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Les Tourelles: Histoire des châteaux de France, volume II

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Il frappe à tous les chenils: aucun aboiement ne répond au nom de l’abbé Boiviel. Enfin, à un septième étage au-dessus de la boue, une vieille femme lui apprit, dans une soupente où l’on parvenait au moyen d’une échelle de corde, que l’abbé Boiviel avait quitté l’appartement depuis environ six mois pour aller se loger à Ménilmontant; elle ajouta que ce délai laissait supposer qu’il avait nécessairement dû changer de logement cinq ou six fois pendant ces six mois. Contrarié, mais non découragé, Voisenon descendit de la soupente en réfléchissant sur l'état de détresse auquel pouvait être réduit un homme qui fait de l’or potable.

Un hasard incroyable voulut que l’abbé Boiviel n’eût changé que trois fois de demeure depuis sa sortie de la soupente de la rue de Versailles. De Ménilmontant il avait déménagé pour Passy; de Passy il était allé se loger à la Chapelle, où il résidait.

Enfin les deux abbés se rencontrèrent; mais à quels ménagemens ne fut pas obligé d’avoir recours l’abbé seigneur de Voisenon en abordant l’abbé déguenillé, qui faisait en ce moment son déjeuner sur une chaise. Il avait trop d’esprit pour ne pas traiter le plus tard possible du sujet de sa visite. Qu’importaient les lenteurs? il avait là, devant lui, il tenait le médecin mystérieux, infaillible, le successeur du grand Albert.

Boiviel fut encore plus sauvage et hargneux qu’on ne l’avait dépeint à l’abbé de Voisenon. Il parlait de se présenter à la société des Missions étrangères, afin d'être chargé d’aller prêcher le christianisme au Japon, quoiqu’il ne crût pas beaucoup au christianisme. Et moi, je ne crois pas au Japon, aurait peut-être ajouté l’abbé de Voisenon, s’il eût eu dans ce moment l’esprit porté à la plaisanterie. Il fut bouleversé en entendant émettre un pareil projet. Quand il avait enfin trouvé l’abbé Boiviel, l’abbé Boiviel irait se faire crucifier au Japon!

Inspiré par la circonstance, cette dixième muse qui vaut les neuf autres, Voisenon dit à Boiviel qu’il savait toutes les persécutions que lui avait fait endurer le clergé de Paris pour des causes qu’il voulait ignorer; il se garda de parler de l’or potable. Touché de tant de constance dans son malheur, il venait proposer à l’abbé Boiviel d’habiter son château de Voisenon, où, dans le repos et une vie exempte de soins matériels, il aurait des loisirs pour méditer et pour écrire. Sa démarche, hardie en apparence, était excusable, à la juger avec indulgence: il était heureux, riche, puissant même; ne devait-il pas l’appui de la confraternité à un membre du clergé moins riche, moins heureux que lui? L’abbé Boiviel serait comme chez lui à Voisenon; son indépendance n’en souffrirait pas; quand il serait las d’y séjourner, il le quitterait pour y revenir toutes les fois que cela lui conviendrait. Le sanglier se laissa museler; le soir, une bonne voiture conduisait au château de Voisenon le chimiste, le sorcier, le magicien Boiviel. J’aurai mon or potable, se disait l’abbé de Voisenon en toussant comme toujours.

Installé au château, l’abbé Boiviel se plia à l’existence monacale qu’on y menait; un aussi bon régime adoucit son caractère et ses mœurs. Il ne parla plus de s’expatrier au Japon; mais il ne parlait pas non plus de l’or potable, quoi que Voisenon tentât pour le faire s’expliquer sur ce point essentiel. Dès qu’il abordait les questions de chimie et d’alchimie, Boiviel évitait de répondre, ou tombait dans une profonde taciturnité; et pourtant on avait payé ses dettes, tous ses loyers, tous ses dîners à la Croix de Lorraine, mémorable taverne où mangeaient les abbés qui avaient quinze sous par messe dite à Saint-Sulpice; on lui avait acheté plusieurs soutanes, plusieurs paires de bas et beaucoup de chemises.

Au bout de trois mois de résidence au château, il était devenu gras, frais et rose comme il ne l’avait jamais été à aucune époque de sa vie. Enhardi par l’amitié qu’il avait montrée à son hôte, Voisenon osa dire un jour à l’abbé Boiviel que tout esprit fort qu’on le croyait dans le monde, il avait une foi absolue à l’alchimie: il ne niait ni la pierre philosophale, ni la panacée, ni l’or potable. Boiviel ne put plus reculer: admettait-il ou n’admettait-il pas l’or potable? Il y croyait! mais, selon lui, c'était un grand péché d’en composer: Dieu s’en offensait: c'était, pour ainsi dire, porter atteinte aux décrets de la création que de changer en eau ce qui avait été créé pour être métal. Un sorcier à scrupules religieux embarrassait étrangement l’abbé de Voisenon. Cependant il ne renonça pas à sa conquête de l’or potable: il attendit encore trois mois; et pendant ces trois mois, nouveaux agrémens ménagés à Boiviel, qui s’habituait au bonheur avec résignation.

Traité comme ami, appelé de ce nom, Boiviel autorisa l’abbé de Voisenon à lui dire, dans un moment d'épanchement, qu’il n’avait plus d’espoir que dans l’or potable pour guérir de son asthme. Sans ce spécifique autant au-dessus des autres remèdes que le soleil l’emporte sur le feu, il n’avait plus qu'à mourir. Boiviel fut ému, ébranlé, et sa conscience céda à la voix de l’amitié. Seulement il dit à son ami que, pour faire un peu d’or potable, il fallait beaucoup d’or solide. Le premier essai coûterait dix mille livres au moins. Voisenon, qui en aurait donné vingt mille pour ne plus souffrir, consentit au sacrifice, et il remercia son futur libérateur, qui, dès le lendemain, commença le grand œuvre. Quelle sage lenteur il y apporta! Les jours suivaient les jours, les mois suivaient les mois! pas de l’or, si ce n’est celui que versait en pièces de vingt-quatre livres l’abbé de Voisenon. Le jour vint cependant, les dix mille livres étant épuisées, où Boiviel dit au malade que l’or potable était en flacon, et qu’il serait bon à boire dans un mois.

Ce fut pendant ce mois que l’alchimiste Boiviel prit congé de l’abbé de Voisenon pour aller voir son vieux père qui habitait la Flandre. Avant deux mois il serait de retour au château, et il y arriverait à temps pour constater les heureux effets de l’or liquéfié. Embrassé de son ami, comblé de présens, sollicité de revenir le plus promptement possible, Boiviel quitta le château de Voisenon, où il avait vécu près d’un an, et l’on a vu de quelle manière.

Après le temps indiqué par Boiviel pour que l’or fût potable, l’abbé de Voisenon commença son traitement. Il vida le premier flacon, le second, le troisième, attendant avec une sage patience que le résultat pût se manifester. On n’apaise pas un asthme en quelques jours, un asthme de quarante ans au moins.

Boiviel ne revenait pas: depuis quatre mois il était en Flandre; aux quatre mois en succédèrent quatre autres: pas de Boiviel. L’année allait être révolue; les flacons diminuaient: pas de Boiviel.

Il est inutile de dire que l’abbé Boiviel ne reparut plus, qu’il n'était pas moins qu’un charlatan et un voleur. Mais ce qui est singulier à dire, c’est que l’abbé de Voisenon se trouva beaucoup mieux de son asthme, après avoir bu de l’or potable composé par Boiviel. Et son regret, à la fin de ses jours, fut de n’avoir pas prévu la mort ou la disparition, tout aussi pénible, de son alchimiste; il lui aurait fourni les moyens de composer, en plus grande quantité, de l’or potable. En le ménageant trop, l’or opérait moins sur ses organes, il ne hâtait pas assez vite son retour à la santé: raisonnement profond, mais un peu ébranlé par ce fait que ne connut pas l’abbé de Voisenon, c’est qu’il mourut de l’asthme.

Pour se montrer supérieur aux assauts du mal, il feignait souvent de se croire aussi dispos qu’autrefois, plus dispos même qu’il ne l’avait jamais été dans sa jeunesse: il quittait alors son fauteuil où il gémissait de l’asthme; il repoussait les oreillers d’un côté, son bonnet de coton de l’autre, lançait ses pantoufles loin de lui, et il appelait à tue-tête ses domestiques. Dans un de ces triomphes menteurs de sa volonté sur sa chétive organisation, il éveilla un matin, pendant l’hiver, son valet de chambre.

– Ma culotte de drap! ma culotte de drap! criait-il.

– Mais, monsieur l’abbé, y songez-vous? Vous avez été au plus bas hier au soir, lui objecta timidement son fidèle domestique.

– C’est possible; hier soir ne me regarde pas: ma culotte de drap! – donne! – maintenant, mon gilet fourré! – va donc!

– Mais, monsieur l’abbé, pourquoi quitter votre chambre, votre bon fauteuil? vous êtes si pâle!

– Je suis pâle, dis-tu? cela va donc mieux que jamais; j’ai été jaune comme un coing toute ma vie. – Bien! j’ai mon gilet, ma culotte: – apporte ma redingote.

– Votre redingote! que vous ne mettez que pour sortir?

– C’est aussi pour sortir que je la demande. Tu raisonnes comme un pur valet de comédie, aujourd’hui; pourquoi ne mettrais-je pas ma redingote pour sortir? As-tu peur que je ne l’use trop? Voudrais-tu me la voler plus neuve?

– J’ai peur que vous ne gagniez un redoublement de toux, si vous ne gardez pas la chambre. Il fait très-froid ce matin.

– Ah! il fait froid; eh! mais tant mieux, j’aime le froid.

– Il neige même beaucoup, monsieur l’abbé.

– En ce cas, mes grandes bottes polonaises.

– Vos grandes bottes polonaises? et dans quel but?

– Probablement ce n’est pas dans le but de faire un poème; car si Boileau a dit fort sensément que, pour écrire un poème, il fallait du temps et du goût, il n’a pas ajouté que des bottes fussent nécessaires. Encore une fois, je veux mes bottes polonaises pour aller à la chasse. Est-ce assez clair, monsieur Mascarille?

– A la chasse à la maladie, monsieur l’abbé.

– Maraud! à la chasse au loup, dans le bois.

– Allons, vite! mes bottes, et pas de dialogue.

– Voilà vos bottes, monsieur l’abbé. En vérité, vous n’avez pas de pitié de votre santé!

– Aurais-tu aussi des intentions sur mes bottes? Fais-moi la grâce de m’apporter, valet discoureur, mes gants de daim, mon feutre et mon fusil.

 

– J’y vais, monsieur l’abbé.

Tandis que le valet cherchait les gants et le chapeau de son maître, l’abbé ouvrait la croisée et appelait le palefrenier. D’impatience, il appelait plus fort, sifflait, et jurait même quelquefois.

– Ah! vous voilà: c’est bien heureux, ma foi! monsieur le palefrenier. Réunissez mes chiens, détachez-en trois: je pars à l’instant pour la chasse, et j’emmène avec moi Misapouf, Aménaïde et Zaïre. Laissez reposer mademoiselle Deschamps, qui s’est foulé la patte l’autre jour, au ru de Savigny.

– Je vais les tenir prêts, monsieur l’abbé.

L’abbé de Voisenon fut bientôt équipé, à l’aide de son valet de chambre, qui ne cessait de lui répéter: Il fait si froid, qu’on a trouvé des chiens morts dans leurs chenils, des poissons morts dans les viviers, des vaches mortes dans l'étable, des oiseaux morts sur les branches, et même des loups morts de froid dans la forêt.

– Mon ami, lui répondit l’abbé de Voisenon, tu en as trop dit: tes loups morts de froid m’empêchent de croire au reste; sur ce, je pars. Écoute-moi bien: au retour, je veux trouver mes cataplasmes de thériaque préparés, mon lait d'ânesse convenablement chaud et mes tisanes faites: recommande cela à l’office.

– Oui, monsieur l’abbé. Il n’en reviendra pas, c’est sûr, murmurait encore le valet en empaquetant son maître dans sa redingote et en lui descendant le plus possible sur les oreilles son bonnet de laine noire, plissé à petits marteaux comme ces perruques factices que portent les cochers dans l’hiver.

Suivi de ses trois chiens, qu’il amusa un instant au milieu de la cour, en leur sifflant aux oreilles et en les excitant au bruit d’un petit fouet de poche, l’abbé se lança dans la campagne toute cristallisée et pailletée de la quantité de neige tombée dans la nuit. Au premier pas qu’il fit, il tomba: il se releva vite, et arpenta le terrain. Ce devait être un singulier spectacle que de voir ce vieil homme, noir comme un cocher des pompes funèbres, aux gants noirs, aux bottes noires, à la redingote noire, tout noir enfin, piétiner, frétiller, gambader dans la neige, avec trois chiens aux flancs, et tantôt sifflant à effrayer la solitude, tantôt allongeant le canon de son fusil dans la direction d’un vol de corbeaux.

Il avait fait le tour du village de Voisenon, et il allait se trouver en pleine campagne, quand il fut arrêté à l’issue d’une ruelle de chaumières par une femme qui s'écria en l’apercevant: Ah! monseigneur, car beaucoup de gens l’appelaient monseigneur, c’est le bon Dieu qui vous envoie!

– Qu’y a-t-il? s’informa l’abbé; d’où vient cet effroi? pourquoi cette exclamation?

– Notre grand-père se meurt, et il ne veut pas mourir sans confession.

– Cela ne me regarde pas, mon enfant; c’est l’affaire d’un prêtre.

– Est-ce que vous n'êtes pas prêtre, monseigneur?

– A peu près, répliqua l’abbé de mauvaise humeur et assez interdit, à peu près; mais adresse-toi de préférence au prieur du couvent: il entend mieux cela que moi; tu vois que je chasse. Cours donc au château, sonne au couvent, sonne fort, et réserve-moi pour une meilleure occasion.

– Monseigneur, mon grand-père n’a pas le temps d’attendre; il va passer. Il faut que vous veniez.

– Je te le répète, répliqua l’abbé, confus en lui-même de son refus, je suis en train de chasser; la chose est tout-à-fait impossible.

Il voulut poursuivre son chemin; mais la jeune fille, qui ne comprenait pas les mauvaises raisons de l’abbé, s’attacha à lui; et, le saisissant par les basques de sa redingote, elle le força à se détourner. Éveillés par le bruit de cette conversation matinale, quelques paysans parurent sur le seuil de leurs portes, d’autres aux croisées; et comme un village est une grande botte de foin sec qu’une étincelle embrase, les femmes se réunirent aux maris, les enfans à leurs mères; bientôt toute la population sortit dans les rues, afin d'être au courant de l'événement qui causait tant de rumeur.

Abbé du Jard, seigneur de Voisenon, roi du pays, l’abbé se sentit gagné par une honte profonde au milieu de la foule qui l’entourait, et qui murmurait déjà de son refus aussi irréligieux qu’inhumain.

Il n'était pas inhumain, le pauvre abbé; mais il avait complètement oublié les formules usitées en pareille occasion, et au fond, comme il était indifférent et non hypocrite, sa conscience lui reprochait d’aller absoudre ou condamner un homme, quand il se reconnaissait si peu digne lui-même de juger les autres au tribunal de la confession.

Cependant la nécessité l’emporta sur ses justes scrupules, dont il ne pouvait se servir d’ailleurs comme d’une excuse auprès de ses vassaux; et, la tête basse, le fusil incliné, il se laissa conduire à la chaumière où rendait le dernier souffle le vieillard qui tenait à ne pas mourir sans l’aveu officiel de ses fautes.

Les habitans s’agenouillèrent devant la porte, tandis que l’abbé s’assit auprès du moribond, afin de recueillir ses lentes paroles.

Depuis le malencontreux moment où l’abbé avait été dérangé dans sa chasse, il avait perdu, car il avait des boutades de peur superstitieuse, la fière détermination de ne pas se croire malade ce jour-là. Que de signes de mauvais augure! Il avait trébuché en quittant le château, il avait vu des nuées de corbeaux, une fille éplorée l’avait forcé de se rendre auprès d’un pécheur effrayé; maintenant on disait les prières des agonisans autour de lui, le mourant lui parlait. L’abbé de Voisenon fut ébranlé; sa témérité croula, il eut froid au cœur, ses oreilles furent pleines de tintement, son asthme grogna au fond de sa poitrine. Je suis mal, se dit-il; j’ai eu tort de sortir. Pourquoi suis-je sorti? Ses tristes pensées se mêlèrent aux déchiremens aigus de sa toux; enfin il se pencha sur la tombe ouverte à son côté, il écouta la confession.

– Vous êtes né le même jour que moi! s'écria tout-à-coup l’abbé de Voisenon à la première confidence du pénitent; vous êtes né le même jour que moi! Et il sembla dérober au malade son jaune cadavéreux.

Le moribond poursuivit, et nouvelle frayeur de l’abbé.

– Vous n’avez jamais écouté la messe jusqu’au bout! et moi, se dit l’abbé de Voisenon, qui n’en ai pas ouï le commencement d’une seule depuis plus de trente ans!

Le pénitent ajouta:

– J’ai commis, monseigneur, le grand péché que vous savez.

– Le grand péché que je sais! j’en sais tant! s’avoua l’abbé; quel péché, mon ami?

– Oui! le grand péché… quoique marié.

– Ah! je comprends! mon grand péché, quoique prêtre!

Un déplorable hasard, si c’est un hasard, car le pareil péché est assez passé en habitude chez ceux qui ont vécu, faisait que le vassal était tombé au même piége que le seigneur appelé à le juger à sa dernière heure.

Quand la confession fut finie, l’abbé se consulta avec terreur, et, après quelques combats où toutes les raisons furent déduites, il remit les péchés, en s’avouant, dans une anxiété profonde, mais traversée de part en part d’une épigramme, que le moribond, par reconnaissance, devrait bien lui rendre le même service.

La cérémonie étant achevée, l’abbé se leva pour partir; les jambes lui manquèrent: on fut obligé de le porter jusqu’au château, où tout le monde fut alarmé de son abattement.

Pendant tout le reste du jour, il ne parla à personne; enseveli au fond de son silence, il ne desserra les lèvres que pour tousser. La nuit fut mauvaise; des courans glacés lui traversaient les nerfs, et le moribond ne s’en allait pas de sa mémoire, qui lui retraçait sans cesse la confession de cet homme se mourant au même âge que lui et chargé des mêmes péchés. Au jour, son trouble fut au comble; il commanda à son valet de chambre de faire venir le médecin et le prieur du couvent: «Et tout de suite, ajouta-t-il; tout de suite!»

Comprenant mieux cette fois les volontés de son maître, le domestique s’empressa d’aller éveiller le prieur, dont le couvent était attenant au château, et le médecin, qui avait une chambre dans le château même. C'était un jeune homme choisi par le célèbre Tronchin parmi ses meilleurs élèves, sur le vœu de l’abbé de Voisenon.

Pénétrés l’un et l’autre du danger de M. l’abbé, le prieur et le médecin accourent en hâte au château; M. de Voisenon avait été si malade la veille! Arriveront-ils à temps?

Leur zèle est si égal et si prompt, qu’ils arrivent en même temps à la chambre où M. l’abbé les attendait.

L’abbé de Voisenon n’attendait plus; il était reparti pour la chasse.

On touchait au dernier tiers de ce fatal dix-huitième siècle, qui s’en allait en charpie, ruiné par la débauche, la petite vérole, et aussi par l'âge; il se faisait hideusement vieux, et sa vieillesse n’inspirait pas le respect. Vieux roi, vieux ministres, vieux généraux, s’il y avait encore des généraux, vieux courtisans, vieilles maîtresses, vieux poètes, vieux musiciens, vieilles danseuses, descendaient brisés d’ennui, fatigués de mollesse, édentés, fanés et fardés, vers la tombe. Louis XV accompagnait la marche funèbre; on le conduisait à Saint-Denis entre deux lignes de cabarets pleins de chanteurs, joyeux de se débarrasser de ce fléau qu’enlevait un autre fléau: la petite vérole délivrait de la peste. Crébillon était mort; le fils du grand Racine, honoré du fameux titre de membre de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, était emporté par une fièvre maligne, et obtenait de la publicité reconnaissante du temps cet éloge nécrologique aussi bref qu'éloquent: «M. Racine, dernier du nom, est mort hier d’une fièvre maligne; il ne faisait plus rien comme homme de lettres; il était abruti par le vin et par la dévotion.» Douze jours après, Marivaux suivait au cimetière le fils du grand Racine, abruti par le vin. L’abbé Prévot mourait d’une dixième attaque d’apoplexie dans la forêt de Chantilly. Au printemps suivant, l’impudique maîtresse de Louis XV, madame de Pompadour, descendait à quarante-deux ans dans la tombe, après avoir exhalé un bon mot en guise de confession: «Attendez encore un moment, monsieur le curé de la Magdelaine, avait dit la moribonde, nous nous en irons ensemble.» Paroles bien édifiantes et dignes de rivaliser avec ce vaudeville qui courut dans tout Paris au sujet d’une aussi belle mort:

 
Il est mort, ce pauvre Soubise;
Sa tente à Rosbach il perdit,
A Versaille il perd sa marquise,
A l’Hôpital il est réduit.
 

Et le journaliste ajoute en note: On sait que le prince de Soubise vivait avec madame de l’Hôpital; le même Soubise duquel le roi se prit à dire, après la journée de Rosbach, où le prince avait été complètement battu: «Ce pauvre Soubise, il ne lui manque plus que d'être content.» Jaloux aussi de partir de ce monde tout comme les autres, en laissant un bon mot, Rameau s'écriait avec fureur, à l’oreille de son confesseur, qui l’ennuyait: Que diable venez-vous me chanter là, monsieur le curé? Vous avez la voix fausse. Et là-dessus, Rameau mourait d’une fièvre putride: et savez-vous ce qui occupait le public le lendemain de la mort du plus célèbre musicien de l’Europe, le roi de l'école française? cette grande nouvelle: «Mademoiselle Miré, de l’Opéra, plus célèbre courtisane que bonne danseuse, vient d’enterrer son amant; on a gravé sur son tombeau:

MI RÉ LA MI LA.»

Touchante oraison funèbre de Rameau! il n’y avait pas jusqu’au vaudeville qui ne se mêlât de mourir. Panard, le père du vaudeville, s'éteignait quelques jours après Rameau, et l’on disait encore avec la même tendresse nationale: «Les paroles ne peuvent se séparer de l’accompagnement.»

Voyez-vous comme les rangs s'éclaircissent, comme les bougies s'éteignent, comme le bal touche à sa fin? les athées aussi s’en vont, sans savoir où, seulement après avoir été moins amusans et beaucoup plus dangereux au monde que ces musiciens, ces poètes et ces courtisanes. Près de Panard on couche dans la terre Nicolas-Antoine Boulanger. Encore un malheur qui vient faire tout-à-coup oublier ces divers malheurs; celui-là vaut la peine qu’on en parle; Molet est malade: Molet est l’acteur à la mode; il est tant pleuré dans sa maladie, que Boufflers, presque jaloux de l’intérêt qu’on porte au favori de la cour et de la ville, le chansonne en ces termes:

 
L’animal un peu libertin
Tombe malade un beau matin;
Voilà tout Paris dans la peine:
On crut voir la mort de Turenne;
Ce n'était pourtant que Molet
Ou le singe de Nicolet.
 

La maladie de Molet était survenue le 15 du mois de juin; le 23, c’est mademoiselle Gaussin qui meurt, tant Molet était gravement malade. Et savez-vous comment finit cette Grâce pâle et fraîche du dix-huitième siècle, cette rose du Bengale de la tragédie, cette femme charmante, qui inspira à Voltaire les seuls vers un peu touchans qu’il ait écrits de sa vie? «Elle avait épousé un danseur nommé Tavolaygo, qui la rouait de coups. Zaïre rouée de coups!»

 

Une goutte remontée enlève Helvétius, et Paris ne s’en émeut pas plus que de la mort simultanée de Duclos. Paris est trop occupé par ces deux jolis vers, écrits au bas de la statue de Louis XV, récemment découverte:

 
Grotesque monument, infâme piédestal,
Les vertus sont à pied, le vice est à cheval.
 

D’ailleurs, une autre nouvelle non moins importante empêche qu’on s’arrête à la mort des deux philosophes, dont l’un jouissait, comme athée et comme philosophe, de plus de cent mille livres de revenu. «Un procès d’une espèce très-singulière doit se juger incessamment à l’Opéra. Une demoiselle La Guerre, fille des chœurs, a été trouvée dans une loge pendant une répétition. Le président de Meslay, de la chambre des Comptes, est l’heureux mortel qu’on a surpris; cette affaire rappelle celle de mademoiselle Petit.»

«Piron est mort aussi hier, dit le journaliste; et il ajoute: On a dit qu’il avait mal reçu le curé de Saint-Roch.» Admirable bouffonnerie, que ces curés qui vont tous et à tour de rôle chez les écrivains du dix-huitième siècle pour recevoir à la tête une épigramme arrangée depuis dix ans.

Enfin, le roi Louis XV meurt après Piron; il fait dire quelques heures avant sa mort par le cardinal de la Roche-Aymon: «Quoique le roi ne doive compte de sa conduite qu'à Dieu seul, il est fâché d’avoir causé du scandale à ses sujets, et il déclare qu’il ne veut vivre désormais que pour le soutien de la foi et de la religion, et pour le bonheur de ses peuples.»

Voilà le bon mot du roi Louis XV; vous l’avez entendu: il aura eu le sien comme Rameau, comme Piron, comme Helvétius. Ce bon petit roi Louis XV, qui est fâché d’avoir causé du scandale à ses sujets, et qui, à sa dernière minute d’existence, ne veut vivre désormais que pour le bonheur de ses peuples: c’est s’y prendre à temps.

Au reste, il meurt en mai, et trente-sept jours après, en juillet, Monsieur, frère du roi Louis XVI, envoie à la reine, sa belle-sœur, le madrigal suivant:

 
Au milieu des chaleurs extrêmes,
Heureux d’amuser vos loisirs,
J’aurai soin près de vous d’amener les zéphyrs:
Les amours y viendront d’eux-mêmes.
 

Ceci voulait dire que Monsieur, depuis Louis XVIII, ayant cassé un éventail à la reine, lui en avait envoyé un autre, d’où les vers à la frangipane; d’où la profonde impression laissée dans tous les cœurs par la mort du roi Louis XV, dit le Bien-Aimé.

Et savez-vous ce qui allait survivre de quelques années, de quelques jours seulement, à tous ces cadavres, à ces marquis qui avaient du moins été jeunes et beaux, à ces comtesses qui, du moins aussi, avaient eu l’esprit de leur libertinage, à ces poètes peu profonds, mais animés dans leur temps d’une verve enivrante? C'était Marmontel, ce fat qui croyait qu’on faisait une nouvelle aussi facilement qu’une tragédie; c'était Thomas, qui s’imaginait avoir l'éloquence de Bossuet parce qu’il parlait dans un tonneau vide; c'était Chabanon, homme dont il n’y a rien à dire, pas même un peu de mal; c'était Dorat, papillon de plomb; c'était Barthe, Marseillais sans chaleur, la pire des pires choses; c'était de La Harpe; c'étaient M. de Chamfort, M. François de Neufchâteau; tous fades oignons des folles tulipes flétries du dix-huitième siècle.

Enfin le tour de l’abbé de Voisenon était venu. Spirituel jusqu'à sa dernière heure, lorsqu’on lui porta le cercueil de plomb dont il avait lui-même indiqué la forme et les dimensions, il dit à un de ses domestiques: «Voilà une redingote que tu ne seras pas tenté de me voler.»

Il mourut le 22 novembre 1775, âgé de soixante-huit ans.

L’unité de nos travaux a voulu que nous ayons tracé, presque à notre insu, la décadence des grands principes sociaux, en écrivant cette première partie de l’histoire des maisons seigneuriales de la France: ainsi, nous avons montré Écouen servant de tombe au despotisme du moyen âge, dans la personne du plus grand des Montmorency, et au despotisme impérial avec Napoléon. Chantilly, avec ses fêtes données à Louis XIV, Louis XV, au Czar; Chantilly, où Bossuet fit de la prose, Racine des vers, Vauban des plans de fortifications; Chantilly, type de l’aristocratie réduite à son essence la plus intelligente, passe aujourd’hui tout entier sous les couches de fumée de l’industrie. Vaux, cette superbe arrogance, ce monument caractéristique de l'élévation des ministres prodigues, est aujourd’hui une mare à grenouilles, et la propriété d’un duc qui sait à peine que son château appartint à Fouquet, et que Fouquet fut un surintendant des finances: destruction, oubli biblique partout. Brunoy, cette orgie, et Voisenon, cette impiété, disent bien haut les fautes et les vices de la noblesse et du clergé, quelques minutes avant l’heure où il y allait ne plus avoir ni clergé ni noblesse.