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Les Tourelles: Histoire des châteaux de France, volume II

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Il répéta un geste illusoire comme le premier, et la porte de la galerie fut censée ouverte.

– Entrez!

Ce lustre à girandoles vaut 10,000 francs; ce sofa est en velours d’Utrecht; Puget a sculpté ces bas-reliefs; ils sont transportés de la Villa-Albani; lisez Winckelmann.

Ce tableau est de Rubens; c’est au couronnement du roi qu’il fut donné au château.

Cet autre salon (il l’ouvrit encore) est celui d'été. Des siéges en joncs de Madagascar; des volières chères au goût de madame. Cette épinette m’a coûté cent louis. Admirez ce plafond; c’est l’apothéose d’Hercule par un élève de Boucher; la cuisse d’Hercule est un chef-d'œuvre: le reste est un peu incorrect; mais n’importe, l’ouvrage est admirable.

Et quelle vue! Voyez le soleil se coucher: il marque les heures en lignes d’or sur le parquet; Lalande a dessiné ce gnomon. Quel homme que Lalande! les astres ont beaucoup perdu à sa mort.

Passons à gauche; et il fit le simulacre d’ouvrir trois portes. – N’admirez-vous pas cette belle disposition? Pierre, annoncez-nous?

– Oui, monsieur le marquis.

Pour complaire à son maître, Pierre se découvrit, et d’une voix émue, avec la pénible complaisance d’un ami qui exécute la capricieuse volonté de son ami mourant, il nous annonça. Hélas! cette voix triste et flétrie tomba sans écho dans l’espace.

– C’est bien! cria le marquis, comme ébloui du faste qui le frappait. Asseyons-nous sur cette ottomane, et que je vous dise.

Il s’assit sur les cailloux: c'était pitié.

Il serra familièrement ma main, jeta son bras autour de mes épaules; et les jambes nonchalamment croisées, avec cette fatuité de jeune homme qui laisse déjà lire sur son visage la bonne fortune qu’il va révéler, il me dit tout bas: – C’est aujourd’hui réception au château. Ce beau jeune homme en frac vert (je suivis l’indication de son doigt), c’est un fermier général qui se meurt d’amour pour Sophie Arnould; il est pourtant marié avec une des plus belles demoiselles de l’ancienne noblesse. Savez-vous son aventure? Ennuyée de ses persécutions, la Sophie a profité d’une absence en Belgique de cet amant pour envoyer à sa femme deux enfans et une toilette en porcelaine du Japon qu’elle a de lui. Et Sophie est là. Je voudrais qu’elle vous chantât la complainte sur le maréchal de Soubise; elle est un peu libre, mais c’est pétillant d’esprit. On l’attribue à Boufflers, à ce charmant vaurien. Connaissez-vous Colardeau le poète?

Regardez bien celui-ci, cette figure énorme sur un corps mal équilibré, qui sourit et qui est laid. Singulier homme, si c’est un homme. Il y a de l’enfer dans sa figure, dans son avenir. Il a trouvé le moyen de séduire par tout ce qui repousse; les femmes en raffolent: il est capable de tout, même de dignité, de bravoure et d’honneur. On cite ses débauches, on l’accuse de lâcheté, quelques-uns d’escroquerie. C’est un résumé de son temps, peuple et noble à la fois; noble par ses désordres, son inconduite et ses bonnes manières; peuple par sa fougue brutale, sa laboriosité, quand il n’a ni femmes perdues ni orgies sous la main. On lui élèvera des statues; il serait parfaitement aux galères; c’est le premier, c’est le dernier de tous. Il doit couver bien de la haine dans cette ame vingt ans et plus froissée dans les cachots. Il doit se trouver bien de l'éloquence dans cette bouche qui fut muette si long-temps. C’est Mirabeau! C’est l’avenir et la perte de la patrie, celui qui doit clore le nobiliaire de France, qui doit mourir à la peine pour nous tuer. Qu’est-il par lui seul, et qu’a-t-il d’extraordinaire? Rien. Tissu de médiocrités, si bien su par cœur qu’il y a de l’insolence à lui de parler d’ame; phraseur sans nerfs, dialecticien sans portée, orateur dont le masque a du grotesque, il est né pour cumuler ces mille défauts et s’en faire un piédestal. Cet ensemble fait sa force. Je le hais, je le crains. Un peu plus tôt il eût pourri dans la Bastille; un peu plus tard, il eût été le valet du valet de mon médecin, de Marat.

Maintenant montons à l'étage supérieur. Pierre, suivez-nous.

Alors, avec la même ardeur de jeunesse qu’il avait mise à parcourir la galerie disparue, il simula vivement l’ascension des marches, levant tantôt un pied, tantôt l’autre, tournant à chaque embranchement, et regardant avec orgueil la magnificence orientale des plafonds. – Hélas! nous n’avions au-dessus de nous que le dôme du ciel, et, pour tout palais sur le sol patrimonial, le rejeton octogénaire d’une vieille race n’avait plus qu’une baraque ouverte à tous les vents, perdue dans les touffes de genêts et de bruyère.

A part celui de Versailles, bien entendu, dites-moi, monsieur, si jamais vous avez vu un plus somptueux escalier?

Voici la bibliothèque: trente mille volumes. Là c’est ma galerie de tableaux. Voyons d’abord la bibliothèque. Êtes-vous curieux de connaître le premier exemplaire de l’Encyclopédie? admirez! c’est le premier, monsieur. Diderot l’a possédé, et je l’ai acquis de ses héritiers. Les fautes sont notées en marge. Ce livre nous a beaucoup fait de mal; mais j’y tiens. Ici les histoires, là les romans, tous les romans de Crébillon. Hélas! monsieur, cette charmante littérature est perdue: on y reviendra.

Plus loin, ce sont les philosophes; c’est Raynal, qui a écrit une partie de l’histoire de ses Deux Indes. Là-bas, dans ce pavillon de verdure, c’est d’Alembert, c’est M. de Buffon, c’est Voltaire, dont l'Émilie du Châtelet avait une épaule plus haute que l’autre, et qu’il traite de génie, je ne sais pourquoi. Vous savez sa fameuse épître! Celui-ci, c’est l'ami des hommes: c'était le mien. Il tua un de mes vassaux, que je lui avais prêté, d’un coup de bâton dans la poitrine, parce que ce malheureux avait oublié de rentrer les orangers dans la serre, une nuit douteuse de printemps.

Cette porte communique à ma galerie de tableaux. Pierre, la clef!

Ici, monsieur, vous n’aurez pas la douleur de voir étalés les produits de cent écoles insignifiantes; je n’ai admis que les Vanloo et les Boucher. Ce beau portrait de Diane, suivie de trois levrettes; cette triple déesse, comme l’appelle le grand lyrique Rousseau, et que vous voyez couronnée d'étoiles, en robe à la Médicis, en mules de satin, un arc d’une main, un éventail de l’autre, c’est, pardonnez ma douleur, feue madame la marquise. Ce Troyen, c’est moi. On m’a représenté en Troyen parce que j’ai rempli de hautes fonctions jadis auprès de la sénéchaussée de Troyes en Champagne. Ce fleuve, c’est mon beau-frère; cette Aréthuse, ma cousine, ancienne abbesse de Chelles. Voilà mes enfans, ils sont représentés en amours.

Obligé de répondre quelques mots à cette exacte, burlesque et pénible hallucination, je dis à monsieur le marquis qu’ils avaient dû bien grandir depuis, ces amours.

– Le couteau de la république les en a empêchés, monsieur.

Pierre osa engager son maître à borner là notre visite au château; il se faisait tard, je pouvais être fatigué.

– Tu as raison, répondit le marquis en lui frappant sur l'épaule, tu as raison; mais encore une, mais encore celle-ci, et ce sera la dernière. Et il s’empara de la clef d’argent.

A peine eut-il tourné la clef dans la serrure imaginaire, à peine eut-il, dans son illusion, posé le pied sur le seuil de l’appartement, que lui et le vieux serviteur se découvrirent. Je me laissai aller au même sentiment de vénération.

– Voilà mon oratoire, s'écria-t-il en faisant un signe de croix et en tombant à deux genoux; voilà, monsieur, où je viens expier les erreurs de mon temps, ma fatale condescendance aux idées philosophiques. Hélas! cette corruption dorée, ces enivremens stupides, cet athéisme brodé, ce néant en fermentation, cette société arrivée à son dernier soupir de débauche et d’impiété, elle nous a perdus. Vous ne savez pas avec quel funeste engouement nous adoptâmes des innovations qui devaient nous anéantir. L'égalité des conditions était prêchée par nos jeunes marquis avec la ferveur des apôtres. La raison qui succédait à d’aussi déplorables frivolités ne pouvait être qu’une étrange chose dans ses résultats. Le retour d’une vieille folie à la raison, c’est la mort. Eh bien! nous l’eûmes cette égalité; nous avions donné l’exemple, on l’imita. Nobles, parlemens, clergé, tour à tour animés les uns contre les autres, tour à tour avec la menace de l’appui populaire, nous avons détruit le prestige royal, arraché les digues qui nous isolaient dans le sanctuaire de la puissance; nous avions dit à ces hommes, hier vassaux: Imitez-nous, cultivez la philosophie. Ils devinrent athées; nous prêchâmes la tolérance religieuse, ils abattirent les églises; nous proclamâmes la simplicité des mœurs, ils déchirèrent nos habits de soie, soufflèrent sur nos lustres, pesèrent sur nos fauteuils, éteignirent nos fêtes; nous déclarâmes l'égalité des hommes, et ils nous coupèrent la tête.

– Le vassal de la grille était donc entré, monsieur le marquis?

– Qu’est devenue la noblesse française? Où sont ces vaillantes épées qui n’avaient pour fourreaux que la poitrine des Anglais et des Espagnols? Où sont passées ces grandes traditions de gloire et de renommée? Où est la monarchie?

Enfin, ils me prirent ma femme, monsieur; un jour ils vinrent au château; c'était en 92! ils entrèrent et trouvèrent madame la marquise, qui attendait mon retour de la chasse. Belle et vertueuse, ils la frappèrent au visage, crachèrent sur son fard, la lièrent avec des cordes! et ils lui dirent: Marche! C'était huit lieues à faire d’ici à la capitale, et au mois d’août; elle que nos allées de sable et de mousse fatiguaient, comme elle dut souffrir! Ah! le peuple est bien méchant, monsieur! Que lui avait-elle fait au peuple? Elle voulut se reposer, on lui dit: Marche! Elle eut soif, on lui dit: Marche! Et puis on l’accusa d'être aristocrate; elle ne comprenait pas; ses cordes la faisaient tant souffrir! Enfin, on la jugea. Elle demanda un prêtre; un prêtre de la Raison lui dit: Marche! Et puis on la délia… Le soir la chaux républicaine avait calciné ses membres.

 

Et les deux vieillards versaient d’abondantes larmes sur leurs dentelles flétries, sur leurs dorures surannées, sur leurs longues mains sèches et tremblantes. Le marquis chancelait sur ses pauvres jambes; car il s'était levé pour se frapper la poitrine, pour dire en face d’un Christ qu’il croyait voir: – Mon Dieu! qui êtes mort pour les crimes de tous, pardonnez! Pardonnez à ceux dont les folies ont perdu cette France, cette France dont vous aviez détourné la vue. Nos premiers-nés ont péri de misère dans l’exil; nos femmes si belles ont heurté leurs fronts souillés de boue aux angles du tombereau; les générations ont été moissonnées; nous avons été punis dans notre chair, dans ce qui faisait notre orgueil; il ne reste plus de la génération coupable que deux ou trois vieillards qui n’ont pu mourir; ils ont reconnu votre délaissement; ils s’accusent de votre dédain, pour tant d’oubli de leur devoir.

Puis le marquis pria plus bas, et il élevait la voix en frappant sa poitrine.

– Meâ culpâ, disait-il.

– Meâ culpâ, répétait machinalement Pierre.

Cependant le vent de la nuit fraîchissait, et le soleil, sanglant comme une blessure, enluminait de pourpre et de feu ce drame qui se jouait sous le ciel, au milieu de la solitude et du calme.

Enfin, l'émotion étouffa le marquis; il tomba de toute sa longueur sur les cailloux. Dans sa chute, il s’ouvrit la lèvre.

Nous nous hâtâmes de le transporter dans son lit.

– Voilà ce qui arrive, me dit Pierre, chaque fois que monsieur le marquis répète cette malheureuse scène. Il est inconsolable de la perte de son château, qui a été vendu 40,000 francs à la bande noire, sans qu’il lui en soit revenu un sou.

Les avocats et les gens d’affaires ont tout mangé. Ils ne nous ont laissé que les clefs du château.

Et voyez ce que je puis faire avec mon travail! Si monsieur le marquis allait tomber malade; c’est demain la Pentecôte, et il n’a pas de souliers pour se rendre à l’office. C’est la quatrième fois que je les lui raccommode.

– Pierre! vous êtes un digne serviteur: vous serez béni.

Je compris enfin la douleur de Pierre, et nous nous quittâmes en nous serrant la main, confus l’un et l’autre, lui de n’avoir pu empêcher le spectacle dont il n’aurait pas voulu que j’eusse été témoin, et moi de l’avoir provoqué.

Fidèle aux anciens usages, Pierre tint la bride du cheval jusqu'à ma sortie du château, et pesa sur l'étrier.

Des étoiles luisaient à l’orient; je traversai au galop la grande avenue.

En fuyant j’entendis des cris qui partaient de la fabrique: mille ouvriers, tous les habitans, exprimaient par des danses, des chansons, des exclamations de bonheur, la joie qu’ils éprouvaient à voir enfin bondir l’eau au-dessus du puits; cette eau si désirée, si bienfaisante, cette eau qui allait enrichir la moitié d’un département!

Je partageai sans doute cette joie de l’industrie; mais, en me perdant dans la brume, plusieurs fois je détournai la tête, j’allongeai mon regard pour voir blanchir, à travers les peupliers, la chaumière du pauvre gentilhomme, du vertueux Pierre, le modèle des serviteurs.

VOISENON

On ne compte pas deux heures de marche entre le marquisat de Brunoy et le Jard de Voisenon, entre la demeure de ce fou illustre auquel nos recherches ont fait une seconde immortalité, et le petit château du célèbre abbé qui fut l’ami de Voltaire, celui de madame Favart et du duc de La Vallière; entre la cave de ce fils d’une haute famille de financiers qui mourut à trente ans, après avoir déshonoré tout ce que la richesse donne de puissance, la noblesse de considération, et le monastère du représentant le plus orgueilleusement né des abbés de cour au dix-huitième siècle. Brunoy et Voisenon ont, comme on le voit, plus d’un lien de parenté morale qu’il ne faut aucun effort paradoxal pour saisir. Le marquis et l’abbé sont du même temps, et tous les deux l’expriment parfaitement sous deux faces caractéristiques: et, remarque vraie autant que surprenante, l’espace où s'élèvent les deux demeures à jamais historiques revendique, au nom de la même curiosité, des centaines d’autres demeures toutes également marquées au coin du cynique, du frivole, du dévorant dix-huitième siècle. La province de Brie, que le cadastre a découpée en départemens, en arrondissemens, en cantons, regorge de châteaux habités, sous le règne de Louis XV, par ces marquis pailletés, ces abbés paresseux, ces financiers obèses, dont les mémoires secrets de Grimm, de Bachaumont, les correspondances du marquis de Lauraguais, ont fait leur railleuse pâture. Cette laiteuse et fromagère Brie, cette Io inépuisable, le dirait-on? fut une caverne de plaisirs dans toute l’impure acception du mot, à l'époque du régent et de son déplorable successeur; tout château que la bande noire n’a pas démoli est un demi-volume de mémoires, un boudoir dédoré, un pavillon d’ivresse. Là, c’est l’endroit où fut le château de Samuel Bernard, prodigue d’un âge antérieur, mais digne du suivant; là, c’est le pavillon Bourei, autre financier, autre Jupiter de toutes les Danaë du Théâtre-Italien; là, c’est Vaux, ce château presque biblique, où la flamme vengeresse de Dieu a passé, et où elle n’a laissé qu’un chien pour tout gardien et maître; là, c’est le château de Law, ce voleur trigonométrique; enfin, partout, où le pied se pose, il en sort un gémissement du dix-huitième siècle, que nous ne circonscrivons pas à des limites chronologiques comme les entendent les astronomes, mais que nous rattachons au déclin du règne de Louis XIV, pour l'étendre au moins jusqu'à Barras, dont l’impudique château déploie encore aujourd’hui ses fondations réhabilitées par l’honneur et la gloire sur le sol où Vaux, Brunoy et Voisenon brillèrent si fatalement.

Le petit château abbatial du Jard existe encore; mais ce n’est pas celui où tout prouve que l’abbé résidait quand il venait se reposer dans sa seigneurie après quelque pèlerinage un peu agité chez ses amis de Paris et de Montrouge. Celui-là, qui porte le nom de château de Voisenon, a été également conservé en devenant une maison bourgeoise d’une magnifique apparence. D’empiètemens en empiètemens, la commune a rongé les anciennes limites des deux propriétés, et il serait difficile aujourd’hui d’en tracer la figure générale sans s’exposer à de graves erreurs de formes et de proportions. Elle n’a pas cependant assez dévasté, ou plutôt assez envahi, pour qu’il ne soit possible, à l’aide des fragmens de constructions restées, de s’assurer de l’espace que couvraient le château du Jard et ses dépendances religieuses. Ainsi, par les fractions du petit fossé tracé le long du mur où s’ouvre la principale entrée, on suppose aisément qu’il était fort étroit, et cernait par conséquent une maison seigneuriale moins luxueuse ou hostile que grave et sérieuse. A plus d’un titre, les fossés des châteaux sont aux châteaux mêmes ce que les cordons sont aux médailles. On n’oserait pas affirmer d’abord que la grille fut autrefois où elle est maintenant; à la première vue, il semblerait qu’elle s’ouvrait à l’extrémité d’un axe qui n’est pas celui d’aujourd’hui; car elle fait face au couvent et non absolument au petit château du Jard, laissé, au contraire, dans un coin de la grande cour, et comme posé à terre et au hasard. Cette opinion serait fautive. Le couvent, qui était, à n’en pas douter, le corps principal des bâtimens, avait quatre côtés. D’abord, celui qui reste en totalité, et auquel la grille s’oppose, était la façade; quant aux trois autres, il est de rigueur de les mentionner ainsi: celui de droite, en regardant la grille, a été démoli, dans je ne sais quel but, par le propriétaire actuel; celui de gauche n’existe qu’au tiers final de sa longueur, et ce tiers est une chapelle que la révolution a transformée, au moyen d’un mur de clôture, en deux écuries; et le quatrième et dernier côté, celui qui est parallèle au mur de la grille, comprend le château qu’habitait l’abbé de Voisenon, et les corps de logis ordinairement désignés dans la distribution des châteaux sous le nom collectif de communs. Un des deux pavillons des communs détruits s'élève encore à la droite de la grille.

Il est très-facile de ne pas confondre le château du Jard et le château de Voisenon, qu’un simple mur de terre a séparés à l'époque des perturbations violentes subies par les propriétés. Le château de Voisenon était celui que tenait de ses aïeux l’abbé de ce nom, et le château du Jard celui dont la possession lui fut acquise en devenant abbé de l’abbaye du Jard. L’un était un héritage, l’autre un usufruit. Il pouvait vendre le premier; il n’avait pas le droit d’aliéner l’autre, qui appartenait au clergé. Chaque abbaye un peu considérable, personne ne l’ignore, avait son château, où était le seigneur abbé titulaire.

Le petit château du Jard existe donc; mais il n’est pas habité, le propriétaire du domaine ayant préféré s’arranger un logement dans le couvent. J’ignore quelles sont les raisons de convenance ou d'économie qui ont dicté ce choix.

Ne demandez pas au petit castel abbatial, briqueté à la façon riante de la place Royale, tigré autour des croisées de ses trois étages par le moellon rougeâtre si cher aux temps d’Henri IV et de Louis XIII, ne demandez pas un vestibule spacieux, orné de colonnes, comme celui de Vaux. Il n’y a qu’un pas du seuil de la porte à la première marche de l’escalier intérieur, et cet escalier n’est ni froissé et contourné en coquille, à la manière du quinzième siècle, ni enrichi de revêtemens de marbre. C’est un escalier très-lourd, fait de larges et courtes marches, au bord desquelles s'élève une rampe grossière, en bois peint en gris. A chaque étage, le palier se déploie en deux ailes, dont il n’est pas difficile d’inventorier les distributions; car on ne connaissait guère autrefois l’art de subdiviser un appartement en une foule de pièces inconnues les unes aux autres, et réunies par des couloirs circulaires. On ignorait ces détours ingénieux qui isolent, comme dans un autre pays, la vie privée, aujourd’hui si amoureuse du recueillement et du silence. Trois ou quatre pièces, donnant l’une dans l’autre, composent le travail architectural de chaque étage. Au plafond, des poutres de châtaigniers en saillie; et pour croisées, de hautes meurtrières garnies de petits carreaux soudés avec du plomb. Des cheminées fuyant sous des manteaux de toute hauteur achèvent d’imprimer aux appartemens des anciens châteaux, et particulièrement à celui du Jard, cette couleur de naïveté qui en fait le charme un peu triste. Trait caractéristique d’un âge encore grossier, des solives énormes, perpendiculairement posées, prêtent leur appui aux plafonds, trop longs ou trop pesans pour se soutenir d’eux-mêmes. L’opulence seigneuriale les dorait avec goût d’emblèmes mythologiques; mais depuis que le temps et les mutilations ont enlevé cette parure, chaque pièce, ainsi hérissée de bâtons nus, ressemble à nos entreponts de vaisseaux.

Le mobilier ayant complètement disparu du petit château du Jard, on ne peut parler que des localités telles quelles. Le premier étage est le modèle du second, et le troisième n’est, ainsi que dans tous les châteaux de la même époque, qu’une suite de petites pièces destinées à loger la nombreuse domesticité de la seigneurie. On se figure sans peine l’ennui qu’aurait eu à vivre toute l’année dans cet amas de chambres froides et sans agrément le voluptueux abbé de Voisenon. Aussi habita-t-il peu le château du Jard dans sa jeunesse: il n’y séjourna avec assiduité que lorsque l'âge lui eut fait une nécessité de vivre loin des échauffans petits soupers de Paris et de respirer l’air gras de la Brie.

Il n'était pas le moins du monde l’homme des jouissances rurales, quoique sa seigneurie fût une des plus riches de France par les dîmes nombreuses qu’elle touchait: on lui en apportait de plus de vingt lieues à la ronde. Bestiaux, volailles, laitages, légumes, fruits, bois, poissons, gibiers, abondaient chez lui sans qu’il détachât un liard de ses revenus. Outre les dîmes, il pouvait imposer la corvée quand il avait besoin de remuer ses champs, couper son bois, faire ses vendanges et ses moissons. Heureuse opulence qu’il avait trouvée toute faite en naissant: roi dans son château, tout ce qu’il apercevait de sa croisée était à lui. Ces grasses fermes, qui sont aujourd’hui telles qu’elles étaient alors, se liaient à son domaine, et versaient leurs trésors dans ses caves et ses greniers. Ces incommensurables tapis de blé et d’orge étaient à lui comme ces moulins aux larges ailes, ces bois d’ormes, ces ruisseaux et tout ce qu’enferme l’horizon.

Ainsi est racontée l’origine du château du Jard. Un jour d'été que Louis le Jeune, marié depuis peu en troisièmes noces avec la belle Alix de Champagne, se promenait à travers champs dans les environs de Melun, il fut émerveillé, ainsi que la reine, de la richesse du paysage. Leur désir fut aussitôt d’avoir une habitation dans un endroit si beau, si fleuri, si tranquille et si rapproché de Melun, où était l’abbaye du Mont-Saint-Pierre, résidence aimée du roi. Les maçons accoururent, et la maison royale du Jard fut entièrement construite quelques années après. Ce vœu étant réalisé, les royaux époux en formèrent bientôt un autre, parfois plus difficile à être exaucé, celui d’avoir un enfant; car le roi se faisait vieux, et il ne voulait pas mourir sans un héritier de son sang. Courbé sous le poids de cette pensée ambitieuse, il s’achemina à pas de pèlerin vers le saint monastère de Cîteaux, célèbre à tous les titres, mais peu renommé jusque alors dans l’art aventureux de procurer à volonté des héritiers aux vieux rois de France. D’abord, les religieux se récusèrent, renvoyant à Dieu la faculté de faire naître des héritiers tardifs. Cependant le roi pria, pleura tant, que les moines crurent de leur devoir de promettre un fils à Louis le Jeune, qui se réjouit dans le fond de son ame, remercia comme un roi généreux remercie des moines, et rentra plein d’espérances nouvelles dans son château du Jard. La même année (1165), la belle Alix lui donna un fils qui fut Philippe, du surnom de Dieudonné, le même à qui de hauts faits d’armes valurent plus tard le titre non moins légitime d’Auguste. Ainsi Philippe-Auguste est né au Jard.

 

Quand le roi fut mort, Alix ralentit ses visites au château; et, en 1199, elle résolut enfin de ne jamais plus revoir un séjour où elle n’avait qu'à répandre des pleurs au souvenir de son mari. En recevant ses adieux, les moines lui exposèrent humblement qu’ils seraient bientôt obligés de l’imiter, si la Providence ne leur assurait un logement plus convenable que celui qu’ils occupaient. Touchée de leurs représentations, Alix leur offrit son château du Jard, que, cinq ans après seulement (1204), Innocent III érigeait en abbaye. Le palais se transforma en cloître, et sans coûter de fortes dépenses aux moines, si l’on songe à l’uniformité des constructions au treizième siècle. A l’abbaye ils ajoutèrent une église, qui fut terminée en 1287, et détruite en 93. Il ne reste de cet édifice, classé comme un souvenir somptueux dans la mémoire des plus vieux habitans de Voisenon, qu’une statue de saint Jean, oubliée au milieu du potager du propriétaire actuel. Grotesque relique! Les oiseaux n’en ont même plus peur, tant elle ressemble peu à une statue, et surtout à un saint.

Trois siècles de libéralités royales et de dons émanés de la générosité pieuse des vicomtes de Melun élevèrent très-haut le trésor de l’abbaye et de l'église du Jard2.

C’est à l’archevêque de Sens que les abbés du Jard juraient solennellement obéissance dans l’abbaye de Saint-Pierre de Melun. Quelques-uns méritent d'être cités, entre autres Pierre de Corbeil, archevêque de Sens, et Philibert Rabou, l’un des ancêtres de Gabrielle d’Estrées par les femmes. Le prédécesseur de l’abbé de Voisenon fut Chaumont de la Galaisière; et lui Claude-Henri Fusée de Voisenon, qui fut le dernier des abbés du Jard, fut nommé en avril 1742. Il est à remarquer ici que le Jard, ce lieu autrefois consacré par une abbaye royale et deux églises, n’a pas même aujourd’hui un curé pour dire la messe. Voisenon n’est desservi par personne.

Nous avons dit que l’abbaye du Jard, où l’abbé de Voisenon était censé remplir les fonctions de chef de la communauté, n’avait pas été entièrement sacrifiée aux nécessités d’une nouvelle destination. Une aile reste encore: c’est une longue construction d’un seul étage, éclairée par quatorze croisées, nombre égal à celui des croisées des salles basses. Tout cela n’est plus qu’un tombeau, et ce qu’il y a de plus triste au monde, un tombeau vide. Les pyramides d'Égypte ne sont pas plus éloignées de nous, comme antiquité, qu’un monastère sans le bruit perpétuel des cloches sur les toits, sans la chapelle dont les vitraux rougissent, flambent et bleuissent au soleil, couleuvres, flammes, roses et ruisseaux de pourpre; sans vassaux apportant dans la cour, et de bien loin, les fruits, les gerbes, les poissons dans la nasse et les outres de vin. Il y a, dans le couvent du Jard, beaucoup d'écho, beaucoup d’humidité, beaucoup de silence et quelque chose de plus douloureux encore, une salle à manger au plain-pied, celle du propriétaire, sans doute.

Claude-Henri de Fusée de Voisenon était abbé du Jard et ministre plénipotentiaire du prince évêque de Spire. Son titre nobiliaire domanial lui venait de la terre de Voisenon, où il naquit le 8 juin 1708. On a trop insisté peut-être sur la débilité de la constitution qu’il apporta en naissant, et qu’il tenait, dit-on, de sa mère, femme excessivement délicate. Depuis Fontenelle et Voltaire, l’un mort presque à cent ans, l’autre à quatre-vingts ans passés, tous deux cependant venus au monde avec des chances fort douteuses d’existence, il est devenu très-hasardeux de déterminer la longévité par la naissance. On ajoute qu’une nourrice malsaine, aggravant la faiblesse héréditaire de l’enfant, mit dans son sang les germes de l’asthme dont il eut à souffrir toute sa vie, et dont il mourut. Ces faits acceptés, une mère maladive, une mauvaise nourrice, un asthme, de continuels crachemens de sang, il n’en serait prouvé que plus étroitement qu’on peut vivre encore jusqu'à soixante-huit ans, malgré ces graves désavantages. Que d’hommes bien constitués se contenteraient d’atteindre à cet âge! Et si l’abbé de Voisenon ne dépassa pas les bornes d’une vieillesse déjà fort raisonnable, il ne faut pas oublier qu’il se joua continuellement de sa santé avec l’imprudence d’un homme vigoureux; mangeant sans mesure, présidant tous les petits soupers, sans doute appelés ainsi par antiphrase; courant la nuit de salon en salon; ne se couchant qu’au matin, en digne élève de l’Hercule de la débauche, de Richelieu, son maître et son bourreau. Effrayé de son rachitisme, son père n’osa pas confier son éducation aux établissement spéciaux; il le fit élever sous ses yeux avec la patience d’un père et la sollicitude d’un médecin. Cinq années de soins suffirent au développement de son intelligence vive, claire, merveilleusement propre à recevoir et à garder les leçons de science et de goût de ses professeurs. A onze ans, il adressa une épître à Voltaire, qui lui répondit: «Vous aimez les vers; je vous le prédis, vous en ferez de charmans. Soyez mon élève, et venez me voir.» Si Voisenon justifia la prédiction, il n’alla guère au-delà du sens favorable qu’elle enfermait. Verbeux, incorrects, pauvres de formes, pâles et minces comme de l’encre de Chine mal délayée, ses vers ont quelquefois de l’esprit, parce que tout le monde en avait au dix-huitième siècle; mais à les classer avec indulgence et s’en occuper, c’est en avoir beaucoup; ils méritent d'être considérés comme de la limonade faite avec des citrons dont Voltaire aurait exprimé tout le jus.

A beaucoup d'égards, la prose du dix-huitième siècle n'étant pas un art, mais une ressource ménagée aux esprits repoussés de la poésie, elle se prêta mieux aux fantaisies paresseuses de l’abbé de Voisenon. Ses facéties, ses historiettes, ses nouvelles orientales, réunies plus tard, du moins en grande partie, aux œuvres du comte de Caylus et en compagnie des contes libertins de Duclos et de Crébillon fils, prouvent encore la facilité qu’il avait à ressembler à Voltaire, et à s’en tenir immensément éloigné. La plupart trop libres, trop indécentes, pour se montrer à côté des quelques morceaux, à grand’peine sérieux, qui forment ce qu’on appelle ses œuvres, elles figurent dans l’ouvrage que nous venons de citer, sous le titre de Recueil de ces messieurs, Aventures des bals des bois, Étrennes de la Saint-Jean, les Écosseuses, les Œufs de Pâques. On sait par les mémoires du temps qu’une société de gens de lettres, formée par mademoiselle Quinaut du Frêne, et composée de quatorze personnes choisies par elle, s'était proposé la haute et difficile mission de bien souper, d’avoir beaucoup d’esprit et beaucoup de gaîté. A la fin du semestre ou de l’année, on imprimait en manière de cotisations collectives, l’esprit des convives, et, je suppose, un peu aux dépens de leur gaîté. Privés de la joie des lumières, du pétillement des yeux, du cliquetis des verres et du bien-être si indulgent du dessert, ces libertinages de table ne sont que grossiers à quatre-vingts ans de distance. Les lectures et par conséquent les dîners avaient lieu, tantôt chez mademoiselle Quinaut, tantôt chez le comte de Caylus.

2De son côté, l'église fut reconnaissante envers les vicomtes de Melun: elle gardait les tombeaux de Louis Ier, mort sous le règne de Louis le Jeune; de Guillaume, mort en 1221; de Jean II, que Louis X appelait notre cousin, et qui fit les fonctions de chambellan sous Philippe le Long, Charles le Bel et Philippe de Valois, sous le règne duquel il mourut, en 1347. Elle avait aussi les restes d’Adam de Melun, chambellan des rois Jean et Charles IV, mort en 1362; de Jean III, fait prisonnier avec le roi Jean à la bataille de Poitiers, et de Guillaume IV, tué à la bataille d’Azincourt, et ceux d’autres membres de cette illustre famille, dont la branche aînée s’est éteinte en 1759. La branche cadette se perpétue.