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Les Peintres Provençaux

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IV
ADOLPHE MONTICELLI

A M. Octave Mirbeau.

Il faut parler des vents avec les nautoniers.

(Montaigne.)

Rarement un nom d'homme fut, en même temps, plus claironnant et plus doux. Dans sa prononciation italienne, il semble tenir de l'éclat de la flamme, de la résonance du gong et de la caresse. Ces qualités, si opposées en apparence, symbolisent le talent original de Monticelli.

Devant son œuvre, on a l'éveil d'un monde éclairé par une lumière spéciale, la sensation d'une souveraine puissance mise au service de l'imagination la plus vive.

Bien qu'on ait fait depuis quelques années un usage assez abusif du mot «génie», on ne saurait trouver un autre vocable pour mieux qualifier Monticelli; son emploi est ici dans sa meilleure et plus juste acception. Car ce grand peintre a créé pour la joie des yeux une infinité de personnages, une faune, une flore, un curieux microcosme vivant, dans la splendeur des plus belles symphonies picturales. Et les êtres, les visions particulières, étranges quelquefois, qui habitèrent son cerveau, l'inspiration du démon favorable qui était en lui, trouvèrent, pour prendre une forme concrète, deux puissants auxiliaires: un œil de peintre d'organisation admirable, une main d'ouvrier d'extraordinaire habileté.

Réaliser un rêve d'art, montrer, rendre tangible une hallucination, n'est-ce pas du génie? Combien, aussi, les mots de notre langue deviennent-ils insuffisants pour traduire les sensations que donne cette peinture! Il faudrait, après la trouvaille de verbes plus expressifs, d'adjectifs plus sonores, d'expressions plus imagées, inventer encore une écriture composée d'encres diversement colorées, de mosaïques, de gemmes précieuses, de métaux fulgurants, idoine à rendre la beauté pyrotechnique de la palette de Monticelli, son pouvoir irradiant et l'antithèse heureuse, harmonique, de sa distinction avec l'outrance de sa couleur.

* * *

Monticelli (Adolphe), d'une ancienne origine vénitienne, naquit à Marseille, le 14 octobre 1824. Ce sera pour sa ville natale – combien peu s'en doutent! – une de ses gloires les plus pures et les plus rayonnantes.

De bonne heure, Monticelli montra des aptitudes pour le dessin, une attirance vers la couleur; et malgré les tracasseries de ses parents, de sa mère surtout, le jeune Adolphe suivit avec assiduité et joie les cours de dessin à l'école des Beaux-Arts de Marseille. A l'encontre de bien des jeunes hommes qui, pressés de produire, se mettent, non sans danger, trop tôt à la couleur, sans avoir appris les éléments les plus indispensables de leur art, Monticelli dessina avec la patience d'un primitif. A cette époque, l'école de Provence était, nous l'avons dit, florissante; elle pouvait rivaliser avec les premières écoles, ainsi qu'en témoignent les noms des grands artistes qui en sortirent depuis. Monticelli y apprit son art, sans hâte, en élève docile; et cette éducation, un peu rigide, lui fut très utile quand, quelques années après, il se livra à toute la fougue de son tempérament.

En 1846, à vingt-deux ans, Monticelli sortait de l'école, alors sous la direction du grand animalier Émile Loubon, avec un brillant premier prix de modèle vivant. Ce fut, dans toute sa vie, son seul titre officiel. Ses académies d'alors, ses têtes au fusain ou à la sauce sont d'un impeccable et beau dessin d'école, avec déjà la presciente apparence d'un coloriste ému. Toujours, contre le gré de ses parents qui voulaient faire de lui un peseur de commerce, Monticelli s'obstina au métier de peintre, à ce métier de paria, le dernier, pour la bourgeoisie marseillaise de cette époque.

Dans ses premiers portraits, la poétique manière de Ricard – déjà arrivé à la maîtrise – l'impressionna d'abord. Bien que le grain de sa pâte soit plus gras, que sa couleur soit plus chaude que celle du grand portraitiste provençal, on sent, chez Monticelli, une admiration trop vive pour cette manière de peindre et de sentir la vie. Bientôt, ce sera à la suite de son premier voyage à Paris, Watteau qui le prendra, après le choc ressenti, au Louvre, à la vue des Rembrandt, des Rubens, des Corrège, des Véronèse.

La manière de Watteau flattait ses goûts de composition, éveillait son désir de ressusciter les Scènes galantes, les Plaisirs champêtres d'une société élégante et raffinée. Comme lui, il rêvait de peindre la femme aristocratique, l'élégance voluptueuse de son geste; et, comme lui aussi, il allait tenter de faire revivre, en peinture, un Décaméron poétique et coloré, en évoquant, dans la beauté du décor des anciens parcs, la vie amoureuse des grandes et belles dames richement parées et de leurs amants empressés. Mais si Watteau le retient, Rembrandt le stupéfie par la sublimité de sa couleur puissante. Il tombe en hypnose devant le Bœuf écorché, le Titien le ravit, Corrège l'étonne, Véronèse le séduit, les Hollandais l'émerveillent; et, ramené devant Delacroix qu'il n'a pas compris d'abord, il se prend d'un chaud enthousiasme pour cette force créatrice, violente et imaginative.

Comment un peintre de la nature de Monticelli pouvait-il rester calme en face de tels chefs-d'œuvre?

Grisé, affolé par ces manifestations géniales si diverses, son cerveau en subit de si violentes commotions, que la répercussion en demeurera lointaine et se reflétera pendant longtemps dans ses productions.

* * *

A partir de ce jour, on assiste à la lente éclosion d'une magnifique personnalité sous l'emprise des maîtres; et l'incubation dure quelques années, laborieuse, entravée par un travail digestif. Pourquoi Monticelli met-il un temps si long à devenir personnel? Comment s'expliquer ce retard qui empêche le peintre de voir de son œil, de traduire sa pensée sans préoccupation ni souvenir d'aucun tableau? Peut-être sa timidité et sa modestie natives – propre des forts – qui lui demeureront toujours43?

Malgré la valeur incontestable des œuvres de ce temps, bien que beaucoup de ses tableaux soient très beaux et qu'ils séduisent ses admirateurs récents, ils ne sauraient avoir qu'un intérêt rétrospectif et procurer des éléments de reconstitution historique sur la marche de son génie. Il y a là, certainement, en ce moment, telles toiles qui sont comparables à Rembrandt, mais l'illustre Hollandais est plus haut; voilà des Watteau presque authentiques, mais ce ne sont pas des Watteau. C'est dans telle tête l'expression morbide des yeux, la poésie de la bouche particulière à Ricard, mais ce portrait n'a pas le charme intime de Ricard. Voilà des chairs à la Titien, peut-être; ici des natures mortes peintes avec la science de Gérard Dow ou de Terburg; des ciels avec des qualités d'atmosphère dignes de Claude; enfin une ébauche dont le mouvement rappelle de loin Delacroix. Ce sont de beaux morceaux, certes, qui glorifieraient tout autre; mais quand on est Monticelli, on peint des Monticelli, et c'est assez pour devenir grand parmi les plus grands.

Monticelli va peindre des Monticelli.

Insensiblement, lentement, sûrement, le peintre va vers son genre, vers la réalisation de son rêve d'art, dégagé de toute influence extérieure.

L'évolution commence vers sa deuxième manière, celle dont on a exposé, à la Centennale, quelques toiles qui, bien que placées pour la plupart dans des conditions assez défectueuses et malgré l'étonnement admiratif qu'elles ont provoqué, ne sont pas suffisantes pour faire apprécier le Maître; l'œuvre de ce peintre se trouvant là, incomplète et comme tronquée44.

En fait, ses trois principales manières sont assez difficiles à exactement définir. Comme elles ne s'arrêtent pas brusquement, elles se sérient plus qu'on ne pense, et il serait malaisé d'en établir le classement. Cette étude, du reste, procède plutôt d'une synthèse générale, c'est une vue d'ensemble fuyant le détail et la description anecdotique.

Peut-on décrire Monticelli et comment le décrire?

On ne décrit pas plus une symphonie orchestrale qu'une musique de couleurs… Les sensations de beauté que communiquent les tableaux de Monticelli sont faites surtout de leur ensemble total. Son art, plus que tout autre, va, par la couleur, la composition, le dessin, à un effet homogène et convergent qui ne se prête pas à la description du détail. En outre, si peu de musées en possèdent qu'il faut aller le voir dans les galeries particulières. Là, chaque détenteur a la prétention, très excusable, de posséder le ou les plus beaux spécimens, – ce peintre ayant le don de pousser au paroxysme l'exaltation enthousiaste chez ceux qui ont appris à l'apprécier à sa vraie valeur.

 

Comment faire un choix? Comment parler de telle toile, sans avoir l'air de diminuer la beauté de celles dont on ne dit rien? Comment échapper à un reproche de réclame? Comment encore raconter ses toiles, le côté anecdotique n'existant pas chez ce peintre?

Ah! le doux rêveur sourirait des jolis titres que l'on a donnés depuis à ses tableaux, lui qui, presque jamais, ne précisa sa fantaisie.

* * *

C'est à la nature que Monticelli va d'instinct demander des émotions nouvelles d'art.

Vers les sources du divin moteur, il trouve sa route de Damas; et aussitôt se révèlent les qualités maîtresses de son génie: imagination surprenante, grâce exquise du dessin, éclat translucide de la couleur par un procédé personnel, richesse extrême des harmonies les plus violemment colorées, habileté de touche comparable à celle d'un maître japonais.

Il peint alors une série de petites toiles, dont quatre pour la chambre de sa mère, qui sont autant de merveilleux poèmes virgiliens. Jamais plus grande finesse de tons ne couvrit un dessin aussi expressif. Les travaux nourriciers de la terre sont le thème de ces toiles, remarquables par l'harmonie de leur composition et la distinction de leur enveloppe atomique. Peut-être va-t-on faire à Monticelli le reproche d'être ici sous l'influence de Troyon et de Corot. Ce reproche est immérité45.

Comme à toutes les époques où l'art évolue, dans le mouvement qui portait alors les artistes à sortir de l'atelier pour voir la nature, on comprend que différents peintres, préoccupés par les mêmes recherches, soient arrivés à des résultats ayant une parité d'expression. L'atmosphère est, à certains moments, saturée de molécules d'idées qui peuvent germer identiquement chez des cerveaux différents, – à distance. On peut dire, dans tous les cas, que l'œuvre de Monticelli eut à cette époque un côté d'idéalité qui ne fut jamais dépassé; et même quand le talent du peintre, semblable à l'échelle de Jacob, eut atteint le paradis de la couleur, ses œuvres ne furent jamais autant parfumées de poésie et de tendresse. Ce sont les fêtes de Cérès, de Pomone, les Fenaisons, les Vendanges, les Apothéoses presque mystiques où se révèle le peintre amoureux de la femme et de l'enfant. Déjà s'esquissent les figures de songe, les groupes qui passent mélancoliques au second plan, baignant dans une lumière de rêve. Monticelli monte vers son idéal. Sa couleur devient plus rutilante, plus osée, plus translucide encore; son faire plus indépendant.

A présent, dans des décors nouveaux, les femmes de Monticelli vont apparaître, élancées, dans des attitudes souveraines de suprême élégance, avec, dans des robes somptueuses, le troublant prolongement de leurs lignes; sur les visages, la grâce contemplative des femmes de Boticelli, sur les corps devinés, la ligne enveloppante et voluptueuse d'un Outamaro. Le peintre provençal qui les ignore se rencontre avec les deux grands peintres de la femme, dans son rêve personnel.

La chair de la femme! les formes de la femme! la femme toute!!!

Elle sera dans la vie de Monticelli l'obsession constante, le désir douloureux, l'idole vers laquelle à genoux, les yeux suppliants, il tendra les bras. Elle passera, aussi aimée, aussi souhaitée qu'aux premiers appels de l'adolescence. Elle sera vrillée dans son cerveau… Monticelli a la hantise de la femme… Et ce grand voluptueux, ce gourmand presque grossier de la chair exubérante, devient, le pinceau à la main, un amoureux timide, un galant raffiné. En peignant, son désir se fait chaste, ses soifs de sensualité se changent en hommage respectueux; et c'est en chevalier déférent qu'il va, la parant des plus beaux atours que sauront inventer son esprit ingénieux et son art de coloriste, la montrer, cette femme, dans la splendeur de sa beauté et de sa grâce, en n'exhibant de ses chairs que des bras, des épaules immatérialisés.

Le type de la beauté féminine, dans l'œuvre du peintre provençal, est la femme grande, au col gracieux, aux larges épaules, aux formes ondulantes, aux gestes caressants, enveloppants sans lasciveté, au visage éclairé par d'idéales carnations.

Assise, debout, dans les attitudes les plus diverses, même ployant les genoux, la femme est la reine, la déesse toujours. On a créé la légende – possible – d'un Monticelli amoureux d'une impératrice. Que cet amour ait été vraiment ressenti par l'artiste, aussi vivement et aussi longtemps qu'on l'a dit, il n'eût guère influé sur sa compréhension de la femme, car cette compréhension habitait depuis longtemps son cerveau.

* * *

Quand la triste épopée de 1870 força Monticelli à quitter Paris – où il s'était fait un nom, où il était très apprécié et aimé par des confrères comme Corot – pour revenir à Marseille, c'est en touriste, en bohême plutôt, qu'il descendit, la boîte au dos, la vallée du Rhône. Ayant tôt épuisé ses ressources, c'est avec sa peinture qu'il paya l'hospitalité offerte sans enthousiasme. Nous le trouvons échoué à Salon pendant plusieurs mois. Enfin, après de longues courses sur les bords de la Durance, après des étapes successives, après une longue halte à Ganagobi, petit village des Basses-Alpes, et d'incessantes recherches sur nature, le peintre marseillais rentra chez lui dans un état assez minable, les mains vides, ayant semé partout des chefs-d'œuvre, la tête bourrée de souvenirs précieux. Séduit, enthousiasmé par le beau caractère de la Provence qu'il semble apercevoir pour la première fois, Monticelli commence alors la série de ses paysages, dont on peut dire de quelques-uns qu'ils sont des merveilles parmi ses toiles les plus remarquables. Par ce contact prolongé avec la nature, sa personnalité s'aiguise. Pendant quelques années de production intense dans tous les genres, de belles œuvres – les plus belles peut-être – vont apparaître pour aller enrichir les célèbres collections des châteaux d'Écosse, les galeries nombreuses d'Angleterre, d'Allemagne et d'Amérique, et y éclairer des pans de cimaise tout entiers.

Et en France? direz-vous.

Il est convenu que nous sommes le peuple le plus spirituel. Il est à craindre que nous soyons bientôt les seuls à le dire. Pendant que Turner trône glorieusement à la «National Gallery», notre Louvre ne possède pas une toile du maître français!

* * *

En 1872, Monticelli est à l'apogée de son génie. L'ardent coloriste, l'enchanteur, est en pleine possession de son art volontaire, et son œuvre encore méconnue va résumer, au point de vue de la couleur, plusieurs siècles d'art.

Si on étudie aujourd'hui les panneaux de cette époque, on retrouve en effet dans leur peinture l'éclat vitrifié des Flamands, la profondeur des clairs-obscurs des Hollandais, l'exquis coloris vénitien, la force rembrandtesque, l'habileté des colorations d'un Véronèse, la fougue emportée d'un Delacroix, les grâces d'un Botticelli, la facilité d'invention et d'exécution d'un Hokousaï. Et cette peinture est de Monticelli.

Elle est à lui seul!

Alors, les merveilles qui surprendront le monde voient le jour, pendant que les Marseillais, ses compatriotes – à part quelques rares exceptions – ne voient rien, ne comprennent rien. Quand le peintre passe à leur côté, noble, grave, sans les apercevoir, le regard perdu dans son rêve d'art, ils ont des sourires ironiques: «Il est fou!» disent-ils.

Qu'importent à Monticelli le dédain, les lazzis des passants. Son imagination lui permet de vivre dans un pays enchanté. Sous son pinceau, dans des décors merveilleux, une époque charmante est rappelée; le visionnaire fait œuvre créatrice, il donne un corps à ses rêves.

Ils vivent, ils vivront, ses rêves, dans la puissance supérieure d'une couleur magique. C'est le moment des pompeuses idylles, des sérénades mélancoliques, des carrousels bruyants, des rondes et des cours d'amour, de tous les spectacles des «fêtes galantes». Ce sont, dans les jardins ombreux, des groupes de femmes dans les attitudes les plus variées…

Ah! voyez les câlines expressions de ces cous aristocratiques, les adorables mouvements d'épaules, les félines inflexions des hanches, les prenants mouvements des bras, la grâce des génuflexions amoureuses. Quel peintre a encore trouvé une si forte expression de la suavité féminine?.. Or jamais à cette époque un modèle n'a posé dans l'atelier de l'artiste, jamais un mannequin ne lui a donné la ligne d'un pli d'étoffe. Sur sa toile, Monticelli peint sa chimère: la femme! Il la prend dans son cerveau; sans le secours d'aucun document étranger, il la place dans un cadre de verdure somptueuse, il la vêt de brocarts, de plumes rares, de soies changeantes, de satins très doux, de velours riches; il la pare de métaux, de pierres précieuses qu'il incruste aussi dans les étoffes, et, au-dessus de ses bras, de ses épaules nues, il lui met un adorable visage de poupée, poupée bien vivante: poupées blondes, poupées rousses, poupées brunes. Ah! elles ne disent pas les mots poupées «si spécieux tout bas» qui font s'étonner le naïf Verlaine des fêtes galantes. Les femmes de Monticelli sont chastes, chastes comme le peintre au travail, car, devant son chevalet, il y a quelque chose qu'il aime encore plus qu'elles: c'est la couleur.

Dans ces édens de la fantaisie la plus excessive, on ne respire que la joie, la jeunesse, on ne voit que grâce et beauté! Les paysages y sont exquis; la lumière tamisée n'y pénètre souvent que par douces échappées, les pièces d'eau de ces parcs tranquilles ne sont rayées que par le sillage de cygnes gracieux; on coudoie des fées appuyées sur les balustrades de terrasses qui se profilent sur des perspectives ombreuses avec – dans l'entrelacement des futaies – des éclaircies gaies, de ciels de printemps; intenses, de ciels d'été; tristes, de ciels d'automne.

Dans ces paysages divers que le peintre accorde avec son ciel, il met des personnages qui ont du faste, de belles manières, de grandes allures; et des animaux aristocratiques, des lévriers, des chevaux de race, des paons et des oiseaux. Dans l'apparat des cours, ce sont devant ces dames en vertugadins serrés dans le corps de baleine, les saluts profonds des jeunes cavaliers, saluts si inclinés qu'ils font traîner, sur le sol, les plumes des feutres.

La sortie de l'église d'un mariage princier, la scène de la cathédrale de Faust, lui offrent souvent le thème d'un motif aimé. Les murs de la vieille église lui servent de fond. Le trou ogival et profond de la porte entr'ouverte laisse passer les derniers accords de l'orgue. Serrée par la foule, une mariée sort, hésitante, habillée de dentelles, de gaze fine et transparente comme des ailes de libellule. Elle appuie son bras sur le nouvel époux très empressé. La foule les entoure et leur fait un cadre d'extrême élégance, en même temps que des plus sublimées couleurs; alors que, dans la douceur de ces irisations, le vermillon cru d'un habit de suisse ou les plumes d'un Méphisto jettent dans cette douce musique de couleurs un éclat de timbre étrange qui n'en détruit point l'harmonie générale. L'œil seul du coloriste a accompli ce miracle.

C'est encore, dans ces diverses toiles, l'apparition de personnages nouveaux, de silhouettes inaperçues d'abord, jaillissant de tous côtés; et, souvent, un beau morceau de nature morte, une étoffe de couleur et de dessin d'un japonisme précieux; détails qui contribuent, sans lui nuire jamais, à la beauté de l'ensemble.

Quand Monticelli peint l'enfant, il le comprend autrement que les autres peintres. Ce n'est pas l'ange des Murillo, ni le poupon rose des Boucher, autre encore que chez Fragonard et que chez Chardin; c'est pour lui l'être de rêve encore, prometteur des grâces et des délicatesses féminines. C'est l'exquis bourgeon féminin gentiment nu, la femme en miniature, avec sur sa chair la «délicate fleur de ton» du poète. Car nul mieux que lui ne sait accrocher plus délicatement, plus sûrement, les touches lumineuses, qui sur ces chairs «font de la vie». Puis, il leur donne des poses délicieuses, coutumières, mais ennoblies, des jeux aristocratisés.

Comme d'une décoration vivante, il en fera aussi un tableau dont le souvenir nous est précieux. C'est peut-être sous l'inspiration de la parole du Christ: «Laissez venir à moi les petits enfants,» que Monticelli fit un chef d'œuvre que le vieux Rembrandt à son tour eût salué46.

 

Il édifie souvent, sur des fonds ténébreux, de bruissantes fontaines dont il compose la riante architecture avec des enfants, des femmes et des fleurs47. Mais avec passion, Monticelli retourne à ses scènes galantes et les varie à l'infini par l'arrangement et l'effet, car ses scènes, si elles se ressemblent, ne se répètent jamais. Ce seront de nouveaux madrigaux, de nouvelles aubades galantes, l'occasion d'un caquetage de femmes, autour d'une table de jardin où des enfants jouent, les poses charmeresses de jeunes filles caressant des oiseaux; tout l'ensorcellement magnétique du geste féminin.

L'artiste devient un visionnaire, il peint les fêtes, les bals dans de fantaisistes et princières demeures brillamment éclairées, dans des salles de palais féeriques, semblables à ceux des contes faits par Schéhérazade: le mouvement de la folie élégante se détachant dans des perspectives lumineuses. Ce sera encore une conception nouvelle de l'orgie romaine, du délire décadent de Byzance; des apothéoses, des foules en marche, avec des animaux y participant. Les sujets de genre se multiplient. Monticelli crée des scènes locales inspirées de l'Orient, dont il appuie le mystère: c'est le harem, la souplesse et la langueur du bel animal de volupté, l'ennui qui pèse sur ces figures de femmes. Les formes fuyantes, les richesses des mosquées, les fontaines, les blancs colorés des murailles, les noirs tragiques des faces, les têtes coiffées de rouge violent. Puis, l'Orient guerrier: l'étendard vert du prophète déployé sous des ciels sombres, des chameaux apocalyptiques, des guerriers, des esclaves, grouillant dans un fleuve de lave colorée.

Monticelli s'arrête, en ce temps-là, dans l'intérieur des fermes de Provence; il pénètre dans les cuisines et, mieux que les Hollandais, grâce à son procédé d'incrustation, il en détaille tous les ustensiles locaux, et fait lutter le feu de l'âtre avec la lumière diffuse du jour. Il peint, dans ces cuisines – comme des diables blancs – des marmitons pressés. Tout est pour lui prétexte à couleurs, matière à tableaux, sujets inépuisables, thèmes innombrables sur lesquels brode le caprice de l'imagination la plus excessive.

* * *

La musique surtout affolait Monticelli. Comme tous les imaginatifs, il l'adorait pour sa puissance évocatrice, immatérielle. Il admirait, surpris, enchanté, le beau travail des réalisations harmoniques, l'imprévu des cadences, la nouveauté des rythmes, la science des développements thématiques, la couleur des belles modulations. Il liait par analogies la musique à son art, car, en véritable symphoniste, il en comprenait les secrètes beautés.

Plus que jamais Monticelli aimait les grands peintres; plus que jamais il s'enthousiasmait devant les belles œuvres. Ce sens critique, qu'on lui niait si sottement parce qu'il parlait peu ou qu'il avait des appréciations quelquefois brutales et des mots d'un pince-sans-rire, il le possédait étonnamment. On est bien forcé de reconnaître aujourd'hui que ses réflexions et ses observations rares sur la peinture des autres, furent toujours justes, sincères, assez souvent divinatrices.

Il faut rappeler avec quel fanatisme ému, Monticelli venait admirer, tous les jours, pendant des heures entières, les beaux portraits de Gustave Ricard, lors de l'exposition à Marseille, des œuvres de ce peintre, en 1873. Jamais, par aucun, Ricard ne fut aussi bien compris. Et on entendit plusieurs fois Monticelli, sorti pour cette circonstance de son mutisme habituel, s'écrier les larmes aux yeux: Est-ce possible d'arriver à peindre ainsi!

* * *

Dans cette belle période, 1870-1876, la technique du peintre est admirable, savante, et précieusement originale. Son faire est génialement intransigeant. Son dessin procède par masses soutenues dans lesquelles viennent s'incruster des touches colorées, posées dans le sentiment et le mouvement de la ligne. Il est presque puéril de démontrer aujourd'hui la force du dessin de Monticelli. Il faut être aveugle, ou bien ignorant en art, pour nier la beauté de ce dessin. C'est dans «la souplesse ondoyante des lignes» que l'artiste provençal le cherche, et non «dans la sécheresse du contour». Il possède la science de la forme, car «il analyse les épaisseurs et sait étudier les volumes». Il a le dessin d'un grand peintre, celui qui conduit à exprimer la vie. S'il n'a plus de modèles, il retrouve, à sa volonté, dans sa mémoire les mouvements entrevus jadis. La rue lui donne sans cesse de précieuses indications. Il n'y passe pas seulement en rêveur, mais en observateur aussi. Dans la rue, portant beau, dans sa veste de velours noir, la démarche aisée, il suit de son œil voilé par l'ombre du feutre, le mouvement qui l'intéresse. Il regarde la passante, la femme prête au combat de la séduction, il note sa démarche rythmée ou nonchalante, l'expression de ses désirs inavoués, et en même temps les rapports de tons, les oppositions, les valeurs. Là, il observe; là, il étudie.

* * *

Généreuse et franche, sa couleur, sans jamais être adultérée par des mariages discords, reste éminemment translucide. Les points colorés, lumineux, sont, aux bonnes places, posés avec une habileté inouïe.

Sa couleur!

On se demande intrigué quelles sont ces matières dont le peintre s'est servi, à quelles fleurs il a dérobé la vivacité de son coloris et sa fraîcheur? Est-ce là le bleu d'azur intense des gentianes cespiteuses, le bleu poétique des lavandes de Provence, les bleus noirs violacés de la campanule en deuil des hautes prairies? Est-ce dans la flore si variée des altitudes alpestres qu'il a surpris le secret des safrans, des jonquilles, des strontianes; la gamme des alizarins, des purpurins, des rubis? Est-ce au Japon qu'il a trouvé ces douceurs roses, cerises, lilas, mauves? A quel oiseau des tropiques a-t-il pris les plumes pour obtenir ces rouges? A quelle coquille marine de l'océan indien a-t-il arraché ces nacres et ces irisations? Quel vieux Rouen et quel Delft a-t-il pu mettre en tube pour arriver à ce bleu effacé de vieille faïence?

Comment encore a-t-il broyé ces pierres précieuses dont il semble s'être servi pour garnir sa palette? Les grenats syriens, les ponceaux clairs, les cramoisis, dans les rouges; les saphirs barbeau, le béryl, la tourmaline, l'indigo oriental, dans les bleus; les riches émeraudes, la chrysoprase, l'aigue-marine, dans les verts; la variété des zircons cristallins dans les jaunes; la poétique améthyste, dans les violets? Ses profondeurs ne semblent-elles pas procéder encore de pierres opaques, onyx, agate? Enfin, quel est le mystère de ces mélanges inconnus: violets d'or clair, vert-de-gris strié, auréoline laqueuse et cendre d'outremer, lapis lazzuli et maïs?

Comment ce lapidaire a-t-il serti, taillé en facettes, avec sa brosse, ces pierres qui, sur sa toile, jettent d'aussi beaux feux? Ah! oui, il faut le reconnaître maintenant, jamais l'amour d'un peintre pour la couleur ne le poussa à de semblables inspirations, jamais aucun ne l'adora avec une tendresse si respectueuse et ne sut la violenter, avec autant de bonheur, dans le coup de folie de la passion…

Quand on examine certaines toiles de Monticelli, on a l'impression de l'ouverture d'un écrin contenant des bijoux rares subitement placés à la lumière. Vraie parure des princesses de contes de fées, ils apparaissent, dévotement sertis, avec leurs ornements niellés d'émail, leur délicate orfèvrerie ajourée, l'éclat doux de leurs diamants vieillis, la patine de leurs métaux de couleur, comme d'anciennes merveilles d'un art oublié. De même qu'un échange sympathique de rayons lumineux a pu se faire, à la longue, entre des pierres précieuses voisines, et en a adouci l'éclat; de même, la violence des richesses de la palette de Monticelli s'est apaisée, la couleur trop neuve s'est agatisée avec le temps.

A l'encontre des peintures bitumineuses, des toiles peintes sur des dessous non entièrement secs, lesquelles vont progressivement à la mort, celles de Monticelli gagnent tous les jours. Et ses paroles prophétiques: Je peins pour dans trente ans, sont prêtes à s'accomplir: son œuvre acquiert sa grande beauté au moment où, sortie de la période des silences intéressés, des sourires ironiques, des enthousiasmes isolés et contenus, elle va se montrer dans toute sa clarté irradiante.

Cette couleur, Monticelli l'a toujours appliquée avec la sûreté de main d'un Japonais; mais il lui a donné la consistance qui fera sa durée. Non triturée avec la brosse, son éclat emprisonné dans un liquide composé surtout de vernis copal, elle n'a subi aucune des réactions chimiques qui détruisent d'autres peintures.

Le peintre ne se sert pas de sa palette pour y préparer le ton. Il obtient, par exemple ses gris, par le voisinage de couleurs franches diminuées de blanc. Il a dans le cerveau la vision tellement nette du résultat de certains mélanges, dans de différentes proportions, qu'il les pose sur sa toile d'un coup sans jamais avoir besoin d'y revenir. Son art consiste surtout dans l'application adroite de ces mélanges. Suivant le cas, l'effet qu'il veut obtenir et les relations qui les entourent, il donne aux couleurs qu'il juxtapose ainsi une grande importance d'application et d'ordre. A l'infini, il arrive ainsi à varier ses tons, en leur laissant toute la fraîcheur de l'inspiration et de la touche.

43Lorsqu'en parlant peinture avec Monticelli, certains noms, tels que ceux de Rembrandt, de Vinci, de Delacroix étaient prononcés, le peintre, prenant son feutre à pleine main par le revers gauche, à la façon des gentilshommes du temps d'Henri IV, se découvrait en silence, par un beau geste large et noble, montrant ainsi le respect qu'il avait pour de si grandes mémoires.
44Pour que l'on connût Monticelli à Paris, il faudrait y faire l'exposition de 50 à 60 de ses toiles, au plus, prises sur l'énorme production de ses œuvres de 1860 à 1876. Cette exposition serait certainement l'événement le plus retentissant dans l'histoire de l'art de la peinture depuis cent ans, comme notations et trouvailles d'harmonies colorées.
45Que de reproches n'a-t-on pas faits à Monticelli? Ne l'a-t-on pas accusé de plagier Diaz? A la Centennale, où l'on vit enfin les deux maîtres côte à côte, Monticelli a montré à tous les yeux la distance qui les sépare.
46Ce tableau est au musée d'Amsterdam.
47Nous devons faire remarquer que la peinture de Monticelli est intraduisible par la gravure et les procédés photographiques.