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Bouvard et Pécuchet

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Alors une faculté pitoyable se développa dans leur esprit, celle de voir la bêtise et de ne plus la tolérer.



Des choses insignifiantes les attristaient: les réclames des journaux, le profil d'un bourgeois, une sotte réflexion entendue par hasard.



En songeant à ce qu'on disait dans leur village, et qu'il y avait jusqu'aux antipodes d'autres Coulon, d'autres Marescot, d'autres Foureau, ils sentaient peser sur eux comme la lourdeur de toute la terre.



Ils ne sortaient plus, ne recevaient personne.



Un après-midi, un dialogue s'éleva dans la cour, entre Marcel et un monsieur ayant un chapeau à larges bords avec des conserves noires. C'était l'académicien Larsonneur. Il ne fut pas sans observer un rideau entrouvert, des portes qu'on fermait. Sa démarche était une tentative de raccommodement et il s'en alla furieux, chargeant le domestique de dire à ses maîtres qu'il les regardait comme des goujats.



Bouvard et Pécuchet ne s'en soucièrent. Le monde diminuait d'importance – ils l'apercevaient comme dans un nuage, descendu de leur cerveau sur leurs prunelles.



N'est-ce pas, d'ailleurs, une illusion, un mauvais rêve? Peut-être, qu'en somme, les prospérités et les malheurs s'équilibrent? Mais le bien de l'espèce ne console pas l'individu.



– Et que m'importent les autres! disait Pécuchet.



Son désespoir affligeait Bouvard. C'était lui qui l'avait poussé jusque-là; et le délabrement de leur domicile avivait leur chagrin par des irritations quotidiennes.



Pour se remonter, ils se faisaient des raisonnements, se prescrivaient des travaux, et retombaient vite dans une paresse plus forte, dans un découragement profond.



À la fin des repas, ils restaient les coudes sur la table, à gémir d'un air lugubre – Marcel en écarquillait les yeux, puis retournait dans sa cuisine où il s'empiffrait solitairement.



Au milieu de l'été, ils reçurent un billet de faire-part annonçant le mariage de Dumouchel avec Mme veuve Olympe-Zulma Poulet.



Que Dieu le bénisse! et ils se rappelèrent le temps où ils étaient heureux. Pourquoi ne suivaient-ils plus les moissonneurs? Où étaient les jours qu'ils entraient dans les fermes cherchant partout des antiquités? Rien maintenant n'occasionnerait ces heures si douces qu'emplissaient la distillerie ou la Littérature. Un abîme les en séparait. Quelque chose d'irrévocable était venu.



Ils voulurent faire comme autrefois une promenade dans les champs, allèrent très loin, se perdirent. – De petits nuages moutonnaient dans le ciel, le vent balançait les clochettes des avoines, le long d'un pré un ruisseau murmurait, quand tout à coup une odeur infecte les arrêta; et ils virent sur des cailloux, entre des joncs, la charogne d'un chien.



Les quatre membres étaient desséchés. Le rictus de la gueule découvrait sous des babines bleuâtres des crocs d'ivoire; à la place du ventre, c'était un amas de couleur terreuse, et qui semblait palpiter tant grouillait dessus la vermine. Elle s'agitait, frappée par le soleil, sous le bourdonnement des mouches, dans cette intolérable odeur, une odeur féroce et comme dévorante.



Cependant Bouvard plissait le front; et des larmes mouillèrent ses yeux. – Pécuchet dit stoïquement: Nous serons un jour comme ça!



L'idée de la mort les avait saisis. Ils en causèrent, en revenant.



Après tout, elle n'existe pas. On s'en va dans la rosée, dans la brise, dans les étoiles. On devient quelque chose de la sève des arbres, de l'éclat des pierres fines, du plumage des oiseaux. On redonne à la Nature ce qu'elle vous a prêté et le Néant qui est devant nous n'a rien de plus affreux que le néant qui se trouve derrière.



Ils tâchaient de l'imaginer sous la forme d'une nuit intense, d'un trou sans fond, d'un évanouissement continu. N'importe quoi valait mieux que cette existence monotone, absurde, et sans espoir.



Ils récapitulèrent leurs besoins inassouvis. Bouvard avait toujours désiré des chevaux, des équipages, les grands crus de Bourgogne, et de belles femmes complaisantes dans une habitation splendide. L'ambition de Pécuchet était le savoir philosophique. Or, le plus vaste des problèmes, celui qui contient les autres, peut se résoudre en une minute. Quand donc arriverait-elle?



– Autant tout de suite, en finir.



– Comme tu voudras dit Bouvard.



Et ils examinèrent la question du suicide.



Où est le mal de rejeter un fardeau qui vous écrase? et de commettre une action ne nuisant à personne? Si elle offensait Dieu, aurions-nous ce pouvoir? Ce n'est pas une lâcheté, bien qu'on dise; – et l'insolence est belle, de bafouer même à son détriment, ce que les hommes estiment le plus.



Ils délibérèrent sur le genre de mort.



Le poison fait souffrir. Pour s'égorger, il faut trop de courage. Avec l'asphyxie, on se rate souvent.



Enfin, Pécuchet monta dans le grenier deux câbles de la gymnastique. Puis, les ayant liés à la même traverse du toit, laissa pendre un noeud coulant et avança dessous deux chaises, pour atteindre aux cordes.



Ce moyen fut résolu.



Ils se demandaient quelle impression cela causerait dans l'arrondissement, où iraient ensuite leur bibliothèque, leurs paperasses, leurs collections. La pensée de la mort les faisait s'attendrir sur eux-mêmes. Cependant, ils ne lâchaient point leur projet, et à force d'en parler, s'y accoutumèrent.



Le soir du 25 décembre, entre dix et onze heures, ils réfléchissaient dans le muséum, habillés différemment. Bouvard portait une blouse sur son gilet de tricot – et Pécuchet, depuis trois mois, ne quittait plus la robe de moine, par économie.



Comme ils avaient grand faim (car Marcel sorti dès l'aube n'avait pas reparu) Bouvard crut hygiénique de boire un carafon d'eau-de-vie et Pécuchet de prendre du thé.



En soulevant la bouilloire, il répandit de l'eau sur le parquet.



– Maladroit! s'écria Bouvard.



Puis trouvant l'infusion médiocre, il voulut la renforcer par deux cuillerées de plus.



– Ce sera exécrable dit Pécuchet.



– Pas du tout!



Et chacun tirant à soi la boîte, le plateau tomba; une des tasses fut brisée, la dernière du beau service en porcelaine.



Bouvard pâlit. – Continue! saccage! ne te gêne pas!



– Grand malheur, vraiment!



– Oui! un malheur! Je la tenais de mon père!



– Naturel ajouta Pécuchet, en ricanant.



– Ah! tu m'insultes!



– Non, mais je te fatigue! avoue-le!



Et Pécuchet fut pris de colère, ou plutôt de démence. Bouvard aussi. Ils criaient à la fois tous les deux, l'un irrité par la faim, l'autre par l'alcool. La gorge de Pécuchet n'émettait plus qu'un râle.



– C'est infernal, une vie pareille; j'aime mieux la mort. Adieu.



Il prit le flambeau, tourna les talons, claqua la porte.



Bouvard, au milieu des ténèbres, eut peine à l'ouvrir, courut derrière lui, arriva dans le grenier.



La chandelle était par terre – et Pécuchet debout sur une des chaises avec le câble dans sa main.



L'esprit d'imitation emporta Bouvard: – Attends-moi! Et il montait sur l'autre chaise quand s'arrêtant tout à coup:



– Mais… nous n'avons pas fait notre testament?



– Tiens! c'est juste!



Des sanglots gonflaient leur poitrine. Ils se mirent à la lucarne pour respirer.



L'air était froid; et des astres nombreux brillaient dans le ciel, noir comme de l'encre. La blancheur de la neige, qui couvrait la terre, se perdait dans les brumes de l'horizon.



Ils aperçurent de petites lumières à ras du sol; et grandissant, se rapprochant, toutes allaient du côté de l'église.



Une curiosité les y poussa.



C'était la messe de minuit. Ces lumières provenaient des lanternes des bergers. Quelques-uns, sous le porche, secouaient leurs manteaux.



Le serpent ronflait, l'encens fumait. Des verres, suspendus, dans la longueur de la nef, dessinaient trois couronnes de feux multicolores – et au bout de la perspective des deux côtés du tabernacle, les cierges géants dressaient des flammes rouges. Par dessus les têtes de la foule et les capelines des femmes, au delà des chantres, on distinguait le prêtre dans sa chasuble d'or; à sa voix aiguë répondaient les voix fortes des hommes emplissant le jubé, et la voûte de bois tremblait, sur ses arceaux de pierre. Des images représentant le chemin de la croix décoraient les murs. Au milieu du choeur, devant l'autel, un agneau était couché, les pattes sous le ventre, les oreilles toutes droites.



La tiède température, leur procura un singulier bien-être; et leurs pensées, orageuses tout à l'heure, se faisaient douces, comme des vagues qui s'apaisent.



Ils écoutèrent l'Évangile et le Credo, observaient les mouvements du prêtre. Cependant les vieux, les jeunes, les pauvresses en guenille, les fermières en haut bonnet, les robustes gars à blonds favoris, tous priaient, absorbés dans la même joie profonde; – et voyaient sur la paille d'une étable, rayonner comme un soleil, le corps de l'enfant-Dieu. Cette foi des autres touchait Bouvard en dépit de sa raison, et Pécuchet malgré la dureté de son coeur.



Il y eut un silence; tous les dos se courbèrent – et au tintement d'une clochette, le petit agneau bêla.



L'hostie fut montrée par le prêtre, au bout de ses deux bras, le plus haut possible. Alors éclata un chant d'allégresse, qui conviait le monde aux pieds du Roi des Anges. Bouvard et Pécuchet involontairement s'y mêlèrent; et ils sentaient comme une aurore se lever dans leur âme.



CHAPITRE IX

Marcel reparut le lendemain à trois heures, la face verte, les yeux rouges, une bigne au front, le pantalon déchiré, empestant l'eau-de-vie, immonde.



Il avait été, selon sa coutume annuelle, à six lieues de là, près d'Iqueville faire le réveillon chez un ami; – et bégayant plus que jamais, pleurant, voulant se battre, il implorait sa grâce comme s'il eût commis un crime. Ses maîtres l'octroyèrent. Un calme singulier les portait à l'indulgence.

 



La neige avait fondu tout à coup – et ils se promenaient dans leur jardin, humant l'air tiède, heureux de vivre.



Était-ce le hasard seulement, qui les avait détournés de la mort? Bouvard se sentait attendri. Pécuchet se rappela sa première communion; et pleins de reconnaissance pour la Force, la Cause dont ils dépendaient, l'idée leur vint de faire des lectures pieuses.



L'Évangile dilata leur âme, les éblouit comme un soleil. Ils apercevaient Jésus, debout sur la montagne, un bras levé, la foule en dessous l'écoutant – ou bien au bord du Lac, parmi les Apôtres qui tirent des filets – puis sur l'ânesse, dans la clameur des alléluias, la chevelure éventée par les palmes frémissantes – enfin au haut de la croix, inclinant sa tête, d'où tombe éternellement une rosée sur le monde. Ce qui les gagna, ce qui les délectait, c'est la tendresse pour les humbles, la défense des pauvres, l'exaltation des opprimés. – Et dans ce livre où le ciel se déploie, rien de théologal; au milieu de tant de préceptes, pas un dogme; nulle exigence que la pureté du coeur.



Quant aux miracles, leur raison n'en fut pas surprise; dès l'enfance, ils les connaissaient. La hauteur de saint Jean ravit Pécuchet – et le disposa à mieux comprendre l'Imitation.



Ici plus de paraboles, de fleurs, d'oiseaux – mais des plaintes, un resserrement de l'âme sur elle-même. Bouvard s'attrista en feuilletant ces pages, qui semblent écrites par un temps de brume, au fond d'un cloître, entre un clocher et un tombeau. Notre vie mortelle y apparaît si lamentable qu'il faut, l'oubliant, se retourner vers Dieu; – et les deux bonshommes, après toutes leurs déceptions, éprouvaient le besoin d'être simples, d'aimer quelque chose, de se reposer l'esprit.



Ils abordèrent l'Ecclésiaste, Isaïe, Jérémie.



Mais la Bible les effrayait avec ses prophètes à voix de lion, le fracas du tonnerre dans les nues, tous les sanglots de la Géhenne, et son Dieu dispersant les empires, comme le vent fait des nuages.



Ils lisaient cela le dimanche, à l'heure des vêpres, pendant que la cloche tintait.



Un jour, ils se rendirent à la messe, puis y retournèrent. C'était une distraction au bout de la semaine. Le comte et la comtesse de Faverges les saluèrent de loin, ce qui fut remarqué. Le juge de paix leur dit, en clignant de l'oeil: – Parfait! je vous approuve. Toutes les bourgeoises, maintenant leur envoyaient le pain bénit.



L'abbé Jeufroy leur fit une visite; ils la rendirent, on se fréquenta; et le prêtre ne parlait pas de religion.



Ils furent étonnés de cette réserve; si bien que Pécuchet, d'un air indifférent lui demanda comment s'y prendre pour obtenir la Foi.



– Pratiquez, d'abord.



Ils se mirent à pratiquer, l'un avec espoir, l'autre par défi, Bouvard étant convaincu qu'il ne serait jamais un dévot. Un mois durant, il suivit régulièrement tous les offices, mais, à l'encontre de Pécuchet, ne voulut pas s'astreindre au maigre.



Était-ce une mesure d'hygiène? on sait ce que vaut l'Hygiène! une affaire de convenance? à bas les convenances! une marque de soumission envers l'Église? il s'en fichait également! bref, déclarait cette règle absurde, pharisaïque, et contraire à l'esprit de l'Évangile.



Le vendredi saint des autres années, ils mangeaient ce que Germaine leur servait.



Mais Bouvard cette fois, s'était commandé un beefsteak. Il s'assit, coupa la viande; – et Marcel le regardait scandalisé, tandis que Pécuchet dépiautait gravement sa tranche de morue.



Bouvard restait la fourchette d'une main, le couteau de l'autre. Enfin se décidant, il monta une bouchée à ses lèvres. Tout à coup ses mains tremblèrent, sa grosse mine pâlit, sa tête se renversait.



– Tu te trouves mal?



– Non!.. Mais… et il fit un aveu. Par suite de son éducation (c'était plus fort que lui) il ne pouvait manger du gras ce jour-là, dans la crainte de mourir.



Pécuchet, sans abuser de sa victoire, en profita pour vivre à sa guise.



Un soir, il rentra la figure empreinte d'une joie sérieuse, et lâchant le mot, dit qu'il venait de se confesser.



Alors ils discutèrent l'importance de la confession.



Bouvard admettait celle des premiers chrétiens qui se faisait en public: la moderne est trop facile. Cependant il ne niait pas que cette enquête sur nous-mêmes ne fût un élément de progrès, un levain de moralité.



Pécuchet, désireux de la perfection, chercha ses vices. Les bouffées d'orgueil depuis longtemps étaient parties. Son goût du travail l'exemptait de la paresse. Quant à la gourmandise, personne de plus sobre. Quelquefois des colères l'emportaient. Il se jura de n'en plus avoir.



Ensuite, il faudrait acquérir les vertus, premièrement l'Humilité; – c'est-à-dire se croire incapable de tout mérite, indigne de la moindre récompense, immoler son esprit, et se mettre tellement bas que l'on vous foule aux pieds comme la boue des chemins. Il était loin encore de ces dispositions.



Une autre vertu lui manquait: la chasteté – car intérieurement, il regrettait Mélie, et le pastel de la dame en robe Louis XV, le gênait avec son décolletage.



Il l'enferma dans une armoire, redoubla de pudeur jusque à craindre de porter ses regards sur lui-même, et couchait avec un caleçon.



Tant de soins autour de la Luxure la développèrent. Le matin principalement il avait à subir de grands combats – comme en eurent saint Paul, saint Benoît et saint Jérôme, dans un âge fort avancé. De suite, ils recouraient à des pénitences furieuses. La douleur est une expiation, un remède et un moyen, un hommage à Jésus-Christ. Tout amour veut des sacrifices – et quel plus pénible que celui de notre corps!



Afin de se mortifier, Pécuchet supprima le petit verre après les repas, se réduisit à quatre prises dans la journée, par les froids extrêmes ne mettait plus de casquette.



Un jour, Bouvard qui rattachait la vigne, posa une échelle contre le mur de la terrasse près de la maison – et sans le vouloir, se trouva plonger dans la chambre de Pécuchet.



Son ami, nu jusqu'au ventre, avec le martinet aux habits, se frappait les épaules doucement, puis s'animant, retira sa culotte, cingla ses fesses, et tomba sur une chaise, hors d'haleine.



Bouvard fut troublé comme à la découverte d'un mystère, qu'on ne doit pas surprendre.



Depuis quelque temps, il remarquait plus de netteté sur les carreaux, moins de trous aux serviettes, une nourriture meilleure – changements qui étaient dus à l'intervention de Reine, la servante de M. le curé.



Mêlant les choses de l'église à celles de sa cuisine, forte comme un valet de charrue et dévouée bien qu'irrespectueuse, elle s'introduisait dans les ménages, donnait des conseils, y devenait maîtresse. Pécuchet se fiait absolument à son expérience.



Une fois, elle lui amena un individu replet, ayant de petits yeux à la chinoise, un nez en bec de vautour. C'était M. Goutman, négociant en articles de piété; – il en déballa quelques-uns, enfermés dans des boîtes, sous le hangar: croix, médailles et chapelets de toutes les dimensions, candélabres pour oratoires, autels portatifs, bouquets de clinquant – et des sacrés-coeurs en carton bleu, des saint Joseph à barbe rouge, des calvaires de porcelaine. Pécuchet les convoita. Le prix seul l'arrêtait.



Goutman ne demandait pas d'argent. Il préférait les échanges, et monté dans le muséum, il offrit, contre les vieux fers et tous les plombs, un stock de ses marchandises.



Elles parurent hideuses à Bouvard. Mais l'oeil de Pécuchet, les instances de Reine et le bagout du brocanteur finirent par le convaincre. Quand il le vit si coulant Goutman voulut, en outre, la hallebarde; Bouvard, las d'en avoir démontré la manoeuvre, l'abandonna. L'estimation totale étant faite, ces messieurs devaient encore cent francs. On s'arrangea, moyennant quatre billets à trois mois d'échéance – et ils s'applaudirent du bon marché.



Leurs acquisitions furent distribuées dans tous les appartements. Une crèche remplie de foin et une cathédrale de liège décorèrent le muséum. Il y eut sur la cheminée de Pécuchet, un saint Jean-Baptiste en cire, le long du corridor les portraits des gloires épiscopales, et au bas de l'escalier, sous une lampe à chaînettes, une sainte Vierge en manteau d'azur et couronnée d'étoiles – Marcel nettoyait ces splendeurs, n'imaginant au paradis rien de plus beau.



Quel dommage que le saint Pierre fût brisé, et comme il aurait fait bien dans le vestibule! Pécuchet s'arrêtait parfois devant l'ancienne fosse aux composts, où l'on reconnaissait la tiare, une sandale, un bout d'oreille, lâchait des soupirs, puis continuait à jardiner; – car maintenant, il joignait les travaux manuels aux exercices religieux – et bêchait la terre, vêtu de la robe de moine, en se comparant à saint Bruno. Ce déguisement pouvait être un sacrilège; il y renonça.



Mais il prenait le genre ecclésiastique, sans doute par la fréquentation du curé. Il en avait le sourire, la voix, et d'un air frileux glissait comme lui dans ses manches ses deux mains jusqu'aux poignets. Un jour vint où le chant du coq l'importuna; les roses l'ennuyaient; il ne sortait plus, ou jetait sur la campagne des regards farouches.



Bouvard se laissa conduire au mois de Marie. Les enfants qui chantaient des hymnes, les gerbes de lilas, les festons de verdure, lui avaient donné comme le sentiment d'une jeunesse impérissable. Dieu se manifestait à son coeur par la forme des nids, la clarté des sources, la bienfaisance du soleil; – et la dévotion de son ami lui semblait extravagante, fastidieuse.



– Pourquoi gémis-tu pendant le repas?



– Nous devons manger en gémissant répondit Pécuchet; car l'Homme par cette voie, a perdu son innocence phrase qu'il avait lue dans le Manuel du séminariste, deux volumes in-12 empruntés à M. Jeufroy. Et il buvait de l'eau de la Salette, se livrait portes closes à des oraisons jaculatoires, espérait entrer dans la confrérie de Saint-François.



Pour obtenir le don de persévérance, il résolut de faire un pèlerinage à la sainte Vierge.



Le choix des localités l'embarrassa. Serait-ce à Notre-Dame de



Fourvières, de Chartres, d'Embrun, de Marseille ou d'Auray? Celle de la



Délivrande, plus proche, convenait aussi bien. – Tu m'accompagneras!



– J'aurais l'air d'un cornichon dit Bouvard.



Après tout, il pouvait en revenir croyant, ne refusait pas de l'être, et céda par complaisance.



Les pèlerinages doivent s'accomplir à pied. Mais quarante-trois kilomètres seraient durs; – et les gondoles n'étant pas congruentes à la méditation ils louèrent un vieux cabriolet, qui après douze heures de route les déposa devant l'auberge.



Ils eurent une pièce à deux lits, avec deux commodes, supportant deux pots à l'eau dans des petites cuvettes ovales, et l'hôtelier leur apprit que c'était la chambre des capucins. Sous la Terreur on y avait caché la dame de la Délivrande avec tant de précaution que les bons Pères y disaient la messe clandestinement.



Cela fit plaisir à Pécuchet, et il lut tout haut une notice sur la chapelle, prise en bas dans la cuisine.



Elle a été fondée au commencement du IIe siècle par saint Régnobert premier évêque de Lisieux, ou par saint Ragnebert qui vivait au VIIe, ou par Robert le Magnifique au milieu du XIe.



Les Danois, les Normands et surtout les Protestants l'ont incendiée et ravagée à différentes époques.



Vers 1112, la statue primitive fut découverte par un mouton, qui en frappant du pied dans un herbage, indiqua l'endroit où elle était – sur cette place le comte Baudouin érigea un sanctuaire.



Ses miracles sont innombrables: – un marchand de Bayeux captif chez les Sarrasins l'invoque, ses fers tombent et il s'échappe. – Un avare découvre dans son grenier un troupeau de rats, l'appelle à son secours et les rats s'éloignent. – Le contact d'une médaille ayant effleuré son effigie fit se repentir au lit de mort un vieux matérialiste de Versailles. – Elle rendit la parole au sieur Adeline qui l'avait perdue pour avoir blasphémé; et par sa protection, M. et Mme de Becqueville eurent assez de force pour vivre chastement en état de mariage.



On cite parmi ceux qu'elle a guéris d'affections irrémédiables Mlle de



Palfresne, Anne Lorieux, Marie Duchemin, François Dufai, et Mme de



Jumillac, née d'Osseville.



Des personnages considérables l'ont visitée: Louis XI, Louis XIII, deux filles de Gaston d'Orléans, le cardinal Wiseman, Samirrhi, patriarche d'Antioche, Mgr Véroles, vicaire apostolique de la Mandchourie; – et l'archevêque de Quélen vint lui rendre grâce pour la conversion du prince de Talleyrand.



– Elle pourra dit Pécuchet te convertir aussi!



Bouvard déjà couché, eut une sorte de grognement, et s'endormit tout à fait.

 



Le lendemain à six heures, ils entraient dans la chapelle.



On en construisait une autre; – des toiles et des planches embarrassaient la nef et le monument, de style rococo, déplut à Bouvard, surtout l'autel de marbre rouge, avec ses pilastres corinthiens.



La statue miraculeuse dans une niche à gauche du choeur est enveloppée d'une robe à paillettes. Le bedeau survint, ayant pour chacun d'eux un cierge. Il le planta sur une manière de herse dominant la balustrade, demanda trois francs, fit une révérence, et disparut.



Ensuite ils regardèrent les ex-voto.



Des inscriptions sur plaques témoignent de la reconnaissance des fidèles. On admire deux épées en sautoir offertes par un ancien élève de l'École polytechnique, des bouquets de mariée, des médailles militaires, des coeurs d'argent, et dans l'angle au niveau du sol, une forêt de béquilles.



De la sacristie déboucha un prêtre portant le saint-ciboire.



Quand il fut resté quelques minutes au bas de l'autel, il monta les trois marches, dit l'Oremus, l'Introït et le Kyrie, que l'enfant de choeur à genoux récita tout d'une haleine.



Les assistants étaient rares, douze ou quinze vieilles femmes. On entendait le froissement de leurs chapelets, et le bruit d'un marteau cognant des pierres. Pécuchet incliné sur son prie-Dieu répondait aux Amen. Pendant l'élévation il supplia Notre-Dame de lui envoyer une foi constante et indestructible.



Bouvard dans un fauteuil, à ses côtés, lui prit son Eucologe, et s'arrêta aux litanies de la Vierge.



– Très pure, très chaste, vénérable, aimable – puissante, clémente – tour d'ivoire, maison d'or, porte du matin ces mots d'adoration, ces hyperboles l'emportèrent vers celle qui est célébrée par tant d'hommages.



Il la rêva comme on la figure dans les tableaux d'église, sur un amoncellement de nuages, des chérubins à ses pieds, l'Enfant-Dieu à sa poitrine – mère des tendresses que réclament toutes les afflictions de la terre, – idéal de la Femme transportée dans le ciel; car sorti de ses entrailles l'Homme exalte son amour et n'aspire qu'à reposer sur son coeur.



La messe étant finie, ils longèrent les boutiques qui s'adossent contre le mur du côté de la Place. On y voit des images, des bénitiers, des urnes à filets d'or, des Jésus-Christ en noix de coco, des chapelets d'ivoire; – et le soleil, frappant les verres des cadres, éblouissait les yeux, faisait ressortir la brutalité des peintures, la hideur des dessins. Bouvard, qui chez lui trouvait ces choses abominables, fut indulgent pour elles. Il acheta une petite Vierge en pâte bleue. Pécuchet comme souvenir se contenta d'un rosaire.



Les marchands criaient: – Allons! allons! pour cinq francs, pour trois francs, pour soixante centimes, pour deux sols! ne refusez pas Notre-Dame!



Les deux pèlerins flânaient sans rien choisir. Des remarques désobligeantes s'élevèrent.



– Qu'est-ce qu'ils veulent ces oiseaux-là?



– Ils sont peut-être des Turcs!



– Des protestants, plutôt!



Une grande fille tira Pécuchet par la redingote; un vieux en lunettes lui posa la main sur l'épaule; tous braillaient à la fois; puis quittant leurs baraques, ils vinrent les entourer, redoublaient de sollicitations et d'injures.



Bouvard n'y tint plus. – Laissez-nous tranquilles, nom de Dieu! La tourbe s'écarta.



Mais une grosse femme les suivit quelque temps sur la Place, et cria qu'ils s'en repentiraient.



En rentrant à l'auberge, ils trouvèrent dans le café Goutman. Son négoce l'appelait en ces parages – et il causait avec un individu examinant des bordereaux, sur la table, devant eux.



Cet individu avait une casquette de cuir, un pantalon très large, le teint rouge et la taille fine, malgré ses cheveux blancs, l'air à la fois d'un officier en retraite, et d'un vieux cabotin.



De temps à autre, il lâchait un juron puis, sur un mot de Goutman dit plus bas, se calmait de suite, et passait à un autre papier.



Bouvard qui l'observait, au bout d'un quart d'heure s'approcha de lui.



– Barberou, je crois?



– Bouvard! s'écria l'homme à la casquette, et ils s'embrassèrent.



Barberou depuis vingt ans avait enduré toutes sortes de fortunes. Gérant d'un journal, commis d'assurances, directeur d'un parc aux huîtres; je vous conterai cela; enfin revenu à son premier métier, il voyageait pour une maison de Bordeaux, et Goutman qui faisait le diocèse lui plaçait des vins chez les ecclésiastiques – mais permettez; dans une minute, je suis à vous!



Il avait repris ses comptes, quand bondissant sur la banquette:



– Comment, deux mille?



– Sans doute!



– Ah! elle est forte, celle-là!



– Vous dites?



– Je dis que j'ai vu Hérambert moi-même, répliqua Barberou furieux. La facture porte quatre mille; pas de blagues!



Le brocanteur ne perdit point contenance.



– Eh bien; elle vous libère! après?



Barberou se leva, et à sa figure blême d'abord, puis violette, Bouvard et Pécuchet croyaient qu'il allait étrangler Goutman.



Il se rassit, croisa les bras. Vous êtes une rude canaille, convenez-en!



– Pas d'injures, monsieur Barberou; il y a des témoins; prenez garde!



– Je vous flanquerai un procès!



– Ta! ta! ta!



Puis ayant bouclé son portefeuille, Goutman souleva le bord de son chapeau:



– À l'avantage! et il sortit.



Barberou exposa les faits: pour une créance de mille francs doublée par suite de manoeuvres usuraires, il avait livré à Goutman trois mille francs de vins; ce qui payerait sa dette avec mille francs de bénéfice; mais au contraire, il en devait trois mille. Ses patrons le renverraient, on le poursuivrait! – Crapule! brigand! sale juif! – et ça dîne dans les presbytères! D'ailleurs, tout ce qui touche à la calotte!.. Il déblatéra contre les prêtres, et tapait sur la table avec tant de violence que la statuette faillit tomber.



– Doucement! dit Bouvard.



– Tiens! Qu'est-ce que ça? et Barberou ayant défait l'enveloppe de la petite vierge: un bibelot du pèlerinage! À vous?



Bouvard, au lieu de répondre, sourit d'une manière ambiguë.



– C'est à moi! dit Pécuchet.



– Vous m'affligez reprit Barberou; mais je vous éduquerai là-dessus, – n'ayez pas peur! Et comme on doit être philosophe, et que la tristesse ne sert à rien, il leur offrit à déjeuner.



Tous les trois s'attablèrent.



Barberou fut aimable, rappela le vieux temps, prit la taille de la bonne, voulut toiser le ventre de Bouvard. Il irait chez eux bientôt, et leur apporterait un livre farce.



L'idée de sa visite les réjouissait médiocrement. Ils en causèrent dans la voiture, pendant une heure, au trot du cheval. Ensuite Pécuchet ferma les paupières. Bouvard se taisait aussi. Intérieurement, il penchait vers la Religion.



M. Marescot s'était présenté la veille pour leur faire une communication importante. – Marcel n'en savait pas davantage.



Le notaire ne put les recevoir que trois jours après; – et de suite exposa la chose. Pour une rente de sept mille cinq cents francs, Mme Bordin proposait à M. Bouvard de lui acheter leur ferme.



Elle la reluquait depuis sa jeunesse, en connaissait les tenants et aboutissants, défauts et avantages – et ce désir était comme un cancer qui la minait. Car la bonne dame en vraie Normande, chérissait par-dessus tout le bien moins pour la sécurité du capital que pour le bonheur de fouler un sol vous appartenant. Dans l'espoir de celui-là, elle avait pratiqué des enquêtes, une surveillance journalière, de longues économies, et elle attendait avec impatience, la réponse de Bouvard.



Il fut embarrassé, ne voulant pas que Pécuchet un jour se trouvât sans fortune; mais il fallait saisir l'occasion, – qui était l'effet du pèlerinage. – La Providence pour la seconde fois se manifestait en leur faveur.



Ils offrirent les conditions suivantes: la rente non pas de sept mille cinq cents francs mais de six mille serait dévolue au dernier survivant. Marescot fit valoir que l'un était faible de santé. Le tempérament de l'autre le disposait à l'apoplexie, et Mme Bordin signa le contrat, emportée par la passion.



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