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Les Tourelles: Histoire des châteaux de France, volume II

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Cette chasse dura vingt minutes. Les cors sonnèrent la fin du combat. On exposa devant les dames le résultat de la victoire: quelques cerfs étourdis, quelques oiseaux revenus déjà de leur frayeur. Bien des reproches d’imprudence furent effacés. Les armes n’avaient été chargées qu’avec des balles de liége; ainsi pas une goutte de sang n’avait coulé.

Après quelques minutes de repos, en hôte délicat, qui comprend qu’un plaisir plus calme doit succéder à une émotion fatigante, Fouquet proposa de se rendre à la comédie. – On s’y rendit.

La Fontaine était exact lorsqu’il écrivait à son ami, M. de Maucroix, dans la Relation de la fête donnée à Vaux, que «le souper fini, la comédie eut son tour; qu’on avait dressé le théâtre au bas de l’allée des Sapins.»

L’allée des Sapins existe encore. Elle est noire et répand une forte odeur de résine. Découpées par tranches horizontales et s'évasant en pyramides, les branches panachées se pressent et se rapprochent. Il faut près d’une demi-heure à parcourir l’allée des Sapins de son point de départ du château, où elle prend, pour le perdre plus loin, le nom d’allée des Portiques: à son extrémité occidentale, est le spacieux hémicycle où les Fâcheux de Molière furent représentés pour la première fois.

Aujourd’hui couvert de jeunes arbres plantés en quinconce, seule altération qu’il ait subie, cet emplacement contiendrait deux mille personnes, en les supposant placées avec toute la liberté des spectateurs de cour. Je me suis assuré, mademoiselle Scudéry d’une main et La Fontaine de l’autre, que c'était rigoureusement là, et non ailleurs, que les Fâcheux avaient été joués.

Quoique l’allée des Sapins ait deux versans, il est impossible de placer la scène à celui qui touche au château. Là elle n’est pas encore allée des Sapins, mais des Portiques. Ce point reconnu, les Fâcheux n’auraient pu être joués ni plus près ni plus loin. Plus près, ce serait l’allée même, et non le bout; plus loin le terrain manque. Au-dessous sont les eaux.

C’est donc là que Molière, il y a près de deux siècles, pauvre comédien courant la province, vint peut-être à pied pour jouer devant son roi. Qu’il serait curieux de savoir s’il passa par Melun! de connaître le cabaret où il s’arrêta pour corriger quatre vers au crayon, boire un verre de vin et se remettre en route! Mais, à coup sûr, il a foulé cette allée des Sapins; là son coude a effleuré; là son pied a posé; là sa bouche a parlé. Molière a parlé ici, dans cet air, dans cet espace! Ce soleil qui se couche éclaira sa face sublime le 17 août 1661!

La pièce fut jouée aux flambeaux et devant des spectateurs échelonnés sur trois rangs.

Le roi occupait le centre, assis dans un fauteuil; à sa droite était la reine-mère; un peu au-dessous de lui, Monsieur et le prince de Condé avaient deux siéges. Le rang qui se prolongeait à la droite et à la gauche du roi n'était composé que de dames. Madame Fouquet venait après la reine. Derrière les dames étaient les ambassadeurs. Beaucoup de seigneurs qui n’avaient pas trouvé à se placer se pressaient au bout des allées, disputaient un courant d’air entre deux épaules pour voir ou pour entendre; d’autres avaient grimpé aux arbres, et planaient de là sur ce cercle, au milieu duquel un seul homme était debout:

Molière!

«D’abord que la toile fut levée, un des acteurs, comme vous pourriez dire moi (Molière, les Fâcheux, Avertissement), parut sur le théâtre en habit de ville, et, s’adressant au roi avec le visage d’un homme surpris, fit des excuses du désordre de ce qu’il se trouvait là seul, et manquait de temps et d’acteurs pour donner à sa majesté le divertissement qu’elle semblait attendre. En même temps, au milieu de vingt jets d’eau naturels, s’ouvrit cette coquille que tout le monde a vue, et l’agréable naïade (mademoiselle Béjart, plus tard femme de Molière), qui parut dedans, s’avança au bord du théâtre, et d’un air héroïque prononça les vers que M. Pélisson avait faits, et qui servent de prologue.»

Tout homme a une haine profonde, c’est son génie. Molière eut celle de l’aristocratie; il la heurta et la foula sous toutes ses formes. Les détours qu’il prend sont admirables. La comédie qu’on ne lit pas est la véritable dans Molière. Prenez-y garde, sans cette seconde vue, la meilleure partie de son talent va vous glisser entre les doigts, et il ne vous restera plus qu’une bouffonnerie prise à Boccace, à l’Italie, à l’Espagne. On a dit que Molière «constituait à lui seul toute l’opposition de son temps.» Nous recueillons l’aveu.

Ouvrez le Bourgeois gentilhomme. Un bourgeois prend un maître de musique, un maître de philosophie, un maître à danser; il faut verser jusqu'à sa dernière larme de rire à ce bon M. Jourdain prononçant des U et des O, donnant de gros diamans à Dorimène, croyant que le fils du Grand-Turc est arrivé pour épouser sa fille Lucile, embrassant le mahométisme, et tout cela pour être un homme de qualité; c’est d’un comique rare. La leçon est haute pour la bourgeoisie qui tend à sortir de la boutique. Tous les Jourdains de la porte des Innocens se cachèrent de honte. C’est ce que vous croyez. La part faite du rire, ce comique étend sur la claie Dorante, gentilhomme, et non Jourdain le bourgeois: Dorante, gentilhomme et emprunteur qui ne rend pas; Dorante, gentilhomme, et perturbateur des familles; Dorante, gentilhomme et pourvoyeur de Dorimène; Dorante, gentilhomme et profanateur de noblesse. Jourdain n’est que ridicule, Dorante est infâme. Demain Jourdain aunera du drap sous les piliers des Halles, demain Dorante sera à la Bastille, s’il n’est en Grève. Eh bien! dites maintenant: de Jourdain ou de Dorante, quel est celui que Molière a voulu sacrifier?

Allez plus loin. Jusqu’au jour où M. Jourdain a pris à sa solde ces maîtres si ridicules, qui donc s’est formé à leurs leçons? N’est-ce pas la noblesse? Par ce que savent ces maîtres, jugez ce qu’ils ont enseigné, jugez leurs élèves.

Allez plus loin. Au bourgeois gentilhomme, si ridicule qu’il en est faux, du moins impossible, opposez sa femme, qui est la raison même. Dans M. Jourdain, Molière a immolé au rire la bourgeoisie qui n’existait pas, pour mieux faire triompher, dans madame Jourdain, la véritable bourgeoisie. – Quelle pureté, quelle dignité de mœurs, quelle prudence dans cette femme! Descendons-nous tous deux que de bonne bourgeoisie? Quelle vertu dans cette mère! «Je ne veux point qu’un gendre puisse reprocher ses parens à ma fille, et qu’elle ait des enfans qui aient bonté de m’appeler leur grand’maman.» Qui ne serait honoré d’avoir la fille de M. Jourdain pour sœur, madame Jourdain pour mère?

Allez plus loin encore. Demain le fils de M. Jourdain aura aussi des maîtres de philosophie; mais avec la jeunesse il aura le loisir de faire une plus sage application de ses études; il n'écrira plus comme son père à la marquise que ses yeux le font mourir d’amour; mais il publiera un livre qui commencera par ces mots: «L’homme est né libre, et partout il est dans les fers.» Demain il aura un maître d’armes le fils de M. Jourdain, et il appellera Dorante en duel, et Dorante sera tué. Une révolution sera consommée. Avez-vous ainsi compris Molière?

Ainsi, dans Molière, vous l’avez remarqué, l’homme ridicule, celui qu’il souflette en public, n’est jamais l’homme coupable, celui qu’il déshonore en secret. De là, chez lui, le mensonge dont il avait besoin, et qui n’a que trop été pris à la lettre, d’amuser aux dépens de ceux dont il défend le rang, les mœurs et la vertu.

Molière a couronné la classe intermédiaire. La fidélité conjugale, la probité dans le commerce, la raison dans le langage, la justesse dans le goût, la prudence dans la conduite, la tolérance dans la religion, toutes les vertus sociales ont été placées par Molière dans cette classe. Après Richelieu, Molière est l’homme qui a porté le coup le plus vif au privilége de la naissance. Il a surtout, en moraliste habile, déshonoré la femme de la société noble; il ne l’a montrée que pour l'écraser du parallèle de la femme de la bourgeoisie. On ne trouve pas une seule fois dans ces tableaux, où tant de créations admirables se pressent, et toutes distinctes comme celles que Dieu crée, une haute vertu de marquise ou de duchesse. Chez lui le titre emporte raillerie forcée; il renverse la pyramide sociale des temps anciens, il en met la base fruste au ciel, la pointe de granit dans la boue. Vienne un autre comédien comme lui, au génie près, un Collot-d’Herbois, et la pyramide sera renversée dans le sang.

L’imagination reçoit ses principaux affluens du Midi, patrie du soleil et des femmes, où le soleil ne se couche jamais! Elle y mûrit vite, et se couvre de fleurs de bonne heure. Au Midi tout a sa note, son degré de plus qu’au Nord. La parole méridionale est un chant, le chant une extase: le vin le plus léger enivre, l’eau égaie; l’odeur du thym, si fade au Nord, assoupit sur les rocs de Grasse et de Naples. Dans l’organisme français, l'élément méridional est la couleur. Otez de la France la Loire, la bande des Pyrénées et la Provence, et la France devient allemande ou anglaise: il y fait sombre. Molière relève du Midi, sinon par sa naissance, ce que nous avouons, allant au-devant d’une objection, du moins et pleinement par ses œuvres. Le Nord est inconnu à Molière. Ce qu’il n’emprunte pas aux Latins et aux Grecs, il le demande à la verve méridionale. Certainement il n’y puise pas la raison froide du Misantrope, la raillerie quintessenciée des Femmes savantes et des Précieuses ridicules; mais il en rapporte l’athéisme de don Juan, la bouffonnerie limousine de M. de Pourceaugnac, la noblesse empesée de la comtesse d’Escarbagnas; ces caractères sont-ils du Nord, à votre avis? Des maîtres passez aux valets: à qui Molière doit-il cette grande famille de roués? Mascarille, traduction domestique de tous les Davus de Térence, après avoir été Latin, devient Sicilien dans l'Étourdi, et ne perd à cette métamorphose ni son astuce originelle ni sa faiblesse à protéger les fils de patriciens qui ont des pistoles. Sera-ce dans la domesticité du Nord, moitié suisse, moitié picarde, que vous trouverez des Mascarilles? (Tout au plus des Gros-René, serviteurs parisiens et mous;) des Sbrigani, ces fripons si spirituels; et des Scapins, ces Italiens qui sont la parodie d’un tableau dont Casanova de Seingalt est le modèle?

 

Avait-il les yeux tournés au Nord, Molière, lorsqu’il peignait constamment des mœurs aérées et inondées de lumière? Il noue ses intrigues aux fenêtres: les fenêtres du Nord! – sur le banc des portes, à minuit, – minuit à Paris, où il gèle neuf mois sur douze! il gratifie Paris de la latitude de Madrid et de Florence. La place publique sert presque toujours d’occasion à ses enchevêtremens dramatiques, copiant textuellement la mise en scène de Boccace et de Lopez de Vega. Ne sont-ce pas là des préoccupations d’homme qui, par instinct ou d’intention, rend la comédie inséparable du ciel, des mœurs du Midi, où il puise tout, et sa forme d'écrivain, ses ressources de penseur, ses caractères et sa gaieté, don plus beau que son génie?

VIII

Tandis que la comédie s’achève à la lueur des flambeaux, ceux qui n’ont pas eu de place pour l'écouter promènent la vivacité du dessert dans les parterres sombres et sous les fraîches solitudes du parc. Les cavaliers s'éparpillent par groupes, les dames par essaims. Sans se connaître, on se croise pour se jeter des agaceries, des dragées et des fleurs. Jamais plus belle soirée.

Une jeune femme va seule, se hâtant de mettre le plus d'éloignement possible entre elle et ces bruits et ces clartés qui offensent ses sens délicats. Elle a peur de ne pas regagner assez tôt sa tristesse; derrière les allées sombres elle laisse les allées sombres, jusqu'à ce qu’elle n’entende plus que le froissement de sa robe, et qu’elle ne distingue plus que l'éclat de ses diamans, projetant des feux devant elle. Alors elle ralentit sa marche, assure son haleine, et soulève, de ses doigts pensifs, ses cheveux sur son front; sa main s’y fixe.

Vous avez vu quelquefois, dans les matinées de printemps, ces soies blanches flottantes dans l’air, ces fils de la Vierge qui, descendus d’un rouet invisible et céleste, s’attachent au chêne du chemin, retombent en écheveaux sur le gazon ou les blés naissans, et se fixent par des clous de rosée à la pointe d’un épi. C’est un réseau immense que brise un moucheron. La pensée de mademoiselle de La Vallière est ainsi vaste, frêle et craintive; cette pensée arrête tout ce qui passe; mais tout ce qui passe la déchire sans l’emporter. Elle aime le roi, mais de cet amour ardent et religieux qu’elle voua plus tard au ciel; amour si haut que la prière seule y mène. Des rois ont aimé: quelle femme a jamais osé aimer un roi? quelle est celle qui l’a fait sans mentir à elle-même, sans prendre le sceptre pour la main?

Elle succomba, mademoiselle de La Vallière.

L’exigence historique nous oblige à ne montrer qu’un coin de cette passion si calme à la surface, si agitée au fond. Mademoiselle de La Vallière n’entra dans la couche royale que le jour où Fouquet s'étendit sur la paille de la Bastille; et nous n'écrivons qu’un moment de la vie de Fouquet.

Une cloche tinta; le vent en apportait le bruit du Maincy, petit village situé au bout du parc. La demoiselle d’honneur s’agenouilla sur la terre, et, tandis que bourdonnait l’orgie royale, elle exhala un cantique tout empreint du remords d’une faute qui n'était pas encore commise, que l’expiation précédait.

Elle se sentit déjà grande et misérable, elle pleura.

Ce cantique est tout ce que l’air a retenu de la fête. Qu’au coucher du soleil le voyageur s’asseye et écoute, il entendra sortir du fond du château la prière vespérale de cent cinquante pauvres enfans. La prière des enfans sur les ruines d’un tel château! Tout a été frappé de mort, hôtes, palais, fleurs, statues, eaux, les seigneurs dorés, les femmes nues; mais la prière aux ailes blanches de La Vallière est restée vivante, immortelle! La fête est finie: la prière dure encore.

Enveloppés dans les plis d’un manteau de soie, un homme et une femme, celle-ci le visage caché dans un loup, suivaient, à la distance de deux allées parallèles, les pas tantôt rapides, tantôt mesurés, de mademoiselle de La Vallière.

Elle poussa un cri lorsqu’elle vit s’approcher d’elle la femme masquée, et presque en même temps un cavalier dont les plumes et les dorures luisaient dans l’ombre.

Par politesse, le cavalier s’arrêta, et laissa, non sans quelque mouvement d’impatience, le champ libre à la dame qui l’avait devancé. Elle ôta alors son masque et s’enfonça dans l’allée avec mademoiselle de La Vallière.

Le cavalier les suivit.

Dès que la dame fut partie, le cavalier, comme chose convenue, prit la place qu’elle occupait.

A trois fois cette scène se renouvela.

A la dernière rencontre, le cavalier dit à la dame: – Il est inutile, madame, de fatiguer davantage mademoiselle de La Vallière. Mon faible mérite l’emporte. Daignez rentrer; le serein vous hâlerait.

– J’allais vous le conseiller, monsieur le duc.

– Très-bien, madame; l’ironie sied aux vaincus: c’est leur dernière arme.

– Monsieur le duc, vous finirez par y exceller.

– Malicieuse! après la peine que vous avez eue, je conçois que vous éprouviez quelque dépit à battre en retraite; mais, encore une fois, chère dame, toutes les campagnes ne sont pas aussi funestes.

– Voudriez-vous me persuader, monsieur le duc, que vous sortez toujours vainqueur de celles où l’on ne tire pas l'épée?

– Je me fâcherais si chacun ne savait que j’ai servi le roi.

– Comment donc! mais vous êtes en pleine activité à cette heure; et si, à l’exemple de son frère d’Angleterre, qui a institué l’ordre du Bain, le roi crée l’ordre du Bougeoir, vous serez nommé commandeur.

– Le roi m’estime.

– Un peu moins que la reine, n’est-ce pas, monsieur le duc?

– Est-ce que madame de Bellière n’a pas la nuit de filles à surveiller au logis?

– Et monsieur de Saint-Aignan, point de fils à qui transmettre ses leçons de conduite?

– Madame, je vous comprends; mais, quels que soient les services qu’on rend à son prince, ils ennoblissent.

– Alors, monsieur le duc, vous, qui avez si bien l’esprit de corps, soyez assez généreux pour me croire digne de rivaliser avec vous auprès du prince. Accordez-moi la survivance.

– Prenez garde, madame, je dirai tout au roi.

– Non, car je rapporterais tout à la reine; et vous voulez être gouverneur du futur dauphin, je le sais. – Tenez, faisons la paix, duc! Les gens comme nous n’ont qu’un moyen de prouver qu’ils se détestent; – c’est de vivre en paix. Embrassons-nous.

– Il le faut bien, madame; mais allez bien vite consoler ce pauvre surintendant.

– Adieu, mon maître!

– Adieu, méchante!

Il résultait de la prétention à la victoire que s’attribuaient réciproquement madame de Bellière et M. de Saint-Aignan, que mademoiselle de La Vallière ne s'était compromise par aucune réponse décisive.

L’immorale histoire assigne le chiffre corrupteur de Fouquet: quarante mille pistoles, ou quatre cent mille livres. – Un million aujourd’hui!

Saint-Aignan courut vers le roi pour lui dire: «Elle est à vous, sire!»

Madame de Bellière alla où Fouquet l’attendait, et lui dit: «Elle est à vous, vicomte!»

Dans ce moment on revenait de la comédie, on refluait au parc pour attendre le feu d’artifice.

L’ivresse était dans l’air; les miracles de cette journée avaient grandi Fouquet à la taille d’un dieu. Au milieu de cette fumée d’encens qui n'était pas pour lui, Louis XIV ne paraissait plus qu’un sombre potentat du Nord visitant quelque souverain des brillantes cours d’Italie. On lui faisait les honneurs de son propre royaume; il frémissait. Des imprudens avaient osé murmurer à ses oreilles: Vive le premier ministre! Vive le surintendant!

Le surintendant ne marchait plus sur la terre; la tête lui avait tourné, il était lumineux d’orgueil, il rayonnait. Sa main errante cherchait un sceptre. Fouquet, premier du nom, recevait Louis le quatorzième.

Aussi à peine écouta-t-il la bonne nouvelle, d’abord si impatiemment désirée, que lui apporta madame de Bellière.

Il était écrit que tout le seconderait jusqu'à sa dernière heure.

Une femme passe auprès de lui, c’est mademoiselle de La Vallière! Fouquet l’arrête, il ose la retenir.

– Je vous cherchais! monsieur de Belle-Isle.

– Bonheur inespéré! je ne vous attendais pas, moi! je ne comptais pas sur une faveur si prompte; vous m’enhardissez. Accordez-m’en une aussi grande, mademoiselle; gardez-moi jusqu’au retour la foi promise.

– Je ne vous comprends pas! monsieur le vicomte.

– Sans doute, mais entendez-moi; maintenant je puis m’ouvrir à vous. Cette nuit je pars, pour ne revenir que dans huit jours; oui, dans huit jours, vous marcherez l'égale de la reine! Où ne monterez-vous pas? ma devise devenue la vôtre.

– Monsieur le vicomte, je pourrais vous perdre, je ne vous hais même pas. Reconnaissez-le à l’avis que je vous donne. Partez à l’instant, fuyez d’ici! ou vous serez enlevé cette nuit, dans une heure!

– On vous a trompée, mademoiselle, et vous aurez des rapports plus fidèles dans une heure. – Comptez sur ce qui vous a été promis, préparez-vous à partager ma grandeur et non ma disgrâce; c’est d’un autre qu’on aura voulu vous parler, et non de moi.

– D’un autre! dites-vous? Vous savez donc qui? Vous le savez!.. Oh! monsieur le surintendant, je ne prévoyais qu’une injustice, je soupçonne un crime. Vous m'éclairez; alors, encore une fois, partez! car Dieu protége la France et sauve toujours le roi.

– Mais qui vous a si bien instruite?

– M. de Saint-Aignan, qui ne vous aime pas.

Mademoiselle de La Vallière disparut, monta les marches du château, y entra.

Fouquet resta frappé de terreur, il eut froid.

Pour la première fois de la journée, il pensa à sa pauvre femme et à ses enfans.

Rentré au château, le roi ne mesura plus sa colère; il traversait à grands pas les appartemens de l’aile gauche. Ses récriminations frappaient sur chaque meuble, sur chaque tableau. Il avait tout au plus dans ce moment la dignité d’un huissier qui saisit un mobilier: Colbert, qui marchait à sa suite, semblait un recors, Séguier un juge de paix. La monarchie dressait l’inventaire d’une banqueroute.

– Encore un salon d’or! murmurait le roi.

– Composé de poutres transversales, ajoutait Colbert.

– Portant le nom de salon d’hiver, prenait en note Séguier.

– Ici une bibliothèque.

– Plus une bibliothèque, ajoutait Colbert.

– Ajouter une bibliothèque, écrivait Séguier.

– Messieurs, voici sa chambre.

Aujourd’hui Louis XIV pousserait le même cri. Fouquet seul est absent. La tapisserie de Pékin, plantée de fleurs vertes, qui amusait son réveil et l’emportait en Chine, lorsque les volets étaient fermés, et lorsqu’il voyait marcher autour de sa tête le chœur des peintures de Lebrun, cette tapisserie est encore là. Là est encore son lit, gris et or, petit lit pour un surintendant, et pour un surintendant qu’entouraient je ne sais plus combien de statues gigantesques de stuc en plein relief, attachées à la coupole. Ces misérables dieux se vengeront sur quelque futur possesseur de Vaux du mauvais goût qui les a mis au plafond.

Cette chambre à coucher où s’amoncelle le luxe d’une cathédrale arrêta Louis XIV.

– N’admirez-vous pas, messieurs, cette glace, qui n’a pas d'égale à Fontainebleau?

– Sire, dit Colbert le calculateur, elle a bien deux pieds et demi de hauteur sur deux de large.

Prodige de l'époque, cette glace vaudrait aujourd’hui quinze francs.

De la cheminée, le roi alla vers le lit; et après avoir entr’ouvert les rideaux et soulevé au fond de l’alcôve un voile qui cachait un portrait, il se retourna pour prier Colbert et Séguier de se retirer, ils n'étaient plus là.

– Ah! vous voilà, Saint-Aignan?

Regardez! – moi, j’en suis indigné, – regardez ce que M. Fouquet possède et cache. Ceci, Saint-Aignan, cria le roi d’une voix terrible, est son arrêt de mort. Courez à d’Artagnan, commandez-lui, au nom du roi de France, de cerner, le pistolet au poing, toutes les issues; que nul ne sorte d’ici avant moi, sans mon ordre. Mais il a donc donné notre royaume pour avoir mademoiselle de La Vallière! Le portrait de mademoiselle de La Vallière ici! Nous voler nos finances, passe! mais… Tenez, Saint-Aignan, rappelez-moi que je suis Bourbon, je ne me connais plus.

 

– Sire, ce portrait n’est qu’un indiscret hommage ignoré de mademoiselle de La Vallière.

– Duc, j’ai besoin de vous croire, je vous crois.

– Je n’ignorais pas les prétentions du surintendant.

– Et vous ne m’en avez pas parlé!

– J’accourais tout vous dire.

– De qui donc tenez-vous cela?

– La présence de madame de Bellière auprès de mademoiselle de La Vallière m’a suffisamment instruit.

– L’exil pour madame de Bellière à cinquante lieues de Paris.

Saint-Aignan ne s’y opposait pas.

– Quant au surintendant, il va recevoir sa récompense. Suivez-moi!

Seules au milieu du corridor, la reine-mère et mademoiselle de La Vallière, celle-ci décolorée, émue, celle-là froide et toujours au-dessus des événemens, s’offrirent au roi, qui les salua, et tenta de passer outre pour cacher son émotion.

– Vous êtes agité, monsieur mon fils.

– Oui, la journée me semble éternelle. Je sors: pardon de vous quitter. L’air m'étouffe ici… je reviens… Mais allez donc, monsieur de Saint-Aignan, où je vous ai commandé.

– Restez, au contraire, vous, monsieur de Saint-Aignan.

– Mais, ma mère, il me semble…

– Que vous êtes roi, mon fils.

– Oui! un roi qui va non se venger, mais punir.

– Punir quoi? l’hospitalité?

– Un homme qui me pèse…

– Votre hôte, mon fils.

– Je vous ordonne, monsieur de Saint-Aignan, de m’obéir. Allez!

Mademoiselle de La Vallière se jeta aux pieds du roi, qui sentit à ses genoux l’haleine brûlante de cet ange.

Et en se courbant, en mêlant sa chevelure noire à la chevelure blonde de mademoiselle de La Vallière, et en la relevant par les deux bras, comme un vase d’albâtre renversé sur le sable, le roi lui dit: – Vous aussi, mademoiselle! Mais ils l’aiment donc tous?

– Sire, on n’aime que vous; on a pitié de tout le monde.

Anne d’Autriche, en même temps qu’elle arrêtait le duc de Saint-Aignan, tenait son fils embrassé par le cou, heureuse de la tendresse qu’elle lui voyait prodiguer à la demoiselle d’honneur de Madame.

– Alors, s'écria Louis XIV, qui par fierté continuait sa colère, j’irai me mettre à cheval à côté de d’Artagnan, et me ferai justice moi-même.

– Grâce, grâce, sire!

– Et pour qui, mademoiselle, cette grâce?

– Pour vous, sire.

– Pour moi?

– Oui. Au moindre geste vous êtes perdu; à la moindre violence enlevé, mort peut-être.

Les lèvres de mademoiselle de La Vallière pâlirent.

Le roi regardait sa mère avec une expression qui semblait dire: – Eh bien! votre surintendant?

Anne d’Autriche triomphait. Elle fut moins émue de cette espèce de conjuration contre son fils que du pressant intérêt dont il entourait mademoiselle de La Vallière, à demi évanouie dans ses bras.

Muet d'étonnement, il lui prit la main et la lui baisa.

– Que faut-il faire? demanda-t-il ensuite, les yeux fixement posés sur ceux de sa mère.

– Rien.

– Mais c’est une conspiration, ma mère.

– Raison de plus. Pourtant, comme il faut être prudent, même lorsqu’on en veut à notre vie, rompez une seule des dispositions prises contre vous.

– Laquelle, ma mère?

– La première venue; toutes les autres manqueront. Des conjurés ont trop besoin de leur courage pour avoir de l’esprit. Si je n’avais mortellement chaud, je vous citerais des exemples.

Le roi n'écoutait presque plus sa mère: la résolution de frapper Fouquet sur-le-champ hésitait devant cette première volupté d’obéir à la femme chérie.

– Eh bien, dit-il, demain le jour se lèvera, et de notre palais de Fontainebleau nous saurons atteindre qui nous brave. Demeurez, duc; mais si je consens à remettre ma vengeance, je ne reculerai pas devant une trahison que je méprise. On nous attend au feu, venez!

Anne d’Autriche déploya un énorme éventail et ouvrit la marche avec son fils. Saint-Aignan offrit le bras à mademoiselle de La Vallière, qui cessait d'être demoiselle d’honneur. Le roi l’avait appelée duchesse.

Et tous quatre sortirent du corridor et se présentèrent au seuil du château.

Jamais le roi ne s'était si peu maîtrisé. Le plus grand désordre était dans sa toilette; il souriait avec indignation aux seigneurs et aux dames rangés sur son passage. Le sourire était pour les courtisans, l’indignation pour Fouquet.

Fouquet l’attendait sur les premières marches du perron, un flambeau à la main.

Ils étaient pâles tous deux.

A se voir, ils reculèrent: c'était deux terreurs qui ne comptaient pas l’une sur l’autre. Le surintendant perdit deux marches sous lui, mais, déguisant son attitude décontenancée, il plia le genou et présenta une torche enflammée au roi.

– Sire, c’est la dernière fatigue de la journée. On attend de votre royale main l’embrasement du feu d’artifice. Quand il vous plaira de prendre de la personne qui vous la tiendra prête cette torche enflammée et de la jeter au loin, l’illumination remplacera le feu.

Sans répondre un mot au courtisan accroupi sur les marches de son propre palais, sans daigner lui commander d’un signe de se relever, Louis XIV arracha plutôt qu’il ne reçut le flambeau, et passa. La suite du roi faillit marcher sur le corps de Fouquet.

– Fuyez! lui soufflaient des voix, fuyez!

– Restez! lui disaient d’autres; périsse le bâtard de Mazarin!

Des femmes attendries lui jetaient des gants humectés de larmes.

Gourville, le saisissant violemment par le collet de l’habit, et le mettant sur pied d’une seule secousse: – Assez de faiblesse, monsieur! On assure que le regard du roi vous a terrassé; à merveille! qu’on le croie! Qu’ils s’endorment dans la pensée que vous êtes foudroyé… Mais relevez-vous! Entre l’obscurité de la seconde et de la troisième girande vous êtes premier ministre de France, et dans huit jours, en plein soleil, Colbert nous donnera sur les marches du Louvre la répétition de l’affront que vous essuyez sur les degrés de Vaux.

– Dites-vous vrai, Gourville? Est-ce que tout n’est pas perdu? On ne sait rien?

– Rien!

– Mais le roi est troublé.

– Vous l'êtes bien, vous.

– Il peut me perdre.

– Et vous?

– L’ordre est livré, dit-on, de m’arrêter.

– Qu’importe, si le roi est arrêté avant vous?

– O mon Dieu, notre destinée à l’un ou à l’autre dépend donc d’un quart d’heure!

– Non, monseigneur, de dix minutes. Écoutez: la première fusée va illuminer l’espace où nous sommes, qu’on vous entende crier: Vive le roi! et qu’on vous voie sourire.

La fusée partit, et en tombant elle éclaira le château et ses quatre façades.

Appuyé sur Gourville, Fouquet, blafard dans son habit rouge, cria: Vive le Roi! et sourit.

Tout retomba dans l’obscurité.

De nouveau la population de la fête se précipita dans les parterres sombres pour jouir du feu d’artifice, dont le foyer principal était le dôme de plomb du château.

Le roi suivit une allée éclairée aux lanternes, la seule qui le fût.

Il se mêla à la foule, qu’amusaient, en attendant mieux, des pots à feu décrivant des courbes du dôme à l’extrémité du parc, et des aigrettes qui pleuvaient en gouttes enflammées, et laissaient dans une profonde nuit.

Ces alternatives de jour et d’obscurité étaient ménagées pour les effets des pièces d’artifice.

L’illumination générale ne devait se produire qu’au signal du roi, après l’explosion des douze girandes ou gerbes.

Au moment où se fit une large percée de lumière, le roi se retourne et aperçoit Fouquet à deux pas derrière lui. Il lui sourit avec une grâce infinie. Sur ce simple sourire, Fouquet éprouve des remords. Il tourne la tête de douleur, mais il la ramène aussitôt avec épouvante en apercevant d’Artagnan, le commandant des mousquetaires, à ses côtés.

Comme cette explosion éblouissante s'éteignait, deux mains différentes saisirent dans les ténèbres les deux poignets de Fouquet, qui sentit son cœur venir à rien. Il ferma les yeux.

En les rouvrant au rapide éclair d’un globe de flamme, il reconnut Gourville à sa droite, Pélisson à sa gauche.

A l’heure du danger le poète était là pour mourir.

Nouvelles ténèbres, nouvelles terreurs. On glisse un papier à Gourville, qui le lit au fond de son chapeau à la lueur d’une bombe. «Fouquet est perdu, il n’a plus qu’une minute. A vous, ses amis, de le sauver.» Gourville avale le papier.