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Les Tourelles: Histoire des châteaux de France, volume II

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Ils rentrèrent, tout effrayés, dans le salon.

Le nom du cabinet de la Prédiction est resté à cette pièce. A plus d’un siècle de distance, on éprouve un effroi historique, lorsqu’on regarde cette erreur de peintre qui fut une si terrible prophétie. On n’a presque plus d’attention pour la suave allégorie de Lebrun: le Sommeil, sous les traits d’une femme endormie, qui, comme l’a dit Lafontaine dans le Songe de Vaux, «laisse tomber des fleurs, et ne les répand pas.»

Quand les brigands du Nord, je veux dire les Bavarois, entrèrent en 1815 dans le château de Vaux, ils le saccagèrent. Ce délicieux boudoir ne fut pas épargné, et pourtant ils n’arrachèrent pas du plafond le Sommeil de Lebrun. Avaient-ils lu les vers de Lafontaine? S’il en fut ainsi, pourquoi le bonhomme n’en a-t-il pas écrit sur les fauteuils et les tapisseries? A la pointe du sabre, les Bavarois ont détaché du fond des fauteuils et du cadre des murs les étoffes brodées qui les garnissaient. Ils ont laissé les murs et les fauteuils dans l'état où ils se trouvaient avant d'être recouverts. Dans les tapisseries d’Aubusson de nos châteaux l’invasion a taillé des mouchoirs.

C’est une revanche, nos pères avaient fait le même usage des drapeaux bavarois.

III

Il n’y a pas d’exemple dans l’histoire d’une fortune aussi rapide et aussi courte que celle de Fouquet.

A peine apprend-on qu’il existe, qu’il est déjà procureur-général au parlement, une des plus hautes dignités du royaume; à peine au parlement, on le voit surintendant des finances, le premier dans l'état après Mazarin; à peine le sait-on surintendant des finances, qu’il est sous les verroux de Pignerol; à peine est-il à Pignerol qu’on n’en parle plus.

Entre Mazarin et Colbert, qui se souvient de Fouquet?

Consultez les historiens, même les plus complets: ils vous diront que Fouquet fut poursuivi et condamné pour ses dilapidations. Rien n’est plus vague. Cela s’applique à tous les ministres des finances depuis Enguerrand de Marigny. Mazarin avant Fouquet, Colbert après lui, épuisèrent le trésor avec bien plus d’avidité. Le surintendant ne fut mis en jugement, ceci ressort de son procès même, que par le fait des énormes vols de Mazarin; et Colbert, malgré ses vastes créations commerciales, au lieu de diminuer la dette, l’augmenta de beaucoup.

Que reprocha-t-on à Fouquet? – Son faste? Oublie-t-on que le cardinal Mazarin, pauvre sous Richelieu, fit passer, au bruit de sonnettes d’argent, sous la porte Saint-Antoine, en 1660, à la suite de l’entrée triomphale de la reine, soixante-deux mulets chargés d’or et de diamans? – Le luxe de sa maison? A quelques charges près qu’il fut obligé de créer pour soutenir l'éclat de sa nouvelle dignité de surintendant, il ne fit que continuer la vie qu’il menait auparavant, extraordinairement riche par sa famille et du côté de sa femme, qui lui apporta douze cent mille livres. – Son goût pour les bâtimens? Il convenait peu à Colbert et à ses successeurs, eux qui devaient élever Versailles et Marly, de demander compte à Fouquet des quelques millions, dilapidés ou non, qu’il consacra au château de Vaux. – Ses mœurs? S’il appartenait à quelqu’un d'écarter ce chef d’accusation, c'était d’abord au roi. – Sa rébellion? On en eut de si faibles preuves, et elles devaient être faibles en effet, que le ressentiment de ses juges, presque tous vendus à Colbert, ne parvint qu'à le faire condamner à l’exil, peine commuée par Louis XIV en une détention perpétuelle.

Ainsi l’histoire dit mal Fouquet: elle ne le sait pas.

Avant son élévation, elle le voit à peine; pendant, elle en est éblouie, elle est trop lente avec son cortége de causes et de recherches pour expliquer à temps cette haute fortune; après, elle s’impose cinquante ans de silence, car malheur à qui parlera de Fouquet sous Louis XIV. Et de quel homme d'état s’occupe-t-on après cinquante ans?

Fouquet n’aura pas même d’histoire, cette fosse commune.

Fouquet revient de droit aux mémoires et à la poésie; une moitié de sa vie appartient à Gourville, l’autre moitié à La Fontaine.

Heureux, il est l’homme des mémoires.

Seigneur plein d'éclat à la cour, sybarite recherché à son pavillon de Saint-Mandé, il a toutes les amitiés, et celles de la Fronde, et celles de Saint-Germain; toutes les amours à la ville; rien ne manque à sa périlleuse renommée. Boileau incruste en proverbe ses bonnes fortunes de surintendant; un souterrain conduit de son boudoir au milieu du bois de Vincennes, pour faire évader les femmes quand les maris viennent la nuit les lui redemander.

Richelieu pensionne quelques hommes de lettres pour qu’ils admirent ses vers; Fouquet les enrichit tous à la condition qu’il n'écrira pas de vers, l’homme aimable! mais qu’eux viendront chaque mois lui lire ceux qu’ils auront composés. La Fontaine s’engagera à quatre épîtres par an; il paiera en quatre termes. Richelieu disait: J’ai donné une chemise à Apollon. Fouquet avait droit d’ajouter: Je l’ai mis dans ses meubles. Pélisson, grâce à lui, a six domestiques; Le Vau est servi en vaisselle plate; Lebrun a un équipage; Le Nôtre tutoie Fouquet. Mademoiselle de Scudéry est coulée en bronze, et l’on trouve dans la boîte de vermeil où le surintendant parfumait ses pensées secrètes des lettres de madame de Sévigné.

Ainsi Fouquet donne à Louis XIV l’exemple de tout ce qui lui vaudra le nom de grand: amour des arts, respect aux lettres, munificence aux écrivains, goût pour les monumens, dévouement aux femmes, qui toutes conservèrent à Fouquet la fidélité du malheur, la seule qu’il leur demanda jamais.

Est-il renversé par le souffle noir sorti de la bouche de Colbert? aussitôt il devient l’homme de La Fontaine. La Fontaine se jette à son cou comme un fils, lui qui ne se rappelait plus en avoir un, et ne l’abandonne pas. Il n’est plus distrait, La Fontaine; il ne dort plus, lui le sommeil fait poète. Jour et nuit il va, il marche, il court, oubliant le lapin son ami et la taupe sa sœur, et la fourmi sa voisine; il va des nymphes de Vaux au premier président du parlement. Au milieu des solitudes de Vaux, il crie: Rendez-moi Oronte! – Vous, nymphes; vous, naïades; vous, sylvains! Oronte est captif, Oronte est innocent puisqu’il est malheureux; suivez-moi, embrassons les genoux de Louis, et redemandons-lui Oronte! Et La Fontaine se présente au parlement avec tous ses sylvains pour qu’on délivre Oronte; il intercède auprès de mademoiselle de La Vallière au nom des hamadryades éplorées. Partout rebuté, il s’enferme avec mademoiselle de Scudéry et madame de Sévigné, et ces trois femmes pleurent.

Ne cherchez pas ailleurs la mémoire de Fouquet: elle est toute dans le cœur des femmes; j’ai dit le cœur des poètes.

Mazarin, c’est vrai, eut une grande chose dans sa vie: c’est le traité de paix de Westphalie.

Mais Fouquet eut aussi une ravissante chose dans sa vie: c’est la fête de Vaux.

Qu’est-il resté du traité de Westphalie? rien. Voyez où est remontée la maison d’Autriche.

Qu’est-il resté de la fête de Vaux?

Les Fâcheux de Molière, une élégie de La Fontaine, douze lettres de madame de Sévigné.

Ceci durera plus que la maison d’Autriche.

IV

Tandis que le roi et sa mère reçoivent dans les salons de Fouquet les hommages dont ils sont ordinairement entourés à Fontainebleau, l'étiquette n’ayant jamais abandonné Louis XIV, même en voyage, le surintendant, dont l’absence est justifiée par la nécessité où il est, dans un tel jour, de se trouver partout, a réuni les deux amis sur la fidélité desquels il peut compter, et s’entretient avec eux dans les allées du parc.

– Le moment venu, j’hésite, balbutia Fouquet le premier.

Et Pélisson, saisissant le bras de Fouquet: – Serait-il bien vrai? Et pour quel motif, sur quel soupçon, nous alarmez-vous ainsi? Vous êtes pâle, en effet, monseigneur.

– Franchement, ces mousquetaires à cheval m’ont donné à réfléchir. Avouez que leur présence a droit d'étonner.

– Ma foi, non, reprit Gourville. Cette suite bruyante est dans les goûts d’un jeune roi. C’est du faste. D’ailleurs, pour peu que nos soupçons devinssent plus graves, je me chargerais de d’Artagnan et de ses mousquetaires. Les caves du château sont profondes, et ils ne boiront pas tout.

– Vous ne savez donc pas, Gourville, que le roi leur a défendu de quitter l'étrier?

– C’est possible, monseigneur; mais il ne leur a pas défendu de boire, office dont on s’acquitte très-bien à cheval. Seulement on tombe de plus haut. Sont-ce là toutes vos craintes, monseigneur?

– Les douze portes du parc sont-elles bien gardées, Gourville?

– Par les meilleurs complices qu’on puisse choisir.

– Par qui donc, Gourville?

– Par personne.

– Comment cela?

– Où est la nécessité de veiller à douze portes si l’on ne doit sortir que par une?

– Mais cette porte?

– A celle-là j’ai posté quelqu’un qui ne m’a jamais trahi en ces sortes d'équipées: invisible et muet.

– Et c’est?..

– Personne.

– Vous me désespérez, Gourville; j’ai peur que vous n’ayez pas votre tête, tout votre sang-froid.

– Pardon, monseigneur, bien que je sois venu avec le maréchal de Clairembault. Par cette porte si fidèlement gardée nous passerons, vous, monseigneur, la personne que vous savez, M. de Pélisson et moi. Elle est assez large.

Fouquet serra affectueusement la main à ses deux amis.

– Merci, Gourville; mais pourquoi cette légèreté dans vos dispositions?

– Imiterons-nous les Romains? crierons-nous jusque sur les toits que nous conspirons?

– Mais encore…

– Je le tiens de M. de Retz: dans un coup décisif il est important d'être sûr de tout le monde et de n’employer que quelques-uns. Ayez beaucoup d’hommes, ils comptent les uns sur les autres; peu, ils agissent. M. le coadjuteur s’y connaissait.

 

Perdant par degré la teinte de tristesse répandue sur son visage, le surintendant se tourna vers son poète-secrétaire: – Vous, monsieur Pélisson?

– Monsieur le vicomte, je partage les assurances de M. Gourville.

– Vous ne saisissez pas ma demande: ce n’est pas là-dessus que je souhaite vous entendre. Avez-vous déposé sur la cheminée de chaque chambre de gentilhomme mille pistoles pour faire face aux dettes du jeu? Avez-vous ordonné qu’on traitât les gens de lettres dans cette journée avec les nombreux égards dont j’aime à les voir entourés? Ils dîneront dans la salle des Muses: je crois avoir exprimé ce désir.

– Vos ordres ont été suivis. Ils seront confondus avec les gens de qualité. Des guirlandes de fleurs se balanceront sur leur front au bruit de harpes cachées: Lambert jouera du téorbe. Comme les anciens poètes, ils boiront dans des coupes de vermeil.

– Et comme les anciens poètes, monsieur de Pélisson, ils emporteront leur coupe. Nous vous devons la gloire qui suit la vie. Vous et La Fontaine me ferez immortel.

– Auparavant, interrompit Gourville, il faut que vos ennemis soient dans la poussière, que le roi, notre maître, vous reconnaisse pour le premier gentilhomme de l'état après lui.

– Quel moment heureux ou fatal! Gourville, Pélisson, qu’en pensera l’Europe? Et ce coup qui retentira long-temps, – au milieu d’une fête!.. Des poignards cachés sous des fleurs. N’est-ce pas que mon château ne fut jamais plus splendide? On dirait qu’il sait qu’un roi de France l’habite. Pélisson, avez-vous prié M. le chevalier Lully de presser sa cantate? Quel Orphée que ce Lully! quel génie! Il écrit dans ma chambre la musique qu’il exécutera dans trois heures devant la cour. Offrez-lui de ma part cette tabatière en diamans. Elle vient de Mazarin. Divin Lully!

– Silence, recommanda Pélisson, on vient de ce côté. C’est messire Pierre Séguier, chancelier de France. Je le savais ici, je l’ai vu descendre de sa haquenée blanche peu après l’arrivée de M. Colbert. En hommes prudens, ils ont voulu ne pas avoir l’air d'être venus ensemble; mais nos gens placés sur la route ont remarqué leur séparation à la Patte d’Oie de Voisenon.

Gourville courut au-devant du chancelier, le chapeau bas, et l’accosta avec le respect mêlé à la joie la plus vive.

– Monseigneur, que je suis aise de vous joindre ici, et dans un tel moment! Vous déciderez entre nous.

Le chancelier remercia d’un sourire.

– Dites-nous, monsieur de Séguier, vous qui avez laissé la justice à Paris, mais non pas le bon goût, si Le Nôtre n’a pas commis une faute grave dans la distribution générale de ce terrain.

– J’avoue, répondit le chancelier, que je suis peu apte à résoudre la question. Si vous voulez qu’il y ait ici trop de statues, de canaux, de fontaines de marbre pour…

Fouquet vit venir la leçon; il brusqua la riposte:

– …Pour un simple financier tel que moi, j’en conviens, mais non pour le sujet qui reçoit son maître; sur quoi vous alliez me féliciter, ce me semble.

– C’est ce que j'étais prêt à vous répondre, monsieur Gourville.

– Vous voyez donc, monsieur le chancelier, que vous êtes né pour mettre les gens d’accord avant qu’ils aient parlé: j’espère qu’il en sera de même, notre différend entendu. Pardon, mais il ne s’agit pas de statues, messire.

– Prenez garde, Gourville, de fatiguer M. de Séguier.

– Je vous en prie, monsieur de Belle-Isle, laissez à M. Gourville présenter sa requête. Je vous jugerai.

Ce mot glaça le sang de Pélisson. Séguier avait ri en le prononçant.

– Le Nôtre, disais-je, a commis une faute. Le plan horizontal du château est mal entendu: d’une extrémité au centre, le terrain descend; du centre à l’autre extrémité, il monte. La propriété creuse. Vaux est un abîme: n’est-ce pas, messire?

Le chancelier ne sut trop si on lui renvoyait une de ces allusions malignes dont il ne tarissait pas sur la prodigalité du surintendant, ou si Gourville lui demandait sérieusement un avis. Il le regarda avec sa pénétration de juge.

Fouquet rompit l’embarras. – La propriété creuse, intervint-il, parce qu’elle a été sacrifiée exclusivement aux eaux. Le niveau est pris de loin et de haut; plus on le ménage en l’abaissant, plus l’eau, en reprenant sa ligne de hauteur, s'élève et jaillit. Le Nôtre n’a pas tort, Gourville. Cette explication satisfait-elle monsieur de Séguier?

– Pleinement. Mais je ne prendrai point congé de vous, monsieur de Belle-Isle, sans vous complimenter sur la flatteuse rumeur qui circule. On tient presque pour certain que vous allez vous défaire de votre charge de procureur-général. Sa majesté n’attendrait que cette résolution de votre part pour vous conférer ses Ordres. C’est un regret pour le parlement, et je le partage; mais la compensation est si belle, qu’il faut se taire et adorer le monarque dans ses œuvres.

– N’ajoutez pas à la confusion où je suis, monsieur de Séguier, de me trouver déjà si peu digne des bontés de notre roi.

– Adieu, je vous laisse, monsieur de Belle-Isle, ce dont vous m’excuserez, pour aller présenter mes soumissions à sa majesté.

M. de Séguier se retira gravement.

– Je reprends, dit Gourville: personne n’agira, mais personne n’empêchera d’agir. Après les eaux viendra le dîner; après le dîner la comédie, après la comédie le feu.

– Oui, Gourville, c’est le moment de frapper le grand coup.

– Il se placera sur les cascades pour admirer le feu, et au même endroit où il aura vu jouer les eaux. A sa droite il aura dix de nos amis, à sa gauche dix, vingt derrière: foule sur les marches, personne à la portée de son regard, personne! cela masquerait le coup d'œil. A la troisième girande lancée, lorsque le ciel sera couvert d'étincelles et de cris, quand le canon se mêlera à ce bruit pour le rendre plus formidable, un homme disparaîtra.

– Gourville!

Pélisson visita de l'œil le prolongement de l’allée.

– Monseigneur, cet homme disparu sera remplacé sur-le-champ par un autre de même taille, de même costume; panache blanc au chapeau, cordon bleu à la poitrine.

– Et ceux qui l’entoureront?

– Voilà les amis dont je vous parlais, ceux qui n’agissent pas.

– Et s’il crie?

– Le canon crie plus fort.

– Et si l’on voit?

– L’obscurité profonde qui succède à l'éblouissement d’une girande de feu ne permet guère de voir. Douze girandes seront tirées à dix minutes d’intervalle. Douze obscurités: c’est deux heures. A la dernière, nous serons à huit lieues d’ici.

– Et ce feu d’artifice, s'écria Fouquet, éclipsera, j’en suis sûr, celui qui fut tiré à la porte Saint-Antoine, au mariage de la reine. Torelli est une Salamandre.

– Silence! dit une seconde fois Pélisson; quelqu’un vient. – Colbert était à deux pas.

– Pour le coup, l’augure est sinistre, murmura Gourville, c’est M. de Colbert; il ne manque plus, pour nous achever, que M. de Laigue et madame de Chevreuse.

Colbert était fort laid, déjeté comme un vieux bois; il avait la peau grillée, la mine souffrante. Les douloureux sacrifices des nuits, l’agonie des difficultés vaincues, l’intromission violente de connaissances sans nombre, le mépris de la vie et de ses besoins, le despotisme de la volonté sur la douleur, se lisaient à ses joues, à son front, où les rides étaient si profondes qu’elles simulaient des feuilles de parchemin. La vie s'était retirée de ce corps corrodé par l'étude, pour s’isoler dans le crâne; là était la flamme. Sa tête était transparente comme une lampe de nuit. On sentait poindre les os sous la légère couche de vie qui tapissait ce cadavre. On voyait l’ironie de la mort grimacer derrière cette peau, si enflée de rien. Le squelette voulait sortir.

Au moment où Colbert s'était montré comme un fantôme au détour de l’allée, Pélisson, pour avoir une contenance, avait déroulé un papier, qu’il affecta de lire, jusqu'à ce que lui et ses compagnons se trouvassent dans l’impossibilité d'éviter la rencontre.

– C’est fort beau! s'écriait Gourville; le roi en sera enchanté.

– Monsieur Pélisson, appuyait Fouquet, vous n’avez jamais mieux été inspiré; l’air de Vaux est une muse.

– Ce sont choses trop légères pour monsieur Colbert, dit Fouquet en abordant celui-ci, que des vers de circonstance. Si quelque chose les excuse pourtant, c’est la circonstance. M. de Pélisson nous lisait le prologue de sa façon qui sera récité cette nuit avant la comédie de mon ami, M. Molière.

– Que je n’interrompe pas M. de Pélisson! se récria Colbert; des vers à la louange du roi sont une bonne fortune: vous ne voudriez pas m’en priver.

Pélisson lut avec chaleur le prologue au roi, et fut applaudi à chaque hémistiche, excepté par Colbert, qui roulait sa tête et son œil comme un sauvage qui entend de la musique pour la première fois. Au dixième vers, quoique la pièce n’en ait pas quarante, il fourra ses mains sèches dans ses goussets, et ne prêta plus aucune attention.

Ayant achevé sa lecture, Pélisson se tourna vers Colbert avec la discrétion d’un poète qui attend son arrêt.

Les vers du prologue de Pélisson passaient pour fort beaux.

– Ah! vous avez fini, monsieur de Pélisson; je vous fais mon compliment. C’est bien! très-bien! J’avais un neveu qui s’amusait aussi à ces bêtises-là; il a réussi. Je l’ai employé aux gabelles.

Gourville se baissa pour ne pas rire, affectant d’arranger les boucles de sa chaussure. Gourville ne faisait pas de vers.

Colbert ne remarqua pas le dépit de Pélisson, qui, oubliant son rôle dans cette comédie, rougit, pâlit, fut sur le point de trahir la ruse et de dire: «Croyez-vous donc, monsieur de Colbert, qu’on vous demande votre avis? Il fallait feindre et vous prendre pour un homme de goût. On ne s’attendait pas à réussir.» Le conjuré l’emporta cependant sur le poète; Pélisson se tut.

Colbert continuait à Fouquet: – Il n’est bruit, monsieur, que de votre retraite du parlement. Au dire de beaucoup, votre charge de procureur-général serait déjà vendue, ce qu’attend le roi pour vous conférer ses Ordres.

– La grâce du roi, répondait Fouquet, n’est pas chose tellement sûre, si je ne dois espérer qu’en mon mérite, que mes intérêts me fassent une nécessité de vendre ma charge. Plus je mettrai de délai à m’en défaire, plus je montrerai à mon maître que je ne vaux que par lui.

– Vous vous jugez trop sévèrement, monsieur de Belle-Isle; et puisque le roi vous laisse espérer cette faveur, c’est qu’il vous en croit digne.

– Je vous remercie de cette manière de voir, monsieur de Colbert; je n’en oublierai pas le témoignage.

Colbert salua et gagna le château.

– S’il n’est fatal, le rapprochement est du moins singulier. Avez-vous remarqué, Gourville, Pélisson? M. de Séguier me demande si j’ai vendu ma charge de procureur-général, M. de Colbert est étonné de m’en trouver encore revêtu. Est-ce du hasard? Le procureur-général les importune donc bien? Mais vous en étiez, Gourville, au moment du feu et de l’enlèvement. Et après que nous serons partis, que se passera-t-il ici?

– L’histoire nous l’apprendra.

– Mais enfin, lorsque le feu sera consumé, qu’on cherchera le… qu’on le cherchera pour partir…

– Alors jaillira le bouquet, détonation terrible qui renversera dans les fossés toutes les voitures de la cour placées au bord. Torelli l’artificier en est sûr. C’est un événement nouveau à travers mille événemens: c’est une heure pour eux, trois lieues pour nous. Au jour ils seront encore ici.

– Mais après?

– Ah! monseigneur, en conspiration, après n’existe pas; on est ou l’on n’est plus!

– Vous avez dit le mot, Gourville, c’est une conspiration, et contre qui? Je frémirais à cette seule pensée, si ma conscience ne me criait que c’est là le seul moyen de convaincre le roi, qui, une fois dans nos mains et dans ma place de Belle-Isle, signera, au nom de l’intérêt de la France plus encore que par la violence de sa captivité, car elle lui sera douce, le renvoi de M. de Colbert, cette affreuse couleuvre, et celui de M. Le Tellier. Avec eux tomberont leurs créatures. Écrasez l’araignée, la toile s’envole au vent. M. de Colbert est mon araignée qui tend sa toile partout où je suis. Depuis Mazarin, il m’enveloppe, m'étouffe; il me tuera si je ne l'écrase. Puissant comme toutes les résistances; hardi, parce qu’il n’a rien à perdre; influent auprès du prince, qui finira par être persuadé que ma chute sera un heureux prétexte pour ne payer aucune dette, car je serai la cause de toutes, si je tombe; chef de parti, ayant su rallier toutes les haines contre ce qu’on appelle ma prodigalité; appuyé des femmes, de celles dont je n’ai pas courtisé la vieillesse ou la laideur; Colbert, laid, triste, avare, obscur, sordide, triompherait de moi! Lui renversé, je n’ai plus que des amis.

 

En tenant le roi captif, je ne fais, après tout, avec des intentions plus pures que ce qu’exécutèrent, sous la minorité, le cardinal de Retz, Turenne, un prince du sang, le parlement, la France entière, contre Mazarin, la reine et le roi lui-même. Et je n’appelle pas l'étranger! – Voilà de quoi m’absoudre.

Les trois amis se tenaient par la main, et confondaient dans un serment muet le vœu d'être fidèles à leur conjuration.

S'échappant tout-à-coup d’entre Gourville et Pélisson, émus jusqu’aux larmes d’une scène où s'était décidée leur vie, ainsi que l'événement ne le prouva que trop, Fouquet alla galamment offrir son bras à une dame qui accourait vers lui, et se perdit avec elle, en riant aux éclats, dans une contre-allée.

Les deux secrétaires du surintendant, quoique habitués à sa légèreté, se regardèrent stupéfaits. Pélisson ne put s’empêcher de murmurer: C’est trop à la fois, Brutus et Bellegarde!

Ils savaient quelle était cette dame admise dans la plus équivoque familiarité du surintendant.

Fouquet était un sultan. Il était entouré de messagères d’amour, aux mains prodigues de sa fortune, à la bouche éloquente pour lui, qui lui épargnaient la timidité de l’aveu et le dépit du refus.

On publiait, à la gloire de madame de Bellière, dans le monde de la cour, que, sous les enseignes du surintendant, elle n’avait eu que des triomphes et pas une défaite. C'était un bonheur sans exemple. Était-il arrivé à son terme? voilà ce qu’on se demandait depuis que Fouquet avait chargé madame Duplessis-Bellière d’une expédition amoureuse de la plus rare difficulté; c'était la Toison-d’Or à obtenir! Les humbles assistaient à cette audacieuse entreprise comme des bourgeois à une course de chevaux. Que ceci est beau! disaient-ils, et tout bas: Oui, c’est beau! mais quelqu’un se cassera le cou.

C'était pour savoir s’il avait conquis quelques avantages sur le cœur vierge d’une demoiselle d’honneur de Madame que le surintendant s'était caché avec madame de Bellière sous les charmilles, oubliant, comme s’ils n’eussent jamais existé, Pélisson et Gourville. Ce n’est pas qu’il y eût à craindre qu’il dévoilât la conspiration: il n’y pensait plus.

Quand l’heureux Fouquet et sa confidente descendirent vers le château, la joie de leurs visages eût fait pâlir de jalousie celui de Saint-Aignan, ce maître passé dans la carrière officieuse qu’il suivait concurremment avec madame de Bellière.

– Elle viendra donc, disait Fouquet, elle vous l’a promis; mais vous ferez mon bonheur, madame!

– N’oubliez pas, vicomte, que j’ai déjà fait votre bonheur trois cent dix-huit fois.

– Vous tenez donc compte?

– Pourquoi pas? Ce sont mes états de service. M. de Saint-Aignan vient d'être nommé gouverneur.

V

Avant l’heure du dîner, Fouquet proposa une promenade aux parterres.

On sortit par la façade opposée à la cour d’honneur.

Les trois grilles de la rotonde s’ouvrirent pour laisser écouler par le pont-levis la cour et la foule de dames et de seigneurs qui la suivait.

A la porte du milieu parurent le roi et madame Henriette d’Angleterre, à qui l'étiquette indiquait cette place en l’absence de la jeune reine, restée à Fontainebleau à cause de sa grossesse; à la porte de droite se présenta Anne d’Autriche, accompagnée de son fils, Monsieur; à la porte de gauche, le prince de Condé et mademoiselle d’Orléans ouvrirent la marche des princes et des pairs.

«On découvre de ce perron, écrivait il y a plus de cent cinquante ans mademoiselle de Scudéry dans sa Clélie, une si grande étendue de différens parterres, tant de fontaines jaillissantes, et tant de beaux objets qui se confondent par leur éloignement, qu’on ne sait presque ce que l’on voit. On a devant soi de grands parterres avec des fontaines, et un rond d’eau au milieu; et à la droite et à la gauche, dans les carrés les plus proches, trois fontaines de chaque côté, qui, par des artifices d’eau divertissent agréablement les yeux.»

Parmi les parterres, celui qu’on nommait le Parterre des fleurs était une œuvre de jardinier et de peintre, de Le Nôtre et de Lebrun. Celui-ci avait tracé le dessin, celui-là l’avait réalisé avec des fleurs. Ils avaient opéré comme les brodeurs orientaux sur les habits de satin: ils avaient brodé la terre. Au lieu de soie rouge, bleue et jaune, ils avaient nuancé des tulipes, des roses et des boutons d’or en guise de soie; et avec mille roses plantées l’une à côté de l’autre, et dont chacune n’avait dans l’ensemble que la valeur d’une feuille, ils en produisaient une mille fois plus grande qu’une rose ordinaire. Cette rose ou toute autre fleur entrait dans l’arabesque d’un carré du parterre pour participer à l’ordonnance d’un bouquet gigantesque. De près c'était un parterre, de loin une broderie; de près un jardin, de loin un pastel: de près on désirait se promener à travers ce champ, ce parterre; de loin on aurait désiré y voir une sultane demi-nue et assise: c'était un tapis.

Venaient ensuite les Saint-Aignan, les Dangeau, les d’Aubusson, les Beauveau, les Lafeuillade, les Langeron, les Créqui, les Tavannes, les Saint-Pol, les Larochefoucauld et les Bouillon, grands noms en faveur auprès du roi et de la reine. Réunis dans la salle des gardes, ils défilèrent en ordre, et, se répandant avec plus de liberté, ils se dirigèrent vers l’espace occupé par les parterres et les pièces d’eau, alors tranquilles, chaudes et empourprées des derniers rayons du jour.

Les pièces d’eau du château étaient nombreuses et belles; leur dessin et leur symétrie excitaient si haut l’admiration qu’elles servirent de modèles à celles de Versailles et de Saint-Cloud. Elles furent, à quelques fausses tentatives près, les premières qu’on vit en France, transportées des villas d’Italie. Fouquet eut la ruineuse gloire de devancer le roi dans l’art merveilleux d’attirer les eaux de cinq lieues à la ronde pour les verser dans des réservoirs de marbre après les avoir laminées et tordues dans des tuyaux de plomb dont les vestiges effraient encore. Arrachés à la terre, cent ans après, par le fils du second possesseur du château, le duc de Villars, et vendus à la livre, ces tuyaux furent payés 480,000 fr.

Ces eaux sont une histoire.

Trois villages furent démolis et rasés, et sur leur emplacement la bêche creusa des bassins qui sont des mers: lacs asphaltites aujourd’hui. La vapeur les étouffe, et le roseau les cache. On dirait que la malédiction du ciel a troublé ces eaux et les a empoisonnées. Qui dort auprès de ces eaux meurt. Tous ces dieux impies de marbre et d’airain, qui respiraient par des poumons de plomb et vomissaient les rivières qu’ils avaient bues, sont restés en place. Mais au printemps les oiseaux déposent leurs nids au fond de la conque muette des tritons; les cascades pétrifiées n'épanchent plus que du lierre; l’eau a verdi en herbe, l’herbe a monté: on fauche ces mers.

Alors le soleil descendait et illuminait en écharpe ces eaux prodigieuses et fières.

Guidée par le roi et la reine-mère, une population d'élite s'étale sur les gradins cintrés qui vont du château aux parterres: des figures belles et sereines, sœurs de têtes royales, se déroulent avec lenteur dans un arc indéfini, s’avancent au milieu de l’air tiède et violet qui les encadre. A ces chairs reposées et blanches, à ces robes de soie émues par des mouvemens amoureux et chastes, à tant de solennité au milieu de tant de jeunesse, on dirait une fête de Zénobie à Palmyre, si jamais Palmyre eut de telles fêtes.

Toute la monarchie de Louis XIV, mais la jeune monarchie, est là.

La Fronde, à qui l’on a pardonné, la Fronde est venue en petit manteau de satin, laissant flotter au vent des pas ses dentelles brodées, ses rubans de moire, ses nœuds de soie. Des plumes blanches s’inclinent sur le chapeau rabattu des héros du faubourg Saint-Antoine: leur chapeau est penché sur l’oreille, et leurs têtes, encore toutes railleuses de dédain pour monsieur le cardinal, suivent l’inclinaison des plumes et du chapeau; leurs moustaches partagent cette inflexible obliquité. Leur cœur s’est rallié au roi; leur chapeau pas.