Za darmo

Œuvres complètes de Gustave Flaubert, tome I (of 8)

Tekst
iOSAndroidWindows Phone
Gdzie wysłać link do aplikacji?
Nie zamykaj tego okna, dopóki nie wprowadzisz kodu na urządzeniu mobilnym
Ponów próbęLink został wysłany

Na prośbę właściciela praw autorskich ta książka nie jest dostępna do pobrania jako plik.

Można ją jednak przeczytać w naszych aplikacjach mobilnych (nawet bez połączenia z internetem) oraz online w witrynie LitRes.

Oznacz jako przeczytane
Czcionka:Mniejsze АаWiększe Aa

VII

Le lendemain fut, pour Emma, une journée funèbre. Tout lui parut enveloppé par une atmosphère noire qui flottait confusément sur l'extérieur des choses; et le chagrin s'engouffrait dans son âme avec des hurlements doux, comme fait le vent d'hiver dans les châteaux abandonnés. C'était cette rêverie que l'on a sur ce qui ne reviendra plus, la lassitude qui vous prend après chaque fait accompli, cette douleur enfin que vous apportent l'interruption de tout mouvement accoutumé, la cessation brusque d'une vibration prolongée.

Comme au retour de la Vaubyessard, quand les quadrilles tourbillonnaient dans sa tête, elle avait une mélancolie morne, un désespoir engourdi. Léon réapparaissait plus grand, plus beau, plus suave, plus vague; il était nombreux comme une foule, plein de luxe lui-même et d'irritations. Mais au souvenir de la vaisselle d'argent et des couteaux de nacre, elle n'avait pas tressailli si fort qu'en se rappelant le rire de sa voix et la rangée de ses dents blanches. Des conversations lui revenaient à la mémoire, plus mélodieuses et pénétrantes que le chant des flûtes et que l'accord des cuivres; les regards qu'elle avait surpris lançaient des feux, comme les girandoles de cristal, et l'odeur de sa chevelure et la douceur de son haleine lui faisaient se gonfler la poitrine mieux qu'à la bouffée des serres chaudes et qu'au parfum des magnolias. Quoiqu'il fût séparé d'elle, il ne l'avait pas quittée; il était là, et les murailles de la maison semblaient garder son ombre. Elle ne pouvait détacher sa vue de ce tapis où il avait marché, de ces meubles vides où il s'était assis. La rivière coulait toujours et poussait lentement ses petits flots le long de la berge glissante. Ils s'y étaient promenés bien des fois, à ce même murmure des ondes, sur les cailloux couverts de mousse. Quels bons soleils ils avaient eus! quelles bonnes après-midi, seuls, à l'ombre, dans le fond du jardin! Il lisait tout haut, tête nue, posé sur un tabouret de bâtons secs; le vent frais de la prairie faisait trembler les pages du livre et les capucines de la tonnelle… Ah! il était parti, le seul charme de sa vie, le seul espoir possible d'une félicité! Comment n'avait-elle pas saisi ce bonheur-là quand il se présentait? Pourquoi ne l'avoir pas retenu à deux mains, à deux genoux, quand il voulait s'enfuir? Et elle se maudit de n'avoir pas aimé Léon; elle eut soif de ses lèvres. L'envie la prit de courir le rejoindre, de se jeter dans ses bras, de lui dire: «C'est moi! je suis à toi!» Mais Emma s'embarrassait d'avance aux difficultés de l'entreprise, et ses désirs, s'augmentant d'un regret, n'en devenaient pas plus actifs.

Dès lors ce souvenir de Léon fut comme le centre de son ennui; il y pétillait plus fort que dans un steppe de Russie un feu de voyageurs abandonné sur la neige; elle se précipitait vers lui, elle se blottissait contre; elle remuait délicatement ce foyer près de s'éteindre, elle allait cherchant tout autour d'elle ce qui pouvait l'aviver davantage; – et les réminiscences les plus lointaines comme les plus immédiates occasions, ce qu'elle éprouvait avec ce qu'elle imaginait, ses envies de volupté qui se dispersaient, ses projets de bonheur qui craquaient au vent comme des branchages morts, sa vertu stérile, ses espérances tombées, la litière domestique, elle ramassait tout, prenait tout, et faisait servir tout à réchauffer sa tristesse.

Cependant les flammes s'apaisèrent, soit que la provision d'elle-même s'épuisât, ou que l'entassement fût trop considérable. L'amour, peu à peu, s'éteignit par l'absence; le regret s'étouffa sous l'habitude; et cette lueur d'incendie qui empourprait son ciel pâle se couvrit de plus d'ombre et s'effaça par degrés. Dans l'assoupissement de sa conscience, elle prit même les répugnances du mari pour des aspirations vers l'amant, les brûlures de la haine pour des réchauffements de la tendresse; mais comme l'ouragan soufflait toujours, et que la passion se consuma jusqu'aux cendres, et qu'aucun secours ne vint, qu'aucun soleil ne parut, il fut de tous côtés nuit complète, et elle demeura perdue dans un froid horrible qui la traversait.

Alors les mauvais jours de Tostes recommencèrent. Elle s'estimait à présent beaucoup plus malheureuse, car elle avait l'expérience du chagrin, avec la certitude qu'il ne finirait pas.

Une femme qui s'était imposé de si grands sacrifices pouvait bien se passer des fantaisies. Elle s'acheta un prie-Dieu gothique, et elle dépensa en un mois pour quatorze francs de citrons à se nettoyer les ongles; elle écrivit à Rouen, afin d'avoir une robe en cachemire bleu; elle choisit chez L'Heureux la plus belle de ses écharpes; elle se la nouait à la taille, par-dessus sa robe de chambre; et, les volets fermés, avec un livre à la main, elle restait étendue sur un canapé dans cet accoutrement.

Souvent elle variait sa coiffure: elle se mettait à la chinoise, en boucles molles, en nattes tressées; elle se fit une raie sur le côté de la tête et roula ses cheveux en dessous, comme un homme.

Elle voulut apprendre l'italien: elle acheta des dictionnaires, une grammaire, une provision de papier blanc. Elle essaya des lectures sérieuses, de l'histoire et de la philosophie. La nuit, quelquefois, Charles se réveillait en sursaut, croyant qu'on venait le chercher pour un malade: – J'y vais, balbutiait-il; et c'était le bruit d'une allumette qu'Emma frottait, afin de rallumer la lampe. Mais il en était de ses lectures comme de ses tapisseries qui, toutes commencées, encombraient son armoire: elle les prenait, les quittait, passait à d'autres.

Elle avait des accès où on l'eût poussée facilement à des extravagances. Elle soutint un jour, contre son mari, qu'elle boirait bien un grand demi-verre d'eau-de-vie, et comme Charles eut la bêtise de l'en défier, elle avala l'eau-de-vie jusqu'au bout.

Malgré ses airs évaporés (c'était le mot des bourgeoises d'Yonville), Emma pourtant ne paraissait pas joyeuse, et d'habitude elle gardait aux coins de la bouche cette immobile contraction qui plisse la figure des vieilles filles et celle des ambitieux déchus. Elle était pâle partout, blanche comme un linge; la peau du nez se tirait vers les narines, ses yeux vous regardaient d'une manière vague. Pour s'être découvert trois cheveux gris sur les tempes, elle parla beaucoup de sa vieillesse. Souvent des défaillances la prenaient. Un jour même elle eut un crachement de sang, et comme Charles s'empressait, laissant apercevoir son inquiétude:

– Ah! bah! répondit-elle, qu'est-ce que cela fait?

Charles s'alla réfugier dans son cabinet; et il pleura, les deux coudes sur la table, assis dans son fauteuil de bureau, sous la tête phrénologique.

Alors il écrivit à sa mère pour la prier de venir et ils eurent ensemble de longues conférences au sujet d'Emma.

A quoi se résoudre? que faire, puisqu'elle se refusait à tout traitement?

– Sais-tu ce qu'il faudrait à ta femme? reprenait la mère Bovary, ce seraient des occupations forcées, des ouvrages manuels! Si elle était, comme tant d'autres, contrainte à gagner son pain, elle n'aurait pas ces vapeurs-là, qui lui viennent d'un tas d'idées qu'elle se fourre dans la tête, et du désœuvrement où elle vit.

– Pourtant, elle s'occupe, disait Charles.

– Ah! elle s'occupe! A quoi donc? A lire des romans, de mauvais livres, des ouvrages qui sont contre la religion et dans lesquels on se moque des prêtres par des discours tirés de Voltaire. Mais tout cela va loin, mon pauvre enfant, et quelqu'un qui n'a pas de religion finit toujours par tourner mal.

Donc il fut résolu que l'on empêcherait Emma de lire des romans. L'entreprise ne semblait point facile. La bonne dame s'en chargea: elle devait, quand elle passerait par Rouen, aller en personne chez le loueur de livres et lui représenter qu'Emma cessait ses abonnements. N'aurait-on pas le droit d'avertir la police, si le libraire persistait quand même dans son métier d'empoisonneur?

Les adieux de la belle-mère et de la bru furent secs. Pendant les trois semaines qu'elles étaient restées ensemble, elles n'avaient pas échangé quatre paroles, à part les informations et compliments quand elles se rencontraient à table, et le soir avant de se mettre au lit.

Mme Bovary mère partit un mercredi, qui était jour de marché à Yonville.

La Place, dès le matin, était encombrée par une file de charrettes qui, toutes à cul et les brancards en l'air, s'étendaient le long des maisons, depuis l'église jusqu'à l'auberge.

De l'autre côté, il y avait des baraques de toile où l'on vendait des cotonnades, des couvertures et des bas de laine, avec des licous pour les chevaux et des paquets de rubans bleus, qui, par le bout, s'envolaient au vent. De la grosse quincaillerie s'étalait par terre, entre les pyramides d'œufs et les bannettes de fromages, d'où sortaient des pailles gluantes; près des machines à blé, des poules qui gloussaient dans des cages plates passaient leur cou par les barreaux. La foule, s'encombrant au même endroit sans en vouloir bouger, menaçait quelquefois de rompre la devanture de la pharmacie. Les mercredis, elle ne désemplissait pas, et l'on s'y poussait moins pour acheter des médicaments que pour prendre des consultations, tant était fameuse la réputation du sieur Homais dans les villages circonvoisins. Son robuste aplomb avait fasciné les campagnards. Ils le regardaient comme un plus grand médecin que tous les médecins.

Emma était accoudée à sa fenêtre (elle s'y mettait souvent; la fenêtre, en province, remplace les théâtres et la promenade), et elle s'amusait à considérer la cohue des rustres, lorsqu'elle aperçut un monsieur vêtu d'une redingote de velours vert. Il était ganté de gants jaunes, quoiqu'il fût chaussé de fortes guêtres, et il se dirigeait vers la maison du médecin, suivi d'un paysan marchant la tête basse, d'un air tout réfléchi.

 

– Puis-je voir Monsieur? demanda-t-il à Justin qui causait sur le seuil avec Félicité; et le prenant pour le domestique de la maison: – Dites-lui que M. Rodolphe Boulanger, de la Huchette, est là.

Ce n'était point par vanité territoriale que le nouvel arrivant avait ajouté à son nom la particule, mais afin de se faire mieux connaître. La Huchette, en effet, était un domaine près d'Yonville, dont il venait d'acquérir le château, avec deux fermes qu'il cultivait lui-même, sans trop se gêner cependant. Il vivait en garçon et passait pour avoir au moins quinze mille livres de rente!

Charles entra dans la salle. M. Boulanger lui présenta son homme, qui voulait être saigné, parce qu'il éprouvait des fourmis le long du corps.

– Ça me purgera, objectait-il à tous les raisonnements.

Bovary commanda donc d'apporter une bande et une cuvette, et pria Justin de la soutenir. Puis, s'adressant au villageois déjà blême:

– N'ayez point peur, mon brave!

– Non, non, répondit l'autre, marchez toujours!

Et, d'un air fanfaron, il tendit son gros bras. Sous la piqûre de la lancette, le sang jaillit et alla s'éclabousser contre la glace.

– Approche le vase! exclama Charles.

– Guette! disait le paysan, on jurerait une petite fontaine qui coule! Comme j'ai le sang rouge! ce doit être bon signe, n'est-ce pas?

– Quelquefois, reprit l'officier de santé, l'on n'éprouve rien au commencement, puis la syncope se déclare, et plus particulièrement chez les gens bien constitués, comme celui-ci.

Le campagnard, à ces mots, lâcha l'étui qu'il tournait entre ses doigts. Une saccade de ses épaules fit craquer le dossier de la chaise. Son chapeau tomba.

– Je m'en doutais, dit Bovary, en appliquant son doigt sur la veine.

La cuvette commençait à trembler aux mains de Justin; ses genoux chancelèrent; il devint pâle.

– Ma femme! ma femme! appela Charles.

D'un bond, elle descendit l'escalier.

– Du vinaigre! cria-t-il. Ah! mon Dieu! deux à la fois!

Et, dans son émotion, il avait peine à poser la compresse.

– Ce n'est rien, disait tout tranquillement M. Boulanger, tandis qu'il prenait Justin entre ses bras.

Et il l'assit sur la table, lui appuyant le dos contre la muraille.

Mme Bovary se mit à lui retirer sa cravate. Il y avait un nœud aux cordons de la chemise; elle resta quelques minutes à remuer ses doigts légers dans le cou du jeune garçon; ensuite elle versa du vinaigre sur son mouchoir de batiste; elle lui en mouillait les tempes à petits coups et elle soufflait dessus, délicatement.

Le charretier se réveilla; mais la syncope de Justin durait encore, et ses prunelles disparaissaient dans leur sclérotique pâle, comme des fleurs bleues dans du lait.

– Il faudrait, dit Charles, lui cacher cela.

Mme Bovary prit la cuvette. Pour la mettre sous la table, dans le mouvement qu'elle fit en s'inclinant, sa robe (c'était une robe d'été à quatre volants, de couleur jaune, longue de taille, large de jupe), sa robe s'évasa autour d'elle sur les carreaux de la salle; – et comme Emma, baissée, chancelait un peu, en écartant les bras, le gonflement de l'étoffe se crevait de place en place, selon les inflexions de son corsage. Ensuite elle alla prendre une carafe d'eau, et elle faisait fondre des morceaux de sucre lorsque le pharmacien arriva. La servante l'avait été chercher dans l'algarade; en apercevant son élève les yeux ouverts, il reprit haleine; puis, tournant autour de lui, il le regardait de haut en bas.

– Sot! disait-il; petit sot, vraiment! sot en trois lettres! Grand'chose, après tout, qu'une phlébotomie! et un gaillard qui n'a peur de rien! une espèce d'écureuil, tel que vous le voyez, qui monte locher des noix à des hauteurs vertigineuses! Ah! oui, parle, vante-toi! voilà de belles dispositions à exercer plus tard la pharmacie! Car tu peux te trouver appelé en des circonstances graves par-devant les tribunaux, afin d'y éclairer la conscience des magistrats; et il faudra pourtant garder son sang-froid, raisonner, se montrer homme, ou bien passer pour un imbécile!

Justin ne répondait pas. L'apothicaire continuait:

– Qui t'a prié de venir? Tu importunes toujours Monsieur et Madame! Les mercredis, d'ailleurs, ta présence m'est plus indispensable! Il y a maintenant vingt personnes à la maison! J'ai tout quitté à cause de l'intérêt que je te porte! Allons, va-t'en! cours! attends-moi, et surveille les bocaux.

Quand Justin, qui se rhabillait, fut parti, l'on causa quelque peu des évanouissements. Mme Bovary n'en avait jamais eu.

– C'est extraordinaire pour une dame! dit M. Boulanger. Du reste, il y a des gens bien délicats. Ainsi j'ai vu, dans une rencontre, un témoin perdre connaissance rien qu'au bruit des pistolets que l'on chargeait.

Elle leva vers lui des yeux tout pleins d'admiration.

– Moi, dit l'apothicaire, la vue du sang des autres ne me fait rien du tout; mais l'idée seulement du mien qui coule suffirait à me causer des défaillances, si j'y réfléchissais trop.

Cependant M. Boulanger congédia son domestique, en l'engageant à se tranquilliser l'esprit, puisque sa fantaisie était passée. – Elle m'a procuré l'avantage de votre connaissance, ajouta-t-il. Et il regarda Emma durant cette phrase.

Puis il déposa trois francs sur le coin de la table, salua négligemment et s'en alla.

Il fut bientôt de l'autre côté de la rivière (c'était son chemin pour s'en retourner à la Huchette), et Emma l'aperçut dans la prairie, qui marchait sous les peupliers, se ralentissant de temps à autre, comme quelqu'un qui réfléchit.

– Elle est fort gentille! se disait-il; elle est fort gentille, cette femme du médecin! De belles dents, les yeux noirs, le pied coquet, et de la tournure comme une Parisienne! D'où diable sort-elle? Où donc l'a-t-il trouvée, ce gros garçon-là?

M. Rodolphe Boulanger avait trente-quatre ans; il était de tempérament brutal et d'intelligence perspicace, ayant d'ailleurs beaucoup fréquenté les femmes et s'y connaissant bien. Celle-là lui avait paru jolie; il y rêvait donc, et à son mari.

– Je le crois très bête. Elle en est fatiguée sans doute. Quel rustre! il porte des ongles sales et une barbe de trois jours. Tandis qu'il trottine à ses malades, elle reste à ravauder des chaussettes! Et on s'ennuie! on voudrait habiter la ville, danser la polka tous les soirs! Pauvre petite femme! Ça bâille après l'amour, comme une carpe après l'eau, sur une table de cuisine. Avec trois mots de galanterie, cela vous adorerait, j'en suis sûr! ce serait tendre! charmant! Oui, mais comment s'en débarrasser ensuite?

Alors les encombrements du plaisir, entrevus en perspective, le firent par contraste songer à sa maîtresse. C'était une comédienne de Rouen, qu'il entretenait; et quand il se fut arrêté sur cette image, dont il avait, en souvenir même, des rassasiements: – Ah! Mme Bovary, pensa-t-il, est bien plus jolie qu'elle, plus fraîche surtout! Virginie, décidément, commence à devenir trop grosse! Elle est si fastidieuse avec ses joies! Et d'ailleurs, quelle manie de salicoques!

La campagne était déserte, et Rodolphe n'entendait autour de lui que le battement régulier des herbes qui fouettaient sa chaussure, avec le cri des grillons tapis au loin sous les avoines; il revoyait Emma dans la salle, habillée comme il l'avait vue, et il la déshabillait.

– Oh! je l'aurai! s'écria-t-il, en écrasant d'un coup de bâton une motte de terre devant lui. Et aussitôt, il examina la partie politique de l'entreprise. Il se demandait: – Où se rencontrer? par quel moyen? On aura continuellement le marmot sur les épaules, et la bonne, les voisins, le mari, toutes sortes de tracasseries considérables! – Ah! bah! dit-il, on y perd trop de temps! Puis il recommença: – C'est qu'elle a des yeux qui vous entrent au cœur comme des vrilles! Et ce teint pâle!.. Moi qui adore les femmes pâles!

Au haut de la côte d'Argueil, sa résolution était prise.Il n'y a plus qu'à chercher les occasions. Eh bien! j'y passerai quelquefois, je leur enverrai du gibier, de la volaille! je me ferai saigner s'il le faut; nous deviendrons amis, je les inviterai chez moi… Ah! parbleu! ajouta-t-il, voilà les comices bientôt; elle y sera, je la verrai. Nous commencerons, et hardiment, car c'est le plus sûr!

VIII

Ils arrivèrent, en effet, ces fameux comices! Dès le matin de la solennité, tous les habitants, sur leurs portes, s'entretenaient des préparatifs; on avait enguirlandé de lierre le fronton de la mairie; une tente dans un pré était dressée pour le festin, et au milieu de la place, devant l'église, une espèce de bombarde devait signaler l'arrivée de M. le préfet et le nom des cultivateurs lauréats. La garde nationale de Buchy (il n'y en avait point à Yonville) était venue s'adjoindre au corps des pompiers, dont Binet était le capitaine. Il portait ce jour-là un col encore plus haut que de coutume, et, sanglé dans sa tunique, il avait le buste si roide et immobile que toute la partie vitale de sa personne semblait être descendue dans ses deux jambes, qui se levaient en cadence, à pas marqués, d'un seul mouvement. Comme une rivalité subsistait entre le percepteur et le colonel, l'un et l'autre, pour montrer leurs talents, faisaient à part manœuvrer leurs hommes. On voyait alternativement passer et repasser les épaulettes rouges et les plastrons noirs. Cela ne finissait pas et toujours recommençait! Jamais il n'y avait eu pareil déploiement de pompe! Plusieurs bourgeois, dès la veille, avaient lavé leurs maisons; des drapeaux tricolores pendaient aux fenêtres entr'ouvertes, tous les cabarets étaient pleins; – et par le beau temps qu'il faisait, les bonnets empesés, les croix d'or et les fichus de couleur paraissaient plus blancs que neige, miroitaient au soleil clair, et relevaient de leur bigarrure éparpillée la sombre monotonie des redingotes et des bourgerons bleus. Les fermières des environs retiraient, en descendant de cheval, la grosse épingle qui leur serrait autour du corps leur robe retroussée de peur des taches; et les maris, au contraire, afin de ménager leurs chapeaux, gardaient par-dessus des mouchoirs de poche, dont ils tenaient un angle entre les dents.

La foule arrivait dans la grande rue par les deux bouts du village. Il s'en dégorgeait des ruelles, des allées, des maisons, et l'on entendait de temps à autre retomber le marteau des portes derrière les bourgeoises en gants de fil, qui sortaient pour aller voir la fête. Ce que l'on admirait surtout, c'étaient deux longs ifs couverts de lampions qui flanquaient une estrade où s'allaient tenir les autorités; et il y avait de plus, contre les quatre colonnes de la mairie, quatre manières de gaules, portant chacune un petit étendard de toile verdâtre, enrichi d'inscriptions en lettres d'or. On lisait sur l'un: Au Commerce; sur l'autre: A l'Agriculture; sur le troisième: A l'Industrie; et sur le quatrième: Aux Beaux-Arts.

Mais la jubilation qui épanouissait tous les visages paraissait assombrir Mme Lefrançois, l'aubergiste. Debout sur les marches de sa cuisine, elle murmurait dans son menton:

– Quelle bêtise! quelle bêtise avec leur baraque de toile! Croient-ils que le préfet sera bien aise de dîner là-bas, sous une tente, comme un saltimbanque? Ils appellent ces embarras-là faire le bien du pays! Ce n'était pas la peine, alors, d'aller chercher un gargotier à Neufchâtel! et pour qui? pour des vachers! des va-nu-pieds!..

L'apothicaire passa. Il portait un habit noir, un pantalon de nankin, des souliers de castor, et par extraordinaire un chapeau, – un chapeau bas de forme.

– Serviteur! dit-il, excusez-moi, je suis pressé; et comme la grosse veuve lui demanda où il allait:

– Cela vous semble drôle, n'est-ce pas? moi qui reste toujours plus confiné dans mon laboratoire que le rat du bonhomme dans son fromage.

– Quel fromage? fit l'aubergiste.

– Non. Rien! ce n'est rien! reprit Homais. Je voulais vous exprimer seulement, madame Lefrançois, que je demeure d'habitude tout reclus chez moi. Aujourd'hui cependant, vu la circonstance, il faut bien que…

– Ah! vous allez là-bas! dit-elle avec un air de dédain.

– Oui, j'y vais, répliqua l'apothicaire étonné. Ne fais-je point partie de la commission consultative?

La mère Lefrançois le considéra quelques minutes et finit par répondre en souriant:

– C'est autre chose! mais qu'est-ce que la culture vous regarde? vous vous y entendez donc?

– Certainement, je m'y entends, puisque je suis pharmacien, c'est-à-dire chimiste! et la chimie, madame Lefrançois, ayant pour objet la connaissance de l'action réciproque et moléculaire de tous les corps de la nature, il s'ensuit que l'agriculture se trouve comprise dans son domaine! Et en effet, composition des engrais, fermentation des liquides, analyse des gaz et influence des miasmes, qu'est-ce que tout cela, je vous le demande, si ce n'est de la chimie pure et simple?

 

L'aubergiste ne répondit rien. Homais continua:

– Croyez-vous qu'il faille, pour être agronome, avoir soi-même labouré la terre ou engraissé des volailles? Il faut connaître plutôt la constitution des substances dont il s'agit, les gisements géologiques, les actions atmosphériques, la qualité des terrains, des minéraux, des eaux, la densité des différents corps et leur capillarité! que sais-je? et il faut posséder à fond tous ses principes d'hygiène pour diriger, critiquer, la construction des bâtiments, le régime des animaux, l'alimentation des domestiques! Il faut encore, madame Lefrançois, posséder la botanique! pouvoir discerner les plantes, entendez-vous, quelles sont les salutaires d'avec les délétères, quelles les improductives et quelles les nutritives, s'il est bon de les arracher par-ci, de les resemer par-là, de propager les unes, de détruire les autres; bref, il faut se tenir au courant de la science par les brochures et papiers publics, être toujours en haleine, afin d'indiquer les améliorations…

L'aubergiste ne quittait point des yeux la porte du Café français, et le pharmacien poursuivit:

– Plût à Dieu que nos agriculteurs fussent des chimistes, ou que du moins ils écoutassent davantage les conseils de la science! Ainsi, moi, j'ai dernièrement écrit un fort opuscule, un mémoire de plus de soixante-douze pages, intitulé: Du Cidre, de sa fabrication et de ses effets, suivi de quelques réflexions nouvelles à ce sujet, que j'ai envoyé à la Société agronomique de Rouen, ce qui m'a même valu l'honneur d'être reçu parmi ses membres, section d'arboriculture, classe de pomologie; eh bien! si mon ouvrage avait été livré à la publicité…

Mais l'apothicaire s'arrêta, tant Mme Lefrançois paraissait préoccupée.

– Voyez-les donc! disait-elle, on n'y comprend rien! une gargote semblable! – Et avec des haussements d'épaules qui tiraient sur sa poitrine les mailles épaisses de son tricot, elle montrait des deux mains le cabaret de son rival, d'où sortaient alors des chansons.Du reste, il n'en a pas pour longtemps, ajouta-t-elle, avant huit jours, tout est fini!

Homais se recula de stupéfaction. Elle descendit ses trois marches, et lui parlant à l'oreille:

– Comment, vous ne savez pas cela? on va le saisir cette semaine. C'est L'Heureux qui le fait vendre. Il l'a assassiné de billets.

– Quelle épouvantable catastrophe! s'écria l'apothicaire, qui avait toujours des expressions congruantes à toutes les circonstances imaginables. L'hôtesse donc se mit à lui raconter cette histoire qu'elle savait par Théodore, le domestique de M. Guillaumin, et bien qu'elle exécrât Tellier, elle blâmait L'Heureux. C'était un enjôleur, un rampant.

– Ah! tenez, dit-elle, le voilà sous les halles; il salue Mme Bovary qui a un chapeau vert. Elle est même au bras de M. Boulanger.

– Mme Bovary! fit Homais. Je m'empresse d'aller lui offrir mes hommages. Peut-être qu'elle sera bien aise d'avoir une place dans l'enceinte, sous le péristyle. Et sans écouter la mère Lefrançois qui le rappelait pour lui en conter plus long, le pharmacien s'éloigna d'un pas rapide, sourire aux lèvres et jarret tendu, distribuant de droite et de gauche quantité de salutations et emplissant beaucoup d'espace avec les grandes basques de son habit noir, qui flottaient au vent, derrière lui.

Rodolphe, l'ayant aperçu de loin, avait pris un train rapide; mais Mme Bovary s'essouffla; il se ralentit donc et lui dit en souriant, d'un ton brutal:

– C'est pour éviter ce gros homme, vous savez, l'apothicaire.

Elle lui donna un coup de coude.

– Qu'est-ce que cela signifie? se demanda-t-il; et il la considéra du coin de l'œil, tout en continuant à marcher.

Son profil était si calme, que l'on n'y devinait rien. Il se détachait en pleine lumière dans l'ovale élargi de sa capote, qui avait des rubans pâles ressemblant à des feuilles de roseau. Ses yeux aux longs cils courbes regardaient devant elle, et quoique bien ouverts, ils semblaient un peu bridés par les pommettes, à cause du sang qui battait doucement sous sa peau fine. Une couleur rose traversait la cloison de son nez. Elle inclinait la tête sur l'épaule, et l'on voyait entre ses lèvres le bout nacré de ses dents blanches.

– Se moque-t-elle de moi? songeait Rodolphe.

Ce geste d'Emma pourtant n'avait été qu'un avertissement, car M. L'Heureux les accompagnait, et il leur parlait de temps à autre, comme pour entrer en conversation.

– Voici une journée superbe! tout le monde est dehors! les vents sont à l'Est. – Et Mme Bovary, non plus que Rodolphe, ne lui répondait guère, tandis qu'au moindre mouvement qu'ils faisaient, il se rapprochait en disant: – Plaît-il? et portait la main à son chapeau.

Quand ils furent devant la maison du maréchal, au lieu de suivre la route jusqu'à la barrière, Rodolphe, brusquement, prit un sentier, et, entraînant Mme Bovary, il cria: – Bonsoir, monsieur L'Heureux! au plaisir!

– Comme vous l'avez congédié! dit-elle en riant.

– Pourquoi, reprit-il, se laisser envahir par les autres? et puisque aujourd'hui j'ai le bonheur d'être avec vous… Emma rougit… Il n'acheva point sa phrase. Alors il parla du beau temps et du plaisir de marcher sur l'herbe. Quelques marguerites étaient repoussées: – Voici de gentilles pâquerettes, dit-il, et de quoi fournir bien des oracles à toutes les amoureuses du pays. Il ajouta: – Si j'en cueillais? qu'en pensez-vous?

– Est-ce que vous êtes amoureux? fit-elle en toussant un peu.

– Eh! eh! qui sait? reprit Rodolphe.

Cependant le pré commençait à se remplir, et les ménagères vous heurtaient avec leurs grands parapluies, leurs paniers et leurs bambins. Souvent il fallait se déranger devant une longue file de campagnardes, servantes en bas bleus, à souliers plats, à bagues d'argent, et qui sentaient le lait quand on passait près d'elles. Elles marchaient en se tenant par la main et se répandaient ainsi sur toute la longueur de la prairie, depuis la ligne des trembles jusqu'à la tente du banquet. Mais c'était le moment de l'examen, et les cultivateurs, l'un après l'autre, entraient dans une manière d'hippodrome, que formait une longue corde portée sur des bâtons.

Les bêtes étaient là, le nez tourné vers la ficelle, et alignant confusément leurs croupes inégales. Des porcs assoupis enfonçaient en terre leur groin, des veaux beuglaient, des brebis bêlaient; les vaches, un jarret replié, étalaient leur ventre sur le gazon et, ruminant lentement, clignaient leurs paupières lourdes, sous les moucherons qui bourdonnaient autour d'elles. Des charretiers, les bras nus, retenaient par le licou des étalons cabrés, qui hennissaient à pleins naseaux du côté des juments. Elles restaient paisibles, allongeant la tête, et la crinière pendante, tandis que leurs poulains se reposaient à leur ombre, ou venaient les téter quelquefois; et sur la longue ondulation de tous ces corps tassés, on voyait se lever au vent, comme un flot, quelque crinière blanche, ou bien saillir des cornes aiguës, et des têtes d'hommes qui couraient. A l'écart, en dehors des lices, cent pas plus loin, il y avait un grand taureau noir muselé, portant un cercle de fer à la narine, et qui ne bougeait pas plus qu'une bête de bronze. Un enfant en haillons le tenait par une corde.

Cependant, entre les deux rangées, des messieurs s'avançaient d'un pas lourd, examinant chaque animal, puis se consultaient à voix basse. L'un d'eux, qui semblait plus considérable, prenait, tout en marchant, quelques notes sur un album. C'était le président du jury: M. Derozerais de la Panville. Sitôt qu'il reconnut Rodolphe, il s'avança vivement et lui dit en souriant d'un air aimable: