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Les Tourelles: Histoire des châteaux de France, volume II

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Le motif qui fit renoncer Voisenon au métier des armes, pour lequel il avait d’abord déclaré son penchant, malgré l’avis de son père décidé à le vouer aux ordres, mérite d'être rappelé au souvenir de ceux qui aiment à s’expliquer l’origine de la conduite des hommes de quelque valeur. Une expression inconvenante l’expose à souscrire à la réparation que lui demande un officier. Il se bat avec lui et le blesse. La désolante idée d’avoir été sur le point de tuer un homme offensé par lui trouble, change le cours de ses projets d’avenir: il ne veut plus être militaire; il court s’enfermer dans un séminaire, d’où il écrit à son père sa ferme résolution d’entrer dans la carrière ecclésiastique. Ce fut l'évêque de Boulogne qui l’ordonna prêtre et qui le choisit pour son grand-vicaire: fausse vocation par laquelle la France perdit peut-être un excellent officier, sans acquérir un bon ministre de la religion. On l’a loué avec raison et justice de deux faits extrêmement honorables. Un auteur avait écrit, dans un libelle, des injures contre sa personne, et parlé avec une profonde moquerie du style épigrammatique de ses sermons. D’un signe, l’abbé de Voisenon pouvait le faire enfermer dans une prison d'état pour vingt ans. Il court chez les juges, car l’homme était déjà arrêté; il obtient sa grâce et sa liberté. Quand celui-ci veut le remercier, Voisenon l’interrompt pour lui dire: «Vous ne me devez aucun remerciement; c’est à moi à vous en faire de m’avoir averti que les vérités de l'Évangile exigent de ceux qui les annoncent un style plus simple, un ton plus noble et plus grave; je n’aurais pas dû l’oublier, et je vous promets de faire usage de vos conseils.» Il n'écrivit plus de mandemens.

Quelques années plus tard, il apprend que les habitans de Boulogne ont demandé pour lui au ministre la chaire de l'évêque Henriot, auprès duquel il était vicaire. Il court en poste à Versailles, et dit au cardinal Fleury: «Et comment veulent-ils que je les conduise, lorsque j’ai tant de peine à me conduire moi-même?» Touché du bon sens exquis de ses répugnances, le ministre Fleury lui donna l’abbaye royale du Jard, gouvernement facile dont le siége était dans son château même de Voisenon.

Dès qu’il fut réellement une sommité ecclésiastique, il ne songea plus qu’au théâtre. Le nouvel abbé du Jard écrivit, d’après le vœu de mademoiselle Quinaut, la Coquette fixée, le Réveil de Thalie, les Mariages assortis, la Jeune Grecque, comédies de salon que le théâtre n’a pas gardées, et que la littérature ne sait où placer aujourd’hui, tant elles sont loin d’offrir une seule qualité recommandable. Le seul genre où l’abbé de Voisenon se serait peut-être distingué, c’eût été l’opéra, s’il eût été secondé par un musicien intelligent. Dans son talent baladin, il y avait le mouvement et la verve dégingandée des abbés italiens. Pourtant l’abbé de Voisenon a joui pendant sa vie d’une grande célébrité. Dans l’impossibilité de la justifier par ses œuvres, nous la faisons découler de son caractère aimable, de sa conversation épigrammatique, beaucoup de sa position dans le monde. En fallait-il davantage autrefois, quand le succès s'établissait non par la publicité des journaux, mais au courant de la parole, et sur un mot vite su, long-temps répété? On aurait tort de protester contre ce genre d’illustration: chaque époque a les siens: on est grand homme à présent par les journaux, on l'était autrefois par les salons. En général, on écrit mieux maintenant; mais où est l'écrivain de trente ans capable de créer et de soutenir un sujet de conversation au milieu de cent personnes distinguées? Les laquais de M. de Boufflers étaient probablement mieux à leur place dans un salon que ne le seraient les plus fiers écrivains de nos jours.

Ceux qui ont attribué les pièces de Favart à l’abbé de Voisenon, ou qui lui ont fait une large part de collaboration, n’ont lu avec quelque attention ni l’un ni l’autre de ces deux auteurs. Favart était un esprit réfléchi, pénétré des nécessités de son art d'écrivain dramatique, et le possédant à un degré qui n’a été surpassé que par M. Scribe. Entre Favart et l’abbé de Voisenon, il y a la différence qu’il importe de reconnaître entre un bon mot et un bon ouvrage. Le bon mot emprunté se trouve quelquefois dans le bon ouvrage; mais c’est le volé qui doit se glorifier. Du reste, l’abbé de Voisenon ne prétendit jamais aux succès de son ami Favart; il repoussa toujours, au contraire, des éloges que la jalousie lui envoyait. Une seule fois, et il ne s’agissait pas de Favart, il se permit de dire à la représentation du Cercle, comédie de Poinsinet: «Ah! le fripon, il a écouté aux portes.» Raillerie fine, et sentant son véritable gentilhomme.

L’abbé de Voisenon et madame Favart sont deux personnages si habitués à se trouver ensemble, dans les mémoires contemporains, que parler de l’un sans s’arrêter un instant à l’autre, c’est presque mentir à l’histoire.

Le dix-huitième siècle eut une illustration charmante dans cette spirituelle et gracieuse madame Favart, amie fidèle de l’abbé de Voisenon, qui fut son confident, son guide dans quelques compositions littéraires, et mieux que cela, à en croire les mémoires du temps, impitoyables mémoires dont le jour est venu de se méfier un peu. S’il n’est pas commandé d’avoir une foi aveugle dans la vertu des hommes et des femmes immolés dans ces petits papiers impudens, il n’est pas de rigueur non plus de ne jamais mettre en doute la véracité des Bachaumont ou des Pidansat de Mairobert, des Grimm et autres fines commères de l'époque. Quoi qu’il en soit, le mari de madame Favart était le fils d’un pâtissier, dont la boutique fort en vogue avoisinait le collége d’Harcourt: un homme de lettres fils d’un pâtissier était un phénomène à étonner les biographes d’autrefois, tandis que de nos jours, il sera bientôt prodigieux d’avoir en littérature une ascendance aristocratique; nous nous lasserions, s’il nous fallait citer tous les chapeliers, tous les négocians et même les épiciers dont les fils se sont fait un nom, soit dans les arts, soit dans les sciences: moins d’un siècle a fait tomber le Parnasse, si Parnasse il y a encore, en pleine roture; je ne sais qui aurait droit de s’en plaindre.

Après avoir fait d’excellentes études, avantage qu’on a un peu trop déprécié depuis, à ce même collége d’Harcourt dont son père était le fournisseur d'échaudés, Charles-Simon Favart, sans tourner le dos au four honorable de la famille, s’essaya dans les lettres par un genre d’ouvrage dramatique excessivement neuf, qui fut plus tard, et presque tel qu’il fut créé, l’opéra comique. Son meilleur début fut la Chercheuse d’esprit, chef-d'œuvre pour le temps, et dont le souvenir ne s’est pas affaibli dans la mémoire de la génération qui a suivi. Nous ne dédaignerions pas de nous arrêter sur le mérite particulier des productions de cet écrivain, le premier en tête des auteurs d’opéras comiques, si nous pouvions nous éloigner de l'épisode de sa vie que marqua un malheur dont son adorable femme fut l’occasion, et le maréchal de Saxe la cause infâme. Ce n’est pas franchir les lignes du sujet que de parler de cet événement; car la famille de Favart fut celle de l’abbé de Voisenon, qui appelait, avec toute la sensibilité de l’amitié, et celle-là, il la possédait, Favart son neveu, et madame Favart sa nièce Pardine, petit nom de tendresse tiré d’une interjection familière à madame Favart.

En 1727 était née à Avignon, à quelques lieues du berceau de la Laure de Pétrarque, d’un père musicien et d’une mère cantatrice, Benoîte-Justine de Roncerey, intelligence franche, de son siècle par sa pétulante légèreté, et de tous les siècles honnêtes par sa fidélité réfléchie aux devoirs de la famille et de l'épouse. A cause de son nom d’origine noble, on l’appela du surnom de Chantilly. De main en main, la petite Chantilly, fêtée partout, traversa l’Allemagne, alors plus qu’aujourd’hui encore passionnée pour la musique, pour les livres, pour les opéras français. Quand mademoiselle du Roncerey ou plutôt la petite fée du nom de Chantilly, eut tari tous les baisers des souverains du Nord, et particulièrement les caresses des ducs de Lorraine, son étoile, une étoile étincelante et à facettes, comme son joli génie, la conduisit à Paris, et jusqu'à la porte de l’Opéra-Comique. Elle commença à figurer sur ce théâtre en qualité de danseuse: c’est aussi comme danseur, je crois, que Talma débuta quelque part: on voit qu’il ne faut qu'à demi se fier aux étoiles. Peu de temps après ses premiers débuts, Favart, qui écrivait pour l’Opéra-Comique, devint passionnément amoureux d’elle; on n’a pas d’idée des précautions délicates dont il s’entoure pour adresser l’expression de son amour à mademoiselle Chantilly, une simple et obscure actrice sous le règne de Louis XV, époque où l’on ne choisissait guère ses tournures de phrases en cultivant une tendresse de coulisses: comme il soupire à la lueur des quinquets! comme il l’aborde avec respect quand le rideau est baissé! comme il va sinueusement à elle, à travers les épaules déployées, les bras nus, les fronts altiers de ces dames! Ses premières lettres d’amour, que nous avons lues avec autant de charmes au moins que celles de Rousseau à son idéale Héloïse, sont des modèles de simplicité et de candeur. Favart n’eût pas été plus réservé en écrivant à une fille de robe, cloîtrée dans un couvent des Minimes; ses intentions sont pures, ses vues, ses espérances sont honnêtes. Dès qu’on le voudra, il s’ouvrira à madame de Roncerey, à M. de Roncerey: plutôt mourir que de tramer une séduction! Et Crébillon fils avait déjà écrit l'Écumoire et le Sofa, ces livres que vous connaissez, ou que pour votre honneur vous ne connaissez pas. Enfin il épouse mademoiselle de Chantilly, qui prend pour ne plus le quitter le nom de madame Favart. On ne sait point si les philosophes rirent beaucoup de ce mariage: cela dut être; le mariage était un acte trop sérieux pour que les philosophes ne s’en amusassent pas à leurs petits soupers. Ce qu’on sait, c’est que M. de Roncerey, qui ne crut pas avoir donné son consentement à ce mariage, trouva fort mauvais plus tard, lui, homme de race, et par occasion musicien ambulant, d’avoir pour gendre le fils d’un pâtissier de la rue de la Harpe; seulement il s’aperçut de cette tache de farine à son écusson, dans une circonstance où il fut soupçonné d’avoir moins songé à la dignité de son nom qu’aux intérêts privés et fort privés du maréchal de Saxe.

 

Il est temps de dire que le héros de Fontenoy, qui n'était en amour ni timide comme Turenne, ni continent comme Bayard, n’avait pu voir sans envie l’actrice dont Paris raffolait; rien ne pouvait résister à un désir de ce grand vainqueur: il prenait des villes, des provinces, battait les plus grands généraux étrangers, allait à la cour en bottes; il eût été plaisant, ma foi, que la Favart lui eût coûté plus de souci qu’une province.

Pour la rareté du fait, le maréchal voulut se persuader qu’on lui résisterait. Au lieu de commander l’assaut tout de suite, il traça, sans doute pour s’amuser, des circonvallations fort étendues autour de la gentille chanteuse de l’Opéra-Comique; car elle jouait et chantait les opéras de son mari, de Sedaine et d’autres, et elle ne dansait presque plus.

Voici l’historique des préparatifs militaires que fit Maurice de Saxe pour s’emparer du cœur de madame Favart.

Depuis le cardinal de Richelieu, les grandes expéditions militaires traînaient toujours à leur suite, et traîner est le mot propre, des bandes de comédiens chargés d’amuser la maison du roi ou celle de Monsieur: déplorables campagnes pour les pauvres comédiens, et que Scarron et Le Sage ont omis d'écrire avec leur admirable plume! un chapitre qui est encore à faire! Comme ils étaient traités! payés fort peu, nourris encore moins, prisonniers souvent, tués quelquefois.

Cependant, sous le maréchal de Saxe, on commençait à avoir pour eux un peu plus de considération: on les traitait déjà comme des chevaux. Touché, ainsi qu’il a été dit, des grâces et du talent de madame Favart, le héros comprit qu’il fallait trancher du magnifique envers le mari dont il convoitait la femme. Lisons la première lettre qu’il lui écrivit du quartier-général:

«Sur le rapport que l’on m’a fait de vous, monsieur, je vous ai choisi de préférence pour vous donner le privilége exclusif de ma comédie. Ne croyez pas que je la regarde comme un simple objet d’amusement; elle entre dans mes vues politiques et dans le plan de mes opérations militaires. Je vous instruirai de ce que vous aurez à faire à cet égard lorsqu’il en sera besoin. Je compte sur votre discrétion et sur votre exactitude.

»M. DE SAXE.»

Qu’on se figure le juste orgueil dont fut pénétré le bon Favart en recevant une lettre du maréchal de Saxe, où on le faisait entrer, lui, auteur de pièces de la foire, dans des vues politiques et un plan d’opérations militaires! De plus fortes têtes auraient vacillé. On devine sa réponse. Il ne répondit pas, il partit pour l’armée. Il se rendit à Bruxelles, plein de la haute mission dont l’illustre maréchal allait le charger.

Arrivé au camp, il écrivit à sa mère les lignes suivantes, un peu moins pompeuses que ses premières espérances; on y voit ce qu’en parlant à Favart le maréchal entendait par vues politiques et opérations militaires.

«J'étais obligé de suivre l’armée et d'établir mon spectacle au quartier-général. Le comte de Saxe, qui connaissait le caractère de notre nation, savait qu’un couplet de chanson, une plaisanterie, faisaient plus d’effet sur l’ame ardente du Français que les plus belles harangues.»

Ils sont connus maintenant, ces plans militaires auxquels Favart était appelé à participer: il devait faire des chansons pour les mousquetaires rouges, et des plaisanteries pour les mousquetaires noirs. Néanmoins il jouissait de tout le crédit dû à sa position, et son influence, il est vrai de le dire, n'était pas arrivée au degré où il lui était donné d’aspirer avec le concours de sa femme, toujours et plus que jamais sollicitée par le maréchal. Quand celui-ci se fut assuré le mari et le comédien, il put faire comprendre à Favart, sans se laisser deviner, qu’une troupe comique comme la sienne, la première à la suite du premier corps d’armée du monde, serait trop fière de posséder la merveille de Paris, la charmante madame Favart. Ce n'était là qu’un vœu inspiré par un profond mérite; mais un vœu du maréchal n'était pas une parole vaine pour son excellent ami Favart. Favart n’eut pas le bon sens de voir un ordre dans ce désir, et il écrivit à sa femme en février 1746.

«Ma chère petite femme, j’arrive de l’armée, où j’ai obtenu de M. le maréchal la direction de sa troupe, conjointement avec M. Parmentier, malgré une foule d’envieux. Il ne me manque que la présence de Justine; dans tous les objets qui ont droit de plaire, je ne verrai jamais que mademoiselle de Chantilly.»

Quelques jours après, Justine de Chantilly, madame Favart, rompait son engagement avec l’Opéra-Comique, montait en voiture, et descendait à Gand dans les bras de son mari. Jusqu’ici, on le voit, le maréchal avait parfaitement réussi: il avait réuni la femme au mari, et il les tenait tous deux dans les limites de son camp; et le bon Favart se croyait le plus heureux des hommes: directeur de la troupe de M. le maréchal de Saxe! poète des vainqueurs! aimé d’une jolie femme de vingt ans! Par moment, il écrivait à ses amis de Paris, tant sa joie le troublait: Nous avons pris une ville; nous avons fait trois mille prisonniers; nous avons perdu cinq cents hommes. M. le marquis disait: Palsambleu! l’amour est un fat; et le bonheur, s’il vous plaît?

Ce n’est pas au moment où madame Favart était près de lui que le maréchal se serait montré moins généreux envers le mari, son directeur si habile. Il ne mit pas de termes à sa munificence. Favart n’en revenait pas; il disait à sa mère, dans une lettre:

«Je suis à Louvain depuis huit jours, où je ne fais rien à présent. Toute l’armée est en mouvement, et marche du côté de Tongres pour s’opposer aux ennemis. Notre maréchal sait trop bien son métier pour laisser le succès douteux. En partant il m’a envoyé deux très-beaux chevaux pour mettre à mon carrosse

Voilà donc Favart en carrosse, et madame Favart aussi.

Il continue:

«M. le maréchal me donne tous les jours de nouvelles marques de sa bonté. Il vient encore de m’envoyer un lit de camp de satin rayé, de la couleur de celui qui tapisse ma chambre à Paris: c’est la plus jolie chose du monde.»

On remarquera sans peine, à propos de ce nouveau cadeau du maréchal, que la couleur de la chambre de Favart était présumablement la couleur de la chambre de sa femme. La distinction ne pouvait être faite par Favart, qui, applaudi, fêté, comblé de présens, de chevaux et de tapisseries, écrivait encore à sa mère, dans l’excès d’une reconnaissance trop grande pour ne pas être expansive:

«Ma chère mère,

«Je n’ai pas un quart d’heure pour me livrer au sommeil; cependant je me porte bien, et je ne dois rien appréhender. M. le maréchal m’encourage: il m’a envoyé à Lière vingt-cinq bouteilles de son vin, marchandise fort rare en ce pays, à cause du séjour des troupes.»

Et quand le vin aurait été encore plus rare, et quand il n’y aurait eu qu’une seule bouteille de vin dans le pays, Favart pouvait-il manquer de l’avoir, lui l’ami du maréchal, lui le mari de madame Favart?

Le maréchal, d’ailleurs, ne se croit pas encore quitte avec Favart, qui lui est si utile dans ses plans militaires; ce serait de l’ingratitude. Le maréchal n’a été que juste envers lui: il tient à se montrer injuste pour les autres. Il est probable que ce fut une injustice indirectement commise au profit de Favart, que l’acte dont il se réjouit dans la même lettre à sa mère.

«Je suis maintenant maître absolu de toute la direction; tous mes intérêts sont arrangés; il ne reste plus qu'à calculer pour mon profit. Si chaque mois de l’année me produit autant que le dernier et le commencement de celui-ci, je retournerai à Paris avec cinquante mille francs de bénéfices.»

Enfin, ajoute Favart, et ceci peint combien il avait chaudement servi le maréchal, et combien, pour mieux dire, ils étaient liés, et liés à un point au-delà duquel il n’y a rien:

«J’ai encore pour ressource la bourse de M. le maréchal, qui m’a engagé d’y puiser toutes les fois que mes besoins le commanderaient.»

Toutes ces choses ayant eu lieu, politesses, confidences, cadeaux, prêts d’argent, voici ce que le maréchal de Saxe écrivait à madame Favart:

«Mademoiselle de Chantilly, je prends congé de vous. Vous êtes une enchanteresse plus dangereuse que feue madame Armide. Tantôt en Pierrot, tantôt travestie en amour, et puis en simple bergère, vous faites si bien que vous nous enchantez tous. Je me suis vu au moment de succomber aussi, moi dont l’art funeste effraie l’univers. Quel triomphe pour vous, si vous aviez pu me soumettre à vos lois! Je vous rends grâce de n’avoir pas usé de tous vos avantages; vous ne l’entendez pas mal pour une jeune sorcière, avec votre houlette qui n’est autre que la baguette dont fut frappé ce pauvre prince des Français, que Renaud l’on nommait, je pense. Déjà je me suis vu entouré de fleurs et de fleurettes, équipage funeste pour tous les favoris de Mars. J’en frémis; et qu’aurait dit le roi de France et de Navarre, si, au lieu du flambeau de sa vengeance, il m’avait trouvé une guirlande à la main? Malgré le danger auquel vous m’avez exposé, je ne puis que vous savoir gré de mon erreur, elle est charmante; mais ce n’est qu’en fuyant que l’on peut éviter un péril si grand.

»Pardonnez mademoiselle, à un reste d’ivresse cette prose rimée que vos talens m’inspirent; la liqueur dont je suis abreuvé dure souvent, dit-on, plus long-temps qu’on ne pense.

»M. de Saxe.»

Tel fut, répétons-nous, le premier résultat des présens faits à Favart: carrosse, chevaux, tentes, direction de théâtre, bouteilles de vin et argent prêté.

Effrayée avec raison de cette charge de grosse prose, qui fondait sur elle, sabre nu, mèche allumée, madame Favart s'échappa du camp du maréchal pour se réfugier à Bruxelles, sous la protection de madame la duchesse de Chevreuse. Toute négociation pacifique était désormais rompue. Maurice de Saxe, en apprenant cette fuite, se mit dans une colère épouvantable; il la considéra comme une désertion sous les drapeaux: oser ainsi s’enfuir au moment où il croyait tenir la victoire! Il parlait d’envoyer un détachement à la poursuite de la chaste évadée. Son indignation tomba sur le mari, qui, ne commençant pas encore à voir clair dans les galanteries du maréchal, écrivait à sa femme avec sa tendresse ordinaire:

«Mon cher petit bouffe! ta santé m’inquiète beaucoup. Envoie-moi le certificat du chirurgien pour le faire voir à M. le maréchal. On doit écrire à M. de la Grolet pour savoir si tu es en état de partir pour l’armée; on m’a même menacé de te faire venir de force par des grenadiers, et de me punir si j’en imposais sur ta maladie. Nous sommes ici fort mal; je ne suis pas encore logé, et j’ai couché sur la paille, à la belle étoile, depuis que je t’ai quittée. Quoique ta présence soit ici nécessaire pour le bien du spectacle, quoique je brûle d’impatience de te revoir, ta santé doit être préférée à tout.»

Ainsi, comme on le voit par cette lettre, le maréchal de Saxe songeait à s’emparer du cœur de madame Favart à l’aide de ses grenadiers. Il ne croyait pas à la maladie qui lui avait fait inopinément abandonner le camp; personne n’y croyait d’ailleurs, excepté Favart, si aveugle, si crédule, si confiant dans l’amitié de son héroïque ami, le maréchal, qu’il ne devinait pas la cause pour laquelle lui, si fêté d’abord, couchait maintenant sur la paille, à la belle étoile. Sur la paille! lui, Favart, logé autrefois sous une tente rayée, promené en carrosse, buvant du meilleur vin du maréchal!

Cependant, malgré les menaces du maréchal et de son corps d’armée, madame Favart ne retourna pas au camp, mais à Paris, afin d'être plus loin encore des terribles tendresses de son persécuteur. Qu’allait devenir son mari? Triste retour de fortune! condamné à payer 20,000 francs qu’il ne devait pas aux propriétaires de la salle exploitée par sa troupe, il est obligé de quitter le Brabant, et par conséquent de laisser son théâtre dans une complète anarchie. A qui s’adressera-t-il pour obtenir justice? à qui? Mais au maréchal, se dit Favart; n’est-il pas mon ami, mon admirateur? Après avoir remis le Brabant aux troupes de Marie-Thérèse, le maréchal était allé à Paris, où l’on célébrait sa valeur sur tous les théâtres, dans des couplets chantés sous les balustres d’or de sa loge, en présence même du roi. A Paris, Favart obtint à peine quelques avares protections, dont il ne tira aucun avantage. Son théâtre était perdu pour lui. Quant au maréchal, il laissa Favart dans la position où il était, et où indubitablement il avait lui-même contribué à le mettre. Enfin, ruiné, tombé plus bas qu’au temps où il pétrissait des échaudés d’une main et où il écrivait des couplets de l’autre, une lettre de cachet le força à sortir de Paris. Strasbourg fut son refuge, un avocat son hôte généreux. Ce n'était encore là que la moitié des misères de Favart. Ne laissait-il pas sa femme à Paris, à la merci de celui dont la main avait signé sa lettre d’exil? sa femme, obligée de se montrer en public tous les soirs et de rentrer à minuit chez elle, n’ayant, au milieu des rues désertes, pour protection que celle d’une servante, et dans un temps où l’on enlevait en pleine impunité, surtout quand il s’agissait d’une actrice et d’une actrice de la Comédie-Italienne? Cependant Favart n'était pas encore découvert; et sa femme opposait une prudence à toute épreuve aux conspirations sourdes dont elle était l’objet. Ils s’aimaient plus que jamais dans leur malheur commun: héroïque fidélité au dix-huitième siècle! Toujours présens l’un à l’autre, ils s’entendaient pour regarder la même étoile à la même heure; ils s’envoyaient des fleurs qu’ils avaient portées; et, à la fête de sa bonne Justine, Favart lui écrivait, au risque d'éveiller la police de Strasbourg rôdant autour de sa retraite:

 

«Je te souhaite une bonne fête, ma chère Justine; sois heureuse autant que je me trouve malheureux d'être séparé de toi, et rien n'égalera ma félicité. Reçois cette fleur fanée, arrachée de sa tige: c’est le symbole d’un cœur flétri par une absence rigoureuse. Adieu! que tous tes jours soient des jours de fête; mais, au milieu des plaisirs, songe que, si tu es formée pour exciter l’amour, tu es née pour mériter l’estime.»

Il y a sans doute, dans cette dernière phrase, une teinte de la sensibilité raisonneuse et antithétique créée par Diderot dans les lettres, et par Greuze dans la peinture; mais n’est-il pas touchant néanmoins de voir encore une Héloïse et un Abailard à cette époque de démoralisation universelle? Voici ce que madame Favart répondait à son mari: c’est à s’agenouiller devant tant d’honnêteté sans orgueil et sans paroles vaines. Grand Dieu! qu’une femme en écrirait long aujourd’hui, si elle rendait le même service à l’honneur de son mari!

1749, Paris, 1er septembre.

«Le maréchal est toujours furieux contre moi; mais cela m’est égal. Si tu veux, j’enverrai mon début à tous les diables, et je pars sur-le-champ pour t’aller retrouver. Il y a toujours un monde prodigieux quand je parais. Je viens de jouer la danseuse dans Je ne sais quoi, et Fanchon dans le Triomphe de l’Intérêt. Le duo que j’ai chanté avec Rochard est aussi de ta façon; il suffit qu’il vienne de toi pour que je le rende bien.

»On me menace qu’on va me faire beaucoup de mal; mais je m’en moque; j’irai de grand cœur demander l’aumône avec toi. Je suis pour jamais ta femme et ton amie,

»JUSTINE FAVART.»

C’est avec ce style que Laclos et Louvet de Couvray écrivirent des romans qui sont restés.

Justine Favart ne se borne pas à ces vives démonstrations d’une amitié tout d’une venue; elle obtient de ne pas suivre la Comédie à Fontainebleau, où résidait la cour, et elle part pour Lunéville, où était son véritable roi, où Favart devait se trouver. Mais, à peine descendue dans cette ville, deux employés à la police tombent chez elle, l’arrêtent, et, sous prétexte de la conduire à Fontainebleau, ils la mènent au couvent des Andelys. Noble conduite du maréchal de Saxe! le mari en exil, la femme au couvent.

L’acte est si odieux, que madame Favart ne pense pas à l’attribuer tout entier au maréchal, quoiqu’elle dise dans la première lettre datée de sa réclusion: Je ne sais où l’on me mène; mais les plus grands supplices ne me feront jamais manquer à la vertu.

Quatre jours après, elle apprend que c’est son père qui l’a fait enfermer, à cause de la prétendue illégalité de son mariage avec Favart. L’honnête M. Duronceray n’admet pas que sa fille ait épousé un homme de rien qui fait des pièces, lui qui faisait de la musique pour vivre!

«J’ai vu la lettre de cachet; c’est mon père qui m’a fait mettre ici. Ne perdez pas un instant; envoyez tous nos papiers chez le ministre, M. d’Argenson, et surtout le consentement de mon père, signé de sa main; c’est le curé de Saint-Pierre-aux-Bœufs qui l’a. Je viens d'écrire à M. le maréchal de Saxe ce qui vient de nous arriver. Je suis sûre qu’il voudra bien s’intéresser à ce qui nous regarde, et nous rendra service dans cette occasion.»

Le service était parfaitement rendu, puisque c'était le maréchal de Saxe qui, d’accord avec M. Duronceray, avait fait cloîtrer madame Favart aux Andelys. L’illégalité du mariage n'était qu’une invention combinée par ces deux honnêtes personnes.

Du couvent des Grands-Andelys, d’où l’on craignait qu’il ne lui fût encore trop facile de faire parvenir ses plaintes, on la transféra au couvent d’Angers, comme une prisonnière d'état, elle dont tout le crime était, non pas de s'être mariée avec Favart, prétexte ridicule employé par un père plus ridicule encore, mais d'être du goût d’un maréchal allemand au service de la France. Plus on la tourmentait loin de son mari, dont le sort l’effrayait, et plus on espérait obtenir d’elle une rançon extrême, et qu’il n’est plus besoin de qualifier. On poussait la galanterie jusque là dans ces temps qu’on juge un peu trop frivoles. Les lettres de cachet, les prisons d'état, les lettres de bannissement, les couvens, sont choses assez sérieuses; et on en usait avec prodigalité, quoiqu’on s’en indignât et qu’on en rît beaucoup, deux signes incontestables de prochaine décadence.

Enfin le véritable auteur de ces basses et cruelles tyrannies, l’Anacréon sabreur, crut qu’il était temps de se démasquer, la plaisanterie ayant été poussée assez loin. Il prit sa plume ou sa cravache, et il écrivit sur ce ton à madame Favart:

LE MARÉCHAL DE SAXE A MADEMOISELLE DE CHANTILLY
1749. 21 octobre.

«J’ai reçu, au moment où j’allais partir pour Chambord, la lettre que vous m’avez écrite de Lunéville, ma chère Fémine. Je n’ai point entendu parler de Favart. Vous vous pressez toujours trop. Il doit être bien flatté que vous lui sacrifiiez fortune, agrément, gloire, enfin tout ce qui eût fait le bonheur de votre vie, pour le suivre dans un genre de vie que la seule nécessité fait embrasser. Je souhaite qu’il vous en dédommage, et que vous ne sentiez jamais le sacrifice que vous lui faites. J’ai vu hier au soir M. le maréchal de Richelieu, qui était furieux contre vous, parce que M. Bérier lui avait échauffé les oreilles. Je rabats cependant tous les coups qui portent sur vous. Plus ne vous en dirai sur ce qui me regarde, vous n’avez point voulu faire mon bonheur et le vôtre: peut-être ferez-vous votre malheur et celui de Favart; je ne le souhaite point, mais je le crains. Adieu.

»M. DE SAXE.»

Pour bien comprendre le sens odieux de cette lettre, il faut dire ici que, poursuivi de ville en ville, Favart avait été réduit à se cacher dans une cave, où il peignait des éventails pour vivre; tâche qui, continuée long-temps sous des voûtes humides et à la lueur fatigante de la lampe, épuisa sa santé et altéra pour toujours sa vue. C'était son meilleur ami, le maréchal, qui lui avait ménagé cette affreuse existence, afin d’abaisser la résistance de sa femme. Ployant sous tant de persécutions, madame Favart, dit-on, céda enfin avec résignation, pensant que la vie de son mari valait bien un sacrifice qui ne déshonorerait que celui qui l’exigeait et ne savait pas le mériter. Aussitôt sa captivité s’adoucit: d’Angers elle passe à Tours, de Tours à Issoudun; et, quelques mois après, les deux lettres de cachet dont elle et son mari avaient été frappés sont révoquées. Elle et lui furent admirables dans leur constance à refuser, après leurs malheurs, tous les genres de réparation offerts par le maréchal. Tous les billets de mille et de douze cents livres qu’il leur envoyait étaient déchirés ou jetés au feu; et pourtant ils avaient à peine de quoi vivre après une longue absence de Paris et du théâtre, qui était leur profession. Cette conduite était généreuse; elle devint noble à la mort du maréchal, arrivée à la suite d’une chute de cheval, le 30 novembre 1750. A cette occasion, le bon Favart écrivait ces lignes: «Je crois qu’il m’est permis de dire sur la mort de cet illustre homme de guerre ce que le père de notre théâtre disait sur le cardinal de Richelieu: