure si remarquable.»

Ce qui n'empêcha pas que cinq jours après la mère Lefrançois arriva tout effarée en s'écriant: – Au secours! il se meurt!.. J'en perds la tête!

Charles se précipita vers le Lion d'or, et le pharmacien qui l'aperçut passant sur la Place, sans chapeau, abandonna la pharmacie. Il parut lui-même haletant, rouge, inquiet et demandant à tous ceux qui montaient l'escalier:

– Qu'a donc notre intéressant stréphopode?

Il se tordait, le stréphopode, dans des convulsions atroces; si bien que le moteur mécanique où était enfermée sa jambe frappait contre la muraille à la défoncer.

Avec beaucoup de précautions, pour ne pas déranger la position du membre, on retira donc la boîte, et l'on vit un spectacle affreux. Les formes du pied disparaissaient dans une telle bouffissure que la peau tout entière semblait prête à se rompre, et elle était couverte d'ecchymoses occasionnées par la fameuse machine. Hippolyte déjà s'était plaint d'en souffrir; on n'y avait pas pris garde. Il fallut reconnaître qu'il n'avait pas eu tort complètement, et on le laissa libre quelques heures. Mais à peine l'œdème eut-il un peu disparu, que les deux savants jugèrent à propos de rétablir le membre dans l'appareil, et en l'y serrant davantage, pour accélérer les choses. Enfin, trois jours après, Hippolyte n'y pouvant plus tenir, ils retirèrent encore une fois la mécanique, tout en s'étonnant beaucoup du résultat qu'ils aperçurent. Une tuméfaction livide s'étendait sur la jambe et avec des phlyctènes de place en place, par où suintait un liquide noir. Cela prenait une tournure sérieuse. Hippolyte commençait à s'ennuyer, et la mère Lefrançois l'installa dans la petite salle, près de la cuisine, pour qu'il eût au moins quelque distraction.

Mais le percepteur, qui tous les jours y dînait, se plaignit avec amertume d'un tel voisinage. Alors on transporta Hippolyte dans la salle de billard.

Il était là, geignant sous ses grosses couvertures, pâle, la barbe longue, les yeux caves, et de temps à autre tournant sa tête en sueur sur le sale oreiller où s'abattaient les mouches. Mme Bovary le venait voir. Elle lui apportait des linges pour ses cataplasmes et le consolait, l'encourageait. Du reste, il ne manquait pas de compagnie, les jours de marché surtout, lorsque les paysans autour de lui poussaient les billes du billard, escrimaient avec les queues, fumaient, buvaient, chantaient, braillaient.

– Comment vas-tu? disaient-ils en lui frappant sur l'épaule. Ah! tu n'es pas fier, à ce qu'il paraît! mais c'est ta faute. Il faudrait faire ceci, faire cela. Et on lui racontait des histoires de gens qui avaient tous guéri par d'autres remèdes que les siens. Puis, en manière de consolation, ils ajoutaient: – C'est que tu t'écoutes trop! lève-toi donc! tu te dorlotes comme un roi! Ah! n'importe, vieux farceur! tu ne sens pas bon!

La gangrène, en effet, montait de plus en plus. Bovary en était malade lui-même. Il venait à chaque heure, à tout moment. Hippolyte le regardait avec des yeux pleins d'épouvante et balbutiait en sanglotant:

– Quand est-ce que je serai guéri? Ah! sauvez-moi!.. Que je suis malheureux! que je suis malheureux! et le médecin s'en allait, toujours en lui recommandant la diète.