Za darmo

L'éducation sentimentale

Tekst
iOSAndroidWindows Phone
Gdzie wysłać link do aplikacji?
Nie zamykaj tego okna, dopóki nie wprowadzisz kodu na urządzeniu mobilnym
Ponów próbęLink został wysłany

Na prośbę właściciela praw autorskich ta książka nie jest dostępna do pobrania jako plik.

Można ją jednak przeczytać w naszych aplikacjach mobilnych (nawet bez połączenia z internetem) oraz online w witrynie LitRes.

Oznacz jako przeczytane
Czcionka:Mniejsze АаWiększe Aa

«Venez-vous la prendre ? dit Regimbart.

– Prendre qui ?

– L’absinthe !»

Et, cédant à ses obsessions, Frédéric se laissa conduire à l’estaminet Bordelais. Tandis que son compagnon, posé sur, le coude, considérait la carafe, il jetait les yeux de droite et de gauche. Mais il aperçut le profil de Pellerin sur le trottoir ; il cogna vivement contre le carreau, et le peintre n’était pas assis que Regimbart lui demanda pourquoi on ne le voyait plus à l’Art industriel.

«Que je crève, si j’y retourne ! C’est une brute, un bourgeois, un misérable, un drôle !»

Ces injures flattaient la colère de Frédéric. Il en était blessé cependant, car il lui semblait qu’elles atteignaient un peu Mme Arnoux.

«Qu’est-ce donc qu’il vous a fait !» dit Regimbart.

Pellerin battit le sol avec son pied, et souffla fortement, au lieu de répondre.

Il se livrait à des travaux clandestins, tels que portraits aux deux crayons ou pastiches de grands maîtres pour les amateurs peu éclairés ; et, comme ces travaux l’humiliaient, il préférait se taire, généralement. Mais «la crasse d’Arnoux» l’exaspérait trop. Il se soulagea.

D’après une commande, dont Frédéric avait été le témoin, il lui avait apporté deux tableaux. Le marchand, alors, s’était permis des critiques ! Il avait blâmé la composition, la couleur et le dessin, le dessin surtout, bref, à aucun prix n’en avait voulu. Mais, forcé par l’échéance dure billet, Pellerin les avait cédés au juif Isaac ; et, quinze jours plus tard, Arnoux, lui-même les vendait à un Espagnol, pour deux mille francs.

«Pas un sou de moins ! Quelle gredinerie ! et il en fait bien d’autres, parbleu ! Nous le verrons, un de ces matins, en cour d’assises.

– Comme vous exagérez ! dit Frédéric d’une voix timide.

– Allons ! bon ! j’exagère !» s’écria l’artiste, en donnant sur la table un grand coup de poing.

Cette violence rendit au jeune homme tout son aplomb. Sans doute, on pouvait se conduire plus gentiment ; cependant, si Arnoux trouvait ces deux toiles…

«Mauvaises ! lâchez le mot ! Les connaissez-vous ? Est-ce votre métier ? Or, vous savez, mon petit, moi, je n’admets pas cela, les amateurs !

– Eh ! ce ne sont pas mes affaires ! dit Frédéric.

– Quel intérêt avez-vous donc à le défendre ?» reprit froidement Pellerin.

Le jeune homme balbutia :

«Mais… parce que je suis son ami.

– Embrassez-le de ma part ! bonsoir !»

Et le peintre sortit furieux, sans parler, bien entendu, de sa consommation.

Frédéric s’était convaincu lui-même, en défendant Arnoux. Dans l’échauffement de son éloquence, il fut pris de tendresse pour cet homme intelligent et bon, que ses amis calomniaient et qui maintenant travaillait tout seul, abandonné. Il ne résista pas au singulier besoin de le revoir immédiatement. Dix minutes après, il poussait la porte du magasin.

Arnoux élaborait, avec son commis, des affiches monstres pour une exposition de tableaux.

«Tiens ! qui vous ramène ?»

Cette question bien simple embarrassa Frédéric ; et, ne sachant que répondre, il demanda si l’on n’avait point trouvé par hasard son calepin, un petit calepin en cuir bleu.

«Celui où vous mettez vos lettres de femmes ?» dit Arnoux.

Frédéric, en rougissant comme une vierge, se défendit d’une telle supposition.

«Vos poésies, alors ?» répliqua le marchand.

Il maniait les spécimens étalés, en discutait la forme, la couleur, la bordure ; et Frédéric se sentait de plus en plus irrité par son air de méditation, et surtout par ses mains qui se promenaient sur les affiches, – de grosses mains, un peu molles, à ongles plats. Enfin Arnoux se leva ; et, en disant :» C’est fait !» il lui passa la main sous le menton, familièrement. Cette privauté déplut à Frédéric, il se recula ; puis il franchit le seuil du bureau, pour la dernière fois de son existence, croyait-il. Mme Arnoux, elle-même se trouvait comme diminuée par la vulgarité de son mari.

Il reçut, dans la même semaine, une lettre où Deslauriers annonçait qu’il arriverait à Paris, jeudi prochain. Alors, il se rejeta violemment sur cette affection plus solide et plus haute. Un pareil homme valait toutes les femmes. Il n’aurait plus besoin de Regimbart, de Pellerin, d’Hussonnet, de personne ! Afin de mieux loger son ami, il acheta une couchette de fer, un second fauteuil, dédoubla sa literie ; et, le jeudi matin, il s’habillait pour aller au-devant de Deslauriers quand un coup de sonnette retentit à sa porte. Arnoux entra.

«Un mot, seulement ! Hier, on m’a envoyé de Genève une belle truite ; nous comptons sur vous, tantôt, à sept heures juste… C’est rue de Choiseul, 24 bis. N’oubliez pas !»

Frédéric fut obligé de s’asseoir. Ses genoux chancelaient. Il se répétait :» Enfin ! enfin !» Puis il écrivit à son tailleur, à son chapelier, à son bottier ; et il fit porter ces trois billets par trois commissionnaires différents. La clef tourna dans la serrure et le concierge parut, avec une malle sur l’épaule.

Frédéric, en apercevant Deslauriers, se mit à trembler comme une femme adultère sous le regard de son époux.

«Qu’est-ce donc qui te prend ? dit Deslauriers, tu dois cependant avoir reçu de moi une lettre ?»

Frédéric n’eut pas la force de mentir.

Il ouvrit les bras et se jeta sur sa poitrine.

Ensuite, le clerc conta son histoire. Son père n’avait pas voulu rendre ses comptes de tutelle, s’imaginant que ces comptes-là se prescrivaient par dix ans. Mais, fort en procédure, Deslauriers avait enfin arraché tout l’héritage de sa mère, sept mille francs nets, qu’il tenait là, sur lui, dans un vieux portefeuille.

«C’est une réserve, en cas de malheur. Il faut que j’avise à les placer et à me caser moi-même, dès demain matin. Pour aujourd’hui, vacance complète, et tout à toi, mon vieux !

– Oh ! ne te gêne pas ! dit Frédéric. Si tu avais ce soir quelque chose d’important…

– Allons donc ! Je serais un fier misérable…»

Cette épithète, lancée au hasard, toucha Frédéric en plein coeur, comme une allusion outrageante.

Le concierge avait disposé sur la table, auprès du feu, des côtelettes, de la galantine, une langouste, un dessert, et deux bouteilles de vin de Bordeaux. Une réception si bonne émut Deslauriers.

«Tu me traites comme un roi, ma parole !»

Ils causèrent de leur passé, de l’avenir ; et, de temps à autre, ils se prenaient les mains par-dessus la table, en se regardant une minute avec attendrissement. Mais un commissionnaire apporta un chapeau neuf. Deslauriers remarqua, tout haut, combien la coiffe était brillante.

Puis le tailleur, lui-même, vint remettre l’habit auquel il avait donné un coup de fer.

«On croirait que tu vas te marier», dit Deslauriers.

Une heure après, un troisième individu survint et retira d’un grand sac noir une paire de bottes vernies, splendides. Pendant que Frédéric les essayait, le bottier observait narquoisement la chaussure du provincial.

«Monsieur n’a besoin de rien ?

– Merci», répliqua le Clerc, en rentrant sous sa chaise ses vieux souliers à cordons.

Cette humiliation gêna Frédéric. Il reculait à faire son aveu. Enfin, il s’écria, comme saisi par une idée :

«Ah ! saprelotte, j’oubliais !

– Quoi donc ?

– Ce soir, je dîne en ville !

Chez les Dambreuse

Pourquoi ne m’en parles-tu jamais dans tes lettres ?»

Ce n’était pas chez les Dambreuse, mais chez les Arnoux.

«Tu aurais dû m’avertir ! dit Deslauriers. Je serais venu un jour plus tard.

– Impossible ! répliqua brusquement Frédéric. On ne m’a invité que ce matin, tout à l’heure.»

Et, pour racheter sa faute et en distraire son ami, il dénoua les cordes emmêlées de sa malle, il arrangea dans la commode toutes ses affaires, il voulait lui donner son propre lit, coucher dans le cabinet au bois. Puis, dès quatre heures, il commença les préparatifs de sa toilette.

«Tu as bien le temps !» dit l’autre.

Enfin, il s’habilla, il partit.

«Voilà les riches !» pensa Deslauriers.

il alla dîner rue Saint-Jacques, chez un petit restaurateur qu’il connaissait.

Frédéric s’arrêta plusieurs fois dans l’escalier, tant son coeur battait fort. Un de ses gants trop juste éclata ; et, tandis qu’il enfonçait la déchirure sous la manchette de sa chemise, Arnoux, qui montait par derrière, le saisit au bras et le fit entrer.

L’antichambre, décorée à la chinoise, avait une lanterne peinte, au plafond, et des bambous dans les coins. En traversant le salon, Frédéric trébucha contre une peau de tigre. On n’avait point allumé les flambeaux, mais deux lampes brûlaient dans le boudoir tout au fond.

Mlle Marthe vint dire que sa maman s’habillait. Arnoux l’enleva jusqu’à la hauteur de sa bouche pour la baiser ; puis, voulant choisir lui-même dans la cave certaines bouteilles de vin, il laissa Frédéric avec l’enfant.

Elle avait grandi beaucoup depuis le voyage de Montereau. Ses cheveux bruns descendaient en longs anneaux frisés sur ses bras nus. Sa robe, plus bouffante que le jupon d’une danseuse, laissait voir ses mollets roses, et toute sa gentille personne sentait frais comme un bouquet. Elle reçut les compliments du monsieur avec des airs de coquette, fixa sur lui ses yeux profonds, puis, se coulant parmi les meubles, disparut comme un chat.

Il n’éprouvait plus aucun trouble. Les globes des lampes, recouverts d’une dentelle en papier, envoyaient un jour laiteux et qui attendrissait la couleur des murailles, tendues de satin mauve. A travers les lames du garde-feu, pareil à un gros éventail, on apercevait les charbons dans la cheminée ; il y avait, contre la pendule, un coffret à fermoirs d’argent. Çà et là, des choses intimes traînaient : une poupée au milieu de la causeuse, un fichu contre le dossier d’une chaise, et, sur la table à ouvrage, un tricot de laine d’où pendaient en dehors deux aiguilles d’ivoire, la pointe en bas. C’était un endroit paisible, honnête et familier tout ensemble.

 

Arnoux rentra ; et, par l’autre portière, Mme Arnoux parut. Comme elle se trouvait enveloppée d’ombre, il ne distingua d’abord que sa tête. Elle avait une robe de velours noir et, dans les cheveux, une longue bourse algérienne en filet de soie rouge qui, s’entortillant à son peigne, lui tombait sur l’épaule gauche.

Arnoux présenta Frédéric.

«Oh je reconnais Monsieur parfaitement», répondit-elle.

Puis les convives arrivèrent tous, presque en même temps : Dittmer, Lovarias, Burieu, le compositeur Rosenwald, le poète Théophile Lorris, deux critiques d’art collègues d’Hussonnet, un fabricant de papier, et enfin l’illustre Pierre-Paul Meinsius, le dernier représentant de la grande peinture, qui portait gaillardement avec sa gloire ses quatre-vingts années et son gros ventre.

Lorsqu’on passa dans la salle à manger, Mme Arnoux prit son bras. Une chaise était restée vide pour Pellerin. Arnoux l’aimait, tout en l’exploitant. D’ailleurs, il redoutait sa terrible langue – si bien que, pour l’attendrir, il avait publié dans l’Art industriel son portrait accompagné d’éloges hyperboliques ; et Pellerin, plus sensible à la gloire qu’à l’argent, apparut vers huit heures, tout essoufflé. Frédéric s’imagina qu’ils étaient réconciliés depuis longtemps.

La compagnie, les mets, tout lui plaisait. La salle, telle qu’un parloir moyen âge, était tendue de cuir battu ; une étagère hollandaise se dressait devant un râtelier de chibouques ; et, autour de la table, les verres de Bohême, diversement colorés, faisaient au milieu des fleurs et des fruits comme une illumination dans un jardin.

Il eut à choisir entre dix espèces de moutarde. Il mangea du daspachio, du cari, du gingembre, des merles de Corse, des lasagnes romaines ; il but des vins extraordinaires, du lip-fraoli et du tokay. Arnoux se piquait effectivement de bien recevoir. Il courtisait en vue des comestibles tous les conducteurs de malle-poste, et il était lié avec des cuisiniers de grandes maisons qui lui communiquaient des sauces.

Mais la causerie surtout amusait Frédéric. Son goût pour les voyages fut caressé par Dittmer, qui parla de l’Orient ; il assouvit sa curiosité des choses du théâtre en écoutant Rosenwald causer de l’Opéra ; et l’existence atroce de la bohème lui parut drôle, à travers la gaieté d’Hussonnet, lequel narra, d’une manière pittoresque, comment il avait passé tout un hiver, n’ayant pour nourriture que du fromage de Hollande. Puis, une discussion entre Lovarias et Burrieu, sur l’école florentine, lui révéla des chefs-d’oeuvre, lui ouvrit des horizons, et il eut du mal à contenir son enthousiasme quand Pellerin s’écria :

«Laissez-moi tranquille avec votre hideuse réalité. Qu’est-ce que cela veut dire, la réalité ? Les uns voient noir, d’autres bleu, la multitude voit bête. Rien de moins naturel que Michel-Ange, rien de plus fort ! Le souci de la vérité extérieure dénote la bassesse contemporaine ; et l’art deviendra, si l’on continue, je ne sais quelle rocambole au-dessous de la religion comme poésie, et de la politique comme intérêt. Vous n’arriverez pas à son but, – oui, son but ! – qui est de nous causer une exaltation impersonnelle, avec de petites oeuvres, malgré toutes vos finasseries d’exécution. Voilà les tableaux de Bassolier, par exemple : c’est joli, coquet, propret, et pas lourd ! Ça peut se mettre dans la poche, se prendre en voyage ! Les notaires achètent ça vingt mille francs ; il y a pour trois sous d’idées ; mais, sans l’idée, rien de grand ! sans grandeur, pas de beau ! L’Olympe est une montagne ! Le plus crâne monument, ce sera toujours les Pyramides. Mieux vaut l’exubérance que le goût, le désert qu’un trottoir, et un sauvage qu’un coiffeur !»

Frédéric, en écoutant ces choses, regardait Mme Arnoux. Elles tombaient dans son esprit comme des métaux dans une fournaise, s’ajoutaient à sa passion et faisaient de l’amour.

Il était assis trois places au-dessous d’elle, sur le même côté. De temps à autre, elle se penchait un peu, en tournant la tête pour adresser quelques mots à sa petite fille ; et, comme elle souriait alors, une fossette se creusait dans sa joue, ce qui donnait à son visage un air de bonté plus délicate.

Au moment des liqueurs, elle disparut. La conversation devint très libre ; M. Arnoux y brilla, et Frédéric fut étonné du cynisme de ces hommes. Cependant, leur préoccupation de la femme établissait entre eux et lui comme une égalité, qui le haussait dans sa propre estime.

Rentré au salon, il prit, par contenance, un des albums traînant sur la table. Les grands artistes de l’époque l’avaient illustré de dessins, y avaient mis de la prose, des vers, ou simplement leurs signatures ; parmi les noms fameux, il s’en trouvait beaucoup d’inconnus, et les pensées curieuses n’apparaissaient que sous un débordement de sottises. Toutes contenaient un hommage plus ou moins direct à Mme Arnoux. Frédéric aurait eu peur d’écrire une ligne à côté.

Elle alla chercher dans son boudoir le coffret à fermoirs d’argent qu’il avait remarqué sur la cheminée. C’était un cadeau de son mari, un ouvrage de la Renaissance. Les amis d’Arnoux le complimentèrent, sa femme le remerciait ; il fut pris d’attendrissement, et lui donna devant le monde un baiser.

Ensuite, tous causèrent çà et là, par groupes ; le bonhomme Meinsius était avec Mme Arnoux, sur une bergère, près du feu ; elle se penchait vers son oreille, leurs têtes se touchaient ; – et Frédéric aurait accepté d’être sourd, infirme et laid pour un nom illustre et des cheveux blancs, enfin pour avoir quelque chose qui l’intronisât dans une intimité pareille. Il se rongeait le coeur, furieux contre sa jeunesse.

Mais elle vint dans l’angle du salon où il se tenait, lui demanda s’il connaissait quelques-uns des convives, s’il aimait la peinture, depuis combien de temps il étudiait à Paris. Chaque mot qui sortait de sa bouche semblait à Frédéric être une chose nouvelle, une dépendance exclusive de sa personne. Il regardait attentivement les effilés de sa coiffure, caressant par le bout son épaule nue ; et il n’en détachait pas ses yeux, il enfonçait son âme dans la blancheur de cette chair féminine ; cependant, il n’osait lever ses paupières, pour la voir plus haut, face à face.

Rosenwald les interrompit, en priant Mme Arnoux de chanter quelque chose. Il préluda, elle attendait ; ses lèvres s’entrouvrirent, et un son pur, long, filé, monta dans l’air.

Frédéric ne comprit rien aux paroles italiennes.

Cela commençait sur un rythme grave, tel qu’un chant d’église, puis, s’animant crescendo, multipliait les éclats sonores, s’apaisait tout à coup ; et la mélodie revenait amoureusement, avec une oscillation large et paresseuse.

Elle se tenait debout, près du clavier, les bras tombants, le regard perdu. Quelquefois, pour lire la musique, elle clignait ses paupières en avançant le front, un instant. Sa voix de contralto prenait dans les cordes basses une intonation lugubre qui glaçait, et alors sa belle tête, aux grands sourcils, s’inclinait sur son épaule ; sa poitrine se gonflait, ses bras s’écartaient, son cou d’où s’échappaient des roulades se renversait mollement comme sous des baisers aériens ; elle lança trois notes aiguës, redescendit, en jeta une plus haute encore, et, après un silence, termina par un point d’orgue.

Rosenwald n’abandonna pas le piano. Il continua de jouer, pour lui-même. De temps à autre, un des convives disparaissait. A onze heures, comme les derniers s’en allaient, Arnoux sortit avec Pellerin, sous prétexte de le reconduire. Il était de ces gens qui se disent malades quand ils n’ont pas fait leur tour après dîner.

Mme Arnoux s’était avancée dans l’antichambre ; Dittmer et Hussonnet la saluaient, elle leur tendit la main ; elle la tendit également à Frédéric ; et il éprouva comme une pénétration à tous les atomes de sa peau.

Il quitta ses amis ; il avait besoin d’être seul. Son coeur débordait. Pourquoi cette main offerte ? Etait-ce un geste irréfléchi, ou un encouragement ? «Allons donc ! je suis fou !» Qu’importait d’ailleurs, puisqu’il pouvait maintenant la fréquenter tout à son aise, vivre dans son atmosphère.

Les rues étaient désertes. Quelquefois une charrette lourde passait, en ébranlant les pavés. Les maisons se succédaient avec leurs façades grises, leurs fenêtres closes ; et il songeait dédaigneusement à tous ces êtres humains couchés derrière ces murs, qui existaient sans la voir, et dont pas un même ne se doutait qu’elle vécût ! Il n’avait plus conscience du milieu, de l’espace, de rien ; et, battant le soi du talon, en frappant avec sa canne les volets des boutiques, il allait toujours devant lui, au hasard, éperdu, entraîné. Un air humide l’enveloppa ; il se reconnut au bord des quais.

Les réverbères brillaient en deux lignes droites, indéfiniment, et de longues flammes rouges vacillaient dans la profondeur de l’eau. Elle était de couleur ardoise, tandis que le ciel, plus clair, semblait soutenu par les grandes, masses d’ombre qui se levaient de chaque côté du fleuve.

Des édifices, que l’on n’apercevait pas, faisaient des redoublements d’obscurité. Un brouillard lumineux flottait au-delà, sur les toits ; tous les bruits se fondaient en un seul bourdonnement ; un vent léger soufflait.

Il s’était arrêté au milieu du Pont-Neuf, et, tête nue, poitrine ouverte, il aspirait l’air. Cependant, il sentait monter du fond de lui-même quelque chose d’intarissable, un afflux de tendresse qui l’énervait, comme le mouvement des ondes sous ses yeux. A l’horloge d’une église, une heure sonna, lentement, pareille à une voix qui l’eût appelé.

Alors, il fut saisi par un de ces frissons de l’âme où il vous semble qu’on est transporté dans un monde supérieur. Une faculté extraordinaire, dont il ne savait pas l’objet, lui était venue. Il se demanda, sérieusement, s’il serait un grand peintre ou un grand poète ; – et il se décida pour la peinture, car les exigences de ce métier le rapprocheraient de Mme Arnoux. Il avait donc trouvé sa vocation ! Le but de son existence était clair maintenant, et l’avenir infaillible.

Quand il eut refermé sa porte, il entendit quelqu’un qui ronflait, dans le cabinet noir, près de la chambre. C’était l’autre. Il n’y pensait plus.

Son visage s’offrait à lui dans la glace. Il se trouva beau et resta une minute à se regarder.

Chapitre 5

Le lendemain, avant midi, il s’était acheté une boîte de couleurs, des pinceaux, un chevalet. Pellerin consentit à lui donner des leçons, et Frédéric l’emmena dans son logement pour voir si rien ne manquait parmi ses ustensiles de peinture.

Deslauriers était rentré. Un jeune homme occupait le second fauteuil. Le clerc dit en le montrant :

«C’est lui ! le voilà ! Sénécal !»

Ce garçon déplut à Frédéric. Son front était rehaussé par la coupe de ses cheveux taillés en brosse. Quelque chose de dur et de froid perçait dans ses yeux gris ; et sa longue redingote noire, tout son costume sentait le pédagogue et l’ecclésiastique.

D’abord, on causa des choses du jour, entre autres du Stabat de Rossini ; Sénécal, interrogé, déclara qu’il n’allait jamais au théâtre. Pellerin ouvrit la boîte de couleurs.

«Est-ce pour toi, tout cela ? dit le clerc.

– Mais sans doute !

– Tiens ! quelle idée !»

Et il se pencha sur la table, où le répétiteur de mathématiques feuilletait un volume de Louis Blanc. Il l’avait apporté lui-même, et lisait à voix basse des passages, tandis que Pellerin et Frédéric examinaient ensemble la palette, le couteau, les vessies, puis ils vinrent à s’entretenir du dîner chez Arnoux.

«Le marchand de tableaux ? demanda Sénécal. Joli monsieur, vraiment !

– Pourquoi donc ?» dit Pellerin.

Sénécal répliqua :

«Un homme qui bat monnaie avec des turpitudes politiques»

Et il se mit à parier d’une lithographie célèbre, représentant toute la famille royale livrée à des occupations édifiantes : Louis-Philippe tenait un code, la reine un paroissien, les princesses brodaient, le duc de Nemours ceignait un sabre ; M. de Joinville montrait une carte géographique à ses jeunes frères ; on apercevait, dans le fond, un lit à deux compartiments. Cette image, intitulée Une bonne famille, avait fait les délices des bourgeois, mais l’affliction des patriotes. Pellerin, d’un ton vexé comme s’il en était l’auteur, répondit que toutes les opinions se valaient ; Sénécal protesta. L’Art devait exclusivement viser à la moralisation des masses ! Il ne fallait reproduire que des sujets poussant aux actions vertueuses ; les autres étaient nuisibles.

«Mais ça dépend de l’exécution ? cria Pellerin. Je peux faire des chefs-d’oeuvre !

 

– Tant pis pour vous, alors ! on n’a pas le droit…

– Comment ?

– Non ! monsieur, vous n’avez pas le droit de m’intéresser à des choses que je réprouve ! Qu’avons-nous besoin de laborieuses bagatelles, dont il est impossible de tirer aucun profit, de ces Vénus, par exemple, avec tous vos paysages ? Je ne vois pas là d’enseignement pour le peuple ! Montrez-nous ses misères, plutôt ! enthousiasmez-nous pour ses sacrifices ! Eh ! bon Dieu, les sujets ne manquent pas : la ferme, l’atelier…»

Pellerin en balbutiait d’indignation, et, croyant avoir trouvé un argument :

«Molière, l’acceptez-vous ?

– Soit ! dit Sénécal. Je l’admire comme précurseur de la Révolution française.

– Ah ! la Révolution ! Quel art ! Jamais il n’y a eu d’époque plus pitoyable !

– Pas de plus grande, monsieur.»

Pellerin se croisa les bras, et, le regardant en face :

«Vous m’avez l’air d’un fameux garde national !»

Son antagoniste, habitué aux discussions, répondit :

«Je n’en suis pas ! et je la déteste autant que vous Mais, avec des principes pareils, on corrompt les foules Ça fait le compte du Gouvernement, du reste ! il ne serait pas si fort sans la complicité d’un tas de farceurs comme celui-là.»

Le peintre prit la défense du marchand, car les opinions de Sénécal l’exaspéraient. Il osa même soutenir que Jacques Arnoux était un véritable coeur d’or, dévoué à ses amis, chérissant sa femme.

«Oh ! oh ! si on lui offrait une bonne somme, il ne la refuserait pas pour servir de modèle.»

Frédéric devint blême.

«Il vous a donc fait bien du tort, monsieur ?

– A moi ? non ! Je l’ai vu, une fois, au café, avec un ami. Voilà tout.»

Sénécal disait vrai. Mais il se trouvait agacé, quotidiennement, par les réclames de l’Art industriel. Arnoux était, pour lui, le représentant d’un monde qu’il jugeait funeste à la démocratie. Républicain austère, il suspectait de corruption toutes les élégances, n’ayant d’ailleurs aucun besoin, et étant d’une probité inflexible.

La conversation eut peine à reprendre. Le peintre se rappela bientôt son rendez-vous, le répétiteur ses élèves ; et, quand ils furent sortis, après un long silence, Deslauriers fit différentes questions sur Arnoux.

«Tu m’y présenteras plus tard, n’est-ce pas, mon vieux ?

– Certainement», dit Frédéric.

Puis ils avisèrent à leur installation. Deslauriers avait obtenu, sans peine, une place de second clerc chez un avoué, pris à l’Ecole de droit son inscription, acheté les livres indispensables, – et la vie qu’ils avaient tant rêvée commença.

Elle fut charmante, grâce à la beauté de leur jeunesse. Deslauriers n’ayant parlé d’aucune convention pécuniaire, Frédéric n’en paria pas. Il subvenait à toutes les dépenses, rangeait l’armoire, s’occupait du ménage ; mais, s’il fallait donner une mercuriale au concierge, le Clerc s’en chargeait, continuant, comme au collège, son rôle de protecteur et d’aîné.

Séparés tout le long du jour, ils se retrouvaient le soir. Chacun prenait sa place au coin du feu et se mettait à la besogne. Ils ne tardaient pas à l’interrompre. C’étaient des épanchements sans fin, des gaietés sans cause, et des disputes quelquefois, à propos de la lampe qui filait ou d’un livre égaré, colères d’une minute, que des rires apaisaient.

La porte du cabinet au bois restant ouverte, ils bavardaient de loin, dans leur lit.

Le matin, ils se promenaient en manches de chemise sur leur terrasse ; le soleil se levait, des brumes légères passaient sur le fleuve, on entendait un glapissement dans le marché aux fleurs à côté ; – et les fumées de leurs pipes tourbillonnaient dans l’air pur, qui rafraîchissait leurs yeux encore bouffis ; ils sentaient, en l’aspirant, un vaste espoir épandu.

Quand il ne pleuvait pas, le dimanche, ils sortaient ensemble ; et, bras dessus bras dessous, ils s’en allaient par les rues. Presque toujours la même réflexion leur survenait à la fois, ou bien ils causaient, sans rien voir autour d’eux. Deslauriers ambitionnait la richesse, comme moyen de puissance sur les hommes. Il aurait voulu remuer beaucoup de monde, faire beaucoup de bruit, avoir trois secrétaires sous ses ordres, et un grand dîner politique une fois par semaine. Frédéric se meublait un palais à la moresque, pour vivre couché sur des divans de cachemire, au murmure d’un jet d’eau, servi par des pages nègres ; – et ces choses rêvées devenaient à la fin tellement précises, qu’elles le désolaient comme s’il les avait perdues.

«A quoi bon causer de tout cela , disait-il, puisque jamais nous ne l’aurons !

– Qui sait ?» reprenait Deslauriers.

Malgré ses opinions démocratiques, il l’engageait à s’introduire chez les Dambreuse. L’autre objectait ses tentatives.

«Bah ! retournes-y ! On t’invitera !»

Ils reçurent, vers le milieu du mois de mars, parmi des notes assez lourdes, celles du restaurateur qui leur apportait à dîner. Frédéric, n’ayant point la somme suffisante, emprunta cent écus à Deslauriers ; quinze jours plus tard, il réitéra la même demande, et le Clerc le gronda pour les dépenses auxquelles il se livrait chez Arnoux.

Effectivement, il n’y mettait point de modération. Une vue de Venise, une vue de Naples et une autre de Constantinople occupant le milieu des trois murailles, des sujets équestres d’Alfred de Dreux çà et là, un groupe de Pradier sur la cheminée, des numéros de l’Art industriel sur le piano, et des cartonnages par terre dans les angles, encombraient le logis d’une telle façon, qu’on avait peine à poser un livre, à remuer les coudes. Frédéric prétendait qu’il lui fallait tout cela pour sa peinture.

Il travaillait chez Pellerin. Mais souvent Pellerin était en courses, – ayant coutume d’assister à tous les enterrements et événements dont les journaux devaient rendre compte ; – et Frédéric passait des heures entièrement seul dans l’atelier. Le calme de cette grande pièce, où l’on n’entendait que le trottinement des souris, la lumière qui tombait du plafond, et jusqu’au ronflement du poêle, tout le plongeait d’abord dans une sorte de bien-être intellectuel. Puis ses yeux, abandonnant son ouvrage, se portaient sur les écaillures de la muraille, parmi les bibelots de l’étagère, le long des torses où la poussière amassée faisait comme des lambeaux de velours ; et, tel qu’un voyageur perdu au milieu d’un bois et que tous les chemins ramènent à la même place, continuellement, il retrouvait au fond de chaque idée le souvenir de Mme Arnoux.

Il se fixait des jours pour aller chez elle ; arrivé au second étage, devant sa porte, il hésitait à sonner. Des pas se rapprochaient ; on ouvrait, et, à ces mots : «Madame est sortie», c’était une délivrance, et comme un fardeau de moins sur son coeur.

Il la rencontra, pourtant. La première fois, il y avait trois dames avec elle ; une autre après-midi, le maître d’écriture de Mlle Marthe survint. D’ailleurs, les hommes que recevait Mme Arnoux ne lui faisaient point de visites. Il n’y retourna plus, par discrétion.

Mais il ne manquait pas, pour qu’on l’invitât aux dîners du jeudi, de se présenter à l’Art industriel, chaque mercredi, régulièrement ; et il y restait après tous les autres, plus longtemps que Regimbart, jusqu’à la dernière minute, en feignant de regarder une gravure, de parcourir un journal. Enfin Arnoux lui disait : «Etes-vous libre, demain soir ?» Il acceptait avant que la phrase fût achevée. Arnoux semblait le prendre en affection. Il lui montra l’art de reconnaître les vins, à brûler le punch, à faire des salmis de bécasses ; Frédéric suivait docilement ses conseils, – aimant tout ce qui dépendait de Mme Arnoux, ses meubles, ses domestiques, sa maison, sa rue.

Il ne parlait guère pendant ces dîners ; il la contemplait. Elle avait à droite, contre la tempe, un petit grain de beauté ; ses bandeaux étaient plus noirs que le reste de sa chevelure et toujours comme un peu humides sur les bords ; elle les flattait de temps à autre, avec deux doigts seulement. Il connaissait la forme de chacun de ses ongles, il se délectait à écouter le sifflement de sa robe de soie quand elle passait auprès des portes, il humait en cachette la senteur de son mouchoir ; son peigne, ses gants, ses bagues étaient pour lui des choses particulières, importantes comme des oeuvres d’art, presque animées comme des personnes ; toutes lui prenaient le coeur et augmentaient sa passion.