Za darmo

L'éducation sentimentale

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Il avait frappé aux portes de la Démocratie, s’offrant à la servir de sa plume, de sa parole, de ses démarches ; partout on l’avait repoussé ; on se méfiait de lui -, et il avait vendu sa montre, sa bibliothèque, son linge.

«Mieux vaudrait crever sur les pontons de Belle-Isle, avec Sénécal !»

Frédéric, qui arrangeait alors sa cravate, n’eut pas l’air très ému par cette nouvelle.

«Ah ! il est déporté, ce bon Sénécal ?» Deslauriers répliqua, en parcourant les murailles d’un air envieux :

«Tout le monde n’a pas ta chance !»

«Excuse-moi», dit Frédéric, sans remarquer l’allusion,» mais je dîne en ville. On va le faire à manger ; commande ce que tu voudras ! Prends même mon lit.» Devant une cordialité si complète, l’amertume de Deslauriers disparut.

«Ton lit ? Mais… ça te gênerait !»

«Eh non ! J’en ai d’autres !»

«Ah ! très bien», reprit l’avocat, en riant.» Où dînes-tu donc ?»

«Chez Mme Dambreuse.»

«Est-ce que… par hasard… ce serait… ?»

«Tu es trop curieux», dit Frédéric avec un sourire, qui confirmait cette supposition.

Puis, ayant regardé la pendule, il se rassit.

«C’est comme ça ! et il ne faut pas désespérer, vieux défenseur du peuple !»

«Miséricorde ! que d’autres s’en mêlent !»

L’avocat détestait les ouvriers, pour en avoir souffert dans sa province, un pays de houille. Chaque puits d’extraction avait nommé un gouvernement provisoire lui intimant des ordres.

«D’ailleurs, leur conduite a été charmante partout à Lyon, à Lille, au Havre, à Paris ! Car, à l’exemple des fabricants qui voudraient exclure les produits de l’étranger, ces messieurs réclament pour qu’on bannisse les travailleurs anglais, allemands, belges et savoyards ! Quant à leur intelligence, à quoi a servi, sous la Restauration, leur fameux compagnonnage ? En 1830, ils sont entrés dans la garde nationale, sans même avoir le bon sens de la dominer ! Est-ce que, dès le lendemain de 48, les corps de métiers n’ont pas reparu avec des étendards à eux ! Ils demandaient même des représentants du peuple à eux, lesquels n’auraient parlé que pour eux ! Tout comme les députés de la betterave ne s’inquiètent que de la betterave Ah ! j’en ai assez de ces cocos-là, se prosternant tour à tour devant l’échafaud de Robespierre, les bottes de l’Empereur, le parapluie de Louis-Philippe, racaille éternellement dévouée à qui lui jette du pain dans la gueule ! On crie toujours contre la vénalité de Talleyrand et de Mirabeau ; mais le commissionnaire d’en bas vendrait la patrie pour cinquante centimes, si on lui promettait de tarifer sa course à trois francs ! Ah ! quelle faute ! Nous aurions dû mettre le feu aux quatre coins de l’Europe !

Frédéric lui répondit :

«L’étincelle manquait ! Vous étiez simplement de petits bourgeois, et les meilleurs d’entre vous, des cuistres ! Quant aux ouvriers, ils peuvent se plaindre ; car, si l’on excepte un million soustrait à la liste civile, et que vous leur avez octroyé avec la plus basse flagornerie, vous n’avez rien fait pour eux que des phrases ! Le livret demeure aux mains du patron, et le salarié (même devant la justice) reste l’inférieur de son maître, puisque sa parole n’est pas crue. Enfin, la République me paraît vieille. Qui sait ? Le Progrès, peut-être, n’est réalisable que par une aristocratie ou par un homme ? L’initiative vient toujours d’en haut ! Le peuple est mineur, quoi qu’on prétende !»

«C’est peut-être vrai», dit Deslauriers.

Selon Frédéric, la grande masse des citoyens n’aspirait qu’au repos (il avait profité à l’hôtel Dambreuse), et toutes les chances étaient pour les conservateurs. Ce parti-là, cependant, manquait d’hommes neufs.

«Si tu te présentais, je suis sûr…»

Il n’acheva pas. Deslauriers comprit, se passa les deux mains sur le front ; puis, tout à coup :

«Mais toi ? Rien ne t’empêche ? Pourquoi ne serais-tu pas député ?»

Par suite d’une double élection, il y avait, dans l’Aube, une candidature vacante. M. Dambreuse, réélu à la Législative, appartenait à un autre arrondissement.

«Veux-tu que je m’en occupe ?»

Il connaissait beaucoup de cabaretiers, d’instituteurs, de médecins, de clercs d’étude et leurs patrons.

«D’ailleurs, on fait accroire aux paysans tout ce qu’on veut !»

Frédéric sentait se rallumer son ambition. Deslauriers ajouta :

«Tu devrais bien me trouver une place à Paris.»

«Oh ! ce ne sera pas difficile, par M. Dambreuse.»

«Puisque nous parlions de houilles», reprit l’avocat,» que devient sa grande société ? C’est une occupation de ce genre qu’il me faudrait ! – et je leur serais utile, tout en gardant mon indépendance.»

Frédéric promit de le conduire chez le banquier avant trois jours.

Son repas en tête-à-tête avec Mme Dambreuse fut une chose exquise. Elle souriait en face de lui, de l’autre côté de la table, par-dessus des fleurs dans une corbeille, à la lumière de la lampe suspendue ; et, comme la fenêtre était ouverte, on apercevait des étoiles. Ils causèrent fort peu, se méfiant d’eux-mêmes, sans doute ; mais, dès que les domestiques tournaient le dos, ils s’envoyaient un baiser, du bout des lèvres. Il dit son idée de candidature. Elle l’approuva, s’engageant même à y faire travailler M. Dambreuse.

Le soir, quelques amis se présentèrent pour la féliciter et pour la plaindre ; elle devait être si chagrine de n’avoir plus sa nièce ! C’était fort bien, d’ailleurs, aux jeunes mariés de s’être mis en voyage ; plus tard, les embarras, les enfants surviennent ! Mais l’Italie ne répondait pas à l’idée qu’on s’en faisait. Après cela. ils étaient dans l’âge des illusions ! et puis la lune de miel embellissait tout ! Les deux derniers qui restèrent furent M. de Grémonville et Frédéric. Le diplomate ne voulait pas s’en aller. Enfin, à minuit, il se leva. Mme Dambreuse fit signe à Frédéric de partir avec lui, et le remercia de cette obéissance par une pression de main, plus suave que tout le reste.

La Maréchale poussa un cri de joie en le revoyant. Elle l’attendait depuis cinq heures. Il donna pour excuse une démarche indispensable dans l’intérêt de Deslauriers. Sa figure avait un air de triomphe, une auréole, dont Rosanette fut éblouie.

«C’est peut-être à cause de ton habit noir qui te va bien ; mais je ne t’ai jamais trouvé si beau ! Comme tu es beau !»

Dans un transport de sa tendresse, elle se jura intérieurement de ne plus appartenir à d’autres, quoiqu’il advînt, quand elle devrait crever de misère !

Ses jolis yeux humides pétillaient d’une passion tellement puissante, que Frédéric l’attira sur ses genoux et il se dit :» Quelle canaille je fais» en s’applaudissant de sa perversité.

Chapitre 4

M. Dambreuse. quand Deslauriers se présenta chez lui, songeait à raviver sa grande affaire de houilles. Mais cette fusion de toutes les compagnies en une seule était mal vue ; on criait au monopole, comme s’il ne fallait pas, pour de telles exploitations, d’immenses capitaux !

Deslauriers, qui venait de lire exprès l’ouvrage de Gobet et les articles de M. Chappe dans le Journal des Mines, connaissait la question parfaitement. Il démontra que la loi de 1810 établissait au profit du concessionnaire un droit impermutable. D’ailleurs, on pouvait donner à l’entreprise une couleur démocratique : empêcher les réunions houillères était un attentat contre le principe même d’association.

M. Dambreuse lui confia des notes pour rédiger un mémoire. Quant à la manière dont il payerait son travail, il fit des promesses d’autant meilleures qu’elles n’étaient pas précises.

Deslauriers s’en revint chez Frédéric et lui rapporta la conférence. De plus, il avait vu Mme Dambreuse au bas de l’escalier, comme il sortait.

«Je t’en fais mes compliments, saprelotte !»

Puis ils causèrent de l’élection. Il y avait quelque chose à inventer.

Trois jours après, Deslauriers reparut avec une feuille d’écriture destinée aux journaux et qui était une lettre familière, où M. Dambreuse approuvait la candidature de leur ami. Soutenue par un conservateur et prônée par un rouge, elle devait réussir. Comment le capitaliste signait-il une pareille élucubration ? L’avocat, sans le moindre embarras, de lui-même, avait été la montrer à Mme Dambreuse, qui, la trouvant fort bien, s’était chargée du reste.

Cette démarche surprit Frédéric. Il l’approuva cependant ; puis, comme Deslauriers s’aboucherait avec M. Roque, il lui conta sa position vis-à-vis de Louise.

«Dis-leur tout ce que tu voudras, que mes affaires sont troubles ; je les arrangerai ; elle est assez jeune pour attendre !»

Deslauriers partit ; et Frédéric se considéra comme un homme très fort. Il éprouvait, d’ailleurs, un assouvissement, une satisfaction profonde. Sa joie de posséder une femme riche n’était gâtée par aucun contraste ; le sentiment s’harmoniait avec le milieu. Sa vie, maintenant, avait des douceurs partout.

La plus exquise, peut-être, était de contempler Mme Dambreuse, entre plusieurs personnes, dans son salon. La convenance de ses manières le faisait rêver à d’autres attitudes ; pendant qu’elle causait d’un ton froid, il se rappelait ses mots d’amour balbutiés ; tous les respects pour sa vertu le délectaient comme un hommage retournant vers lui ; et il avait parfois des envies de s’écrier :» Mais je la connais mieux que vous ! Elle est à moi !»

Leur liaison ne tarda pas à être une chose convenue, acceptée. Mme Dambreuse, durant tout l’hiver, traîna Frédéric dans le monde.

Il arrivait presque toujours avant elle ; et il la voyait entrer, les bras nus, l’éventail à la main, des perles dans les cheveux. Elle s’arrêtait sur le seuil (le linteau de la porte l’entourait comme un cadre), et elle avait un léger mouvement d’indécision, en clignant les paupières, pour découvrir s’il était là. Elle le ramenait dans sa voiture ; la pluie fouettait les vasistas ; les passants, tels que des ombres, s’agitaient dans la boue ; et, serrés l’un contre l’autre, ils apercevaient tout cela, confusément, avec un dédain tranquille. Sous des prétextes différents, il restait encore une bonne heure dans sa chambre.

 

C’était par ennui, surtout, que Mme Dambreuse avait cédé. Mais cette dernière épreuve ne devait pas être perdue. Elle voulait un grand amour, et elle se mit à le combler d’adulations et de caresses.

Elle lui envoyait des fleurs ; elle lui fit une chaise en tapisserie ; elle lui donna un porte-cigares, une écritoire, mille petites choses d’un usage quotidien, pour qu’il n’eût pas une action indépendante de son souvenir. Ces prévenances le charmèrent d’abord, et bientôt lui parurent toutes simples.

Elle montait dans un fiacre, le renvoyait à l’entrée d’un passage, sortait par l’autre bout ; puis, se glissant le long des murs, avec un double voile sur le visage, elle atteignait la rue où Frédéric en sentinelle lui prenait le bras, vivement, pour la conduire dans sa maison. Ses deux domestiques se promenaient, le portier faisait des courses ; elle jetait les yeux tout à l’entour ; rien à craindre ! et elle poussait comme un soupir d’exilé qui revoit sa patrie. La chance les enhardit. Leurs rendez-vous se multiplièrent. Un soir même, elle se présenta tout à coup en grande toilette de bal. Ces surprises pouvaient être dangereuses ; il la blâma de son imprudence ; elle lui déplut, du reste. Son corsage ouvert découvrait trop sa poitrine maigre.

Il reconnut alors ce qu’il s’était caché, la désillusion de ses sens. Il n’en feignait pas moins de grandes ardeurs ; mais pour les ressentir, il lui fallait évoquer l’image de Rosanette ou de Mme Arnoux.

Cette atrophie sentimentale lui laissait la tête entièrement libre, et plus que jamais il ambitionnait une haute position dans le monde. Puisqu’il avait un marchepied pareil, c’était bien le moins qu’il s’en servît.

Vers le milieu de janvier, un matin, Sénécal entra dans son cabinet ; et à son exclamation d’étonnement, répondit qu’il était secrétaire de Deslauriers. Il lui apportait même une lettre. Elle contenait de bonnes nouvelles, et le blâmait cependant de sa négligence ; il fallait venir là-bas.

Le futur député dit qu’il se mettrait en route le surlendemain.

Sénécal n’exprima pas d’opinion sur cette candidature. Il parla de sa personne, et des affaires du pays.

Si lamentables qu’elles fussent, elles le réjouissaient ; car on marchait au communisme. D’abord, l’Administration y menait d’elle-même, puisque, chaque jour, il y avait plus de choses régies par le Gouvernement. Quant à la Propriété, la Constitution de 48, malgré ses faiblesses, ne l’avait pas ménagée ; au nom de l’utilité publique, l’Etat pouvait prendre désormais ce qu’il jugeait lui convenir. Sénécal se déclara pour l’Autorité ; et Frédéric aperçut dans ses discours l’exagération de ses propres paroles à Deslauriers. Le républicain tonna même contre l’insuffisance des masses.

«Robespierre, en défendant le droit du petit nombre, amena Louis XVI devant la Convention nationale, et sauva le peuple. La fin des choses les rend légitimes. La dictature est quelquefois indispensable. Vive la tyrannie, pourvu que le tyran fasse le bien !»

Leur discussion dura longtemps, et, comme il s’en allait, Sénécal avoua (c’était le but de sa visite, peut-être) que Deslauriers s’impatientait beaucoup du silence de M. Dambreuse.

Mais M. Dambreuse était malade. Frédéric le voyait tous les jours, sa qualité d’intime le faisait admettre près de lui.

La révocation du général Changarnier avait ému extrêmement le capitaliste. Le soir même, il fut pris d’une grande chaleur dans la poitrine, avec une oppression à ne pouvoir se tenir couché. Des sangsues amenèrent un soulagement immédiat. La toux sèche disparut, la respiration devint plus calme ; et, huit jours après, il dit en avalant un bouillon :

«Ah ! ça va mieux ! Mais j’ai manqué faire le grand voyage !»

«Pas sans moi s’écria Mme Dambreuse, notifiant par ce mot qu’elle n’aurait pu lui survivre.

Au lieu de répondre, il étala sur elle et sur son amant un singulier sourire, où il y avait à la fois de la résignation, de l’indulgence, de l’ironie, et même comme une pointe, un sous-entendu presque gai.

Frédéric voulut partir pour Nogent, Mme Dambreuse s’y opposa ; et il défaisait et refaisait tour à tour ses paquets, selon les alternatives de la maladie.

Tout à coup, M. Dambreuse cracha le sang abondamment.» Les princes de la science», consultés, n’avisèrent à rien de nouveau. Ses jambes enflaient, et la faiblesse augmentait. Il avait témoigné plusieurs fois le désir de voir Cécile, qui était à l’autre bout de la France, avec son mari, nommé receveur depuis un mois. Il ordonna expressément qu’on la fît venir. Mme Dambreuse écrivit trois lettres, et les lui montra.

Sans se fier même à la religieuse, elle ne le quittait pas d’une seconde, ne se couchait plus. Les personnes qui se faisaient inscrire chez le concierge s’informaient d’elle avec admiration ; et les passants étaient saisis de respect devant la quantité de paille qu’il y avait dans la rue, sous les fenêtres.

Le 12 février, à cinq heures, une hémoptysie effrayante se déclara. Le médecin de garde dit le danger. On courut vite chez un prêtre.

Pendant la confession de M. Dambreuse, Madame le regardait de loin, curieusement. Après quoi, le jeune docteur posa un vésicatoire, et attendit.

La lumière des lampes, masquée par des meubles, éclairait la chambre inégalement. Frédéric et Mme Dambreuse, au pied de la couche, observaient le moribond. Dans l’embrasure d’une croisée, le prêtre et le médecin causaient à demi-voix ; la bonne soeur à genoux, marmottait des prières.

Enfin, un râle s’éleva. Les mains se refroidissaient, la face commençait à pâlir. Quelquefois, il tirait tout à coup une aspiration énorme ; elles devinrent de plus en plus rares ; deux ou trois paroles confuses lui échappèrent ; il exhala un petit souffle en même temps qu’il tournait ses yeux, et le tête retomba de côté sur l’oreiller.

Tous, pendant une minute, restèrent immobiles.

Mme Dambreuse s’approcha ; et, sans effort, avec la simplicité du devoir, elle lui ferma les paupières.

Puis elle écarta les deux bras, en se tordant la taille comme dans le spasme d’un désespoir contenu, et sortit de l’appartement, appuyée sur le médecin et la religieuse. Un quart d’heure après, Frédéric monta dans sa chambre.

On y sentait une odeur indéfinissable, émanation des choses délicates qui l’emplissaient. Au milieu du lit, une robe noire s’étalait, tranchant sur le couvre-pied rose.

Mme Dambreuse était au coin de la cheminée, debout. Sans lui supposer de violents regrets, il la croyait un peu triste ; et, d’une voix dolente :

«Tu souffres ?»

«Moi ? Non, pas du tout.»

Comme elle se retournait, elle aperçut la robe, l’examina ; puis elle lui dit de ne pas se gêner.

«Fume si tu veux ! Tu es chez moi»

Et, avec un grand soupir :

«Ah ! sainte Vierge ! quel débarras» Frédéric fut étonné de l’exclamation. Il reprit en lui baisant la main :

«On était libre, pourtant !»

Cette allusion à l’aisance de leurs amours parut blesser Mme Dambreuse.

«Eh ! tu ne sais pas les services que je lui rendais, ni dans quelles angoisses j’ai vécu !»

«Comment ?»

«Mais oui ! Etait-ce une sécurité que d’avoir toujours près de soi cette bâtarde, une enfant introduite dans la maison au bout de cinq ans de ménage, et qui, sans moi, bien sûr, l’aurait amené à quelque sottise ?»

Alors, elle expliqua ses affaires. Ils s’étaient mariés sous le régime de la séparation. Son patrimoine était de trois cent mille francs. M. Dambreuse, par leur contrat, lui avait assuré, en cas de survivance, quinze mille livres de rente avec la propriété de l’hôtel. Mais, peu de temps après, il avait fait un testament où il lui donnait toute sa fortune ; et elle l’évaluait, autant qu’il était possible de le savoir maintenant, à plus de trois millions.

Frédéric ouvrit de grands yeux.

«Ça en valait la peine, n’est-ce pas ? J’y ai contribué, du reste ! C’était mon bien que je défendais ; Cécile m’aurait dépouillée, injustement.»

«Pourquoi n’est-elle pas venue voir son père ?» dit Frédéric.

A cette question, Mme Dambreuse le considéra ; puis, d’un ton sec :

«Je n’en sais rien ! Faute de coeur, sans doute ! Oh ! je la connais ! Aussi elle n’aura pas de moi une obole !» Elle n’était guère gênante, du moins depuis son mariage.

«Ah ! son mariage !» fit en ricanant Mme Dambreuse.

Et elle s’en voulait d’avoir trop bien traité cette pécore-là, qui était jalouse, intéressée, hypocrite.» Tous les défauts de son père !» Elle le dénigrait de plus en plus. Personne d’une fausseté aussi profonde, impitoyable d’ailleurs, dur comme un caillou,» un mauvais homme, un mauvais homme !»

Il échappe des fautes, même aux plus sages. Mme Dambreuse venait d’en faire une, par ce débordement de haine. Frédéric, en face d’elle, dans une bergère, réfléchissait, scandalisé.

Elle se leva, se mit doucement sur ses genoux.

«Toi seul es bon ! Il n’y a que toi que j’aime !» En le regardant, son coeur s’amollit, une réaction nerveuse lui amena des larmes aux paupières, et elle murmura :

«Veux-tu m’épouser !»

Il crut d’abord n’avoir pas compris. Cette richesse l’étourdissait. Elle répéta plus haut :

«Veux-tu m’épouser !»

Enfin, il dit, en souriant :

«Tu en doutes ?»

Puis une pudeur le prit et, pour faire au défunt une sorte de réparation, il s’offrit à le veiller lui-même. Mais comme il avait honte de ce pieux sentiment, il ajouta d’un ton dégagé :

«Ce serait peut-être plus convenable.»

«Oui, peut-être bien», dit-elle,» à cause des domestiques !»

On avait tiré le lit complètement hors de l’alcôve. La religieuse était au pied ; et au chevet se tenait un prêtre, un autre, un grand homme maigre, l’air espagnol et fanatique. Sur la table de nuit, couverte d’une serviette blanche, trois flambeaux brûlaient.

Frédéric prit une chaise, et regarda le mort.

Son visage était jaune comme de la paille ; un peu d’écume sanguinolente marquait les coins de sa bouche. Il avait un foulard autour du crâne, un gilet de tricot, et un crucifix d’argent sur la poitrine, entre ses bras croisés.

Elle était finie, cette existence pleine d’agitations ! Combien n’avait-il pas fait de courses dans les bureaux, aligné de chiffres, tripoté d’affaires, entendu de rapports ! Que de boniments, de sourires, de courbettes ! Car il avait acclamé Napoléon, les Cosaques, Louis XVIII, 1830, les ouvriers, tous les régimes, chérissant le Pouvoir d’un tel amour, qu’il aurait payé pour se vendre.

Mais il laissait le domaine de la Fortelle, trois manufactures en Picardie, le bois de Crancé dans l’Yonne, une ferme près d’Orléans, des valeurs mobilières considérables.

Frédéric fit ainsi la récapitulation de sa fortune ; et elle allait, pourtant, lui appartenir ! Il songea d’abord à» ce qu’on dirait», à un cadeau pour sa mère, à ses futurs attelages, à un vieux cocher de sa famille dont il voulait faire le concierge. La livrée ne serait plus la même, naturellement. Il prendrait le grand salon comme cabinet de travail. Rien n’empêchait, en abattant trois murs, d’avoir, au second étage, une galerie de tableaux. Il y avait moyen, peut-être, d’organiser en bas une salle de bains turcs. Quant au bureau de M. Dambreuse, pièce déplaisante, à quoi pouvait-elle servir ?

Le prêtre qui venait à se moucher, ou la bonne soeur arrangeant le feu, interrompait brutalement ces imaginations. Mais la réalité les confirmait ; le cadavre était toujours là. Ses paupières s’étaient rouvertes ; et les pupilles, bien que noyées dans des ténèbres visqueuses, avaient une expression énigmatique, intolérable. Frédéric croyait y voir comme un jugement porté sur lui ; et il sentait presque un remords, car il n’avait jamais eu à se plaindre de cet homme, qui, au contraire…» Allons donc ! un vieux misérable !» et il le considérait de plus près, pour se raffermir, en lui criant mentalement «Eh bien, quoi ? Est-ce que je t’ai tué ?» Cependant, le prêtre lisait son bréviaire ; la religieuse, immobile, sommeillait ; les mèches des trois flambeaux s’allongeaient.

On entendit, pendant deux heures, le roulement sourd des charrettes défilant vers les Halles. Les carreaux blanchirent, un fiacre passa, puis une compagnie d’ânesses qui trottinaient sur le pavé, et des coups de marteau, des cris de vendeurs ambulants, des éclats de trompette ; tout déjà se confondait dans la grande voix de Paris qui s’éveille.

Frédéric se mit en courses. Il se transporta premièrement à la mairie pour faire la déclaration ; puis, quand le médecin des morts eut donné un certificat, il revint à la mairie dire quel cimetière la famille choisissait, et pour s’entendre avec le bureau des pompes funèbres.

 

L’employé exhiba un dessin et un programme, l’un indiquant les diverses classes d’enterrement, l’autre le détail complet du décor. Voulait-on un char avec galerie ou un char avec panaches, des tresses aux chevaux, des aigrettes aux valets, des initiales ou un blason, des lampes funèbres, un homme pour porter les honneurs, et combien de voitures ? Frédéric fut large ; Mme Dambreuse tenait à ne rien ménager.

Puis, il se rendit à l’église.

Le vicaire des convois commença par blâmer l’exploitation des pompes funèbres ; ainsi l’officier pour les pièces d’honneur était vraiment inutile ; beaucoup de cierges valait mieux ! On convint d’une messe basse relevée de musique. Frédéric signa ce qui était convenu, avec obligation solidaire de payer tous les frais.

Il alla ensuite à l’Hôtel de Ville pour l’achat du terrain. Une concession de deux mètres en longueur sur un de largeur, coûtait cinq cents francs. Etait-ce une concession mi-séculaire ou perpétuelle ?

«Oh ! perpétuelle !» dit Frédéric.

Il prenait la chose au sérieux, se donnait du mal. Dans la cour de l’hôtel, un marbrier l’attendait pour lui montrer des devis et plans de tombeaux grecs, égyptiens, mauresques ; mais l’architecte de la maison en avait déjà conféré avec Madame ; et, sur la table, dans le vestibule, il y avait toutes sortes de prospectus relatifs au nettoyage des matelas, à la désinfection des chambres, à divers procédés d’embaumement.

Après son dîner, il retourna chez le tailleur pour le deuil des domestiques ; et il dut faire une dernière course, car il avait commandé des gants de castor, et c’étaient des gants de filoselle qui convenaient.

Quand il arriva le lendemain, à dix heures, le grand salon s’emplissait de monde, et presque tous, en s’abordant d’un air mélancolique, disaient :

«Moi qui l’ai encore vu il y a un mois ! Mon Dieu ! c’est notre sort à tous !»

«Oui ; mais tâchons que ce soit le plus tard possible !»

Alors, on poussait un petit rire de satisfaction, et même on engageait des dialogues parfaitement étrangers à la circonstance. Enfin, le maître des cérémonies, en habit noir à la française et culotte courte, avec manteau, pleureuses, brette au côté et tricorne sous le bras, articula, en saluant, les mots d’usage :

«Messieurs, quand il vous fera plaisir.»

On partit.

C’était jour de marché aux fleurs sur la place de la Madeleine. Il faisait un temps clair et doux ; et la brise, qui secouait un peu les baraques de toile, gonflait, par les bords, l’immense drap noir accroché sur le portail. L’écusson de M. Dambreuse, occupant un carré de velours, s’y répétait trois fois. Il était de sable au senestrochère d’or, à poing fermé, ganté d’argent, avec la couronne de comte, et cette devise : Par toutes voies.

Les porteurs montèrent jusqu’au haut de l’escalier le lourd cercueil, et l’on entra.

Les six chapelles, l’hémicycle et les chaises étaient tendus de noir. Le catafalque au bas du choeur formait, avec ses grands cierges, un seul foyer de lumières jaunes. Aux deux angles, sur des candélabres, des flammes d’esprit de vin brûlaient.

Les plus considérables prirent place dans le sanctuaire, les autres dans la nef ; et l’office commença.

A part quelques-uns, l’ignorance religieuse de tous était si profonde, que le maître des cérémonies, de temps à autre, leur faisait signe de se lever, de s’agenouiller, de se rasseoir. L’orgue et deux contrebasses alternaient avec les voix ; dans les intervalles de silence, on entendait le marmottement du prêtre à l’autel ; puis la musique et les chants reprenaient.

Un jour mat tombait des trois coupoles ; mais la porte ouverte envoyait horizontalement comme un fleuve de clarté blanche qui frappait toutes les têtes nues ; et dans l’air, à mi-hauteur du vaisseau, flottait une ombre, pénétrée par le reflet des ors décorant la nervure des pendentifs et le feuillage des chapiteaux.

Frédéric, pour se distraire, écouta le Dies irae ; il considérait les assistants, tâchait de voir les peintures trop élevées qui représentent la vie de Madeleine. Heureusement, Pellerin vint se mettre près de lui, et commença tout de suite, à propos de fresques, une longue dissertation. La cloche tinta. On sortit de l’église.

Le corbillard, orné de draperies pendantes et de hauts plumets, s’achemina vers le Père-Lachaise, tiré par quatre chevaux noirs ayant des tresses dans la crinière, des panaches sur la tête, et qu’enveloppaient jusqu’aux sabots de larges caparaçons brodés d’argent. Leur cocher, en bottes à l’écuyère, portait un chapeau à trois cornes avec un long crêpe retombant. Les cordons étaient tenus par quatre personnages : un questeur de la Chambre des députés, un membre du conseil général de l’Aube, un délégué des houilles, – et Fumichon, comme ami. La calèche du défunt et douze voitures de deuil suivaient. Les conviés, par derrière, emplissaient le milieu du boulevard.

Pour voir tout cela, les passants s’arrêtaient ; des femmes, leur marmot entre les bras, montaient sur des chaises ; et des gens qui prenaient des chopes dans les cafés apparaissaient aux fenêtres, une queue de billard à la main.

La route était longue ; et, – comme dans les repas de cérémonie où l’on est réservé d’abord, puis expansif, la tenue générale se relâcha bientôt. On ne causait que du refus d’allocation fait par la Chambre au Président.

M. Piscatory s’était montré trop acerbe, Montalembert» magnifique, comme d’habitudes», et MM. Chambolle, Pidoux, Creton, enfin toute la commission aurait dû suivre, peut-être, l’avis de MM. Quentin-Bauchard et Dufour.

Ces entretiens continuèrent dans la rue de la Roquette, bordée par des boutiques, où l’on ne voit que des chaînes en verre de couleur et des rondelles noires couvertes de dessins et de lettres d’or, – ce qui les fait ressembler à des grottes pleines de stalactites et à des magasins de faïence. Mais, devant la grille du cimetière, tout le monde, instantanément, se tut.

Les tombes se levaient au milieu des arbres, colonnes brisées, pyramides, temples, dolmens, obélisques, caveaux étrusques à porte de bronze. On apercevait dans quelques-uns des espèces de boudoirs funèbres, avec des fauteuils rustiques et des pliants. Des toiles d’araignée pendaient comme des haillons aux chaînettes des urnes ; et de la poussière couvrait les bouquets à rubans de satin et les crucifix. Partout, entre les balustres, sur les tombeaux, des couronnes d’immortelles et des chandeliers, des vases, des fleurs, des disques noirs rehaussés de lettres d’or, des statuettes de plâtre : petits garçons et petites demoiselles ou petits anges tenus en l’air par un fil de laiton ; plusieurs même ont un toit de zinc sur la tête. D’énormes câbles en verre filé, noir, blanc et azur, descendent du haut des stèles jusqu’au pied des dalles, avec de longs replis, comme des boas. Le soleil, frappant dessus, les faisait scintiller entre les croix de bois noir ; – et le corbillard s’avançait dans les grands chemins, qui sont pavés comme les rues d’une ville. De temps à autre, les essieux claquaient. Des femmes à genoux, la robe traînant dans l’herbe, parlaient doucement aux morts. Des lumignons blanchâtres sortaient de la verdure des ifs. C’étaient des offrandes abandonnées, des débris que l’on brûlait.

La fosse de M. Dambreuse était dans le voisinage de Manuel et de Benjamin Constant. Le terrain dévale, en cet endroit, par une pente abrupte. On a sous les pieds des sommets d’arbres verts ; plus loin, des cheminées de pompes à feu, puis toute la grande ville.

Frédéric put admirer le paysage pendant qu’on prononçait les discours.

Le premier fut au nom de la Chambre des députés, le deuxième au nom du conseil général de l’Aube, le troisième au nom de la Société houillère de Saône-et-Loire, le quatrième au nom de la Société d’agriculture de l’Yonne ; et il y en eut un autre, au nom d’une Société philanthropique. Enfin, on s’en allait, lorsqu’un inconnu se mit à lire un sixième discours, au nom de la Société des antiquaires d’Amiens.