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Les Tourelles: Histoire des châteaux de France, volume II

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– Autre invention!

– On connaît déjà ma chute, pensa douloureusement madame de Mailly: on me remplace publiquement dans le cœur du roi par ma sœur!

– Voilà qui est loyal de la part d’une sœur cadette, dit à elle-même celle que madame la duchesse de Lauraguais désignait sous le nom de Félicité.

– Et qui donc aura la place de dame d’honneur? demanda la duchesse de Lauraguais, qui, avec infiniment moins de beauté et d’esprit que ses deux sœurs, avait toute l'étourderie de son extrême jeunesse.

– Devinez, répondit le roi en lui enlevant une épingle d’or de sa petite perruque galamment poudrée.

– Et votre majesté voudrait-elle bien me dispenser de deviner le motif pour lequel il m’a été fait violence? s'écria tout-à-coup une quatrième femme en se jetant sur le passage du roi, renversé par cette apparition. On devine que la duchesse de Lauraguais n'était plus là.

– Oui! votre majesté serait-elle assez généreuse pour m’expliquer le motif de ma présence ici, quand rien, j’ose le dire, ne m’a fait solliciter cet honneur?

– Encore un zélé maladroit, pensa Louis XV. Il paraît qu’on m’aura entendu louer les attraits de la marquise de Flavacourt, et voilà qu’on la conduit par force à mon souper de Petit-Bourg! Je suis trop bien servi aujourd’hui.

– Madame la marquise, répondit le roi, peu habitué à se déconcerter dans les aventures de ce caractère, on aura commis une erreur dont je rechercherai la cause, quoique, je l’avoue, il me soit pénible de m’en plaindre.

– Des hommes ont renversé mon cocher, un d’eux s’est emparé du siége, et j’ai été menée à ce château, dans ce parc. Je suis une de Nesle, marquise de Flavacourt!

– Je vais vous faire reconduire chez vous, madame la marquise, avec tous les honneurs respectueux dus à votre personne. Mes valets vous escorteront avec des flambeaux.

– Ces marques de respect, sire, me touchent beaucoup; mais ce trop d’honneur obtenu pourrait m’en faire perdre davantage. Permettez que je me retire sans bruit, et satisfaite de la réparation que votre majesté daigne me donner.

– Je vous dois encore quelque faveur plus grande, charmante marquise, reprit Louis XV, qui, revenant à la galanterie malgré sa dignité affectée, ignorait qu’auprès de lui la comtesse de Mailly, et ses deux sœurs, celle qui devait être bientôt la comtesse de Vintimille et la duchesse de Lauraguais, trois femmes! l'écoutaient avec un égal dépit et un désir égal de voir comment le roi et la marquise de Flavacourt se sépareraient.

– Sire, je n’attends de votre majesté qu’une grâce, celle de me permettre de ne point accepter la proposition qui m’a été faite aujourd’hui par la reine.

– Parlez!

– Depuis long-temps, sire, j’avais renoncé à paraître à la cour, et vous savez pour quelle raison je n’ai pas déguisé ma répugnance. Ma sœur la comtesse de Mailly n’est pas votre femme. Aujourd’hui la reine m’offre la place de dame d’honneur, et je me trouve brutalement traînée à Petit-Bourg: souffrez que je n’interprète pas cette double circonstance. Je penserais que le choix de la reine a été mis à prix par certains favoris, sans consulter ni votre majesté, ni la reine, ni moi. Maintenant je profite de votre permission, et me retire.

Et les trois autres femmes cachées dans l’ombre de dire:

La comtesse de Mailly: C’est fini! On conspire contre moi. Me remplacer par ma sœur Hortense! Et le roi qui a de l’affection pour toutes les trois?

La future duchesse de Vintimille murmurait: Si ma sœur, la comtesse de Mailly, entendait cela!

Et si mes sœurs les comtesses de Vintimille et de Mailly étaient ici! disait madame de Lauraguais.

– Adieu donc, madame la marquise! dit le roi à madame de Flavacourt, et croyez bien en partant que c’est moi qui ai couru le plus grand danger.

Cette dernière conversation avait ramené le roi et madame de Flavacourt tout près du château. Tandis que celle-ci allait regagner la grande allée qui aboutit à la grille placée sur le chemin de Fontainebleau, et que le roi foulait déjà les marches du perron, des hommes portant des flambeaux paraissent au seuil de la porte, et au milieu d’eux ils laissent voir tous les gentilshommes et toutes les dames du souper. On venait lui présenter la belle duchesse de Châteauroux, qui accourait de Paris pour remercier le roi d’avoir contribué à la faire nommer dame d’honneur de la reine.

Et les cinq sœurs se trouvèrent en présence: la comtesse de Mailly, sa sœur Félicité, plus tard comtesse de Vintimille, la duchesse de Lauraguais, la marquise de Flavacourt et la duchesse de Châteauroux, toutes les cinq filles du marquis de Nesle.

Louis XV aima les cinq sœurs. On dit qu’il ne fut aimé que de quatre; la cinquième, la marquise de Flavacourt, résista au roi. C’est la seule dont l’histoire ne se soit pas occupée.

La possession de Petit-Bourg par madame la duchesse de Bourbon se rattache à une date peu éloignée de 1750. Jusqu'à la révolution française, cette princesse, aussi douce, aussi bonne qu’aimable et que jolie, ajouterons-nous, si nous nous en rapportons à la mémoire fort complaisante pour nous de quelques gentilshommes du temps, résida fréquemment dans ce château, où sa piété mystique s’exaltait sans obstacles jusqu’aux plus profondes sphères de la rêverie.

Fille du duc d’Orléans, le petit-fils du régent, elle avait épousé le duc de Bourbon, celui dont la fin tragique n’a cessé d'être un problème que pour la justice des tribunaux. La vie de cette femme élevée exercera un jour la plume curieuse de ces bons esprits investigateurs qui relèvent tous les passés de quelque prix et les remettent en honneur. Sa jeunesse ne serait pas la page sérieuse. En 1778, on était peu sérieux encore, et la duchesse n’avait pas vingt ans. Un excès de jalousie lui souffle la mauvaise pensée d’aller au bal de l’Opéra, le mardi gras de 1778. Elle y va pour railler sous le masque madame de Can… aimée autrefois, aimée encore peut-être du duc de Bourbon. Ce soir-là, M. le comte d’Artois donnait le bras à madame de Can… Tous trois étaient masqués; tous trois se reconnaissent pourtant. Double jalousie au cœur de la duchesse, qui avait été favorablement remarquée, il y avait peu d’années encore, par le comte. Elle poursuit madame de Can… l’embarrasse, la mortifie, la torture si bien, que la victime du bal abandonne de honte le bras de son cavalier et se perd dans la foule. La partie ne resta plus engagée qu’entre la duchesse de Bourbon et le comte d’Artois. Poussant l’esprit un peu au-delà des bornes permises, la duchesse s’oublia au point d’enlever le masque au sérénissime interlocuteur. Irrité, le comte d’Artois arrache alors celui de madame de Bourbon et le lui lance tout broyé au visage. C'était un soufflet.

Les suites de ce scandale remuèrent la cour et la ville. La cour fut en apparence pour le comte d’Artois, la ville ouvertement pour le duc de Bourbon. Un moment eut lieu où la bravoure du frère du roi fut cruellement mise en doute; affront immérité, ainsi que l'événement le prouva.

«Contez-moi donc comment cela s’est passé. – (Mémoires du baron de Besenval.)

»Ce matin, me répondit le chevalier de Crussol, avant de partir de Versailles, j’ai fait mettre en secret, sous un coussin de la voiture, sa meilleure épée. Quand nous sommes arrivés à la Porte-des-Princes (bois de Boulogne), où nous devions monter à cheval, j’ai aperçu M. le duc de Bourbon à pied, avec assez de monde autour de lui. Dès que M. le comte d’Artois l’a vu, il a sauté à terre, et allant droit à lui, il lui a dit en souriant: Monsieur, le public prétend que nous nous cherchons.

»M. le duc de Bourbon a répondu en ôtant son chapeau: Monsieur, je suis ici pour recevoir vos ordres. —Pour exécuter les vôtres, a repris M. le comte d’Artois, il faut que vous me permettiez d’aller à ma voiture; et étant retourné à son carrosse, il y a pris son épée; ensuite il a rejoint M. le duc de Bourbon.

»Les éperons ôtés, M. le duc de Bourbon a demandé la permission à M. le comte d’Artois d'ôter son habit, sous prétexte qu’il le gênait. M. le comte d’Artois a jeté le sien, et l’un et l’autre ayant la poitrine découverte, ils ont commencé à se battre. M. le duc de Bourbon a chancelé, et j’ai perdu de vue la pointe de l'épée de M. le comte d’Artois, qui apparemment a passé sous le bras de M. le duc de Bourbon. Un moment, messieurs, leur ai-je dit, en voilà quatre fois plus qu’il n’en faut pour le fond de la querelle.

»Ce n’est pas à moi à avoir un avis, a repris M. le comte d’Artois. C’est à M. le duc de Bourbon à dire ce qu’il veut: je suis ici à ses ordres.

»Monsieur, a répliqué M. le duc de Bourbon en adressant la parole à M. le comte d’Artois et en baissant la pointe de son épée, je suis pénétré de reconnaissance de vos bontés, et je n’oublierai jamais l’honneur que vous m’avez fait.

»M. le comte d’Artois ayant ouvert ses bras, a couru l’embrasser, et tout a été dit.»

Les préliminaires de ce duel royal entre le duc de Bourbon et le comte d’Artois sont la plus agréable partie des Mémoires du baron de Besenval, qui s’y montre du reste fort peu partisan des opinions philosophiques de la duchesse de Bourbon.

Ce furent ces opinions, mais passées à l'état mystique le plus éthéré, qui lièrent d’une sympathie tendre le Swedenborgiste Saint-Martin et la duchesse de Bourbon. Leur intimité commença avant la révolution, la traversa malgré les distances et l’exil, et se rétablit après la grande tourmente. Le sublime métaphysicien, cet homme rare dont les écrits ne sont pas connus de cent personnes en France, et qui aura un jour une impérissable célébrité, allait répandre dans le parc silencieux de Petit-Bourg ses harmonieuses doctrines, que recueillaient le marquis de Lusignan, le maréchal de Richelieu, le chevalier de Boufflers, et surtout la duchesse de Bourbon. C’est là que fut expliquée pour la première fois en France la parole apocalyptique de Jacob Bœhm. Ainsi, il était écrit que les gens de qualité faciliteraient le passage à tous les grands courans d’idées affluant de toutes parts vers Paris. Un marquis protégeait le magnétisme, des barons et des ducs allaient transformer les états-généraux en constituante, c’est-à-dire la monarchie en république; une duchesse, un chevalier, un maréchal, se passionnaient pour les plus larges écarts de l’instinct religieux.

 

Parmi les milliers de formes politiques enfantées par les exubérantes imaginations de l'époque, on ne doit pas oublier celle de la duchesse de Bourbon: 1º Rendre les hommes vertueux et libres; 2º qu’ils aient tous le nécessaire pour vivre; 3º qu’il n’y ait de distinction parmi eux que celles que doivent établir la vertu, l’esprit, les talens et l'éducation; 4º donner à chaque homme les moyens de parvenir au degré que ses facultés naturelles pourraient lui permettre; 5º qu’il y ait liberté de religion; 6º qu’il soit honteux d'être riche et de se mettre au-dessus des autres; 7º que celui qui reçoit salaire doive obéissance à celui qui le paie; 8º que la vieillesse soit honneur pour les jeunes gens; que la convenance des cœurs dicte les mariages; 9º que tous les états soient également honorables et honorés; 10º que la loi punisse le crime sans donner la mort; 11º que les juges soient irrécusables; 12º que tous les citoyens soient nés soldats; 13º être frugal et simple; 14º pour y parvenir, que ceux qui gouvernent donnent l’exemple de toutes les vertus; 15º que le choix des magistrats soit fait par le peuple d’après une liste faite par les ministres du culte, que je suppose des êtres divins; 16º quant au mode de gouvernement, je n’ai point d’idée sur cela; mais en mettant en vigueur les règles que je viens d'établir, il serait bon, quel qu’il puisse être5.

Voilà ce que pensaient, à l’extrême fin du dix-septième siècle, et ce qu’osaient écrire les gens de cour, une duchesse de Bourbon, une princesse de sang royal.

Soit qu’en se rapprochant de la funeste réalisation de son système, la duchesse de Bourbon finît par en comprendre les dangers, soit que Saint-Martin eût pris de plus en plus de l’empire sur ses idées, elle se renferma dans son mysticisme derrière ses beaux arbres de Petit-Bourg, d’où la révolution ne devait pas tarder à l’exiler, et tête-à-tête avec le grand, l’immortel illuminé d’Amboise, elle écrivit sur la religion et le monde invisible. C’est à cette série d'écrits que Saint-Martin répondait de Lyon en 1793, par la publication de son Ecce homo, ou le nouvel homme; réfutation aimante, tendre, pleine d’inspirations voilées, mais allant au cœur et à la persuasion par on ne sait quel chemin; c’est par ces mots, adressés comme tout le reste du livre à la duchesse de Bourbon, que Saint-Martin termine son Ecce homo:

«Ne te donne point de relâche que cette ville sainte ne soit rebâtie en toi, telle qu’elle aurait dû toujours y subsister, si le crime ne l’avait renversée, et souviens-toi que le sanctuaire invisible où notre Dieu se plaît d'être honoré, que le culte, les illuminations, qu’enfin toutes les merveilles de la Jérusalem céleste peuvent se retrouver encore aujourd’hui dans le cœur du nouvel homme, puisqu’elles y ont existé dès l’origine.»

Rien n’est plus clair que ces paroles quand on s’est un peu brisé au langage des illuminés, hommes sur lesquels le dernier mot n’a pas été dit. Ils auront encore un jour dans les siècles; mais qu’on juge de l’attachement plus qu’humain qui s'était formé entre la duchesse de Bourbon et Saint-Martin par cette réflexion du saint Jean de l’illuminisme:

«Il y a deux êtres dans le monde en présence desquels Dieu m’a aimé; aussi, quoique l’un fût une femme (M. B.), j’ai pu les aimer tous deux aussi purement que j’aime Dieu, et par conséquent les aimer en présence de Dieu, et il n’y a que de cette manière-là que l’on doive s’aimer, si l’on veut que les amitiés soient durables.» Tout est mystérieux dans la vie et dans la mort de cet homme extraordinaire. Il prédit la minute de sa mort, quoique en parfaite santé au moment de sa prophétie; sûr de ce qui devait arriver, il alla déjeuner chez un de ses amis, ancien sénateur, causa jusqu’au dessert; puis il se leva pour se reposer dans une autre pièce; là, il s’assit dans un fauteuil, regarda le ciel et mourut. C'était le 13 octobre 1803.

Si nous n’avons pas cité les marquis de Poyanne et de Raye, l’un et l’autre possesseurs de Petit-Bourg avant madame la duchesse de Bourbon, ce n’est point par oubli, mais bien à cause de la stérilité des recherches que nous avons faites. Nous avons découvert seulement que le marquis de Raye réunit à la seigneurie le domaine de Neufbourg.

La révolution ayant dépouillé la duchesse de Bourbon de ses propriétés, le château de Petit-Bourg fut acquis à la nation, terrible châtelaine. Il est juste cependant de constater que la république ne mit, contre son usage, aucune filature de coton dans les salons à chicorée et à coquilles d’or.

Un acquéreur se présenta dans ces temps orageux, et sauva Petit-Bourg d’un abandon qui, en se prolongeant, eût été aussi funeste qu’une dégradation violente. M. Perrin, fermier des jeux, acheta le château à la nation. Sans porter une curiosité indiscrète dans ce dernier contrat de vente, il faut croire aux bons souvenirs que M. Perrin a laissés dans la commune. C’est à ce propriétaire que M. Aguado acheta Petit-Bourg en 1827.

En 1814, Petit-Bourg fut occupé par le prince de Schwartzenberg, commandant en chef des armées alliées, réunies contre la France. Il y établit son quartier-général; de cette position, il observait les mouvemens de Paris et de Fontainebleau, où se faisaient et se défaisaient les grands événemens historiques du moment; on avait logé dans les propriétés voisines les principaux officiers autrichiens, bavarois et prussiens. Les soldats s'étaient établis dans les bourgs et villages des environs, et en si grand nombre, que beaucoup de familles avaient été forcées d’en recevoir jusqu'à vingt; impôt écrasant, inévitable, odieux; mais c'était la guerre. Quelque sévère que fût la discipline en vigueur parmi les troupes coalisées, il se commettait chaque jour, chaque heure, des actes de violence. Un jour, un champ était dévasté par le pas des chevaux; un autre jour, des arbres étaient coupés dans un parc, afin d’avoir du bois en quantité suffisante pour faire cuire ces énormes morceaux de bœuf encore présens à la mémoire de la génération envahie. Et que de légumes volés! que de fruits emportés avant la maturité, luxe dont se moquaient les cosaques! que de petits pillages autour d’une ferme! œufs, poules, poulets; rien n’est filou comme un vainqueur. Tout est égal d’ailleurs; un royaume conquis, c’est un gros œuf volé; une poule volée, c’est un petit royaume conquis. La campagne de France fut mortelle à nos propriétés rurales; tantôt livrées sans défense à la rage affamée des alliés, tantôt occupées par les Français reprenant l’avantage ou battant en retraite. Telle ferme de la Champagne a été deux fois en un jour prise par les Français et par les Prussiens.

Il vint un moment, pendant l’occupation étrangère, où les habitans n’osaient plus se plaindre aux chefs, tant la législation militaire était terrible contre le soldat délinquant: le fouet jusqu’au sang, jusqu’aux os, pour un léger vol; la mort pour une faute plus grave. Par humanité, on aimait mieux endurer la perte d’un mouton ou de quelques livres de fruits que de faire passer par les armes le malheureux maraudeur.

Cependant un vol fut commis si audacieusement, que la victime ne put empêcher sa colère d'éclater: c'était un fermier des environs de Soisy-sous-Étiolles. Obligé d’aller passer avec sa famille trois ou quatre jours à Villeneuve-Saint-Georges, il confia sa ferme à quelques-unes de ces femmes de la campagne dont l’emploi est d’aller vendre au marché deux fois par semaine le beurre et le fromage.

Instruits du voyage du fermier, des soldats allemands s’introduisirent la nuit dans son cellier; ils lui emportèrent le premier jour tout son vin en bouteilles, et, le second jour, les quatre ou cinq cents bouteilles de vins fins réservées pour les solennités patronales. Le déménagement se fit en silence et comme une reconnaissance de nuit. J’ignore si les œufs et les poules n’eurent pas un peu à souffrir de l’invasion; la grande affaire n’a pas laissé de place au retentissement des coups de main.

Quand le fermier rentra chez lui, de quel douloureux spectacle ne fut-il pas frappé? D’un saut, mais d’un saut de loup, car la colère est une bête fauve, il franchit les terrains qui le séparaient de la Seine, traversa la rivière, et se rendit au quartier-général du prince de Schwartzenberg, à Petit-Bourg; car il ne doutait pas que les voleurs ne fissent partie des régimens campés dans les différentes communes du canton. Les preuves abondaient, clous de souliers, pompons, boutons d’habit, mille et une pièces de conviction. Un Allemand est trop naïf pour ne pas oublier derrière lui autant de preuves qu’en exige une sentence.

Le prince, avec son affabilité ordinaire, donna audience au fermier. La plainte écoutée, il lui demanda s’il savait à quelle peine seraient infailliblement condamnés les soldats allemands contre lesquels il demandait justice. «Je le sais, répondit le fermier; mais ils l’ont mérité. – Réfléchissez bien, ajouta le prince, et revenez me voir demain; si vous persistez, il y aura jugement et condamnation à mort, cela va sans dire.

– Ma résolution est toute prise, pensa le fermier en se retirant. Je ne vois pas pourquoi ces pillards seraient épargnés; ce n’est pas ma faute si leurs lois les condamnent à mort; je me serais contenté de la prison.

– Eh bien! dit le prince de Schwartzenberg en recevant le lendemain le fermier de Soisy-sous-Étiolles; qu’avez-vous décidé?

– Que je ne renoncerai pas à les poursuivre devant le conseil de guerre, répondit celui-ci.

– Auriez-vous été soldat, par hasard? lui demanda encore le prince.

– Nous avons tous été soldats, à mon âge, dans le pays.

Le prince s’arrêta pour penser.

– Les trois soldats allemands qui ont volé votre vin, reprit-il, me seront livrés ce soir; on les connaît. Je vous prie de venir encore demain ici avant l’heure où le conseil s’assemblera pour les juger. Soyez au château à dix heures du matin.

Le fermier fut exact; rien jusque alors n’avait ébranlé sa détermination d'être vengé. Ancien soldat, comme il l’avait dit, il avait dans le cœur la colère bruyante du paysan pillé et la colère silencieuse du soldat vaincu. La raison et la pitié étaient fort à l'étroit entre ces deux passions.

– Voilà les trois soldats dont vous avez à vous plaindre; ce sont trois frères, Saxons tous les trois, dit le prince au fermier.

– Je ne m’attendais pas à voir trois frères dans mes pillards, se dit le fermier; c’est dur de les faire fusiller; mais c’est leur faute.

– Avant de les envoyer devant leurs juges, il m’a plu, dit le prince, de vous réunir vous et eux à ma table. Messieurs, nous allons déjeuner tous les quatre. Asseyons-nous.

Quand les trois autres invités, assez embarrassés d’abord de leur position respective, eurent bu les deux ou trois coups de vin vieux que leur avaient versés les domestiques, ils commencèrent à s’habituer à leur propre présence.

– Où avez-vous fait la guerre? dit ensuite le prince au fermier.

– En Italie et en Allemagne, mon prince.

Comprenant parfaitement le français, les trois Saxons écoutaient de toutes leurs oreilles.

– Étiez-vous à la prise de telle ville? lui demanda le prince.

– Sans doute.

– Et de telle autre?

– Oui, prince, et c'était chaud; nous débusquâmes l’ennemi de derrière une ferme, nous incendiâmes la ferme; puis tout fut à nous.

– A votre santé, dit le prince en versant un verre de bordeaux au fermier; continuez.

Les trois Saxons écoutaient toujours.

– Dame! nous fîmes ensuite comme en pays conquis; nous mangeâmes, nous bûmes, nous nous logeâmes chez le bourgeois. J'étais logé chez un prêtre, moi. Pendant deux mois, je puis dire que les poulets ne quittaient pas la broche.

– A votre santé, monsieur le fermier. – Le prince versa de nouveau.

– Son vin était fameux, si ses poules étaient grasses. Je bus jusqu’au dernier flacon.

– Il vous avait sans doute prié de l’en débarrasser.

– Ah! que non, le vieil avare! Mais j’aurais voulu voir qu’il m’eût empêché de saigner sa cave!

 

– Et s’il n’eût pas consenti à vous en livrer les clefs?

– J’aurais enfoncé la porte.

– A votre santé, monsieur le fermier. Ah! vous eussiez enfoncé la porte; et le conseil de guerre?..

– Bah! bah! le conseil de guerre en pays conquis! Eh bien! oui: j’eusse été peut-être condamné à être mis à la queue du régiment.

– Une plume et du papier, dit le prince à ses domestiques.

«Moi, fermier à Soisy-sous-Étiolles, écrivit le prince, ancien soldat, ayant fait la guerre en Allemagne, où j’ai quelquefois bu, sans leur permission, le vin des personnes chez lesquelles j'étais logé, et n’ayant jamais été puni pour cela, consens à ce que les trois soldats saxons qui ont pillé mon cellier soient, pour cette faute, condamnés à mort sur-le-champ.»

– Signez donc, monsieur le fermier.

Le fermier prit son chapeau et son bâton pour gagner la porte.

– Je ne veux pas que vous partiez ainsi, dit le prince en riant: estimez votre perte, et nous réglerons ensuite tous les deux. Faites comme si je vous avais acheté votre vin.

– Sortez! dit-il ensuite aux trois Saxons. Je vous condamne à boire de l’eau pendant trois mois.

C’est aussi au château de Petit-Bourg que se conclurent plusieurs actes de haute politique dont le souvenir ne se perdra jamais. Là, le général en chef des troupes coalisées contre la France, le prince de Schwartzenberg, traita avec le duc de Vicence et le prince de la Moskowa des deux abdications de Napoléon. On n’apprendra à personne que la première de ces deux abdications fut rejetée par le gouvernement provisoire, à cause de l’article additionnel où l’empereur disait ne résigner le pouvoir qu’en le déléguant à son fils, et que la seconde fut enfin acceptée en ces termes par Napoléon: «Les puissances alliées ayant proclamé que l’empereur Napoléon était le seul obstacle au rétablissement de la paix en Europe, l’empereur Napoléon, fidèle à son serment, déclare qu’il renonce, pour lui et ses héritiers, aux trônes de France et d’Italie, et qu’il n’est aucun sacrifice personnel, même celui de la vie, qu’il ne soit prêt à faire à l’intérêt de la France.» On sait qu’avant même ce moment de déchéance difficile, impossible à éluder, quoi qu’on en ait dit, Napoléon avait vu s'éloigner de lui la plupart de ses plus pompeux compagnons d’armes. Le soleil impérial s'éteignait; il s'était éteint. De Fontainebleau à Paris, la longue chaussée était couverte d'équipages fugitifs, qui se hâtaient de gagner au galop les riches hôtels du Roule et de la Chaussée-d’Antin. La victoire brûlait de rentrer dans ses meubles, d’accrocher le glaive sous les couronnes, de jouir du repos enfin. On a beaucoup trop blâmé la conduite des généraux de l’empereur, à cette époque de démembrement définitif. Leur rôle était fini comme celui de Napoléon; seulement Napoléon ne voulut pas comprendre cette poignante vérité, lui qui, à la rigueur, ne disputait avec tant d’acharnement le terrain incendié devant et derrière lui que pour reprendre ce qu’il avait conquis; position exactement semblable à celle de ses capitaines. Sans être vieux, ils avaient vieilli; ils étaient blessés; tous étaient mariés; beaucoup d’entre eux avaient des enfans à élever. Après tout, l’heure était venue pour eux, comme elle vient pour les hommes d’obscure condition, de jouir des fruits de la peine prise dans la jeunesse. On a dit que, Napoléon les ayant créés ducs, princes, maréchaux, ils ne voulaient plus du jeu de la guerre. Le motif nous paraît plus que suffisant. N’est-il pas parfaitement fondé en raison? Pourquoi objecter que c'était peu patriotique? Est-ce que Napoléon était rigoureusement encore la patrie en 1814?

Cet événement historique de l’abdication de Napoléon, convenue au château de Petit-Bourg, se relie à un autre fait sur lequel la génération prochaine aura peut-être à revenir et à se prononcer. Nous voulons parler de la défection du sixième corps, commandé par le duc de Raguse. C’est de Petit-Bourg à la rue Saint-Florentin que la mémorable dépêche fut transmise par le prince de Schwartzenberg. On connaît le résultat foudroyant qu’elle eut au milieu du conseil des princes coalisés, qui avaient hésité jusque là s’ils accepteraient ou repousseraient l’abdication de Napoléon en faveur de son fils. L’opinion monarchique, par l’organe d’un de ses bons écrivains, M. F. – P. Lubis, présente à vingt-cinq ans de distance ce grand événement de la défection du duc de Raguse, dans les termes que nous lui empruntons, Histoire de la Restauration, pages 214 et 215, 1er volume: «Le roi de Prusse se prononça contre la régence. L’empereur de Russie hésitait toujours. Il n’y eut qu’une voix pour renverser Napoléon. L’avis fut même ouvert de marcher sur Fontainebleau, de lui livrer une dernière bataille, et de faire les plus grands efforts pour s’emparer de sa personne. Le désir d'éviter une nouvelle effusion de sang empêcha de prendre ce parti. Le conseil se sépara, au surplus, sans rien conclure, Alexandre ayant remis au lendemain pour se décider.

»Peu d’instans après, cependant, les commissaires de Napoléon trouvèrent le czar dans des dispositions bien différentes de celles dont ils avaient conçu un si favorable augure. La conférence languissait sans qu’il eût fait connaître sa décision, lorsqu’un aide de camp vint lui remettre une dépêche, en ajoutant quelques mots en langue russe, qui furent compris du duc de Vicence. «Mauvaise nouvelle!» dit celui-ci d’une voix concentrée aux maréchaux, étonnés de sa soudaine pâleur.

«Messieurs, reprit Alexandre après avoir lu, je résistais avec peine à vos instances, voulant donner une marque de mon estime particulière à l’armée française, que vous représentiez. Mais cette armée, dont vous faites valoir le vœu unanime, se met en opposition avec vous. Sa volonté, en effet, la connaissez-vous bien? Savez-vous ce qui se passe au camp? Savez-vous que le corps de M. le duc de Raguse s’est rangé tout entier de notre côté?»

»Les plénipotentiaires s'écrièrent que cela était impossible. «Lisez,» repartit Alexandre en mettant sous leurs yeux la dépêche signée de la main du prince de Schwartzenberg. Ils regardèrent d’un air interdit le duc de Raguse: le maréchal était au désespoir.

»Ainsi fut perdue la cause de la régence.»

Sans regretter les jours à jamais éteints de puissance seigneuriale, plus chers à l’imagination qu’au cœur de la génération vivante, il faut leur rendre la part de justice qu’ils méritent. Remplacera-t-on au sein de la population des campagnes, condamnée à être long-temps encore nécessiteuse, malgré tous les essais de la politique, l’ascendant généreux des riches familles titrées? Je sais que leur générosité n'était pas gratuite, et qu’il n'était pas toujours difficile aux seigneurs d'être magnifiques une fois l’an, quand ils grossissaient leurs revenus d’une foule d’impôts vexatoires. Mais l'état n’est-il pas aussi de nos jours un seigneur exigeant? Et n’est-ce pas la dîme, n’est-ce pas la corvée sous d’autres noms moins flétrissans, que l’octroi, les portes et fenêtres, le personnel, la garde nationale et la conscription? On dit qu’au bon plaisir du maître a succédé l'égalité devant la loi. Il y aurait beaucoup à écrire sur cette égalité et cette loi. Enfin, serait-il vrai, et je pourrais l’admettre, que la commune eût détrôné avec avantage pour les masses l’antique féodalité, la commune n’en demeurerait pas moins un être froidement de raison, opérant le bien sans chaleur, sans enthousiasme, et surtout sans amour. La commune a-t-elle une figure, une voix? Qui la connaît? Qui l’aime? Soyez réduit à la misère, la commune est une maison lugubre où l’on vous donne un morceau de carton que vous échangez contre un pain; soyez malade, la commune, sous les traits d’une autre maison, vous jette une carte qui vaut un lit de fer dans un hôpital; mourez sans laisser cent sous pour le fossoyeur, la commune délivre à votre frère ou à votre ami un autre morceau de carton avec lequel il a la faveur de vous couvrir d’un peu de terre sans frais. Ceci est à peu près toute la commune. Il n’y a rien à reprendre à son humanité; mais qu’elle est triste et glacée! Qu’est-ce qu’une générosité inaccessible à la reconnaissance? N’aimez-vous pas mieux, dans un autre ordre d’organisation sociale, ce seigneur matinal qui frappe à chaque chaumière, se fait ouvrir, entre, invite chacun à lui dire son désir ou sa plainte? Si ce n’est lui, sa femme ou sa fille parcourent le bourg au milieu de la nuit, pendant l’hiver, et voient à travers les fentes de la porte le lit sans couverture, ou le foyer sans feu. Pourquoi avoir constamment oublié l’immense contre-poids que faisaient les femmes à la dureté, à la violence, au despotisme de quelques seigneurs? Et la considération est grave à peser. Quand chaque village avait pour patronne terrestre une femme attentive et humaine, il restait peu de place en France pour l’absolue misère. Eh bien! voilà les visages adorés, les mains connues et cherchées dans l’ombre, voilà la reconnaissance dont nous parlions. Baisez donc la main à la commune: grande cause de pitié et d’amélioration retranchée du trésor moral de la nation. Entre le bien qui émane de la commune et celui que faisaient autrefois les habitans des châteaux, il y a à observer la même différence qu’entre l'œuvre produite par une mécanique et l'œuvre conçue, exécutée par la main de l’homme. La première est exacte, nette, irréprochable; mais elle est sans vie; la seconde ne vient pas toujours à point, elle pèche par de grands défauts, des oublis et des incertitudes, mais le sang et la pensée y ont mis du leur. La commune est l’imprimerie du bienfait, et la libre indépendance de bien faire qu’elle a remplacée en était l’autographe.

5Mémoires du comte d’Allonville.