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Les Tourelles: Histoire des châteaux de France, volume II

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C'était l'écriture de mademoiselle de La Vallière.

– Allez dire au roi, ordonne Gourville à Fouquet, de se placer sur la terrasse de la Grotte. A la troisième girande il est à nous. La première va s'élancer. Allez!

– Sire, de cette terrasse votre majesté jouirait d’une vue sans pareille, digne de son regard.

– Votre bon plaisir est un ordre, monsieur Fouquet. Je vous précède, messieurs.

Le roi passa: l’homme à la torche le suivait.

Ainsi que l’avaient disposé Gourville et ses complices, le roi se plaça sur la terrasse au milieu des conjurés, qui occupaient aussi les marches.

La première girande jaillit du dôme de plomb, qui, depuis cette formidable pyrotechnie, semble être encore tiède. – On vit en l’air le château de Vaux tout en feu; un chef-d'œuvre de Torelli, cet architecte qui bâtissait avec du salpêtre, cimentait avec du soufre, et peignait avec des flammes aussi bien que Lebrun avec le pinceau.

Il y eut exaltation dans les bouches, qui proféraient, ardent et unanime, le cri de: Vive le surintendant!

Le surintendant eût donné la moitié de sa vie pour ne pas entendre ces hommages de mort.

Le roi pleurait de rage.

Durant l’enthousiasme et l’obscurité profonde qui accompagna l’embrasement, une femme tomba à genoux et pria tout bas pour l’ame du sieur Fouquet.

Gourville se pencha sur le surintendant, et lui dit:

– Encore celle-ci, avant l’autre: Salut, premier ministre!

La seconde girande représenta un berceau de feu porté par des génies. Un bel enfant sortait le bras hors du berceau: le surintendant, le genou sur un nuage, remettait au futur dauphin les titres de propriété du château.

Cet emblème, qui couvrait le ciel, fut salué par les mille divinités liquides des bassins. Après avoir vomi de l’eau, elles lancèrent du feu. Neptune devint Pluton, son trident la fourche infernale, et les tritons les démons du Ténare. Plus loin deux élémens luttent: l'étincelle et la pluie se confondent, le feu coule, l’eau s’embrase.

– A la troisième girande! crie-t-on, elle va partir! Le canon tonne déjà. On l’attend au milieu de la nuit la plus opaque, car tout est silencieux. L’eau a éteint le feu, ou plutôt l’eau s’est éteinte.

C’est le moment suprême. Gourville presse le surintendant sur le cœur, l’embrasse tout baigné de larmes. Exactement costumé comme le roi, et à deux pas du roi, un homme est debout. Arracher l’un, pousser l’autre, et la conspiration est finie.

Un long murmure s'élève du fond des parterres et remonte jusqu’au roi, qui s’en informe; murmure d’abord de surprise, puis de terreur, puis d'épouvante.

Tous les regards sont portés vers un point du ciel; des doigts le désignent, et ces doigts ne s’abaissent plus.

Parmi les milliers d'étincelles qui ont poudré le ciel, une étincelle n’est pas retombée sur la terre, ne s’est pas éteinte; elle est restée. Elle luit, et sa lueur, rayon oblique, ruisselle sur les bras des femmes parés de mousseline blanche, sur les bras des hommes glissans de soie et d’or.

Une comète! une comète! cri effrayant qui bondit de lèvres en lèvres et glace les cœurs.

Mis à nu par l’obscurité qui a succédé à la seconde gerbe, le ciel a dévoilé ses profondeurs, et dans ses abîmes une comète1.

Fouquet lit son arrêt de mort dans le ciel.

Et Torelli, le magique artificier, l’Italien superstitieux, craignant d’avoir brisé une étoile, suspend un instant ses audacieuses opérations.

Les femmes s'évanouissent.

Et le grand roi, et Louis XIV, à la cour duquel l’astrologie règne encore, sent battre sa poitrine sous son cordon bleu, et ne voulant pas rester plus long-temps dans cette immense obscurité pleine d'évanouissemens et de cris, saisit, lance la torche enflammée.

Vaux, mille arpens de terrain, s’illuminent jusqu’aux dernières branches, jusqu’aux plus hautes feuilles.

– Je ne m’attendais pas à celle-là, dit Gourville.

– Seigneur, ayez pitié de moi! murmura Fouquet.

Louis XIV se tourne vers le surintendant et lui tend la main.

Fouquet la baise d’une lèvre morte, et le roi descend solennellement les marches de la terrasse.

Et la fête de Vaux fut finie.

IX

Sœur de la poésie, la tradition rapporte que, dix-neuf ans après cette fête, qui est restée dans la mémoire des peuples comme une bataille, comme une invasion, un homme, secouant un flambeau sur sa tête, parut au château de Vaux et se promena du parc aux parterres, et des parterres aux cascades.

Des cheveux blancs tombaient sur son masque de fer. Il demanda un morceau de pain à la porte du château, et une pierre moisie tomba à ses pieds; il eut soif, mais lorsqu’il se baissa pour boire, il ne saisit qu’une couleuvre dans les bassins, où il n’y avait plus d’eau. Cet homme pleura toute la nuit comme Job. Au jour, il disparut pour les siècles.

Ce masque de fer, dit-on, était Fouquet.

VILLEROI

Presque endormi sur un cheval de village, qui dormait comme moi, lui flairant de ses naseaux ouverts l’efflorescence des arbres, moi rêvant, nous allions où nous conduisaient le vent et l’ombre. Nous nous arrêtions parfois devant l'écluse d’un moulin, tout écumante de mousse et semée de nymphéa; tantôt nous risquions un galop sur le gazon velouté. On va loin lorsqu’on ne sait où l’on va, surtout à cheval. Nous étions dans l’Ile-de-France ou dans la Brie. Je tenais peu à le savoir, parce que j’ai horreur des dénominations topographiques, et qu’il suffit du mot département incrusté dans la borne milliaire pour ternir mes plus douces rêveries; de même que la buffleterie d’un gendarme étincelant sur le grand chemin suffit à l’artiste voyageur pour dissiper le calme du paysage et salir la sérénité du ciel. Je l'écris avec une conviction réfléchie, le système municipal tuera le spectacle naïf de la vie des champs. N’ai-je pas déjà vu, ceints de l'écharpe tricolore de maire, des jardiniers fleuristes, et des vignerons assis sur les siéges du conseil cantonnal? Il y a long-temps que la brebis de Galatée et les fauvettes de Némorin sont descendues des hauteurs pastorales où Florian les avait placées, pour être pendues, la tête en bas, au croc du boucher, ou pour rôtir au fond de la casserole étamée. On a mangé cette poésie; Lucas et Palémon restaient encore, on les a faits maires et conseillers! Adieu, la verte idylle! adieu, Virgile! adieu, Florian! Place à la municipalité!

J'étais arrivé à un pont jeté sur un des embranchemens d’une petite rivière, quand tout-à-coup, au centre de la plus sauvage richesse d’eau, d’air et de lumière, j’entends tomber un nom comme celui de la pate d’oie ou du bain des cannes; c’est à mourir de prosaïsme.

Sur ce pont se promenait, préoccupé de la lecture d’un livre qu’il tenait à la main, un jeune homme en habit du matin, le front ombragé d’un chapeau de paille, comme en portent les paresseux colons des Antilles.

– Pardon, monsieur, lui dis-je; quelle est cette belle avenue, qui ne conduit à rien?

Il fit un pli à la feuille de son livre.

– C’est l’avenue du château de Villeroy, démoli il y a quelques années par la bande noire, dont vous devez avoir entendu parler.

– Que trop, monsieur. Les infâmes! ils ne laisseront donc rien en France? Plus âpres à la destruction que le temps, le feu et l’eau, ils ont passé la corde au cou de notre histoire et ont tiré dessus. Quelques-uns, et ceux-ci sont les philanthropes de la bande, indignés de la lenteur de la pioche et du marteau, ont apporté, dit-on, une espèce d’humanité à leur besogne. Au milieu des salons de velours, chargés de plafonds à moulures, ils ont allumé des barils de poudre, et ensuite, placés à distance, ils ont pu voir, par une belle matinée, sauter en l’air les quatre tourelles, les galeries sombres, les portes, les appartemens, les serrures dorées, les cottes de mailles d’ardoise, les mosaïques des corridors, et peut-être le chartrier du château, volant avec ses feuilles brûlées, comme la bourre d’une charge à moineaux.

Mon inconnu me fit d’abord observer que la bande noire n’employait jamais la poudre pour renverser les châteaux; qu’au contraire, elle s’y prenait avec beaucoup de ménagemens et de délicatesse; puis, avec un sourire d’approbation un peu mêlé d’ironie, cet homme, qui, pendant ma prosopopée, avait fermé son livre pour m'écouter plus attentivement, au fond peut-être pour se moquer plus à son aise de ma candeur poétique (je le voyais à son air), me répliqua par cette question fort peu indiscrète en ce moment:

– Monsieur est noble?

Sur ma réponse négative, il dut supposer que j'étais artiste; et je vis disparaître aussitôt la teinte de malice involontaire qui se peignait dans son regard. L’ironie fit place à une affabilité qui me mit beaucoup plus à l’aise.

– Après l’explosion, continuai-je, ou la destruction, comme il vous plaira, ils seront venus ramasser les uns les poutres, les autres les pierres dures, d’autres la chaux, ceux-ci les fondations, ceux-là les murailles maîtresses; et avec cela ils auront gagné de l’argent, beaucoup d’argent, engraissé leurs terres, fumé leurs luzernes, marié leurs filles, construit des moulins, acheté des bêtes de somme, et ils seront devenus électeurs et éligibles.

Je parlais avec amertume. Il reprit avec calme.

– C’est au moyen de quelques poutres de ce château dont vous déplorez si sincèrement la démolition qu’on a construit le pont sur lequel nous sommes arrêtés. Ce pont sert les intérêts des communes voisines; auparavant un orage, une inondation, l’hiver, une débâcle, le moindre accident, coupaient les communications. Aujourd’hui nos rapports sont de tous les jours, et notre commerce a centuplé. Vous voyez, monsieur, qu’un château qui tombe élève un pont, et c’est encore une consolation.

 

– Consolation! Pour vous, qui passez sur ce pont, pour vos vaches et l’avoine de vos voisins, mais pour moi, qui n’en ai que faire? Mais, dites-moi, quel est ce magnifique établissement qui touche au château?

– Je n’osais vous en parler. Cet établissement, qui a déjà coûté deux millions, doit être une fabrique de papier, fondée dans le but de rivaliser avec les plus riches exploitations de Manchester et de Birmingham. Quatre cents pauvres ouvriers que la révolution de juillet avait retirés de la construction en bâtimens, la plupart appartenant aux communes environnantes, ont trouvé leur existence ici, dans des travaux de charpente, de forge et de maçonnerie. Vous n’apercevez d’où nous sommes qu’une partie des colossales proportions de ce bâtiment; quand il sera en activité, il pourra fournir, en six mois seulement, à la presque totalité de la France du papier de toutes les dimensions, de toutes les qualités, de toutes les nuances, et à un prix de moitié au-dessous des autres fabrications. On n’emploiera que de la paille pour matière première. Des moulins mis en mouvement par la rivière qui passe sous nos pieds élèveront et laisseront retomber des foulons sous lesquels la paille sera désossée de ses nœuds et de ses côtes. Meurtrie et fatiguée, cette paille sera sollicitée par des tenailles et des dents de fer qui la mordront, la hacheront, la réduiront à l’ame; et puis, frêle, en lambeaux, volante, elle ira se perdre sous la rencontre des meules; soumise à cette pression qui pulvériserait de l’acier, elle n’en sortira plus que réduite à la ténuité la plus impalpable, et cela pour inonder des milliers de tamis, qui balancés, agités, tournoyant sans jamais se froisser entre eux, lui livreront un dernier passage dans les mille et un trous des cribles les plus fins.

Cette inondation sèche et dorée descend en pluie qui ne cessera point, car jamais un mouvement n’attendra l’autre, dans des chaudières où bouillonne une eau battue et blanche comme du lait; puis, fouettée par les convulsions de l’eau, la paille, qui n’est plus alors qu’une farine délayée, un léger amidon, tombera par l’action d’un précipité violent au fond des cuves, où des cailloux lui serviront de filtres et la sépareront de toute matière étrangère. Cette eau s'écoulera par de larges écluses, et le fond laissera à sec une pâte sans levain, tremblante et privée d'éclat. La blancheur mate de la neige lui viendra par le moyen de sels, de la chaux et des acides. Blanche enfin et reposée, ce gluten que l’on extrait du mucilage des plantes, des muscles de certains animaux, en rapprochera les parties solides, les raffermira, leur donnera l'étoffe et la malléabilité: solidifiée dans une eau grasse, où elle aura fermenté, cette pâte roulera en cascade transparente et continue sous des rouleaux d’acier. Laminée en feuilles, ces feuilles sécheront au vent, au soleil, dans des hangars aérés, où des milliers de fils seront échelonnés pour cet usage.

Et que de mains industrieuses employées à diviser ces feuilles, à les peser, à les couper, à les colorer, à les réduire, à les emballer!

Ce n’est pas tout encore. Vient le commerce, et son mouvement, et sa vie. Que de chariots! que de vaisseaux! que de roues! que de voiles! que de feu! que de fer! que de préoccupations intelligentes pour transporter ces produits sur tous les points du globe! Vous voyez qu’en dernière analyse cette paille, qui ne devait servir qu'à préparer un mauvais lit à la pauvreté, lui fournira en échange le duvet du Nord, la laine de Smyrne ou de Ségovie, et deviendra, par cette prestigieuse métamorphose, le lien mystérieux du commerce, l’impérissable monument de la pensée, le cerveau de la civilisation, où tout se grave. Oui, monsieur, ce papier fixera l'élan de l’artiste, l'émotion généreuse du philosophe; et cela, songez-y bien, avec des moyens simples, faciles, peu coûteux. Puis, que Rossini soit inspiré, et que Chateaubriand réfléchisse! Mille ouvriers seront employés à cette généreuse industrie. On essaiera de les prendre aussi parmi les gens de la commune. Par ce moyen, le propriétaire, que je connais beaucoup, ne laissera pas (vous pouvez m’en croire) un pauvre languir de faim sous le chaume, ni un enfant se tordre de soif dans le berceau.

Il essuya une larme d’orgueil.

– Mais dites-moi par quelle délicatesse que je n’explique pas, repris-je, vous aviez peur d’exciter ma colère d’artiste en me parlant de cet utile établissement?

– C’est qu’il a été fait avec les débris du château, et la moitié a suffi: chaux, ferremens, poutres, ont servi à l'élever. Cet amas de pierres, pardon si j’ose m’exprimer ainsi, monument d’une histoire qui n’a pas su mériter de vivre, aura fait la fortune d’un homme, et cet homme fera celle de trois ou quatre mille autres. Revenez-vous un peu de votre emportement?

– Cependant avouez, répliquai-je, qu’il y a quelques douleurs attachées à l’anéantissement de ces beaux souvenirs; ils sont les seuls qui nous restent. Les histoires sont peu lues; les grands noms se perdent dans les sables de la mémoire; mais les pierres demeurent. Sait-on un nom des auteurs dont les manuscrits ont chauffé les bains d’Alexandrie? et les pyramides sont restées, et elles resteront jusqu'à ce qu’une bande noire africaine les démolisse. Les pyramides sont une histoire; l’imagination s’y attache, et, d’assise en assise, elle va loin. Les monumens forcent l’esprit à penser. Quelle est la brute à venir qui ne demandera pas une réponse à sa curiosité devant la colonne, ce point d’admiration d’airain et de bronze?

Mon inconnu, que j’ai déjà signalé comme fort doux et très-attentif, se borna à me montrer du doigt une troupe d’ouvriers qui, costumés proprement, la santé et la joie sur le visage, se rendaient aux travaux de la fabrique. Ils le saluèrent en passant.

– Trois d’entre eux, me dit-il avec épanchement, viennent de se marier, grâce aux résultats des occupations qu’ils trouvent ici; sans ce bienfait, ils seraient sans doute restés dans la misère et le célibat, et conséquemment sans mœurs. Ces deux vieillards qui me saluent ont racheté, avec des fonds avancés par l'établissement, deux de leurs neveux appelés au service militaire. Les enfans ont répondu de la dette. Ainsi la reconnaissance s’est assurée de l’existence de quatre familles par l’obligation du travail. Enfin il en est peu, parmi ceux que vous avez vus passer, qui ne doivent une meilleure position, quelques avantages sur le passé, des garanties pour l’avenir, à cette exploitation fondée avec le profit de la vente de la plus faible partie des matériaux du château de Villeroi.

Mon interlocuteur se préparait peut-être encore à quelque nouvel argument, lorsqu’une petite étourdie, blonde comme un épi, vint le prendre par la main, et l’inviter, au nom de petite maman, à se rendre au déjeuner. Il allait me renvoyer l’invitation. Sur mon refus, qu’il devina sans que j’eusse parlé, il m’engagea néanmoins à m’arrêter chez lui quand je voudrais manger d’excellentes asperges. La petite fille était rayonnante, et la joie du père ne fut pas moins grande à la nouvelle de l’enfant, qui lui apprit que les ingénieurs prétendaient enfin avoir trouvé l’eau. Il me salua, l’enfant me fit une jolie révérence, et je traversai pensivement le pont qui aboutit à la grande avenue du château.

Avec ses raisonnemens, cet homme m’avait ému. Son départ me rendit à moi-même, et quand nous eûmes cessé, lui de me saluer, moi de lui sourire, que son enfant eut escaladé les marches de pierre d’une petite maison à volets verts, mon sourire s’arrêta comme un ressort que rien ne meut, comme un bras fatigué qui retombe.

Contradictions de l’esprit humain! – Un laboureur donne un coup de bêche, et il trouve de la résistance; il creuse, c’est une tuile; cette tuile, un toit; ce toit, une maison; cette maison tient à plusieurs autres; c’est une rue; puis deux, puis trois, puis cent, c’est une ville; c’est Herculanum! Un roi de Naples et de Sicile voudra régner sur cette cendre, avoir des flambeaux dans ces palais, des gardiens à la porte de ces temples; il appellera des savans pour lire ces chiffons noircis. Et nos souvenirs du passé ne nous toucheront pas! Conservons aussi nos ruines, nos cathédrales, nos châteaux; car ces pierres, ce sont nos lois, le testament de nos pères, leurs croyances, leurs mœurs, leur courage, leurs vertus! Et cela vaut bien un œuf trouvé à Herculanum.

J’approchai du château.

Hélas! les fossés étaient même dépourvus de leurs parois de granit. Dans une eau verte et plissée nageaient quelques grenouilles séculaires, quelques carpes piquées peut-être au temps de la Fronde. Les maigres peupliers qui regardent cette mare étroite semblent négliger leur toilette depuis qu’ils ne peuvent plus réfléchir leur taille de demoiselle, et qu’ils n’ont plus d’ombre à verser sur ces jeunes marquises si belles, dont le caprice donna naissance à ces ruineuses propriétés appelées de l’expressif et joli nom de Folie. Vous savez tous la Folie-Polignac, la Folie-Mousseau, la Folie-Arnould.

Arrivé à l’intersection du fossé, c’est-à-dire à l’endroit où se trouvait jadis une grille en fer couronnée (mon imagination y suppléa) de pommes d’or, de lyres d’or, de dieux de bronze, et gardée par de gros chiens qui vous mordaient mythologiquement sous le nom de Diane et de Médor; où luisaient, à travers les barreaux des chaises à porteur enluminées de Chinois sur laque, des valets larges comme des armoires; eh bien! là, devant cette première merveille, j’ai trouvé un trou fait dans le mur. Pas même de porte!

Mon cheval et moi nous faillîmes rester au passage.

La solennelle cour d’honneur était déserte, le pavé couvert et déchaussé par l’herbe. Et six cents pieds d’air où était le château.

Aussitôt mon entrée, la porte d’une petite maison blanche s’ouvrit, et un vieillard en livrée orange et bleue lézardée par des coutures blanches, honteuse de plusieurs rapprochemens qui hurlaient entre eux comme métal sur métal et couleur sur couleur dans un écu, costumé ainsi que les anciens domestiques d’autrefois, vint me recevoir et saisir la bride. Dieu me pardonne! il avait, je crois, l'épée d’acier.

On n’a pas d’idée de la politesse qu’il mit à m’accueillir, à m’offrir de me reposer chez lui. Toutefois, avec une indiscrétion aisée et où perçait encore je ne sais quel excusable orgueil de ses premières fonctions, il me demanda mon nom. Je le lui donnai; il l’anoblit en route; et, riche d’une particule usurpée, il courut l’annoncer à son maître, ouvrant rapidement et à temps égaux sa modeste porte, comme aux jours de grandes cérémonies il faisait, je pense, au château. Touchante parodie d’une étiquette morte!

Son maître était aussi un vieillard grand, maigre, tombant en ruines. A mon entrée il se leva, m’accueillit avec cette distinction traditionnelle de cour, et m’invita à m’asseoir près de lui. Pendant les essais d’une conversation sur la beauté de la saison, sur la richesse d’un soleil qui le ramenait à ses premiers jours, je remarquai, sur une table posée en équilibre avec des tuiles et des bouchons, les restes d’un déjeuner. L’ornement de service se composait de belles assiettes en porcelaine aux couleurs éteintes et aux contours dédorés; de flacons en cristal, aux goulots brisés; de verres à pattes, sans pattes, des serviettes damassées, mais avec des dessins et des festons que la Hollande n’avait pas tracés; une eau limpide trahissait sa crudité dans des bouteilles autrefois pleines de Malvoisie et de Madère. Au milieu de ces cristaux et de ces porcelaines, nageaient un morceau de fromage et quelques fruits secs. Une vive rougeur m’apprit combien l’orgueil du vieux gentilhomme saignait à me voir témoin de ces somptueuses misères. Intelligent à toutes les faiblesses de son maître, le vieux serviteur se hâta de rejeter les pans de la nappe sur la table.

Je fis semblant de ne pas avoir vu.

De causeries en causeries, il en vint, par une inévitable pente, à parler de son château.

– Pierre, que vous voyez là, me dit-il avec un sourire mélancolique, Pierre et moi, voilà tout ce qui reste du passé. Ils n’ont pas osé nous démolir. Pierre a été mon serviteur, le premier de mes domestiques; c’est un digne homme. Il est né sur les limites de mon château, il y veut mourir. Nous y mourrons ensemble. Pierre! le pauvre diable! le croiriez-vous, monsieur? tout infirme qu’il est, il me nourrit, il me loge, il m’habille, il supporte mes mauvaises humeurs mieux que s’il avait encore des gages, et Dieu sait, vienne le funeste 10 août! il y aura bientôt quarante ans qu’il n’en touche plus.

 

– Monsieur le marquis!

– Non, mon ami; un gentilhomme français ne doit pas se plaindre; mais quel mal y a-t-il que je te loue ici? J’ai si rarement lieu de le faire, Pierre! Va, ton pain est délicieux! Et d’ailleurs, monsieur, le malheur est chose commune à la noblesse; et quand plusieurs de nos rois sont morts en exil, il siérait mal au plus humble de tous les gentilshommes de ne pas savoir souffrir; et pourtant un beau château a été à moi! Le soleil n’en éclairait certainement pas de plus solidement bâti, ni de plus commode, ni de plus somptueux; n’est-ce pas, Pierre?

– Oui, monsieur le marquis.

– Quelles soirées se sont données ici! quelles soirées! Pauvre jeunesse! Nous avons connu cette galanterie française si décriée maintenant, monsieur; et de notre temps, si nous n’avons pu nous élever à la hauteur de celle du grand siècle, du moins nous en avions conservé les traditions. Ce parc aujourd’hui si clair-semé, si nu, était sillonné de plus de gibier qu’il n’y en a dans votre Saint-Germain et votre Vincennes. Un cerf y fut tué de la main du roi. (Les deux vieillards s’inclinèrent.) Autant que votre œil vous le permet, voyez! Toutes ces plaines, tous ces espaces déshonorés par le foin et la luzerne, en faisaient partie; et des repos partout, des pavillons, des kioskes, des abris, des rendez-vous de chasse, des bosquets de cèdres, des eaux vives, des labyrinthes, des fourrés, des carrefours, des allées découpées en corbeilles, en colonnes, en éventail. C'était une merveille du fameux Le Nôtre. Trois cents statues en fonte, sur le modèle de celles de Versailles, vomissaient pour nos fêtes autant d’eau que la cascade de Saint-Cloud. Ma serre était l’admiration des étrangers, cent mille écus d’orangers, cent mille écus de citronniers; des navires enfin allaient exprès à Saint-Domingue pour m’en rapporter les fleurs les plus rares en couleurs, les fruits les plus difficiles à conserver. Mon colibri fut chanté par M. Delille. On a bu, ici, monsieur, du café obtenu sur les lieux de la plante même, et mangé deux ananas qui avaient fleuri et mûri dans ma serre. Il est vrai que les dames de la cour préféraient ma folie à toutes les folies du temps; et c’est par une illumination, qu’on venait admirer de la capitale, qu’il fallait voir étinceler jusqu’aux plus lointaines, aux plus frêles branches, jusqu’aux sinuosités perdues à l’horizon; aux soixante-douze fenêtres de la façade, sur les bords du fossé, sur le mur, autour des bassins, les innombrables lampions de mille couleurs, balancés avec les feuilles vertes, avec la pâle lueur des étoiles, à travers les écharpes, les arcs-en-ciel, les bouffées, la pluie, les ondées, les rires, les cris, les éclats de mes grandes pièces d’eau! Et de jolies femmes en folles robes de satin, pâles, fardées, rêveuses, le mouchoir à la main, rafraîchies par des éventails bruyans, en paniers, en mules cramoisies, entraient, circulaient dans les corridors, au milieu des statues, des domestiques, des vases et des flambeaux; caquetaient, se déchiraient avec esprit, jouaient leurs amans, leurs diamans, leur ame, hélas! riaient, s’embrassaient, se perdaient avec leurs parfums et leur voix dans le parc, avec quelques beaux cavaliers; et ici et là, et dans le lointain, ce n'étaient que larges ombres, musique et lumières, murmure de la brise, chant d’oiseaux, parfums indiens, paroles d’amour interrompues, lueurs d'épées et bruit de soies, jusqu’au moment où des gerbes d’artifice, lancées du château, vinssent éclairer de leurs foudroyantes clartés bien des méprises, bien des séductions commencées, bien des défaites irréparables; et au château, le jeu, la danse, les chants, les soupers; dans la cour d’honneur, un peuple de valets arrêtés en groupe, des chaises à porteur blasonnées, et des mules d’Espagne, qui piaffaient dans mes belles écuries ornées de glaces et pavées de marbre, si belles que le duc de Villa-Hermosa disait que c'était profanation d’y loger des chevaux. N’est-ce pas, Pierre?

– Oui, monsieur le marquis!

– Vous aviez peut-être oublié le vassal qui gémissait à la grille?

– Erreur, monsieur; ne confondez pas la noblesse ancienne avec la noblesse de mon temps. L’une était fière, haute, malfaisante, sans pitié, quoique brave; l’autre profita, je le sais, des abus, mais elle n’en créa aucun: elle fut moins fanatique que le clergé, dont elle neutralisa souvent l’influence; moins tyrannique que la cour, dont elle devança de trop loin le progrès vers les idées philosophiques. N’allez pas chercher des preuves contre elle dans l’arsenal de 92; mais demandez aux habitans de la campagne qui a restauré le clocher où sonne la prière; qui a ouvert des chemins dans des sables, dans des montagnes, comblé des marais fétides, pavé les routes, amené de bien loin les eaux pour désaltérer les bourgs et féconder la terre, tracé des villages, rallié les populations errantes des champs, agité les ailes de moulins, prêté même les premiers fonds à vos gros fermiers d’aujourd’hui; et tous vous répondront: c’est la noblesse! c’est la noblesse!

Avant la révolution, avant son fatal nivellement, elle avait déjà déchiré beaucoup de titres abusifs. Elle était brave, monsieur; si elle salua les Anglais à Fontenoy, elle releva sa tête, et sut mourir et vaincre. Cette galanterie était au moins française. Et quand l’heure de la révolution sonna, elle sut défendre la liberté comme vous l’entendez aujourd’hui, et non comme l’entendaient les hommes de sang d’alors. Vous savez que, pour son roi et son pays, elle alla à la Grève comme à Fontenoy, et que sur l'échafaud, elle salua encore une dernière fois ses ennemis; mais ce n'étaient pas des Anglais. Sa tête ne se releva point. N’est-ce pas, Pierre?

– Oui, monsieur le marquis!

Et Pierre roulait de grosses larmes: ces deux débris s’entendaient et se répondaient régulièrement comme l’aiguille et le timbre d’une horloge. L’un indiquait la marche du temps, l’autre la ratifiait par un bourdonnement creux.

Depuis que la conversation s'était élevée à ce degré de chaleur, Pierre était mal à l’aise; il semblait souffrir de l’exaltation progressive du marquis; sa préoccupation décelait la crainte d’un danger prévu et contre lequel il ne voyait d’autre remède que la conspiration de nos deux volontés. Il provoquait la mienne par des défenses furtives, des prières silencieuses, des regards supplians, des perquisitions sombres autour des murs décharnés de l’appartement; mais cette pantomime de peur, de sollicitation et de réserve n'éclaira pas ma perspicacité en défaut. Le vieux domestique était désespéré.

Ses craintes n'étaient que trop justifiées.

– Venez, s'écria le marquis, venez! il est temps de vous montrer le château.

– Ne le souffrez pas, monsieur, me dit à voix basse le fidèle serviteur; quand il fait ce qu’il vous propose, il est malade pour quinze jours, et, pauvres gens que nous sommes, nous n’avons pas de quoi payer le médecin.

– Venez! Et le marquis s'élança vers un angle de la salle, où mes yeux ne s'étaient pas portés: j’y aperçus alors, suspendues à des cercles de fer, une centaine de clefs, grandes, petites, bizarres, lourdes, légères, découpées, en cuivre, en bronze, dorées, une entre autres en argent.

– C’est tout ce qu’ils nous ont laissé, me dit Pierre; quand monsieur le marquis les voit, ou se les rappelle, il se croit encore possesseur du château; ces malheureuses clefs lui causent une espèce de folie dont vous allez sans doute être le témoin. Dieu ait pitié de nous!

Le marquis prit les clefs; il ouvrit la porte, et me pria de le suivre; ce que nous fîmes, Pierre et moi.

Arrivés à l’endroit où fut le château, triste parallélogramme, couvert d’un maigre gazon sur la cime duquel se jouaient en ce moment quelques rayons mourans du soleil, Pierre croisa ses bras avec douleur; le marquis prit la plus grosse des clefs, et fit un geste de fatigue comme s’il ouvrait péniblement une porte.

– Entrez! nous dit-il ensuite; voilà le vestibule; il est en marbre de Carrare. A droite c’est la salle d’introduction. Attendez.

1Cette comète se montra pendant le jugement de Fouquet. Voir les mémoires du temps.