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Les Tourelles: Histoire des châteaux de France, volume II

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Pendant sa courte absence, le roi, oubliant la discussion, indiqua du bout de sa canne aux courtisans les nombreuses beautés de l’ouvrage de Girardon, son statuaire de prédilection; il tenait son chapeau à plumes dans la main gauche afin de se garantir des rayons du soleil. On l'écoutait avec une espèce d’adoration lorsqu’il parlait des grands artistes dont il avait doté la France et son règne. Alors ses chagrins de plomb semblaient ne plus peser autant sur sa profonde décrépitude; il relevait peu à peu le front; il était vénérable, lamentable et beau. Que lui restait-il de ses guerres? l’humiliation; de ses maîtresses? madame de Maintenon; de ses fils? des souvenirs de poison. Mais de Girardon, de Puget, de Lebrun, de Racine, de Corneille, il lui restait d’impérissables statues, des livres, des tableaux qui devaient illuminer la longue route de son siècle.

Louis XIV se plut à parler avec onction de quelques-uns de ces artistes, revenant toujours sur le mérite particulier de Girardon.

Troyes, en Champagne, fut la patrie de François Girardon, un des artistes dont la vie accompagna pas à pas le règne de Louis XIV, et fut la plus dévouée aux volontés de ce monarque. Né en 1627, il ne mourut qu’en 1715; soixante années de cette glorieuse vie furent employées à tailler des statues, des fontaines, des vases et des bas-reliefs pour les jardins royaux, et notamment pour Versailles, qu’il vit commencer et finir, embrassant dans sa longévité patriarcale la période des nombreux sculpteurs du dix-septième siècle, presque tous nés après lui et morts avant lui. Cette ample existence, jointe à l’influence qu’il acquit par sa renommée et la charge d’inspecteur-général de tous les ouvrages de sculpture dont il fut revêtu à la mort de Lebrun, rendent raison de la prépondérance de son goût sur les artistes de son temps. A l’exception de Puget, trop rustique, trop d’un seul bloc, pour obéir à d’autres ordres que ceux de son inspiration, tous les sculpteurs du dix-septième siècle inclinèrent le ciseau devant lui, et passèrent sous son équerre. Auguier, Coysevox, Renaudin, Coustou, furent ses élèves ou ses courtisans; et par déférence ou par conviction, malgré les dissemblances de leur génie, ils adoptèrent sa manière sans se permettre d’autre mérite, avec la faculté incontestable d’en avoir à ajouter à celui de leur maître, que de multiplier ses formes uniquement gracieuses: Versailles fut un monastère qui eut sa règle invariable et son abbé inflexible dans Girardon. Ses statues et celles de ses disciples sont de la même famille. Au lieu du nez droit des Grecs, signe accepté de plusieurs générations de sculpteurs, ce furent les chutes des reins ondulées, les petites épaules, et les chairs chiffonnées qui caractérisèrent l'école de Girardon. Elle ne vaut pas celle de Jean Goujon, qui s’ensabla sous le règne de Louis XIII, sans qu’on en puisse dire au juste la raison; mais, à coup sûr, elle vaut infiniment mieux que celle dont le chevalier Bernin, géant de plâtre, était alors le représentant en Italie, et mieux encore que toutes celles qui lui ont succédé au dix-huitième siècle et au dix-neuvième siècle, jusqu'à nous. Quand on n’atteint pas à l'énergie du geste comme Puget, on n’a rien de mieux à faire que de s’arrêter à l’amabilité des formes de Girardon. S’il n’eut pas toutes les qualités dévolues à la statuaire antique, la réflexion serrée, la grâce dans l’exactitude, la vie idéale à la surface de la vie réelle, il eut à un très-haut degré l’instinct de toutes les sensibilités de la chair, qualités dont il eut les défauts, en poussant la vérité jusqu'à la trivialité du moment, c’est-à-dire jusqu'à voir le plus gracieux modèle d’une nature de choix dans l'épiderme soyeux d’une duchesse.

Enfin, d’Antin revint accompagné de son architecte, de celui dont le roi attendait la sentence sans appel.

– Décidez entre nous, monsieur, lui dit le roi d’un ton de bonté encourageante. Cette statue est-elle ou n’est-elle pas en équilibre?

Avant de répondre, l’architecte posa son équerre au milieu de la statue, et laissa pendre le fil à plomb jusqu’au bas du socle.

– Sire, dit l’architecte en montrant la direction du cordon aux courtisans, la statue penche d’un pouce au moins vers la droite.

– J’avais donc raison, messieurs, dit le roi en désignant le duc d’Antin, qui paraissait moins confus de sa propre défaite que satisfait de la victoire de Louis XIV.

– Sire, répondit-il, vous nous pardonnerez de n’avoir pas la rectitude de votre regard; sinon ce serait nous punir de ne pas vous égaler.

Les autres courtisans varièrent ce thème élogieux sur toutes les notes, quoique au fond, eux et le duc d’Antin, le premier, sussent parfaitement que le faune de Girardon tombait sur le côté d’une manière sensible. La comédie avait parfaitement réussi.

Cette supériorité de lumières plaisait au roi, qui prenait pour des avantages réels sur l’intelligence des autres ces concessions complaisantes, renouvelées sous mille formes autour de lui.

Le duc d’Antin, devenu, par cette première flatterie, surintendant des bâtimens, la reprit souvent avec succès. Dans les pièces relatives au siècle de Louis XIV4, de Voltaire, on lit (pages 390-391): «Les chefs-d'œuvre de sculpture furent prodigués dans ses jardins. Il en jouissait et les allait voir souvent. J’ai ouï dire à feu M. le duc d’Antin que, lorsqu’il fut surintendant des bâtimens, il faisait quelquefois mettre ce qu’on appelle des cales entre les statues et les socles, afin que, quand le roi viendrait se promener, il s’aperçût que les statues n'étaient pas droites, et qu’il eût le mérite du coup d'œil. En effet, le roi ne manquait pas de trouver le défaut. M. d’Antin contestait un peu, et ensuite se rendait et faisait redresser la statue, en avouant avec une surprise affectée combien le roi se connaissait à tout. Qu’on juge par cela seul combien un roi doit aisément s’en faire accroire.

»On sait le trait de courtisan que fit ce même duc d’Antin, lorsque le roi vint coucher à Petit-Bourg, et qu’ayant trouvé qu’une grande allée de vieux arbres faisait un mauvais effet, M. d’Antin la fit abattre et enlever la même nuit; et le roi, à son réveil, n’ayant plus trouvé son allée, il lui dit: Sire, comment vouliez-vous qu’elle osât paraître devant vous? elle vous avait déplu.

»Ce fut le même duc d’Antin, qui, à Fontainebleau, donna au roi et à madame la duchesse de Bourgogne un spectacle plus singulier, et un exemple plus frappant du raffinement de la flatterie la plus délicate. Louis XIV avait témoigné qu’il souhaiterait qu’on abattît quelque jour un bois entier qui lui ôtait un peu de vue; M. d’Antin fit scier tous les arbres du bois près de la racine, de façon qu’ils ne tenaient presque plus; des cordes étaient attachées à chaque corps d’arbre, et plus de douze cents hommes étaient dans ce bois prêts au moindre signal. M. d’Antin savait le jour que le roi devait se promener de ce côté avec toute sa cour; sa majesté ne manqua pas de dire combien ce morceau de forêt lui déplaisait: – Sire, lui répondit-il, ce bois sera abattu dès que votre majesté l’aura ordonné. – Vraiment, dit le roi, s’il ne tient qu'à cela, je l’ordonne, et je voudrais déjà en être défait. – Eh bien, sire, vous allez l'être. – Il donna un coup de sifflet, et l’on vit tomber la forêt. – Ah! mesdames, s'écria la duchesse de Bourgogne, si le roi avait demandé nos têtes, M. d’Antin les ferait tomber de même.»

La plaisanterie de la duchesse de Bourgogne sur les formes expéditives du duc d’Antin rappelle singulièrement le bon mot de madame de Maintenon, le jour où l’allée fut aussi coupée au pied au château de Petit-Bourg; conformité qui autorise à douter de l’une ou de l’autre anecdote, si elle n’invite pas à les rejeter toutes deux, malgré le témoignage de Voltaire.

L’art de courtisan, dont on s’est moqué avec plus de haine que de raison, n'était pas, comme on a le tort habituel de le croire, une infirmité dégradante, un abaissement de l'âme. Sans doute Dangeau était parfois ridicule par l’excès de son adoration pour Louis XIV, quoique Dangeau, et son journal même le prouve, fût un écrivain tout aussi agréable pour son temps qu’il est utile à consulter dans le nôtre; sans doute le duc d’Antin et le duc de la Feuillade, l’un en sciant au pied un rideau d’arbres, l’autre en érigeant au roi, au milieu de la place des Victoires, une colossale statue équestre autour de laquelle des flambeaux brûlaient toute la nuit, poussèrent trop loin le dévouement domestique et l’affection privée; mais le sentiment qu’ils gâtaient par l’exagération mérite une étude, et non du mépris. Cette étiquette, dont ils se montraient si jaloux et si heureux, n'était pas chose vaine alors. Comment se classaient les hommes? est-ce par l’intelligence ou par le rang? Puisque c’est par le rang, rien ne pouvait être inviolable comme le rang; et l’on ne voit pas pourquoi on n’aurait pas dû avoir autant de juste vanité à offrir à Marly le bougeoir à Louis XIV qu’on en a eu plus tard à réclamer dans un plat d’argent les cheveux de Napoléon quand il se les faisait couper. Or le rang représentait plus de la moitié du courtisan; le respect et l’affection personnelle, si nécessaire sous une monarchie absolue, faisaient le reste. Cette affection valait à la couronne des officiers dévoués au moment de la guerre et des amis dans le malheur. Le courtisan Turenne se faisait emporter par un boulet; le courtisan d’Antin envoyait toute son argenterie à la fonte pour que les soldats de Louis XIV ne mourussent pas de faim pendant les si désastreuses campagnes de la fin de son règne. N’altérons pas les idées en déshonorant les noms; ne pas aimer la monarchie absolue n’oblige pas à méconnaître le fond de son institution, le caractère de sa langue, la sincérité de son culte. Qu’eût été Louis XIV sans courtisans? Se le figure-t-on au milieu des sujets d’un stathouder? A cet esprit de cour, à ce fanatisme pour la monarchie personnifiée, à cette tendresse, qui ne rougissait pas de baisser la tête devant le roi, à la condition de la laisser tomber pour lui dans l’occasion, la France doit une flexibilité de langage impossible à surpasser, une variété de charmantes formules de conversation, qui sont à la pensée ce que les feuilles sont au bois d’un arbre, c’est-à-dire un ensemble touffu, gazouillant, inépuisable, harmonieux. Sans ces fous de marquis, ces vicomtes débraillés, sans ces chevaliers galans, dans lesquels nous ne voyons que des courtisans, nous serions, comme nation civilisée, au niveau des Hollandais pour la finesse de manières, et des Anglais pour l'élégance du langage: un siècle en arrière. Quand le roi est la patrie, le monde c’est la cour.

 

En 1717, à l'époque de transformation où les hommes d’esprit commençaient à détrôner, en politique comme en littérature, les fortes capacités du siècle précédent, un homme de génie, dans toute l’exigeante acception du mot, Pierre Ier, czar de Moscovie, eut une seconde fois l’envie de connaître la France. On sait que ce désir avait été antérieurement éludé par Louis XIV, peu jaloux, dans sa vieillesse inquiète et sans faste, d’accueillir à sa cour un souverain venant exprès du fond du nord pour voir de près les magnificences qu’on lui avait racontées de la cour du grand roi. Mais Louis XIV était mort, Louis XV était encore enfant, le régent ne haïssait pas la représentation, et d’ailleurs le czar avait depuis Louis XIV étendu une illustration sans exemple d’un bout de l’Europe aux extrémités de l’Asie: son projet devait se réaliser. Après avoir voyagé en Hollande, en Allemagne et en Angleterre, il ne pouvait trouver d’obstacle sérieux à voir la France, alors plus fermement qu’aujourd’hui encore placée à la tête des nations civilisées.

Pour la première fois peut-être, un monarque sortait de ses états lointains, non par un vain désir de voir et d'être vu, mais pour s’instruire dans les arts utiles au commerce et à la navigation, deux grandes, deux fécondes passions du fondateur de l’empire russe.

Dunkerque fut le port où, le 21 mai 1717, descendit Pierre Ier, accompagné de sa suite. Pour le recevoir dignement, le régent avait mis à sa disposition des fourgons, des carrosses en très-grand nombre, les plus riches équipages du roi, avec ordre de traiter le czar comme le roi lui-même. Le marquis de Nesle se présenta à lui à Calais pour lui faire les honneurs du voyage jusqu'à Beaumont, d’où le maréchal de Tessé devait l’escorter jusqu'à Paris. Cette déférence parut naturelle au czar; et, pendant toute sa résidence dans la capitale, il ne se montra jamais surpris du cérémonial outré dont on usa envers lui.

«Ce prince, dit une relation historique dédiée au czar lui-même, et écrite par l’auteur du nouveau Mercure François, arriva à Paris entre neuf et dix heures du soir, le roy étant déjà couché. Il fut surpris de voir les rues Saint-Denis et Saint-Honoré toutes illuminées, avec un peuple infini qui occupoit les fenêtres et les passages.»

Quoique ses appartemens eussent été dressés au Louvre avec une somptuosité digne de son rang, on jugea, et ce fut fort à propos, de lui tenir prêt l’hôtel de Lesdiguières, appartenant au maréchal de Villeroi. On supposa que le czar serait plus à l’aise qu’au Louvre dans un hôtel exclusivement dévolu à lui seul. Ainsi qu’il avait été réglé, le maréchal de Tessé, qui avait rencontré Pierre Ier à Beaumont, l’accompagna jusqu'à Paris, et lui servit d’introducteur au Louvre le soir du même jour, vers neuf heures. Les marbres, les lumières répandues à l’excès dans les appartemens, les girandoles de cristal, jouant, tournant et miroitant à ses yeux, les dorures des plafonds et des portes, les couleurs cramoisies des tapisseries, le fatiguèrent à tel point, qu’il voulut s’en aller tout de suite à l’hôtel de Lesdiguières. «Étant entré dans la salle (une des salles du Louvre), où il trouva deux tables de soixante couverts chacune, en gras et en maigre, il les considéra, et demanda un morceau de pain et des raves, goûta à cinq ou six sortes de vins, but deux gobelets de bière, qu’il aime beaucoup, et jetant les yeux sur la foule de seigneurs et autres personnes dont les appartemens étoient pleins, il pria M. le maréchal de Tessé de le faire conduire à l’hostel de Lesdiguières, proche l’Arsenal.» On avait encore trop richement orné cet hôtel pour ses goûts d’une simplicité austère. Dédaignant les meubles opulens placés par l’ordre du régent, et surtout le lit d’or et de soie qui lui était destiné, il fit porter et préparer son lit de camp, et s’y coucha à demi habillé, comme il en usait à l’armée. C'était à cet empereur sauvage que le seigneur le plus délicat de la cour avait prêté son riche, son magnifique hôtel.

Sa personne était en analogie parfaite avec son esprit; la rudesse et l’intelligence marquaient sa physionomie et ses actions. Grand, maigre, mais bien pris, l'œil noir asiatique, le teint animé, rougeâtre comme la glace au soleil, il avait par momens des irritations nerveuses dont tous les angles et les muscles faciaux étaient émus. S’il s’apercevait de sa contraction, il la domptait et l’effaçait sous un sourire affecté, mais plein de grâce.

«Le même jour, le czar étant sorti à cinq heures du matin dans un carrosse à deux chevaux seulement, il alla à l’Arsenal, à la Place-Royale, dont il fit le tour; ensuite à la place des Victoires, qu’il dessina, et y lut les inscriptions; et de là à la place de Louis-le-Grand, dont il admira la statue équestre. Il s’arrêta chez le charpentier du roi, vit travailler ses ouvriers, et travailla avec eux, s’informant du nom et de l’usage des outils différens; il descendit aussi chez le menuisier du roi, où il fit ses observations. Ce monarque avoit prié le jour précédent M. le duc d’Antin de lui fournir une description de tout ce qu’il y avoit de plus curieux à Paris: deux heures après, ce seigneur lui apporta un cahier proprement relié, qui contenoit toutes les raretés de cette grande ville; il le reçut sans l’examiner; mais, l’ayant ouvert, il fut agréablement surpris de le voir traduit en langue esclavonne, et s'écria qu’il n’y avoit qu’un François capable de cette politesse.

»M. le duc d’Antin accompagna le czar à l’académie royale de Peinture et de Sculpture, où M. Coypel, peintre célèbre, eut l’honneur de lui expliquer tous les sujets différens qui méritent quelques observations.

»Le 16, le czar se rendit aux Invalides à l’heure du dîner. Il salua en particulier tous les officiers, et leur fit l’honneur de les nommer ses camarades.»

On connaît son costume: perruque sans poudre, habit sombre, point de dentelles; jamais de gants.

Son appétit était primitif comme ses manières: il mangeait énormément, buvait davantage; il buvait toujours. Sa suite aurait cru lui faire injure en affectant de la sobriété. Son aumônier seul le surpassait en intempérance.

Et cependant ce prince, trivial jusqu'à passer des journées entières avec des maçons, à partager leurs travaux, méprisant à un degré presque puéril l'éclat du luxe, la mollesse de notre vie intérieure, le relâchement de nos habitudes, était d’un despotisme presque raffiné sur l'étiquette, d’une tyrannie subtile sur les questions de préséance. C'était un ours tombé dans l’habit d’un marquis; un ours poudré.

On est émerveillé de la docilité du régent à condescendre à toutes les servilités d’une étiquette qui, apparemment, voulait que le prince visité fût le laquais du prince visiteur. Le czar prétend ne mettre le pied hors de son hôtel de Lesdiguières qu’après avoir été salué par le duc d’Orléans, et le duc d’Orléans s’empresse de se rendre au caprice du czar, lequel fait deux pas en avant, tourne le dos, et passe le premier dans un cabinet où il s’assied au haut bout. A l’Opéra, le czar a soif, le duc d’Orléans se lève, va chercher de la bière, et en offre un verre dans une soucoupe; quand le czar a bu, il prend une serviette des mains du duc d’Orléans et s’essuie les lèvres. Le czar nous coûtait six cents écus par jour, y compris le service du duc d’Orléans.

Nous passons sur une foule de traits qui décelèrent le caractère du czar pendant son séjour à Paris, pour mentionner un événement de la fête dont il fut le héros chez le duc d’Antin à Petit-Bourg.

«Le 30 de mars, M. le duc d’Antin engagea ce prince à aller dîner à Petit-Bourg, d’où il a dû se rendre à Fontainebleau, tout étant disposé pour l’y recevoir, et pour lui donner successivement le plaisir de la chasse du loup, du cerf et du sanglier.

»Il s’en faut beaucoup que les voyages des empereurs Charles IV, Sigismond, et Charles V, en France, aient eu une célébrité comparable à celle du séjour qu’y fit Pierre-le-Grand. Ces empereurs n’y vinrent que par des intérêts de politique, et n’y parurent pas dans un temps où les arts perfectionnés pussent faire de leur voyage une époque mémorable; mais quand Pierre-le-Grand alla dîner chez le duc d’Antin, dans le palais de Petit-Bourg, à trois lieues de Paris, et qu'à la fin du repas il vit son portrait, qu’on venait de peindre, placé tout d’un coup dans la salle, il sentit que les Français savaient mieux qu’aucun peuple du monde recevoir un hôte si digne.» (Histoire de Russie, part. II, chap. VIII, p. 336, édition Delangle.)

Ni Voltaire, que nous citons, ni Saint-Simon et Dangeau, à qui nous empruntons souvent, ne parlent de ce voyage du czar en France avec la minutieuse fidélité du Mercure, quoique tous les trois affectent l’ordre chronologique le plus absolu dans leur récit. A notre avis, le Mercure est la meilleure source où l’on doive puiser quand on a besoin de connaître les événemens du temps de Louis XIV, du régent et de Louis XV. Ce mérite, il n’est pas besoin de le dire, n’est relevé ni par celui du style ni par celui d’un esprit de critique même au niveau de la liberté fort restreinte de l'époque. Père du journalisme, le Mercure a débuté par la naïveté, et le journalisme est, je crois, maintenant assez éloigné de son origine.

Nous détacherons encore de cet excellent recueil quelques lignes instructives parmi celles qui sont consacrées au séjour du czar à Paris.

«Le dimanche, 30 du passé, le czar arriva de bonne heure à Petit-Bourg, où M. le duc d’Antin lui fit servir un dîner magnifique, après lequel il alla coucher à Fontainebleau. Le lendemain, il courut le cerf avec l'équipage du roi, et monta les chevaux de M. le comte de Toulouse, qui se trouva à cette chasse; elle fut si vive, que le cerf fut forcé en moins d’une heure et demie. Le czar, qui n’avoit jamais pris ce plaisir royal, en parut fort content, et fit à M. le comte de Toulouse toutes les honnêtetés imaginables.

»Il revint coucher à Petit-Bourg, où M. le duc d’Antin le reçut aussi magnifiquement que la veille, quoique ce retour fût imprévu. Après avoir parcouru les jardins et la terrasse qui sert de barrière à la Seine, il entra le 1er juin dans une gondole, qui le ramena à Paris avec toute sa cour, qui le suivoit dans d’autres bateaux. Il s’arrêta à Choisy, où il fut accueilli par madame la princesse de Conti, douairière, qui doit y séjourner tout l'été; il vit les jardins et les appartemens: s’y étant rafraîchi, il continua son chemin en gondole, et ayant traversé tous les ponts de Paris, il vint descendre à l’abreuvoir, au-dessous de la porte de la Conférence; il monta en carrosse, et, passant sur les remparts de la ville, il alla chez un artificier où il acheta une grande quantité de fusées et de pétards qu’il voulut tirer lui-même dans le jardin de l’hôtel de Lesdiguières.»

Quelque curieux que soit le reste du récit, il s'éloigne trop de notre sujet pour que nous le transcrivions ici. Nous ne racontons pas la vie du czar Pierre, mais un jour, quelques heures de sa vie, passées au château dont nous nous sommes constitué l’historien.

Louis XV ne fut pas moins porté que son grand-aïeul à combler les vacances du trône par le plaisir, la variété des fêtes, les petits soupers, créés sous son règne et dans son palais même, et par mille voluptés dont les raffinemens augmentèrent avec sa vieillesse. Entre autres goûts, il avait aussi le goût de la chasse, à l’exemple de presque tous ses prédécesseurs. Ce plaisir était pour lui d’autant plus vif qu’il était l’occasion de deux autres auxquels il tenait beaucoup. Quand il avait chassé, il mangeait mieux, il aimait davantage, ou bien il mangeait davantage et il aimait mieux. Cette manière d'être étant passée en habitude chez Louis XV, et en principe chez les courtisans, serviteurs discrets de ses désirs, il trouvait toujours, après la chasse, au château où il daignait descendre, un souper des plus fins, et pour convives les plus jolies et les plus spirituelles femmes de la noblesse française; et ceci se prolongeait sans lacune jusqu'à l’heure de quelque sérieuse maladie arrivant avec son cortége noir de médecins et de prêtres. Alors la favorite était congédiée pendant tout le règne de la fièvre, ce qui à beaucoup de gens ne paraîtra pas un grand sacrifice fait à la religion.

 

La forêt où Louis XV aimait le plus à chasser était celle de Sénart; c’est du moins dans la forêt de Sénart que le Mercure galant, ce journal si précieux à consulter, nous le montre le plus souvent à la poursuite du chevreuil et du cerf. Deux châteaux le recevaient de préférence aux autres sur la rive droite et sur la rive gauche de la Seine, celui de Soisy-sous-Étiolles et celui de Petit-Bourg.

Heureux d’y prolonger un délassement plein de charmes, il n’en partait qu’aux deux tiers de la nuit, quand il n’y restait pas jusqu’au matin, circonstance plus rare; car il fallait traverser Paris au milieu des interprétations indiscrètes des bons bourgeois éveillés.

Parfaitement dociles aux caprices de Louis XV et récompensés selon leur zèle spécial, plus facile à définir qu'à justifier, les courtisans d’un certain esprit et d’un certain naturel avaient la haute direction des plaisirs clandestins du roi. La peine n'était pas perdue; il s’est créé beaucoup de duchés-pairies à cette époque dont le faubourg Saint-Germain sait l’origine. Ces amis du roi ne laissaient jamais manquer ses repos de chasse des objets d’affection qu’il avait contracté l’habitude d’y rencontrer. Tous d’ailleurs n’affectaient pas les mêmes facultés ingénieuses. Les uns, le précédant de quelques heures, savaient donner aux mets du festin une physionomie nouvelle, séduisante, irrésistible; leurs mains savantes plaçaient les bougies dans l’endroit le plus favorable à l'éclat des beautés cueillies pour la soirée. D’autres excellaient dans le mystère; leur science était profonde à faire paraître sur les pas du roi, et comme par le plus grand des hasards, quelque jeune paysanne oubliée comme une fraise au bord d’une allée du bois. Le roi prenait et savourait la fraise. Le lendemain, c'était une moissonneuse égarée loin du sillon, ou une batelière endormie au fond de son bac. La fraise, la batelière et la moissonneuse n’avaient pas toujours une naissance fort rurale, mais les rois n’y regardent pas de si près; d’ailleurs Louis XV ne perdait pas le temps en observation.

Or, un soir d’automne, Louis XV, en revenant de la chasse, alla souper comme de coutume au château de Petit-Bourg. La nuit était belle sans être éclairée par la lune; c'était la pureté sombre d’un ciel étoilé. Malgré la licence acidulée des propos, le piquant des anecdotes, la douce ivresse du vin de Champagne, le roi se leva pour sortir. Un signe avait averti ses compagnons de chasse de ne pas se déranger pour le suivre. Apparemment il souhaitait d'être seul. On eut l’air de ne pas comprendre le motif de cette absence, expliquée cependant par une foule d’absences semblables. C'était le moment où d’ordinaire le roi se heurtait dans l’ombre à quelque délicieuse surprise.

Les joues en feu, le pied leste, l’oreille pourpre, il traversait la dernière pièce qui ouvre sur la terrasse, quand il vit se lever d’un fauteuil où elle était soucieusement assise une dame qu’il n’avait pas aperçue au souper. C'était la comtesse de Mailly, sa favorite, une des cinq charmantes filles du marquis de Nesle. Le roi fut fort étonné de sa présence, qui n'était pas assurément pour lui la rencontre désirée. Depuis quelques années, madame de Mailly pouvait difficilement surprendre Louis XV.

Sans donner au roi le temps de l’interroger, elle lui dit, avec le ton d’autorité que les femmes emploient d’ordinaire lorsqu’elles n’ont plus aucune autorité, qu’elle avait appris avec étonnement (avec indignation, elle aurait voulu dire) que la place vacante de dame d’honneur de la reine allait être accordée à une autre qu’elle, comtesse de Mailly, aimée du roi. Cela était douloureux à penser, honteux à croire, absurde à supposer.

Poli autant que la comtesse de Mailly était sourdement irritée, le roi lui répondit que la reine n’avait encore rien décidé à cet égard. C'était une chose prématurée ou plutôt remise. A coup sûr, ses droits ne seraient pas oubliés dès qu’on songerait à donner l’emploi à quelqu’un.

Après avoir égrainé quelques autres phrases gracieuses, le roi baisa la main à la comtesse.

Il veut être seul, pensa madame de Mailly; la trahison s’achève. Une femme l’attend dans le parc. Mon règne est passé.

Elle ne se trompait guère. Le roi n’avait plus pour elle que l’attachement banal de l’habitude, si aisé à rompre, surtout à la cour.

La comtesse de Mailly marcha prudemment derrière les pas du roi en frôlant les premières haies du parterre; bientôt elle fut comme lui dans l'épaisseur du parc. Sa curiosité ne tarda pas à être satisfaite: ses prévisions l’avaient bien servie.

Bientôt elle entendit dans l’allée voisine des pas doubles sur le gazon et deux voix qui se répondaient sous l’ombre des tilleuls. Elle écouta de toutes les forces concentrées de son attention, le cœur palpitant, l’oreille collée au mur de feuillage qui la cachait.

Le roi disait: Vous êtes bien belle, mademoiselle: pourquoi ne brilleriez-vous pas à la cour, où vous seriez l’admiration de tout le monde et mon adoration secrète? Venez-y! votre place y est marquée. La reine a besoin d’une dame d’honneur; l’emploi vous sera offert demain, acceptez-le pour l’amour de moi.

Il y eut un silence et le froissement d’un baiser sur un gant.

Madame la comtesse de Mailly fut blessée au cœur par le dard de l’ambition et de la jalousie. Honte et douleur! elle avait reconnu la femme à qui le roi avait ainsi parlé.

Après d’autres dialogues de plus en plus vifs, le couple se sépara brusquement: un bruit s'était fait entendre. Le roi passa d’un côté, sa compagne de l’autre. Madame de Mailly suivit les pas du roi.

La surprise est charmante, en effet, pensa le roi; mais quelle est cette ombre qui se dirige vers moi en agitant un éventail? C’est jour de bonheur aujourd’hui. On dirait madame de Lauraguais à sa démarche.

– Madame de Lauraguais! s'écria le roi. Excusez mon étonnement, madame, je n’aurais jamais osé compter sur une aussi ravissante rencontre.

– Madame de Lauraguais! murmura la comtesse de Mailly en déchirant la petite dentelle de son gant. Elle aussi!

– Je suis effrayée, sire…

– Remettez-vous, madame la duchesse, reposez-vous sur mon bras; qui vous trouble ainsi?

– Je me suis rencontrée, sire, avec une personne sans doute de votre connaissance, là-bas au bout du parc. Nous nous sommes coudoyées. C’est une femme.

– Une femme! pensa le roi: une troisième? Mes amis ont eu trop de zèle. Chacun d’eux aurait dû prendre son jour.

– Ne pensez pas à cela, dit le roi à la duchesse, n'écoutez que ma reconnaissance. Vous êtes divine d’avoir consenti à vous promener ce soir dans ce parc; que je vous remercie et que je vous aime!

– Encore une qu’il aime! dit tout bas la comtesse de Mailly.

– Encore une qu’il aime! disait aussi tout bas à quelques pas plus loin la première dame par qui Louis XV avait été abordé en pénétrant dans le parc.

– Sire, dit ensuite la duchesse de Lauraguais, vous m’aimez moins que vous ne me l’assurez.

– Et pourquoi cela, je vous prie, belle duchesse?

– Vous avez promis la place d’honneur à ma sœur Louise, la comtesse de Mailly; on le dit du moins dans le monde.

– Le monde est dans l’erreur.

– Et l’on ajoute que vous la donnerez pourtant à ma sœur Félicité.

4Édition Delangle.