Za darmo

Thémidore; ou, mon histoire et celle de ma maîtresse

Tekst
0
Recenzje
iOSAndroidWindows Phone
Gdzie wysłać link do aplikacji?
Nie zamykaj tego okna, dopóki nie wprowadzisz kodu na urządzeniu mobilnym
Ponów próbęLink został wysłany

Na prośbę właściciela praw autorskich ta książka nie jest dostępna do pobrania jako plik.

Można ją jednak przeczytać w naszych aplikacjach mobilnych (nawet bez połączenia z internetem) oraz online w witrynie LitRes.

Oznacz jako przeczytane
Czcionka:Mniejsze АаWiększe Aa

Le Fiacre au numéro 71 étoit enfin arrivé. On ne lui donna pas le tems de conduire ses chevaux à l’écurie; on le saisit, on le met dans une chambre, on l’interroge, on lui fait questions sur questions. Il ne répondit rien, parce qu’il étoit effrayé; & que, comme il se trouvoit dans l’exercice actuel de sa profession, il étoit raisonnablement ivre. Mon pere fit venir du café, lui en fit prendre plusieurs tasses, & enfin il tira de lui que la veille il avoit mené un monsieur habillé de noir au fauxbourg S. Germain. Mon pere le fit monter dans son carrosse, avec l’Exempt & le Commissaire du quartier, & ordonna à une compagnie de Guet à cheval de les suivre. Les ordres du Magistrat de Police étoient qu’on obéît ponctuellement à mon pere; d’ailleurs la place de Président qu’il tient lui donnoit une certaine autorité. La compagnie arrive près de l’Académie de M. de Vandeuil11, où le Fiacre avoit indiqué: mais il ne put jamais reconnoître la maison: après avoir cherché & examiné, il se fit conduire vers les Petites-Maisons; mais il ne fut pas plus heureux: ce ne fut qu’après bien des courses pareilles qu’il avoua qu’il ne se souvenoit plus de la rue; que cependant il en avoit quelque idée & que ce pouvoit bien être près de la Comédie. Il fallut bien y aller, & les plaintes & les mauvaises humeurs n’abrégerent point la route. Il reconnut la porte, c’étoit celle d’un Café connu par le nombre infini des inutiles de Paris qui s’y rencontrent. On frappe, refrappe; enfin descend un laquais qui, en se frottant les yeux, demande ce qu’on lui veut. On lui répond que de la part du Roi il faut qu’il dise où est monsieur Thémidore: il jure ses grands Dieux que jamais personne de ce nom n’est entré chez son maître. On monte, on fait la visite par toute la maison, & l’alarme couroit d’étage en étage. Point de Thémidore. Le Commissaire ayant apperçu près du grenier une petite porte basse & une lumiere qui passoit au travers des planches mal jointes, y frappa rudement & l’enfonça presque: vint à lui un grand fantôme pâle & sec, en habit de nuit, avec un bonnet affreux sur sa tête & une petite lampe à sa main. On entre, on visite, on ne trouve que quelques cahiers de musique, une épée sans garde, quelques nouvelles à la main, & la vie de monsieur de Turenne. L’habitant de cet antre aërien fut fort effrayé, & excita la commisération. Mon pere lui donna deux écus de six livres, en lui disant adieu, & lui demandant excuse de son importunité: c’est la premiere fois qu’une visite de gens de robe ait apporté de l’argent dans un logis. Le Commissaire, dont j’ai apris tout ceci, & le reste de l’aventure jusqu’à ma découverte, m’a assuré cette nuit-là avoir été témoin de visions qui n’étoient pas fantastiques, & dont on dresseroit de plaisans procès-verbaux à Cythere.

Enfin on trouva ce jeune homme, qui la surveille étoit vêtu de noir. C’étoit un Poëte12, qui ce jour-là avoit été en cérémonie présenter à un Sous-Fermier une Épître en vers libres sur la mort de son singe, & qui tremble encore d’avoir vu sur son Parnasse des gens dont la profession est de faire la guerre aux Muses. Mon pere se fâcha sérieusement contre le Fiacre, lui soutint qu’il s’entendoit avec moi. L’autre juroit qu’il étoit innocent. Après bien des interrogations, le cocher leur dit à tous qu’il étoit bien conducteur du carrosse au numéro 71, mais que c’étoit pour la premiere fois qu’il en étoit chargé; que l’on s’étoit mal expliqué avec lui; qu’il connoissoit celui qui avoit mené le numéro 71 depuis six mois, mais qu’il demeuroit à la Villette & étoit malade des coups que lui avoit donné un Officier, qui eût mieux fait de les aller porter aux Pandours de la Reine d’Hongrie.

Il enseigna très-juste la demeure de son camarade, & on fut obligé de l’aller trouver. En vérité, ne se donnoit-on pas bien de la peine pour troubler un galant homme dans son bonheur? Le cocher du numéro 71 fut enfin découvert. On monte chez lui: il étoit assez mal. Plus d’une contusion à la tête & par tout le corps lui faisoient jetter des cris peu soulageans pour lui, & très-désagréables à la compagnie.

Cependant il répondit bien, & trop bien, à ce qu’on lui demandoit. Il avoit de bonnes raisons pour se souvenir de moi; il fit mon portrait d’après nature, sans oublier les deux soufflets dont j’avois apostrophé son insolence. Il indiqua le quartier de l’Estrapade & une maison blanche, dans une grande porte jaune. Nouvelle course. On arrive au lieu indiqué. Il n’y avoit personne dans les rues. Le Commissaire s’adresse à un Garde Française qui étoit en sentinelle, & lui demande s’il ne connoît point mademoiselle Rozette; le drôle étoit un résolu, qui, moitié en riant, moitié en goguenardant, en exigea le portrait: on le lui fit. Elle est vraiment très-jolie, dit-il; mais je vois bien que vous en voulez à ses charmes: votre serviteur, Messieurs. Je ne connois ni Roze ni Rozette. Ces Messieurs ont à juste titre la réputation d’être les protecteurs du sexe d’un certain genre, & s’intéressent fort à son honneur, s’ils ne contribuent pas à sa réputation.

De porte en porte on frappa à un hôtel garni: la plupart de ces endroits sont entretenus aux dépens de ce qui se passe dans leur enceinte. Le maître vint en tremblant ouvrir, & protesta sur son honneur que la seule personne qui demeuroit chez lui étoit une fille sans scandale, & que même elle passoit dans le voisinage pour une dévote. Le Commissaire monta indépendamment des attestations de sagesse de M. l’Hôte de la Providence. La porte de la chambre fut enfoncée dans le moment, ceux qui y étoient ayant tardé à l’ouvrir. On ne vit personne. On fut droit au lit; mais comme la fenêtre se trouva ouverte on se douta que quelqu’un avoit pu se sauver par-là. Cette idée se trouva confirmée par un bruit que l’on entendit dans les feuilles d’une treille qui étoit posée contre la muraille. On s’approcha, on vit un homme en bonnet de nuit & en chemise qui se débattoit pour se débarrasser du milieu d’une infinité de fagots sur lesquels il étoit tombé. L’Exempt, homme alerte, descend au jardin avec une lumiere, & ayant aperçu cette figure en un état très-immodeste, cria aux Archers de venir voir un buisson où il croissoit de plaisants fruits sauvages.

Cependant mon pere avoit considéré cette fille. Au signalement qu’on lui avoit donné de Rozette il ne l’avoit pas reconnue. L’une étant une beauté, & celle-ci un petit monstre au yeux chassieux, au teint jaunâtre & d’un blond hazardé.

La visite de la chambre fut bientôt expédiée. A l’ouverture d’une armoire on trouva une perruque large & mal peignée, une robe de chambre d’homme, percée par les coudes. En même-tems un Archer tira de dessous le chevet du lit un haut-de-chausses, duquel, en glissant sans y songer ses mains dans le gousset, il tira une longue discipline. Vous voyez bien, cher Marquis, que ce lieu étoit une école de l’Amour; que la belle blonde étoit écoliere: son Précepteur étoit un Maître de Pension du voisinage, nommé monsieur Damon, celui chez qui nous avons demeuré ensemble, & qui crioit perpétuellement contre les femmes, & qui nous étrilloit si souvent pour des bagatelles. Le pauvre Maître de Pension fut conduit en présence de l’assemblée. Je ne pus m’empêcher de rire lorsque le Commissaire me fit la peinture des contorsions que faisoit le nouvel Adam pour couvrir son honneur. Celui du plus honnête homme n’est pas fort considérable en pareille rencontre: il ne tient pas une grande place dans le monde. Presque dans l’état de pure nature, avec une chemise extrêmement courte, les menotes aux mains, il eût été très-satisfait de profiter des feuilles de figuier qui servirent à nos premiers Peres.

On n’abusa point de l’état où étoit ce Pédagogue, on lui restitua ses vêtemens, & mon pere lui fit une mercuriale très-sévere, suivant l’exigence du cas, & blâma fort l’Exempt, qui, par forme de correction fraternelle, avoit détaché plusieurs coups de discipline sur le postérieur du patient: peut-être lui rendoit-il ce qu’il en avoit reçu autrefois.

Cette scene finit en s’informant à la dévote si elle n’avoit point entendu parler de Rozette. Qui les dévotes ne connoissent-elles pas! Elle enseigna ce qu’on lui demandoit, & se voyant délivrée, par le plus affreux caractere, elle fit le récit de la conduite de Rozette & la peignit avec les plus noires couleurs. Il n’y a qu’une dévote capable d’une semblable noirceur. Elle fut assez hardie pour s’offrir d’y conduire mon pere; ce qu’elle fit. Je la tiens maintenant enfermée, la malheureuse: elle y demeurera long-tems, & ma vengeance se fera une satisfaction de ses pleurs. On renvoya le pédant; on lui dit de venir chercher sa discipline chez monsieur le Lieutenant de Police, s’il en étoit curieux. Elle restera long-tems au Greffe. Comme il n’y avoit rien là à gagner pour le Commissaire, il ne fit point de procès-verbal, & dirigea ses pas vers la maison désignée: il y arriva avec son cortege.

L’Aurore, montée sur son char de pourpre & d’azur, ouvroit dans l’Orient les portes du jour, & les oiseaux commençoient leurs concerts amoureux: il étoit quatre heures de matin. Les songes voltigeoient dans les alcoves, & Rozette entre mes bras goûtoit le repos dont les fatigues d’une nuit voluptueuse lui avoient mérité l’usage. Ne vous attendez pas, cher Marquis, que je vous fasse ici la description de cette nuit. Mille fois j’expirai de plaisir, mille fois je fus rappellé à la vie, & mille fois je mourus afin de revivre encore. Jamais je n’eus une ferveur plus sincere. Mon culte s’adressoit à toutes les parties de ma Divinité; tout en elle étoit le sujet d’un éloge & d’une offrande, tout en moi étoit pour elle un présent agréable & étoit récompensé par une faveur. Transportés, je crois, dans le royaume des enchantemens, nous changions mutuellement de sort: elle devenoit sacrificateur & moi victime; je goûtois presque la satisfaction d’être immolé, & hors le couteau sacré qui ne me perçoit par le flanc, il ne me manquoit rien de ce que doit éprouver une victime. Nos momens ne couloient plus, ils étoient fixés; & des années entieres ainsi consumées ne seroient pas un point dans la vie la plus courte. Combien de fois dans ces égaremens, qu’on ne peut que sentir, ai-je oublié que j’existois, ou ai-je désiré d’être anéanti dans ce que je sentois? Pourquoi la nature a-t-elle borné nos forces, & étendu si loin nos désirs? Ou plutôt pourquoi ne se rencontrent-ils pas à raison égale?

 

Epuisés de fatigue, Rozette & moi, nous voulions nous avertir de terminer nos transports; mais ses levres étoient collées sur les miennes, & les organes de nos voix embarrassés l’un par l’autre, étoient occupés si délicieusement, qu’ils ne pouvoient former le moindre son pour nos oreilles. C’est dans cette position que nous avions attendu le sommeil & qu’il nous avoit couronnés de ses pavots. Enfin nous dormions, la volupté étoit entre Rozette & moi, & la vengeance veilloit pour nous faire sentir les horreurs d’un affreux réveil. Hélas! qu’alors un songe officieux envoyé par l’Amour tenoit mes sens dans une attente flatteuse! Quel bruit vint me tirer de cette aimable illusion!

Mon pere, le Commissaire, l’Exempt & quelques Cavaliers étoient entrés dans la maison & s’étoient informés si mademoiselle Rozette n’y étoit pas, & quelle étoit sa compagnie. Ils surent tout, & on fut sûr, par le portrait qui fut tracé de ma figure, que j’étois celui qui s’amusoit depuis deux jours avec la Nymphe de ce palais. On monte, on frappe à la porte; la femme de chambre vint porter l’alarme dans notre appartement, & effrayée des menaces qu’elle entendoit, elle ouvrit à des personnes qui entrerent avec un grand nombre de lumieres. Rozette fut saisie de peur; une femme seule en tel cas est hors d’elle-même; mais elle est bien autrement tremblante quand elle se trouve alors entre les bras de son amant. Je me levai, je saisis deux pistolets, dont je suis toujours muni quand je vais en parties: j’attendois en bonne contenance que quelqu’un se présentât. Pensois-je que mon pere dût se trouver ainsi à mon lever? Une sentinelle est placée dans l’antichambre, une autre à la porte de notre cabinet, & plusieurs gardoient l’escalier.

Le Commissaire se présente avec l’Exempt: n’avancez pas, Messieurs, leur criai-je. Ils virent mes armes & furent très-dociles. Mon pere entra. Que faites-vous ici, Monsieur, me dit-il d’un ton ferme? Il y a deux jours que vous me désespérez. Il s’avance vers moi, m’ôte les deux pistolets, & commande aux Archers de faire leur devoir. Les rideaux du lit furent tirés, & l’on aperçut la belle Rozette qui étoit tombée en défaillance. On la fit revenir avec peine. Son premier regard se tourna vers moi: elle imploroit un secours que j’étois hors d’état de lui procurer. Elle demanda tristement ce qu’on vouloit faire d’elle; mon pere lui répondit avec un air dur que sa destination étoit marquée sur un ordre qu’on lui fit voir. La douleur l’accabla, & un torrent de larmes inonda ses beaux yeux; ses charmes devinrent plus séduisans, & toucherent toute l’assemblée, qui n’étoit pas venue dans cette idée. Elle se jetta aux pieds de mon pere pour lui demander grace. Je l’imitai; mais cet homme inflexible détourna son visage & m’ordonna séchement de le suivre.

Le Commissaire s’empara de Rozette; elle m’appella d’une voix entrecoupée, je ne lui répondis que par un soupir. Un fils, quelque résolu qu’il soit, est bien foible vis-à-vis de son pere qui est dans son droit, & en présence d’une amante malheureuse. L’amour reste dans le silence et l’inaction: la nature nous fait sentir tout son pouvoir.

Déjà nous étions sur l’escalier, lorsqu’un Archer s’avisa de regarder dans le lit de la femme de chambre. Il y découvrit une figure humaine qui s’enfonçoit dans la ruelle & se couvroit avec les draps. On tire la couverture & on force le quidan à se montrer: il le fit. On lui demande son nom, sa qualité, qui il est. Nous rentrons. Quelle fut notre surprise lorsque nous reconnûmes le coquin de Lafleur. J’oubliai à sa vue tous mes chagrins, & j’allois le tuer dans ma fureur, si on ne m’eût arrêté le bras. Je racontai sincérement que c’étoit lui qui étoit cause de mon malheur; il fut saisi, lié, garotté, traîné en prison, de-là au château de Bicêtre, où il expiera amplement ses perfidies.

Rozette fut conduite à Sainte Pélagie, par l’Exempt & le Guet, qui eurent lieu d’être satisfaits de la générosité de mon pere. Le Commissaire monta avec nous dans le carrosse. On le remit chez lui.

Arrivé à la maison, je passai au travers de tous les domestiques, qui étoient inquiets de moi, & se réjouirent en me voyant. Il n’y en a pas un qui ne me soit attaché: mon principe fut toujours de traiter avec humanité des gens au-dessus desquels nous ne nous trouvons que par hazard. Accablé de chagrin & de lassitude je me retirai dans ma chambre, & m’étant jetté sur mon lit, je m’endormis dans les bras de l’inquiétude. Je ne rêvai que de Rozette. Une maîtresse heureuse enflamme, enchante un amant: une maîtresse infortunée lui devient plus chere & plus adorable. Vous saurez, cher Marquis, dans la seconde partie de ces Mémoires, ce qui arriva à Rozette: sa situation fut extrêmement dure; la description en a coûté des soupirs à mon cœur lorsqu’elle me l’a faite.

Après avoir sommeillé, ou plutôt après avoir été assoupi assez long-tems, je sortis de cet état, & songeai aux moyens de délivrer ma chere amie.

Deux heures étoient sonnées & le dîner servi: on vint m’en avertir; comme je tardois, l’ami nouvelliste monta à ma chambre, & après un compliment assez fade sur mon retour, il m’apprit avec une joie orgueilleuse qu’il avoit été le principal instrument de ma découverte. Apparemment qu’il ignoroit tout le chagrin que j’avois alors: mais il y a des gens qui ne peuvent pas s’empêcher de discourir; qui aiment mieux dire des riens que de ne rien dire, & qui parlent à tout hazard. Ils disent tout ce qu’ils pensent, & ne pensent jamais à ce qu’ils disent. Je le regardai avec des yeux de mépris. Il voulut m’engager à descendre; mais il le faisoit si pesamment & si mal, que m’ayant échauffé l’imagination, peu s’en fallut que je n’en vinsse à des extrêmités avec sa chevalerie. Il se retira promptement, & fit bien. Le sort me ménageoit une occasion de vengeance qui me devoit être plus douce & qui lui auroit été plus sensible, s’il en eût été informé. Ce Chevalier se nomme d’Orville: il est du pays du Maine, Gentilhomme d’une ancienne race. Il a servi long-tems, s’est retiré avec les honneurs militaires, & jouit d’un bien considérable. C’est un de ces honorables parasites, qui sont toujours bien hors de chez eux. Son métier est de débiter des nouvelles & de les dire autant de fois que vous le voulez. C’est une montre à répétition qui sonne aussi souvent que vous la poussez avec le pouce. Il n’a pas l’esprit de faire du bien, ni de malice pour faire du mal; c’est le Manceau le moins Manceau qui fut jamais. Il est marié depuis plusieurs années, & est un peu jaloux; personne ne connoît sa femme, parce qu’il ne l’a jamais présentée en compagnie, & qu’aucun de ses amis ne sait où il loge: son adresse est au Palais-Royal, sous l’arbre de Cracovie, ou sur le banc de Mantoue.

On m’avertit plusieurs fois de la part de mon pere de venir dîner, mais en vain; je fis toujours la sourde oreille sans l’avoir. On me servit dans ma chambre. Quoique triste, je pris quelque nourriture. Le besoin a une voix qui se fait puissamment entendre, & qui est aisément écoutée.

Cependant j’avois écrit une grande lettre à Rozette, dans laquelle je lui marquois en termes passionnés mon amour, & le désespoir où m’avoit plongé son infortune. Je l’encourageois à avoir bonne espérance, & l’assurois que je ne négligerois rien pour la tirer de l’injuste captivité où elle étoit cruellement retenue. Je finissois en la conjurant de m’aimer toujours, de ne point m’imputer ses chagrins, & la priant de recevoir dix louis que je lui envoyois pour subvenir à ses nécessités. Cette lettre étoit simple, mais touchante; on a le cœur tendre dans la douleur, & je me souviens que l’amour me dictoit des expressions qu’il n’eût pas désavouées lui-même.

La lettre étoit sur mon secrétaire; je ne découvrois aucun moyen pour la faire tenir à sa destination. Je n’osois me confier à personne depuis la perfidie de Lafleur. D’ailleurs, dans ces premiers momens, la moindre démarche est suspecte, & presque toujours hazardée. Je résolus de faire avertir le Président: il est, comme vous savez, cher Marquis, homme de plaisir; mais de bon conseil; capable de vous mettre dans des affaires galantes, mais en état de vous tirer des plus embarrassantes. Je lui écrivis de venir me trouver pour une affaire d’importance. Je chargeai un des cochers de la maison de ce message, dont il fut content & moi aussi.

M. le Président n’étoit point chez lui. Laverdure, son laquais affidé, instruit que la lettre venoit de ma part, soupçonna quelque chose, & en garçon intelligent il se transporta chez moi. Je fus ravi de son arrivée. Voilà de ces domestiques sans prix; heureux qui en rencontre de semblables! Je ne lui cachai rien, il apprit en un moment toute mon aventure; & sans faire le moraliste, il me plaignit, me blâma, & fit briller quelque espérance à mes yeux. Je lui parlai de la lettre que j’écrivois à Rozette, & lui avouai l’embarras où j’étois de la lui faire tenir. D’abord il n’y trouvoit aucune difficulté, croyant qu’elle étoit renfermée dans l’endroit où l’on met d’ordinaire les Pénitentes de ce genre, qui ne sont jamais repentantes. Mais lorsque je lui eus assuré que Rozette étoit à Sainte Pélagie, il fut déconcerté. Son découragement m’alarma; je demeurai dans cette situation accablante, où l’on ne fait que sentir stupidement son malheur. Laverdure fit plusieurs tours dans la chambre, & après une méditation profonde, il me dit qu’il tenteroit, qu’il ne garantissoit rien; mais qu’avant huit heures du soir il me rendroit une réponse très-positive. Je fus transporté d’alégresse. Je voulus lui remettre les dix louis qui étoient les seuls qui me restassent; mais il prit simplement la lettre, en me disant que l’argent m’étoit nécessaire, que je gardasse celui-là, qu’il avanceroit la somme. Il se contenta de recevoir quatre pistoles pour les frais de sa commission. Il partit: je demeurai entre la crainte & l’espérance.

N’êtes-vous pas étonné, cher Marquis, de mon attachement pour une maîtresse de quelques jours? Je l’aimois, je l’aime encore, & l’amour est extrême en tout. Quand elle m’eût été moins chere, ma vanité se seroit roidie contre ceux qui vouloient me l’enlever. N’étoit-ce pas un devoir de ma part de ne pas abandonner une fille, libertine à la vérité, mais charmante, & qui n’étoit dans la tristesse que pour s’être tournée sur tous les sens pour me procurer du plaisir?

Le bruit de mon aventure s’étoit répandu: elle servoit de conversation aux convives qui se trouverent ce jour-là chez mon pere. Chacun en dit son mot. Quelques douairieres ne m’épargnerent pas, surtout une certaine dame d’Origny, à qui j’avois autrefois conté mes raisons, & qui par scrupule avoit refusé de m’entendre. Les femmes sont plaisantes: elles sont choquées de ce que l’on obtient d’une autre femme ce qu’on leur a demandé à elle-mêmes, & qu’elles ont toujours refusé. Je me vengeai de tout par la suite, & d’une façon très-plaisante, comme vous verrez. Au sortir de table quelques amis vinrent me visiter; visites qui ne se font jamais que par curiosité, ou par méchanceté: on veut savoir l’histoire d’un homme, de sa bouche, ou bien jouir du spectacle de sa misere. Aussi je reçus assez impoliment tous les complimens. Mon pere étant aussi venu avec les autres, sortit fort à propos dans le tems que ma fureur contre lui alloit m’emporter au-delà des bornes du respect.

 

On me laissa seul. Dans le transport où j’étois je résolus de faire quelque coup d’éclat qui désespérât mon pere. Je ne m’embarrassois pas de mon honneur, si je pouvois lui faire de la peine. J’étois outré de ce que je n’avois pas le cœur méchant. Le sort m’offrit ce que je désirois, me sauva du hazard d’un coup d’éclat, & fut cause que j’eus un plaisir d’autant plus singulier, qu’il se trouva rempli à titre de vengeance. Voici le fait, cher Marquis, je serai plus long à le raconter que je n’ai été à l’expédier. C’est un in-promptu de cabinet.

Depuis quelque-tems j’étois à ma fenêtre, lorsque je vis un Fiacre s’arrêter à notre porte. Pour le coup, Marquis, celui-ci ne me porta pas malheur; au contraire, il m’apportoit une bonne fortune. Depuis que le numéro 71 a été cause de ma disgrace je n’apperçois point de semblable voiture sans en examiner la lettre & le numéro. Aussi me souviens-je de la marque de celui-ci à merveille. Il étoit au numéro 1er & à la lettre B. Si j’eusse pensé à examiner cette espece d’emblême j’aurois trouvé qu’elle me pronostiquoit mon aventure. La connoissance des Fiacres seroit une chose qui devroit être éclaircie par l’Académie des Sciences, & un bon traité sur cette matiere seroit aussi utile que celui qu’a fait Mathieu Lansberg sur celle des tems. La matiere au moins est aussi sujette à conjectures.

Le laquais qui étoit derriere le carrosse, après s’être informé au Suisse si mon pere y étoit, avoit donné le bras à une Dame vêtue de noir. A cet habillement je devinai sans peine que c’étoit une solliciteuse. La curiosité me prit de savoir qui elle étoit, ce qu’elle demandoit, & sur-tout si elle étoit jolie. Mon chagrin n’avoit pas entiérement fermé mon cœur à l’amour du plaisir. On l’avoit conduite dans la salle de compagnie, sur l’air de distinction qu’elle avoit. Là elle attendoit l’audience de mon pere. Je descendis par un escalier dérobé, en robe de taffetas, en bonnet de nuit & en pantoufles, & m’étant introduit doucement dans le cabinet qui a vue sur la salle, je considérai au travers de la porte vitrée les agrémens de la solliciteuse: elle en avoit. C’étoit une femme de 26 à 28 ans, ni grande ni petite, des yeux assez éveillés, de belles dents, un teint un peu brun, une gorge passable, un ensemble de physionomie capable d’animer. Sa jambe dans sa façon n’étoit pas indifférente: elle étoit dans le sopha étendue négligemment, & dans ces attitudes que l’on croit indifférentes, qui le sont rarement, & qui n’ont pas été inventées par la modestie. Elle se considéroit dans les glaces, & répétoit devant elles les graces avec lesquelles elle devoit se présenter devant mon pere.

Toute femme aime à plaire; mais toutes ne sont pas coquettes: celle-ci l’étoit. Jeune femme d’un vieil Officier, suivie de près: que de titres pour l’être! Une coquette cherche à charmer les autres: qui aime à charmer, n’est pas loin de se laisser surprendre; & essayez de vous rendre maître d’une telle Nymphe, brusquez l’affaire, je vous réponds de la victoire. Tout cela se suit. Logique de galanterie, direz-vous! Je la soutiens meilleure que celle de Nicole & de Crouzas.

Rien n’excite plus les passions que la vue d’une personne qui, ne se croyant pas examinée, fait devant un miroir l’exercice de la coquetterie. Mon tempérament est impétueux, son feu se trouva encore animé par le désir que j’avois de faire un coup d’éclat. Je fermai les yeux & me livrai à tout événement. Je sortis brusquement du cabinet; feignant d’être surpris de rencontrer quelqu’un, je demandai excuse à la Dame de ce que je paroissois ainsi en déshabillé devant elle. Elle me répondit poliment. Je m’informai qui elle étoit & pourquoi elle venoit: elle m’apprit qu’elle ne sollicitoit point pour elle, & que quoique née à Caen en France, elle n’avoit jamais eu de procès; mais qu’elle venoit pour une de ses sœurs, actuellement fort mal, dont la cause devoit être portée dans quelques jours à l’audience. Elle ajouta qu’elle n’avoit pas l’honneur d’être connue de moi; mais que son époux étoit tous les jours à la maison, & qu’il se nommoit le Chevalier d’Orville. Je la regardai fixement. Comment, Madame, repris-je, cet homme est votre époux? C’est mon ennemi mortel, il m’a joué un tour sanglant; sans doute que vous en étiez complice: puisque j’en trouve le moment, il faut que je me venge. Aussi-tôt je la saisis entre mes bras, je la serre, je la pousse sur le canapé. Elle veut crier. Criez, criez, lui dis-je… Oui, Madame, le plus haut que vous pourrez: faites éclat, c’est ce que je veux. Je lui mis le poignard dans le sein: elle perdit connoissance. Sans songer aux fenêtres & aux portes ouvertes, sans me soucier du bruit que faisoit le froissement de nos robes de taffetas, je combattis, j’attaquai, je triomphai. Je ne sais si, pour être plutôt libre, madame d’Orville n’aida pas à la victoire. Je me vengeois de son époux; peut-être vouloit elle aussi s’en venger: quelle est la femme qui n’ait pas sujet de mécontentement dans son ménage!

Semblable à un Pandour, j’arrive, j’attaque, je pille, je tire mon coup de pistolet, & je suis déjà décampé. En une minute tout fut expédié, & j’étois déjà à ma chambre que la solliciteuse n’avoit pas eu le tems de remarquer si j’étois encore auprès d’elle.

Personne ne survint, & madame d’Orville eut tout le tems de se remettre à sa toilette. De plus d’une heure mon pere ne sortit de son cabinet. Arrivé dans mon appartement, je me mis à rire comme un fou, & passai près d’une demi-heure à en méditer les circonstances. Je sais actuellement que penser de cette étourderie.

Mon pere arriva enfin. Il étoit depuis long-tems en conférence avec un Ecclésiastique nommé monsieur le Doux, son Confesseur ordinaire & mon Directeur honoraire. Il tire beaucoup d’argent de mon pere pour les pauvres, entre lesquels je crois qu’il se met au premier rang, & pour plus d’une part. Ce consolateur monta chez moi, & vint me débiter bénignement une morale assurément très-épurée.

Madame d’Orville se présenta devant mon pere, qui attribua un reste de trouble qui étoit dans ses yeux à la modestie d’une Dame, qui rougit nécessairement de demander quelque grace à un homme. Toute autre que madame d’Orville eût été aussi embarrassée; car jamais chûte n’a été plus précipitamment amenée. Si les Dames saisissoient ainsi le moment à propos, elles ne courroient pas risque de leur honneur. Ce qui les perd, est-ce ce qu’elles accordent? Non; c’est le tems qu’elles perdent à le faire attendre.

L’épouse du Chevalier exposa à mon pere le sujet de sa visite. Après une audience assez longue, il se trouva que mon pere n’étoit point Juge dans ce procès; mais qu’il étoit pendant à une des Enquêtes, dont j’ai l’honneur d’être membre, & que c’étoit moi que l’on devoit solliciter.

Mon pere me fit appeller. Je ne voulus pas descendre; ce ne fut qu’après un ordre précis que j’obéis. Je refusois d’autant plus, qu’on me disoit que c’étoit pour une Dame qui avoit un grand procès. Je crus d’abord que, hors d’elle-même, madame d’Orville avoit découvert à mon pere mon imprudence: mon feu étoit tombé & l’esprit de vengeance s’étoit un peu radouci. Où étoit donc alors, cher Marquis, la parfaite connoissance que j’ai du sexe? Une femme se vante-t-elle jamais de pareille aventure? Elle s’en aplaudit intérieurement; elle sait bien qu’on n’est malhonnête homme qu’avec une jolie personne; & elle ne peut vouloir du mal à qui lui a donné du plaisir. Dans le vrai, ne doit-on pas savoir gré à quelqu’un qui vous délivre du cérémonial? Lucrece se tua, mais après coup; & peut-être de désespoir de ce qu’elle craignoit ne pouvoir plus recommencer.

Je parus. Je saluai madame d’Orville avec respect, comme si je ne l’eusse pas connue, cognoveram. Elle ne se démonta point, & m’expliqua son affaire assez intelligiblement. Mon pere sortit. Madame d’Orville entra en fureur contre moi; elle se servit des termes les plus forts & les plus énergiques pour me reprocher ma hardiesse: elle pleura même. Façons, cher Marquis; je connoissois trop la marche du cœur du sexe pour être alarmé: une femme souvent n’est jamais plus près de sa chûte que lorsqu’elle fait plus d’efforts pour s’en défendre. Je lui laissai exhaler son courroux. Je pris la parole, & m’excusai sur ses charmes. Mon excuse posoit sur un bon fondement. Je lui promis un secret inviolable; & moi qui avois été regardé comme un tyran, je devins insensiblement un consolateur, dont on écoutoit tranquillement les avis. Quand on est sûr du secret on craint moins pour sa vertu. Je rétablis la paix dans l’ame de madame d’Orville; je la vis dans ses yeux: ce fut là où je fus convaincu qu’Annibal se seroit rendu maître de Rome s’il ne se fût pas amusé aux délices de Capoue. Elle se leva, je la reconduisis, & en sortant elle me serra la main d’une façon à me faire entendre qu’elle étoit moins fâchée, & qu’elle me pardonneroit mon audace, aux conditions que je ne serois pas assez imprudent pour m’exposer sur la bonne foi des fenêtres & des portes ouvertes. Je lui fis mille politesses & je l’assurai que je goûtois infiniment la bonté de sa cause.

11Ecuyer du Roi, près S. Sulpice.
12D. Auteur de la Tragédie de Pantapouff.