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Les Peintres Provençaux

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III
GUSTAVE RICARD

A M. Edmond André.

Après les biographies de MM. Paul de Musset, Louis Brès et Charles Yriarte22, et une étude en langue allemande du poète Hartmann, il semble qu'il y ait une certaine prétention de venir, à nouveau, raconter l'homme et le peintre. Il faut nous en excuser par une explication: les biographies de Ricard ont été faites à des points de vue assez différents. Un auteur a voulu donner à l'ami le gage affectueux d'un souvenir vivace, c'est M. Paul de Musset. Quant à M. Louis Brès, de qui le travail est le plus complet, puisqu'il ne compte pas moins de 110 pages, il eût suffi, semble-t-il, à faire, grâce à l'intelligence du littérateur, une analyse définitive du talent du peintre. Pourtant, M. Charles Yriarte dégage, à son tour, du caractère et de l'originalité de Ricard tout un côté psychologique insoupçonné. Il était donc très intéressant de réunir dans une même étude les appréciations de ces divers biographes, d'en citer les pages les plus caractéristiques, et d'y ajouter des impressions nouvelles ressenties personnellement, devant les œuvres du grand artiste marseillais.

La peinture de Ricard est assez profonde pour que chaque génération puisse l'étudier avec des sensations particulières et y faire des découvertes originales. Toujours, au reste, l'histoire des grands peintres sera à écrire. De même qu'on n'a pas cru devoir s'arrêter après la Vie des peintres illustres de Vasari, on pourra à l'avenir dire différemment et voir autrement les peintres sur lesquels les appréciations des critiques ne font autorité que durant un temps. Chaque époque, en effet, veut découvrir dans les grandes œuvres de nouvelles beautés émotives répondant à ses aspirations et à ses goûts.

* * *

D'après tous ses biographes, précis et d'accord, Gustave Ricard est né à Marseille dans la maison de la rue de Rome qui porte aujourd'hui le no 85 et qui était à l'époque le no 89. Ricard descendait d'une ancienne famille provençale originaire de Pélisanne. Son oncle était directeur de la Monnaie à Marseille, et son père était changeur, en même temps qu'affineur de métaux.

Or, les impressions d'enfance ont, à notre avis, une si grande importance sur la destinée artistique d'un homme, que nous sommes heureux de retrouver, reconstitué par la plume colorée de M. Louis Brès, l'endroit où se passa la jeunesse du peintre:

«La boutique du changeur était située sur l'un des points les plus pittoresques de l'ancien port, à l'angle du quai de la Fraternité et de la petite place du Change, appelée autrefois le Cul-de-Bœuf. On l'y voit encore telle qu'elle était en ce temps-là, avec ses grillages, ses sébiles pleines de monnaies et son chien de faïence23. Ce dernier, assis sur sa tablette de bois, ne se lasse de regarder la mer, avec l'air inquiet d'un pilote qui voit venir le mauvais temps. Cet emblème, d'un style passablement archaïque, nous fait toujours plaisir à voir, car, avec le petit aspirant qui, à toute heure du jour, prenait le point non loin de là, à la porte de l'hydrographe Roux, ce chien cambiste fait partie de nos impressions d'enfance.

«La petite place elle-même, si énigmatiquement nommée le Cul-de-Bœuf, a laissé chez nous le plus charmant souvenir. Il ne faut pas la juger sur ce qu'elle est aujourd'hui, – un carrefour sillonné depuis le dégagement des abords de la Bourse et le percement de la rue de la République, par le plus désagréable charroi. C'était, vers 1835, un petit coin tranquille et pittoresque ouvert seulement au soleil – véritable encoignure de cette vieille cheminée du roi René, qui allait de l'église des Augustins au fort Saint-Jean – et où tout bon Marseillais venait, par tous les jours de mistral, selon la populaire expression, brula un gaveou. Les maisons avoisinant l'église des Augustins étaient le point de prédilection de ces buveurs de soleil. Ils s'y attroupaient autour des cages des marchands d'oiseaux exotiques, regardaient voler les bengalis, agaçaient du doigt les aras ou causaient avec les perruches. La petite place du Cul-de-Bœuf était plus tranquille. Elle était habitée par des gens d'affaires, des assureurs maritimes, des notaires et des changeurs. Ses petites boutiques étaient souvent désertes, et l'on ne voyait guère au milieu de la place que l'étalage d'une vieille grosse fruitière, abritée sous un parasol rose. Cet étalage s'embellissait, le dimanche, d'une collection de pipes et de chiens de sucre, et vers Pâques, de grands paniers d'œufs rouges que les gamins de la ville venaient se disputer…»

C'est dans l'ancien château Menpenti encore aujourd'hui debout, sur le grand chemin de Toulon, et transformé alors en institution, que Ricard fit ses études. Cette ancienne bâtisse, d'une architecture assez mal venue, noire de poussière, est égayée seulement par une balustrade supérieure qui s'ajoure sur le ciel. Un prêtre fort intelligent, et quelque peu réfractaire à l'autorité ecclésiastique d'alors, la dirigeait: M. l'abbé Jonjon. C'est à lui que l'école française de peinture doit de compter un de ses plus éminents portraitistes.

L'abbé Jonjon s'était pris pour Ricard d'une affection dont il devait lui donner souvent la preuve. M. Paul de Musset dit dans quelle occasion:

«… Gustave apportait aux jeux de la récréation plus de passion qu'à l'étude: mais il s'instruisait sans efforts et fit des progrès rapides. Cependant Gustave s'arrêta tout à coup en face des mathématiques et du grec, et se mit en tête de ne point les apprendre. Ceux qui ont entendu Ricard devenu homme parler avec une facilité rare les langues et même les dialectes des pays où il avait voyagé, s'étonneront de cette aversion d'enfant pour le grec. Quelle qu'en fût la raison, il s'y entêta si bien que ses parents, après avoir songé à vaincre son obstination, finirent par céder. Grâce à la bonne intervention de l'abbé Jonjon, l'enfant obtint la permission d'abandonner les mathématiques et le grec; mais il promit de pousser aussi loin qu'on le voudrait l'étude du latin. Il tint parole, et devint un latiniste distingué.»

La vocation de Gustave Ricard pour la peinture se révéla tout à coup avec une vivacité qui rappelle celle de Giotto: «… Ricard, qui recevait des leçons de dessin, obtenait d'être laissé seul à la maison les jours de promenade, pour y travailler à son aise. Il était là dans son atelier et il se livrait à une œuvre colossale qu'il avait entreprise avec l'agrément du directeur du pensionnat. Il ne s'agissait de rien moins que de décorer les murs blanchis à la chaux de cette vaste salle. L'écolier y exécuta, en effet, de grandes compositions. L'une, entre autres, représentait une chasse aux papillons où étaient figurés, dans les positions les plus plaisantes, les bons professeurs de l'établissement. Ricard avait su, en quelques traits sommaires, préciser la physionomie de chacun de ses maîtres. Cette décoration est demeurée légendaire dans la mémoire des condisciples et des maîtres de Ricard. M. l'abbé Jonjon écrivait: «J'aurais volontiers, quand j'ai dû quitter Menpenti, emporté les cloisons dans mes malles.»

Ici se place l'instant critique qui va décider de la vie de Ricard: «La répugnance peu raisonnable qu'il avait témoignée pour le grec faillit lui coûter cher. Obligé de renoncer au diplôme de bachelier ès lettres, il se trouva sans défense quand l'autorité paternelle lui signifia qu'il devait songer à prendre un état, et qu'il en savait tout juste assez pour changer des monnaies, dans la petite boutique du carrefour24

Il faut citer le délicieux tableau qu'en fait M. L. Brès:

«On plaça le jeune homme derrière le grillage du change, parmi les liasses de billets de banque et des piles d'or. Notre futur portraitiste dut passer dans cette étouffante atmosphère de longues heures d'ennui. Il est vrai que, par la porte basse de la boutique, il pouvait voir, comme en un cadre sombre, le lumineux tableau du port, tableau magique, qui, pour un œil naturellement sensible aux beautés pittoresques, devait avoir un charme profond et qui décida peut-être de sa vocation de peintre.

«Ce coin du port est hanté par les balancelles espagnoles, dont les pavillons couleur de safran s'enlèvent avec tant d'éclat sur le ciel bleu. Leurs cargaisons d'oranges servent de prétexte à des groupes du plus fier accent, où les Génoises coiffées d'un madras rouge, leurs grands anneaux d'or aux oreilles, se mêlent aux profils aigus, aux têtes olivâtres et férocement langoureuses des matelots catalans. A cette époque, vers la Cannebière, se tenaient, telles que nous les voyons aujourd'hui encore, les petites embarcations de plaisance, la voile latine roulée autour de la vergue, le tendelet aux rideaux rouges et blancs coquettement déployés, le vieux marin à la figure tannée, fumant son bout de pipe et vous appelant du geste. Ajoutez par là-dessus, quand le vent soufflait du large, les ailes blanches des goélands. En cet endroit, aussi, était une énorme borne-fontaine où se succédaient pendant toute la journée les matelots les plus truculents de la Méditerranée et de l'Adriatique, des Grecs et des Smyrniotes, des Napolitains et des Illyriens, qui, au prix de rixes bruyantes, y venaient emplir leurs barils. C'était un fourmillement de types, de costumes, de tableaux des plus richement colorés. Ce petit coin semblait fait tout exprès pour mettre la palette aux mains d'un peintre. Pourquoi n'aurait-il pas eu cette influence sur une organisation d'artiste telle que celle de Ricard?

 

«Sans doute, aux heures du soir, le jeune homme, le front dans la main, laissait emporter sa rêverie dans cette forêt de mâts qu'une brume violette enveloppait et à travers laquelle filtraient comme des gouttes d'or les lueurs du couchant. Entre les masses sombres des navires, il voyait se refléter dans l'eau les teintes mourantes de la lumière, et il en suivait, au loin, dans le ciel, les dégradations infinies. Il n'est pas d'organisation qui ne vibre devant un tel spectacle. Que ne devait-il pas éprouver, lui dont l'âme était si impressionnable et l'œil si sensible à la couleur? L'imagination du poète ne pouvait que prendre son vol vers cet infini et chevaucher sur ces nuées d'or et de flamme, laissant l'apprenti changeur parmi ses chiffons de banque et ses sébiles de florins.»

Ricard, qui avait continué ses études de dessin à l'École des Beaux-Arts, y obtenait très vite, à dix-sept ans, un premier prix de modèle vivant.

C'est à la suite du résultat de ce concours, où l'académie de Gustave fut très remarquée25, que l'abbé Jonjon fut sollicité par son ancien élève pour obtenir du père Ricard de laisser à son fils le choix de la carrière pour laquelle il semblait si bien doué. Ce ne fut pas chose facile. «Mais on ne gagne rien à ce métier-là!» s'écria M. Ricard. L'abbé Jonjon fut très éloquent, il prouva que beaucoup d'artistes pouvaient vivre de leur art et même s'enrichir, il sut montrer au père «les souffrances de l'enfant contrarié dans sa vocation, la responsabilité grave des parents, l'éclat qu'un grand artiste pourrait jeter sur le nom de son père». M. Ricard consentit à la fin. La destinée a glorieusement «ratifié le pronostic de l'abbé Jonjon». Dès ce jour, Ricard, qui avait échappé à la perspective de passer sa vie dans la boutique grillagée du changeur, se livra à son art avec une ténacité et une patience de bénédictin. Alors commence pour le peintre cette existence en quelque sorte monastique, assez semblable à celle d'un moine du moyen âge cherchant à découvrir sous des palimpsestes la beauté d'un premier manuscrit; alors, commence ce travail opiniâtre qu'il va accomplir, dans le silence religieux des grandes galeries d'Europe, en se livrant «à une sorte d'autopsie» des œuvres de ses maîtres aimés.

* * *

Au musée de Marseille, assez pauvre en tableaux de maîtres anciens, Ricard ne trouvait pas, après une belle copie du Salvator Mundi de Puget, à satisfaire sa passion de recherches. Pour la troisième fois, l'abbé Jonjon dut intervenir auprès de M. Ricard pour l'obliger à consentir au départ de son fils pour Paris. Cette fois encore, le bon abbé gagna sa cause; le peintre lui en garda toute sa vie une affectueuse reconnaissance.

Après les excellents principes de dessin que Ricard avait reçus à l'école d'Aubert et les éléments de peinture qu'il tenait de M. Pierre Bronzet – un probe artiste enfoui en province – le jeune homme, dès son arrivée à Paris, entra dans l'atelier, fort à la mode, de Léon Coignet, où il n'apprit pas grand'chose. Son insuccès au concours du prix de Rome26 le jeta avec plus de passion dans la fréquentation des grands peintres qui l'attiraient et surtout «des portraits qui avaient le don de le retenir. Ces portraits de gentilshommes de Van Dyck dont le regard vous poursuit et vous pénètre, se dressaient devant lui comme autant d'énigmes.» Ricard «voulut avoir le secret de cette peinture qui était la vie même et plus que la vie. Il installa résolument son chevalet devant ces chefs-d'œuvre, et il commença cette suite de copies qui devaient être la jouissance la plus profonde et le labeur le plus obstiné de sa vie27

On peut dire de ces copies que peu de peintres modernes surent et purent en faire de semblables; car nul ne pénétra plus profondément dans l'intimité de l'œuvre, nul ne demeura aussi éloquemment fidèle, avec autant de tact, de talent et de discrétion – il faut ajouter avec autant d'amour – à la pensée des maîtres.

Jusqu'à ce moment, Ricard n'avait encore peint que quelques têtes d'étude, et, dans l'atelier Coignet, une Décollation de saint Jean-Baptiste. Son admiration pour Van Dyck et le Titien décida de sa vocation. Il ne serait que portraitiste; mais ce portraitiste deviendrait un des plus grands de son siècle.

N'en déplaise à tous les adeptes des compositions d'histoire, de mythologie, de légendes et de symboles, le portrait est une manifestation d'art susceptible d'autant d'invention et d'originalité que le reste, une manifestation plus proche de la vie. L'histoire! ne pouvons-nous pas la reconstituer bien plus sûrement avec les portraits de quelques grandes figures qui l'incarnent et autour desquelles elle pivote? «Quels admirables historiens que Holbein, Titien, Van Dyck, Velasquez, peintres de si admirables portraits!»

L'histoire! «nous fait-elle mieux connaître Henri VIII que dans son portrait, où l'on découvre la grossièreté d'un soldat et la sensibilité d'un moine, l'Arétin chez qui on retrouve du renard et de la chèvre, Philippe IV qui ressemble à un mouton malade, Charles Ier qui n'a aucun signe de volonté? Et n'apprécie-t-on pas aussi bien que dans l'histoire François Ier dans le portrait du Titien, Charles IX dans le portrait de Janet, Louis XIV dans le portrait de Rigaut, Marat dans le portrait de David, Napoléon dans le portrait de Gros28

Un portrait! mais, comme le remarque Th. Gautier, c'est une histoire de mœurs de toute une époque. «N'est-ce pas la révélation de toute une époque que cette magnifique pose de M. Bertin de Vaux appuyant, comme un César bourgeois, ses belles et fortes mains sur ses genoux puissants, avec l'autorité de l'intelligence, de la richesse et de la confiance en soi? Quelle belle tête bien organisée, quel regard lucide et mâle, quelle aménité sereine autour de cette bouche fine sans astuce! Remplacez la redingote par un pli de pourpre, ce sera là un empereur romain ou un cardinal; tel qu'il est, c'est l'honnête homme sous Louis-Philippe; et les six tomes des Mémoires d'un bourgeois de Paris du docteur Véron n'en racontent pas davantage sur cette époque disparue.»

Infinies sont les destinées du portrait; autant que le passé, l'avenir lui appartient: un avenir que n'émotionneront guère plus, en peinture, la mythologie ni la Bible, la fable ni la légende, mais le beau, dans la vie ordinaire, le beau dans la vie dont nous participons; le beau qui est autour de nous, qui nous entoure, qui est de chaque jour, et qui est autrement intéressant que les reconstitutions picturales de l'époque grecque ou romaine, que l'évocation conventionnelle des mythes religieux, faite par des peintres sans conviction et sans foi.

* * *

Vers 1833, au Louvre, Ricard commence sa vie de labeur pénétrant qui durera plus de dix années. Avec une ténacité extraordinaire, il va «chercher, sous l'épiderme de la couleur, les secrets des maîtres», et pénétrer par l'analyse méticuleuse des procédés spéciaux à chaque école, «par une connaissance particulière des préparations, des dessous, jusqu'à leur pensée intime».

Il a compris qu'il n'arriverait là qu'après avoir découvert leurs secrets techniques. «Sous cette première couche de couleurs, il voit la préparation, il devine les changements, les repentirs; et lorsqu'il a découvert quelque indice certain de ces retouches qui trahissent des hésitations, auxquelles il sera si sujet lui-même, sa joie éclate; il en prend note, il ne l'oubliera plus.»

Avec une patiente science, il pénètre les mystères de ces différentes palettes, leur orchestration puissante ou rare, les infinies ressources de leur harmonie.

Le voilà devant le portrait de l'Infante Isabelle d'Autriche en costume de religieuse, de Van Dyck, devant le portrait du Président des Pays-Bas, et devant une tête d'enfant du même peintre. Il ne copie pas, il n'interprète pas. Derrière la toile, il cherche la pensée de l'artiste et essaie de peindre avec la main de Van Dyck. Devant ces portraits qui, pour lui, s'animent, il éprouve l'émotion de la vie, et pour la seconde fois, les modèles posent pour Ricard qui les peint à travers la vision distinguée du peintre flamand.

Il s'attaque à Rembrandt dans le Portrait du peintre peint par lui-même. Il veut découvrir la puissance de cette lumière que le génial réaliste a créée pour éclairer le visage de ses figures et nous les montrer aussi bien à l'extérieur qu'à l'intérieur d'eux-mêmes.

Il se retourne vers le Titien pour lui demander de lui révéler les règles de sa suave harmonie. Il s'installe devant l'Homme au gant; devant cette merveille, la Maîtresse du Titien; et, avec enchantement, il monte et descend cette gamme aux sonorités opulentes et fines, il plaque les accords, les renverse et les résout; il en déduit les lois et arrive par des décomposés chromatiques à en saisir les subtiles nuances.

Oh! le Titien, ainsi que Van Dyck, il ne l'oubliera jamais, jamais. Il écrit à un de ses vieux amis, à propos de la Vénus de la Tribune de ce peintre:

Paris, mai 1872.

Je ne puis me décider à te lâcher ma Titienne, je la garde comme le dragon d'Espérie gardait ses pommes d'or, et j'espère que ta chère conseillère te détournera de cet enlèvement de mineure, qui n'aboutirait qu'à attrister mon atelier dont elle fait les beaux jours.

Mais Ricard ne résiste pas longtemps à la grâce du Corrège. Il l'aborde résolument avec la copie, grandeur de l'original, de l'Antiope du Louvre. Cet incomparable poème de la chair l'émeut plus que tout; il cherche le mystère voluptueux de la vie sous la fluidité de la pâte. Pendant six mois consécutifs, sans nul souci de ce qui se passe à ses côtés, il travaille comme un artiste envoûté:

Je n'ai qu'une minute, écrit-il à son frère, pour te dire que je mène une vie indiavolata col Correggio, de huit heures à six heures, mais ce sera fameux.

 

Et il ajoute une autre fois, dans quelques bribes de lettre, à l'époque de cette copie du Louvre:

Je rentre si rompu que je n'ai ni tête ni bras à écrire.

Dans cet état d'âme, Ricard ne pouvait demeurer plus longtemps à Paris. Il avait su charmer ces génies solitaires, «ils l'appelaient». Le peintre provençal partit pour l'Italie.

Ces génies solitaires, il allait les étudier dans leur pays, dans les milieux où ils avaient vécu; vivre de leur pensée, au sein des villes et des campagnes qu'ils avaient habitées, sous leur ciel et leur climat; et, là, «à l'ivresse de la vie errante, aux saines études en plein air, Ricard préfère le recueillement du musée de la ville et la méditation devant une toile de maître, car avant d'aller à la nature, il va demander aux œuvres d'art le secret des transformations poétiques que les maîtres lui ont fait subir29».

Il ne s'arrêtera pas seulement dans les grandes villes: à Gênes où il retrouve Van Dyck, à Milan où il revoit le Vinci, à Parme où le Corrège se révèle à lui plus intimement encore; mais comme un antiquaire cupide, il fouille les petites villes si curieuses d'Italie, les palais déserts, les couvents écartés où, mieux qu'ailleurs, on éprouve les délicieuses sensations de revivre le passé par l'aspect des décors à peine vieillis. Il visite les moindres villages, les églises solitaires avec une curiosité anxieuse, une émotion enthousiaste. «Il ira à Urbino pour Raphaël, et gravira à la Cà d'Oro de Venise les marches du palais que le vieux maître a montées. Avec religion, il touche dans un cloître un reçu signé du nom de Corrège.»

Longtemps après son départ – car les années se sont écoulées – Ricard arrive à Venise. Là est sa véritable patrie. «A cette époque, c'est un grand jeune homme, fin, aristocratique, à la longue barbe soyeuse; on dirait un jeune patricien de Venise qui a déjà accès aux Pregadi,» et le poète Joseph Autran pourra, avec raison, s'écrier après la mort du peintre:

 
Venise, en le perdant, aurait porté le deuil.
 

«Dans cet étrange milieu de lagunes où l'on se croirait, ajoute Paul de Musset, sur une autre planète que la terre, Ricard respire à l'aise; il se sent de la race des Venètes, et, en effet, il en a l'humeur aimable et rieuse, l'esprit léger, le tempérament d'artiste, il en parle le dialecte. Qu'on lui rende le Sénat, le grand Conseil, le Doge, la Quarantie, les costumes et les riches étoffes du xvie siècle; ces beaux modèles auront en lui un peintre de plus et les Giorgione, les Titien, les Tintoret, un rival digne d'eux.»

Là, son cher Titien lui apparaît plus prestigieux, plus éblouissant; et pendant les quatre à cinq ans qu'il demeure à Venise, il s'enferme dans les musées, il se cloître dans les églises et les couvents, il s'emprisonne dans le palais ducal, seul avec son cher maître, sans souci de l'heure, dans l'oubli du monde extérieur.

Il s'enivre de peinture vénitienne, «de cette peinture qui emplit l'œil comme la symphonie emplit l'oreille», qui vivifie les formes, de cette «peinture de somptuosité et d'abondance».

«Ailleurs, dit M. Taine30, on a séparé le corps de son milieu, on l'a simplifié et réduit; on a oublié que le contour n'est que la limite d'une couleur, que pour l'œil la couleur est l'objet lui-même. Car, sitôt que cet œil est sensible, il sent dans l'objet, non pas seulement une diminution d'éclat au recul des plans, mais encore une multitude et un mélange de tons, un bleuissement général qui croît avec la distance, une infinité de reflets que les autres objets éclairés entre-croisent et superposent avec des couleurs et des intensités diverses, une vibration continue de l'air interposé où flottent des irisations imperceptibles, où tremblotent des stries naissantes, où poudroient d'innombrables atomes, où s'ébranlent et se défont incessamment des apparences fugitives.»

Si Ricard découvre tout cela chez Giorgione, chez Tintoret, chez le Titien, il n'en exagère pas le procédé pour mieux prouver sa compréhension. Il garde avec une belle pudeur d'art le secret de cette harmonie aérienne, il n'en montre pas à la foule – comme plus tard vont le faire les impressionnistes – la formule de ses accords isolés, de ses dissonances non préparées. Il n'érige pas en principes les altérations harmoniques; il garde à cet art la grandeur de son ensemble synthétisé.

Pendant ce temps, Ziem, son meilleur ami, se grise de lumière et de couleurs. Avec une palette éclatante, le paysagiste va, le long du grand canal, sous les façades d'or des vieux palais mauresques, en face la Salute, au soir, et le palais ducal incendié, écrire sur l'Adriatique en fête l'orgie colorée des pompes vénitiennes, dans la gloire de son ciel de smalt, de ses barques parées et peintes, semblables à des fleurs enchantées.

L'intense poésie des pierres de Venise ne retient pas Ricard: il admire, sans désirer le peindre, le merveilleux spectacle du soleil qui, avant de descendre derrière les monts Vicentins, jette chaque soir sur les dômes et les campaniles de la ville le plus délirant adieu. Il comprend, sans éprouver l'envie de courir à sa palette, le sommeil paisible des demeures fastueuses que reflètent en capricieuses irisations les eaux des canaux solitaires. Il aime la vie qui se manifeste intensive chaque jour, sur les places et les quais; mais il ne s'y arrête pas, et il n'est pas tenté par les apparitions fantomatiques, entre les deux colonnes de granit que surmonte le lion ailé de saint Marc, des grandes voiles historiées en cadmium qui passent dans un décor inoubliable.

A ces féeries de lumière il préfère les longues conversations avec ses maîtres qu'il a devinés et compris, car, lorsqu'il s'arrache de leurs œuvres, il ne peut en demeurer longtemps éloigné, et il se hâte de revenir les voir souvent.

A Rome, où il est allé pour compléter son éducation qu'il ne trouve pas assez parfaite, il étudie patiemment les belles fresques de Raphaël, l'Incendie du Bourg. Surmené par un travail excessif, éprouvé par la malaria, il est forcé de rentrer au pays natal pour s'y reposer.

Il n'y fait pas un long séjour. Il ne se trouve pas suffisamment préparé et documenté; il veut, vers 1848, étudier encore Rembrandt en Hollande et Rubens en Belgique. Il s'arrête devant la Sainte Famille de l'église Saint-Jacques à Anvers. De là, il passe en Angleterre et s'éprend de Holbein, de Reynolds et de Lawrence. D'eux aussi, il saura se rappeler en temps opportun.

Rentré à Paris en 1850, il se retire dans son petit atelier de la rue Duperré, qu'il garde jusqu'à sa mort «avec le jardinet malingre de cinq pieds carrés, modeste ensemble, qui d'ailleurs n'est pas sans grâce et où il a laissé comme un reflet de lui-même».

Il y mène une vie de travail acharné pendant vingt ans, «à la poursuite d'un idéal qui parfois change», cherchant à exprimer d'abord sa sensation à travers l'émotion ressentie devant les œuvres des maîtres; à voir, enfin, de ses yeux, à traduire sa pensée avec le talent d'un grand virtuose dégagé des difficultés de la mécanique instrumentale.

* * *

Dès sa première exposition, Ricard ne passa pas inaperçu, et, avec sa jeune Bohémienne tenant un chat et sa série de portraits, le succès vint immédiatement à lui. Le peintre, à la vérité, était mûr pour la maîtrise. Les années suivantes – 1851 et 1852 – furent pour lui l'occasion d'un nouveau triomphe. On y remarqua les portraits devenus aujourd'hui célèbres de Mme Sabatier, de Mlle Clauss, du Dr Philip. Après avoir très rapidement obtenu une médaille de seconde et de première classe, Ricard, dont le talent grandissait, était en droit de s'attendre à recevoir la décoration de la légion d'honneur, à la suite de sa brillante participation à l'Exposition universelle de 1855. Ces neuf admirables portraits furent récompensés par une mention honorable. «Il en fut blessé, dit M. Paul de Musset, quoiqu'il eût trop de goût pour le dire.» Il faut reconnaître, aujourd'hui que les années ont passé, classant à leurs valeurs respectives la peinture de Ricard et celles des membres du jury d'alors – plus ou moins décorés et même cravatés de rouge – que le portraitiste provençal avait le droit «d'être l'orgueilleux discret qui croyait à lui-même avec une sorte de naïveté allant jusqu'à la candeur».

«Fier et digne, hautain dans son silence, il est certain qu'il répondit en 1863: Il est trop tard! à ceux qui lui offrirent la légion d'honneur, mais il était sincère dans son orgueil. Il vivait alors sur les cimes et comprenait que c'était se classer dans une rare aristocratie que de se signaler par une éclatante abstention31

Ricard avait la nature d'élite d'un artiste de race. «Il était une de ces organisations délicates passionnées pour leur art et qui veulent être respectées. Il ressemblait à ces gens qui, dans une cohue, laissent passer devant eux les personnes pressées, ou même à ceux qui, parvenus au vestibule d'un théâtre, s'en retournent chez eux, effrayés par la foule32

* * *

«Si nous avions fait, écrivait M. de Calonne en 1857, une classification à part des coloristes, nous aurions probablement inscrit à leur tête le nom de M. Ricard. C'est au premier rang qu'il convient de le placer… Le portrait de M. Vaïsse, sénateur, est le meilleur du Salon… Ici, la réussite est complète et l'artiste est à ce point maître de son sujet qu'il lui fait exprimer plus qu'on ne demande ordinairement à un portrait. C'est un morceau très original, d'une couleur lumineuse sur un fond d'émail bleu, d'une pâte qui ressemble à celle du Corrège, sans que l'ensemble appartienne à nul autre qu'à M. Ricard. Tout cela vaut mieux pour l'honneur d'un Salon que tous les Meissonier du monde33

Vraiment le critique ne pouvait être plus juste et plus prophétique. Et, aujourd'hui, après un demi-siècle écoulé, que la comparaison est permise, qu'elle s'impose, dégagée de toute partialité, de toute considération d'amitié et de circonstance, pour tous, le portrait de Chenavard du musée de Marseille, peint par Ricard, est un chef-d'œuvre digne de voisiner honorablement avec les plus grands maîtres de la peinture, alors que le portrait de Chenavard du musée de Lyon, peint par Meissonier, est le plus détestable portrait qu'on puisse voir. Ce Chenavard de Meissonier, si vide de pensée, avec ses chairs en zinc brillant, sa couleur sans harmonie, son faire prétentieux, est-il assez loin de celui de Ricard?

Quoi qu'en pense M. Charles Yriarte, le peintre marseillais n'avait pas perdu de sa santé ni de sa force dans ses productions dernières; et ce portrait qui fut, en quelque sorte, le chant du cygne du peintre, puisque la mort le surprit avant son entier achèvement, «n'a aucune trace de nervosité maladive», malgré «que l'artiste argutie, qu'il subtilise»; et vraiment le don de pénétration intérieure est ici à son apogée. Regardez cette figure méditative de Chenavard qui s'appuie sur la main sans affectation, ne donne-t-elle pas vraiment la sensation de la pensée impondérable inscrite sur ce front et dans ce regard lointain aux yeux d'apôtre?

22Paul de Musset. Notice sur la vie de Gustave Ricard. Paris, Gauthier-Villars, 1873. Louis Brès. Gustave Ricard et son œuvre à Marseille. Librairie Renouard, Paris, 1873. Charles Yriarte. Gazette des Beaux-Arts, numéro de mars 1873.
23Ce chien de faïence qui se trouvait être un lion en vrai Moustier, fait partie aujourd'hui d'une intéressante collection particulière.
24M. Paul de Musset.
25Cette académie fait partie de l'intéressante collection des prix de l'école des Beaux-Arts de Marseille depuis les premières années du siècle. On y retrouve les belles académies de Papety, de Monticelli, de Simon, etc., etc.
26Il entra en loge sans grande chance et en sortit sans déception. En ce temps-là, les membres de l'Institut distribuaient un peu les prix en famille. L'atelier de Léon Coignet ne devait pas y prétendre cette année. Ricard avait pourtant une bonne lettre de recommandation pour M. Hersent: il ne la porta qu'une fois le jugement rendu. L. Brès. Gustave Ricard et son œuvre (p. 52).
27M. Louis Brès.
28Thoré. Salon de 1845.
29Charles Yriarte.
30H. Taine. Voyage en Italie, t. II, p. 37.
31Charles Yriarte.
32Paul de Musset.
33Alphonse de Calonne. Revue contemporaine, 15 juin 1857.