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Le notaire de Chantilly

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Il se servait en outre de la formule interrogative, par une précaution indispensable envers des gens toujours disposés à faire la généalogie de leurs affaires.

– Vous, monsieur Grandménil?

– J'apporte, monsieur Maurice, dix mille francs pour les placer sur première hypothèque.

– Passez à la caisse; versez: j'ai votre affaire. Toi, Robinson?

– Moi, monsieur Maurice, je voudrais devenir acquéreur d'un des lots de la propriété de la Garenne, entre Morfontaine et Saint-Leu.

– De quel lot?

– Du parc, monsieur Maurice.

– La mise à prix est de quarante-cinq mille francs, mon garçon.

– J'en déposerai chez vous quatre-vingt mille, et vous pousserez pour moi. Je pars pour l'Auvergne. – Si vous manquiez de fonds, écrivez à ma femme.

– Bien, Robinson. Et vous père Renard?

– Nous nous faisons vieux, monsieur Maurice.

– Je comprends: vous voudriez la rente viagère. Qu'abandonneriez-vous, père Renard?

– Dame! mes trois maisons de Pont-Saint-Maxence, ma petite carrière de Gouvieux, et mes deux moulins de Quoy.

– Et vous demanderiez?

– Six mille livres de revenus, ma vie durant.

– Ce n'est pas impossible, père Renard; votre âge?

– Soixante-deux ans: du reste, je vous apporte mon extrait de naissance et mes titres de propriété.

– Revenez dans la quinzaine, père Renard, entendez-vous? j'aurai à vous parler.

– Moi, monsieur Maurice…

– Ah! bonjour, Pierrefonds; les loups ne t'ont pas mangé, mon vacher? Qu'est-ce qui me vaut ta visite?

– Ma foi, vous feriez bien de me le dire, monsieur Maurice; en route, et comme je venais, chassant devant moi mon âne, sauf votre respect, j'ai ramassé une baguette de chêne, – on a mal à voir comme le vent les abat, – à cette occasion je me suis proposé de vous demander si de mon héritage, qui est de cent trente-trois mille francs, comme vous savez, je ferais mieux d'acheter la pièce de bois du vieux Guillaume, en plein rapport depuis deux ans, tout chêne de haute futaie: pas un pouce de jour; ou bien – voilà que j'ai vu sauter trois carpes; dieu de dieu! quelles carpes! – ou bien les étangs de Burigny; sauf votre respect, c'est assez l'avis de ma femme. Ce diable d'âne, comme je vous disais, s'est mis à manger de la luzerne, – c'est un bon commerce, monsieur Maurice! si j'en achetais quelque cent arpens, que j'ai pensé? il faut bien que je place cet argent quelque part. – Bonjour, monsieur Smith! que j'ai dit à M. Smith, qui m'a répondu sur ces entrefaites: Bonjour, Pierrefonds. M. Smith est ce brave homme qui a empesté le pays de fumée, le mécanicien qui construit des chaudières où il cuit du fer. J'avais pas plutôt marché quatre pas que j'ai dit: Conclu! Touche là, Pierrefonds, j'aurai une usine. Je mets mon argent là. Pensons plus à rien. Ah! oui; il y avait un séchoir de laine à traverser, et, sauf votre respect, je n'ai jamais vu de plus belle laine, et alors, tout naturellement, j'ai pensé que je ne saurais mieux placer mon argent que dans le plâtre; ou bien… Ma foi, votre serviteur, prenez-moi cet argent, et disposez-en comme vous l'entendrez, monsieur Maurice: dans dix ans je vous en demanderai compte. S'il a poussé, tant mieux! nous récolterons; s'il est mort en terre, eh bien! il n'y aura pas eu de votre faute ni de la mienne, la graine était mauvaise.

– Nous tâcherons d'être prudent, Pierrefonds; puisque la fortune est venue, elle restera. Nous allons d'abord nous occuper d'un solide placement. Plus tard, je t'écrirai pour te marquer l'emploi le plus avantageux que j'aurai trouvé à ton argent. En attendant, je vais te délivrer un reçu de tout, mon ami.

– Pas de ça! monsieur Maurice, pas de ça: c'est de la défiance. Tous les reçus du monde ne valent pas votre probité, sauf votre respect. Adieu, monsieur Maurice; je suis un peu pressé, je pars. J'ai encore deux sacs d'avoine à acheter au marché. Portez-vous bien. A propos, j'oubliais de vous remettre l'argent. Voilà trente mille francs en or, cinquante mille en papier: demain, le valet de ferme, en venant chercher votre fumier, apportera le reste. Salut, monsieur Maurice.

Pierrefonds sort.

Il revient aussitôt sur ses pas.

– Gardez-vous bien, au moins, monsieur Maurice, cria-t-il en passant sa tête entre les deux battants de la porte, de donner le pourboire au valet: ceci me regarde.

– Mille pardons, monsieur, dit Maurice en allant vers le prêtre, qui, à plusieurs reprises, s'était levé pour lui parler, mais qui, toujours devancé par de plus pressés, s'était rassis, avait recommencé sa lecture, attendant son tour avec résignation, mille pardons de ne vous avoir pas plus tôt donné audience: que puis-je pour vous?

Maurice avait attiré le prêtre dans un coin.

Celui-ci répondit en rougissant, à voix basse, et un peu humilié de sa condescendance envers un homme de la terre:

– Ma paroisse est pauvre, monsieur. Mes aumônes étant trop faibles pour suffire au soulagement des nécessiteux dont je suis le père, j'ai été forcé de recourir à la générosité des riches habitants. J'ai été bien inspiré. De leurs deniers, j'ai fondé une caisse de secours qu'ils alimentent, et dont ils ont bien voulu me confier l'emploi. La charge est sainte; mais elle n'est pas sans danger. Depuis quelques jours, des malveillants, qui s'exagèrent sans doute la valeur du dépôt dont j'ai la garde, rôdent autour du presbytère avec des intentions suspectes. Seul, sans défense, isolé, jugez de mes craintes. Un coup de main non-seulement me ravirait le trésor de mes pauvres, mais il ne me laisserait pas même, auprès de certains esprits prévenus contre la pureté de notre ministère, la ressource de mon innocence. On m'accuserait d'une complicité odieuse.

– Y aurait-il, monsieur, interrompit Maurice, des hommes assez pervers pour avoir cette pensée?

– Dans un pays où l'on essaye de voler les pauvres, est-il impossible que les innocents soient calomniés? Du reste, ma prudence n'est une offense pour personne; elle est une garantie pour les autres, autant que pour moi-même. Je viens donc vous prier, vous, monsieur, assez heureux pour exercer un ministère inaccessible au soupçon, et que je crois à la hauteur de cette confiance du siècle, – ici le curé éprouva une vive souffrance morale à s'exprimer, à conclure; il sentait son abaissement, et sa voix ne le subissait qu'avec peine. Lui, prêtre, il implorait une puissance, il lui avouait qu'il était au-dessous d'elle dans le crédit du monde: roi détrôné, il se mettait sous la protection d'un usurpateur. Une seconde fois, il reprit: Je viens donc vous prier, monsieur, à l'insu de tous, de me décharger de cette solidarité dont on me croit si peu digne.

Demain, à la nuit tombante, je vous apporterai la caisse de secours des pauvres de ma paroisse: on ne cessera de m'en croire le gardien, tandis que vous en serez le dépositaire. Par là, les âmes pieuses à qui la sainteté de mon caractère est un motif pour verser leur charité dans mes mains continueront à me la prodiguer; et désormais ceux qui chercheront à m'en ravir le fruit ne réussiront plus qu'à me tuer; s'ils me tuent, vous paraîtrez avec cette clef devant les méchants: ils resteront interdits. Les pauvres n'auront rien perdu; il n'y aura qu'un prêtre de moins.

Cette confidence, qui avait l'humilité d'une confession, avait altéré celui qui la faisait à Maurice. Le prêtre avait rougi, pâli, tremblé en un instant. Sa honte était consommée; il avait déchiré sa robe et courbé la tête. Si l'on remarque que la domination comme la vie ne respire jamais si bruyamment que lorsqu'elle s'en va, à quoi faut-il donc comparer son agonie quand elle s'affiche ainsi?

Le prêtre se tut; ses paupières étaient abaissées sur son regard.

Avec beaucoup de modestie, Maurice protesta qu'il était malheureux de sa réputation de probité en pareille circonstance, et qu'il n'en avait jamais si péniblement été fier: que, du reste, sans croire à ce mépris du siècle pour le prêtre, il consentait à sauver un ministre vénérable de doutes injurieux qu'il ne partageait pas. Bref, il accepta la responsabilité de la caisse de secours des pauvres. Ensuite le prêtre le salua, prit son bâton dans un coin et sortit.

Après avoir distribué encore à la volée quelques conseils, après avoir été forcé d'écouter les plus misérables détails d'intérêt cent fois sus et commentés, Maurice, accompagné des interpellations de ses clients, passa de l'étude à l'étage supérieur, et il entra dans la salle à manger, où il était attendu.

III

Maurice respirait à l'aise depuis qu'il n'entendait plus bourdonner à ses oreilles la criaillerie de ses clients, non que les devoirs de sa professions lui fussent antipathiques; mais, homme de repos parce qu'il était homme d'activité, il goûtait mieux les douceurs du paradis domestique après être sorti du chaos des affaires. Dans ce paradis, il y avait aussi une femme qu'il aimait avec toute la fraîcheur des premiers jours du mariage.

Léonide et son mari sont encore amants: la preuve peut-être, c'est que depuis une grande demi-heure que le déjeuner est commencé, ils ne se parlent pas, ils se boudent.

– Ce que vous demandez est impossible, ma chère Léonide.

– Qui prétend le contraire, monsieur? mon indifférence vous prouve assez l'importance que j'attachais à cette question: si vous m'en parlez davantage, vous m'obligerez à croire que vous y tenez plus que moi. Il y aurait prodigalité de ma part à épuiser, sur un sujet si mince, les licences que la communauté du mariage autorise. Je suppose de meilleures occasions d'importuner votre réserve.

Ironie ou allusion lointaine, Maurice répondit à Léonide avec beaucoup de douceur:

– Je tiens à vous voir toujours bonne, et c'est moi que j'accuse lorsque votre charmant naturel disparaît, comme dans ce moment-ci. Exigez de moi toute autre chose, mettez à l'épreuve ma générosité, mon dévouement à vos plus légers caprices, mon obéissance à vos ordres les plus difficiles, et je vous promets, si vous n'êtes pas satisfaite sur-le-champ, de m'accabler de cette moue tout à votre aise.

 

– Très-bien, monsieur; vous mettez à ma disposition ce que je ne souhaite pas, pour vous dispenser de m'accorder ce que je désire, ce que je désirais tout à l'heure: entendons-nous. On ne saurait être plus magnifique à bon marché. «Ne regarde pas tant cette étoile, car il n'est pas en mon pouvoir de te la donner.» Le mari qui usa de cette fade courtoisie, prévoyait que sa femme allait lui demander une voiture: il changea la question.

– En voudriez-vous une?

– Qu'ai-je dit? vous m'offrez une voiture parce que je vous ai demandé le motif qui a amené une jeune paysanne dans votre cabinet. Beau secret, pour s'en tourmenter, ma foi!

– Permettez, Léonide, mais ce mot est ma justification prononcée par votre bouche. Ma fortune est à vous; mais le secret des autres, non, puisqu'il n'est pas à moi.

– C'est donc un secret? repartit Léonide avec un étonnement presque sincère.

– Ou plutôt une confidence, Léonide; c'est peu grave, mais cela doit être tenu caché.

– Vous voilà donc le confesseur des jeunes fermières du pays? Vous ne laisserez bientôt rien à faire à monsieur le curé. Les femmes mariées appartiennent-elles également à votre circonscription morale? Et quand vous rencontrez les maris, vos paroles sont-elles verrouillées avec eux comme avec moi?

Ces derniers mots ne permirent plus à Maurice de douter que sa femme était au courant d'une visite qu'il avait reçue quelques jours auparavant, et que, pour tout au monde, il eût voulu tenir cachée. Il affecta cependant de suivre le fil du propos.

– Votre raillerie est presque une vérité, Léonide. Ma condition, trop peu comprise par vous jusqu'à présent, est toute de discrétion. Je ne suis pas coupable du tort qu'on fait au confessionnal en déposant dans mon cabinet les actes de la conscience; mais je dois, digne ou non des attributs de ma charge, la remplir avec rigueur.

– Quel air sévère vous prenez, monsieur! bientôt ce sera à mon tour de vous dire: Quittez cette moue dont vous m'accablez, – car vous m'accablez! – Croyez-le, je respecte fort les priviléges de votre charge, mais je suis bien peu rassurée par vous sur les graves exigences qu'elle impose. Vous riiez fort, ce me semble, lorsque, au sortir de votre conversation privée avec la jeune fermière, vous vous êtes mis hier à table?

– C'est que le conseil qu'elle est venue chercher avait apparemment son côté plaisant.

– Ah! vous donnez aussi des conseils. Je le présumais fort, sans en avoir la certitude. Je crois même qu'on vient d'assez loin en solliciter chez vous. Après les confesseurs, allez-vous ruiner les avocats? Je ne pensais pas qu'un notaire…

– Fût à la fois un avocat et un confesseur, n'est-ce pas, Léonide? cela est ainsi pourtant: c'est à notre défaut que les avocats vivent. Quand l'accord est impossible chez le notaire, l'office de l'avocat commence: nous sommes les bons génies des affaires; eux en sont les mauvais.

– N'y a-t-il pas encore de saints parmi les notaires?

– Non, Léonide, car je n'en connais pas qui résistassent à la séduction de deux beaux yeux.

Maurice baisa la main de Léonide.

– Songiez-vous à nous, ma bonne amie, il n'y a qu'un instant, lorsque vous me demandiez les secrets de mon cabinet? Vous êtes-vous figuré, non, cela n'est pas possible, l'affreuse position dans laquelle nous placerait celui qui, familier à notre intérieur, divulguerait ce qu'il couvre de son ombre et de son silence? L'immoralité que vous exécreriez alors chez un autre, la professerons-nous à notre avantage, sans trembler devant des représailles? Vous êtes-vous représenté une délation?

– Assez, Maurice… ce serait être trop cruellement puni. Parlez bas: vous faites penser à des choses qui révoltent. J'ai peine à croire que tous les malheurs causés à vos affaires par une imprudence de mes paroles égalassent jamais la douleur où une délation nous plongerait.

– Une délation!

Léonide se troubla et pâlit.

Quoique fâché d'avoir causé une douleur à sa femme, Maurice, d'un autre côté, imagina avec joie qu'il avait éloigné de l'entretien l'accident étranger qu'elle avait appelé du dehors.

– Craignez tout, Léonide; mais changeons de propos. Nos domestiques écoutent; Reynier, votre frère, entre à chaque instant, et il est impossible d'avoir rien de caché pour lui. Je propose la paix: conciliateur né des autres, que je le sois chez moi, s'il vous plaît. A la fin, vous avez souri. Non, vous n'avez pas eu la faiblesse d'imaginer, Léonide, que je tramais quelque intrigue avec cette fermière en sabots et en bonnet.

– Sous ce bonnet, Maurice, et dans ces sabots, j'ai aperçu une jolie figure, un charmant petit pied.

– C'est possible, Léonide.

– Vous l'avez donc remarqué?

– Où serait le mal?

– Je ne dis pas. Mais j'admire la rare prérogative de votre profession. Elle vous assimile à un ministre. Vous êtes les ministres de la police générale de la société. N'avez-vous pas un pied sur chaque seuil de maison? une oreille contre chaque mur? un œil dans chaque appartement? Ce que les autres ignorent, vous le soupçonnez; ce qu'ils soupçonnent, vous le savez, et ce qu'ils savent, vous, de par le droit d'être mieux informés, vous pouvez hautement le nier.

A l'accent décidé de sa femme, et surtout à la tournure infatigable qu'elle imprimait au dialogue, brusquement transporté de nouveau du terrain étroit d'un petit fait sur le champ perfide des allusions, Maurice vit qu'il n'éviterait pas les questions qui allaient lui être adressées. Cette opiniâtreté l'affligea. A son tour, il força la conversation à rentrer dans la ligne d'où il avait tenté de l'écarter, dût-il, pour obtenir ce résultat, avouer nettement à Léonide la frivole déposition de la fermière.

– Si vous saviez, Léonide, dans quel but cette enfant m'a consulté, vous chasseriez de votre esprit toute prévention.

– Me croyez-vous donc bien curieuse de m'assurer qu'il y a de l'amour là-dessous?

– De l'amour! Léonide?

– Sans doute; la petite fermière est jeune, elle est fort bien, elle est triste: donc elle aime… Mais passons.

– Oui, j'en conviens, elle aime un brave garçon qui l'épousera.

– A la Saint-Jean ou à Pâques; que m'importe, mon ami?

Il devenait de plus en plus évident pour Maurice que sa femme tenait à percer un mystère autrement intéressant pour elle que celui dont il s'efforçait maintenant de la préoccuper, et sur lequel il ne demandait pas mieux que de satisfaire sa curiosité. Mais le sacrifice n'en était plus un; on exigeait davantage. Par une concession promptement consentie, il espéra cependant détourner le coup dont il avait déjà éprouvé la menace. Il revint avec une condescendance malheureuse sur un sujet épuisé.

– Tenez, je n'ai pu m'empêcher de rire malgré moi de l'excès de prudence de ces deux amants. Le jeune homme, depuis quatre ans, apporte fidèlement à l'étude, et à l'insu de sa fiancée, six francs d'économie chaque dimanche, afin de réunir quinze cents francs pour acheter un remplaçant à l'époque où il sera appelé au service. C'est une surprise qu'il ménage à celle qui sera sa femme, et dont il ne lui fera part qu'au jour de la cérémonie nuptiale.

– Mais c'est très-louable, mon ami. Est-ce cela qui vous faisait rire?

– Sans doute; car, de son côté, la jeune fermière, ne supposant pas à son fiancé les moyens de se racheter du service militaire, amasse, à force de sacrifices et de privations, une somme égale qu'elle dépose aussi chez moi, chaque dimanche: sa joie est d'offrir un remplaçant pour bouquet de noces à son mari. Je me réjouis d'avance de leur étonnement lorsqu'ils se gratifieront l'un l'autre du même cadeau. Maintenant, vous comprenez, Léonide, qu'en révélant leur double confession, je romprais le charme qui lie par la générosité ces deux amants, et j'empêcherais peut-être un bon mariage et une belle action.

– Je comprends, en effet, que vous soyez discret, répliqua malignement Léonide, qui remportai, tout en la dédaignant, une première victoire sur l'impénétrabilité de Maurice, – je ne vous blâme plus de votre silence.

La petite guerre finit là. Léonide eut encore plus de finesse que son mari n'avait de peur. Elle ne poussa pas plus loin le succès, de crainte, en triomphant davantage, de paraître conquérir ce qu'elle tenait à mériter. La portée de son caractère, à défaut d'une longue expérience, lui avait appris que le droit conjugal, pour être maintenu, doit passer en habitude et n'être jamais une faveur ou une victoire.

Cette scène entre Maurice et Léonide, et provoquée par celle-ci, n'avait été qu'un long prétexte de sa part pour obtenir une explication sur la visite dont Maurice lui avait fait un mystère.

Mais si Léonide avait montré de la curiosité plus qu'elle n'en avait envie sur un incident bien léger, Maurice, de son côté, avait défendu son silence avec une raideur de principes un peu exagérée pour la circonstance. C'est qu'en réalité, ils étaient entraînés par des motifs plus graves, celui-ci à se taire, celle-là à interroger. Une comédie s'était jouée derrière le rideau. Ils s'étaient attaqués avec le trouble de la mêlée, de peur de s'avouer, en précisant leur rôle dans le combat, la cause qui les mettait en présence. Il est temps enfin de le dire: leur ménage avait sa plaie secrète comme presque tous les ménages: la leur veut un instant de commentaires.

Par suite d'arrangements de famille, Léonide avait été élevée à Beauvais chez une de ses tantes. La fille unique de cette tante, à peu près de l'âge de Léonide, partageait avec elle les caresses les plus tendres et les avantages d'une bonne éducation. Excellente femme, la mère d'Hortense se fût reproché comme une injustice la moindre faveur accordée à l'une dont l'autre n'eût pas joui. Pour elle, Hortense et Léonide étaient ses deux enfants. Dans le monde, elles s'appelaient cousines; mais, dans l'intimité, se dédommageant de ce titre qu'elles trouvaient trop réservé, elles échangeaient le doux nom de sœur. A l'âge où les âmes encore sans sexe sont sans rivalité, il était naturel que les deux cousines s'accordassent parfaitement dans leurs goûts. Jusqu'au terme de cet âge, rien de ce qui composait le bonheur de l'une n'avait été interdit à l'autre; bonheur il est vrai, dont il était facile de faire deux parts: celui de porter des robes de la même étoffe, et d'où résultait celui plus vif encore d'être prises l'une pour l'autre, à cause de la ressemblance.

Cette affection jumelle se prolongea jusqu'à dix-sept ans, bien qu'avant même cette époque, Hortense et Léonide n'eussent déjà plus aucune trace de conformité dans le caractère. Hortense était restée une femme petite, mais gracieuse avec embonpoint; mesurée dans ses mouvements pleins de rondeur; formée pour les jeunes gens de vingt ans; charmante enfant pour ceux de trente; ni brune ni blonde, ou plutôt brune le matin, en peignoir, quand ses cheveux tombaient en masse, et blonde le soir, quand, bien nattés, bien tirés à cent épingles, ils s'appliquaient plus rares à ses tempes; d'humeur égale, prisant un point de broderie bien au-dessus de la lecture la plus passionnée. L'adolescence venue, Léonide osa se dire qu'elle s'ennuyait aux jouissances tranquilles d'Hortense; ensuite elle la plaignit d'être si froide, et enfin elle se débarrassa d'une confidente si complétement dépourvue d'imagination. Bientôt arriva, pour les deux cousines, le moment où les jeunes filles, fatiguées de poursuivre l'idéal à travers les livres et les rêveries, se heurtent à la réalité; heure de désenchantement qui ne manque jamais de sonner. Hortense fut aimée la première. Un jeune homme de Beauvais, – c'était Maurice lui-même, – reçu depuis plusieurs mois dans la famille des deux cousines, et cachant, sous des dehors posés, de riches qualités d'âme, fut agréé d'abord comme ami de la maison. N'ayant pas encore arrêté ses projets d'avenir, il ne déclara pas tout de suite ses intentions à la mère d'Hortense: il aima mieux lui en laisser pressentir le but honorable que de les lui révéler sous des restrictions sans fin. Un de ses amis seulement, – Jules Lefort, négociant en laines à Compiègne, – eut son aveu formel d'épouser Hortense dès qu'il aurait réalisé quelques héritages de famille destinés à l'achat d'une étude d'avoué. Jules Lefort l'encouragea à ce mariage, regrettant beaucoup de son côté de n'avoir pas à consulter ses lumières sur une semblable résolution. Car Jules Lefort, ainsi que Maurice, adoptait de bonne heure la marche méthodique de la vie, et se soumettait à son niveau; il croyait plus sage de l'accepter à l'âge des fortes résolutions que de la contrarier pour la reprendre plus tard avec le désavantage du regret, de la vieillesse et du dépit. Les deux amis envisageaient le but de l'existence sans illusion: quelques années à vivre, des enfants pour continuer leurs noms, une fortune à gagner pour la leur laisser, et puis le repos dans un bon fauteuil ou dans la tombe. Les plus habiles, après s'être bien retournés, pensaient-ils, arrivent là: ils y arriveraient sans secousse et de plein gré: n'étaient-ils pas les plus raisonnables?

 

Dans sa correspondance avec Jules Lefort, Maurice se plaisait à détailler minutieusement les qualités distinctes des deux cousines; et les éloges qu'il en écrivait étaient confirmés par chacune des réponses de l'ami, qui louait sur parole. Il passa bientôt en habitude chez les deux amis de ne plus s'entretenir que de Léonide et d'Hortense, auxquelles les lettres et les réponses étaient communiquées. Au bout de six mois, Jules Lefort de Compiègne était de la famille: on n'avait plus que son visage à connaître, ce qu'on ne désirait pas le moins; Léonide surtout, qui poussait le roman par lettres jusqu'à croire que Jules serait infailliblement son mari. Elle fondait cette espérance sur la chaleur qu'il mettait à parler d'elle dans sa correspondance avec Maurice. Jules, qui n'était pas romanesque, justifiait peut-être la pensée de Léonide.

Sur ces entrefaites, mourut l'oncle d'Hortense, riche corroyeur de Compiègne, très-connu de Lefort qui n'avait jamais cessé d'être en relation d'affaires avec lui. Sa mort arrêta le vaste mouvement de sa tannerie. Cette suspension, trop prolongée, pouvait ruiner l'établissement entier; pour prévenir un tel malheur, la sœur du défunt, la mère d'Hortense, fut obligée, sous peine de perdre un magnifique héritage, de faire choix dans sa famille d'une personne attentive à ses intérêts et capable en même temps de continuer les affaires jusqu'à leur liquidation. Ce fut Hortense qu'elle désigna. Elle partit pour Compiègne, chargeant Léonide, sa confidente et sa cousine, de réviser les lettres de Maurice, qui, de son côté, donna à Jules Lefort la mission délicate de lui marquer la place qu'il occuperait dans la fidélité d'Hortense mise à l'épreuve de l'éloignement.

L'épreuve fut singulière. Rapprochés pour un règlement d'intérêts communs à dresser, Jules et Hortense s'occupèrent plus d'eux-mêmes que des absents; très-positifs tous deux, ils s'estimèrent d'abord sous le rapport commercial, et ils finirent par se persuader, sans songer à mal, qu'ils feraient une excellente maison en continuant celle du défunt, ou plutôt en en fondant une nouvelle.

Jules Lefort était moins coupable qu'on ne se l'imagine en s'installant dans le cœur d'une femme dont son ami était en possession. Maurice, quelque précision qu'il eût apportée dans ses lettres à distinguer une cousine de l'autre, n'avait pu si bien faire, que les qualités dont il s'était plu à parer Léonide répondissent exactement à sa figure et fussent justifiées de telle sorte que toute méprise fût impossible. Par l'interversion la plus bizarre et pourtant la moins surnaturelle, Jules Lefort ne sépara pas du visage d'Hortense, lorsqu'il la vit pour la première fois, les attraits qu'accordaient à Léonide les lettres de Maurice. Il vit tout à la fois la femme aimante, comme Maurice lui avait peint Léonide, dans la femme bonne, la femme d'esprit dans la femme d'ordre, et quand Hortense essaya de le détromper, sans y tenir beaucoup, il était trop tard: Jules se contenta de son erreur.

«Je serais heureux avec elle, si tu y consens, écrivit Jules Lefort à Maurice; d'ailleurs, je crois que ton refus arriverait un peu tard.»

«Sois heureux avec elle,» répondit Maurice, qui, ayant deux ans d'attente devant lui avant d'être en mesure d'acheter une charge d'avoué, eût craint d'empêcher Hortense de contracter un mariage d'où son bonheur dépendait, et devenu, s'il avait bien compris Jules Lefort, une espèce de réparation.

Celle qui fut inconsolable, ce fut Léonide: le mari que prenait Hortense était celui qu'elle perdait. Sa jalousie était d'autant plus poignante, qu'elle avait vu une passion déclarée dans l'attachement tout de raison de Jules pour elle, homme qu'en jeune fille exaltée elle aimait de tout le romanesque d'une intrigue dont le héros était inconnu. A cette douleur se joignit celle de l'amour-propre froissé. Hortense n'était pas une femme étrangère qui lui volait sans préméditation un amant, c'était sa cousine, c'était presque une sœur, c'était celle qui possédait toutes les faiblesses de son cœur pour l'homme qu'elle usurpait. Impitoyables dans leurs propos, les petites gens brodèrent sur le texte: il y eut des persiflages, des compassions railleuses. La santé de Léonide en fut affectée: Maurice eut pitié. Il se proposa pour réparer personnellement un tort qu'en réalité n'avait pas même son ami, bien plus blâmable à la rigueur envers lui qu'envers Léonide: il fut accepté par dépit. Maurice, à qui une famille noble et riche de la Vendée avança généreusement les fonds nécessaires à l'achat d'une charge d'agent de change en souvenir d'une amitié de collége toujours chère au fils aîné de cette famille, épousa Léonide, deux mois après le mariage d'Hortense avec Jules Lefort. Mais les deux cousines étaient à jamais séparées par une haine que les deux amis tentèrent inutilement d'éteindre dans des fêtes de famille. Léonide ne pardonna pas; vindicative autant qu'Hortense était oublieuse et bonne, elle altéra le bonheur domestique de celle-ci en répandant des doutes injurieux sur l'intimité où elle avait vécu avec Maurice. Après avoir plaisanté longtemps des propos que la haine de Léonide jetait entre leurs ménages, les deux amis jugèrent dans l'intérêt de leur réputation de ne plus se voir. Le silence de la calomnie ne s'obtient que par l'absence: ils se séparèrent; Jules Lefort accrut considérablement sa fortune dans le commerce des laines: Maurice acquit à Chantilly une étude de notaire après s'être défait de son titre d'agent de change, qu'il avait acheté au lieu d'une étude d'avoué, comme il en avait eu d'abord le projet. Victor Reynier, le frère de Léonide, avait déterminé chez Maurice ces différentes résolutions d'existence.

Dès que Jules Lefort apprit l'installation de Maurice à Chantilly, il entama avec lui une correspondance ignorée des deux cousines. C'est à Maurice qu'il voulut confier les épargnes de son commerce, heureux de remettre en de si fidèles mains ce qu'il enlevait aux chances de la fortune et qu'il s'assurait dans l'avenir. Une transaction grave et du plus grand poids pour le reste de sa vie l'ayant obligé de s'aboucher avec Maurice, il s'était rendu auprès de lui à Chantilly. Les deux amis s'étaient serré la main en pleurant. Mais, malgré leurs précautions, l'entrevue fut découverte par Léonide, et c'était pour en savoir à tout prix le motif qu'elle avait si indirectement persécuté son mari, sous le prétexte de connaître l'insignifiant entretien qu'il avait eu la veille avec la fermière.