Za darmo

Thémidore; ou, mon histoire et celle de ma maîtresse

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Rozette & Argentine firent l’amusement du repas, par une infinité de chansons plus jolies les unes que les autres, qu’elles débitoient à l’envi. Laurette excitoit à boire & faisoit circuler la joie avec la mousse qu’elle excitoit dans les verres.

Il est des bornes à tout, même à la folie. Le Président devint rêveur, Laurette le fit sortir pour le distraire, & le conduisit au jardin. Semblable guide étoit propre à l’égarer. Apparemment qu’ils se fourvoyerent en chemin, & tomberent dans quelques broussailles, car nous remarquâmes que la rosée avoir gâté la robe de celle qui, je crois, n’étoit point sortie pour examiner les étoiles.

Je ne réussis pas à engager Rozette de venir avec moi, elle savoit que je tenois d’elle mon rajeunissement, & elle ne vouloit pas que je lui remisse son bienfait. Qu’un cœur né généreux souffre lorsqu’on lui interdit les moyens de témoigner sa reconnoissance!

Le souper fini nous montâmes en carrosse: le Président étoit revenu de ses vapeurs. Il le prit sur un ton gai, & nous dit de très-plaisantes choses. Son libertinage est ordinairement à fleur d’esprit.

A peine étions-nous placés, arrivent dix personnes & un grand bruit avec elles. On appelloit le Président par son nom, & on lui demandoit de loin sa protection. Je mets la tête à la portiere: le Président regarde aussi. Ah! Monseigneur, s’écria un vieillard avec une voix cassée, voici ma femme: (c’étoit une grosse laide, tout bourgeonnée, autant que je pus voir à la lumiere de deux lanternes.) Nous nous recommandons à votre bonne justice: notre procès se juge demain. Il s’agit… Le vieux Plaideur n’alloit-il pas nous détailler son affaire; & ses voisins, qui l’accompagnoient, n’alloient-ils pas aussi tous crier ensemble, lorsque le Président leur dit en fureur: qui diable vous a donné l’idée de venir ici? Pardon, s’écria la troupe: Monseigneur, nous vous avons reconnu pendant que vous étiez dans le jardin, & nous sommes tous montés au grenier pour avoir l’honneur de vous voir. Voici un Mémoire dressé à la hâte, Monseigneur, continuoit le Nestor de ce village; j’espere en votre bonté. Donnez, donnez, reprit le Président: bon jour, & fouette, cocher. Le Seigneur vous maintienne en santé, s’écria la bande importune, & qu’il vous donne une longue vie. L’écho du voisinage, selon sa coutume, répéta, à faire rire, pendant un quart-d’heure, les dernieres syllabes du souhait. Que le Diable vous emporte, ajoutoit le Président: voilà-t-il pas une belle heure pour entendre des causes? La chicane vient nous déterrer dans des endroits où je serois très-fâché que la Justice me rencontrât jamais.

Argentine se trouva assise sur mes genoux. Rozette m’avoit rétabli dans mes anciens droits, & je m’en appercevois bien dans la position présente. Elle étoit à mon côté & veilloit de près à ma conservation. Argentine est méchante; malgré les amitiés qu’elle faisoit à Rozette, elle ne fut pas contente qu’elle n’eût ravi, même à perte, à sa rivale ce qui lui appartenoit à titre de droit féodal. La nuit me cacha ce qui se passoit entre Laurette & mon ami, ainsi je serai aussi discret que son ombre. Descendu chez nos Demoiselles, qui ce soir couchoient dans la même maison, nous les vîmes se mettre au lit, & après quelques jeux de mains très-superficiels, nous leur souhaitâmes un bon soir verbal, & nous nous retirâmes chez nous. En embrassant Rozette je lui fis promettre qu’elle me recevroit bien le lendemain.

De quatre jours je ne vis le Président. Ce qui m’est arrivé pendant cet intervalle n’est pas indifférent: sans être romanesque, il a le singulier des aventures de ce genre.

Toutes les fois que je songe à Rozette je ne puis comprendre comment on peut aimer par inclination une fille qui par son état est obligée de se livrer au premier qui en essaie la conquête. Je ne comprends pas aussi, par la même raison, comment une honnête femme peut s’attacher à un jeune homme, qui certainement ne cherche qu’à voler de conquête en conquête, & s’attache rarement même à celle qui a le plus de mérite. Le cœur de l’homme est bien aveugle: il sent qu’il l’est, & qu’il lui faut un conducteur; il va chercher l’Amour, qui est aussi aveugle que lui, & tous deux se précipitent dans l’abyme.

J’étois fatigué en rentrant chez moi. Je me couchai, & rêvai de Rozette pendant toute la nuit. Ma premiere occupation à mon réveil fut d’envoyer savoir des nouvelles de sa santé; en quoi je fis mal: cet ordre, que je donnai à un Domestique que je ne connoissois pas à fond, coûta pour quelque tems la liberté à ma nouvelle amie, & pensa me faire à moi-même de très-mauvaises affaires. J’en reçus pour réponse, qu’elle étoit en parfaite santé; & comme elle n’imaginoit pas que je fusse assez imprudent pour me servir d’un laquais dont je ne serois pas sûr, elle me fit dire qu’elle m’attendoit avec impatience; mais à condition que je serois aussi modéré que si je sortois du carrosse avec mademoiselle Argentine. La Fleur me rendit mot pour mot ce qu’il tenoit de Rozette: il profita de ce qu’il avoit appris; & dans le tems qu’il faisoit mes affaires auprès de la maîtresse, il poussa les siennes auprès de sa suivante, & fut cause de beaucoup de malheurs. Vous apprendrez par la suite le tour qu’il me joua; comment, pris en flagrant délit, il fut conduit en une maison de force, où je veux qu’il reste encore plus de deux années révolues. Vos Domestiques sont toujours vos espions; il faut quelquefois être le leur.

Charmé de la réponse de Rozette, je montai dans mon carrosse & me fis conduire au Luxembourg: je renvoyai mes gens, & un instant après m’enfermai dans une chaise à porteur & arrivai où j’étois attendu. Rozette étoit à sa fenêtre, dès qu’elle m’eut apperçu elle vint au-devant de moi. Quand on est amoureux une bagatelle est sensible: une prévenance de la part d’une jolie femme est quelque chose de divin pour un jeune homme.

Rozette étoit coëffée en négligé, & avoit un désespoir couleur de feu; un corset de satin blanc, par-dessous une robe brodée des Indes, pressoit un peu sa gorge, &, faute d’une épingle, en laissoit appercevoir tous les charmes. Je me jettai à son cou, je l’embrassai avec transport. Nous nous reposâmes un moment, & je ne pouvois me lasser de lui donner des marques de mon amour. Ses mains, sa bouche, sa gorge, tout eut un compliment & mille baisers. Sa satisfaction mit le comble à la mienne.

Dînons-nous, lui dis-je? Sans doute, reprit-elle; & fit venir sa cuisiniere, à qui elle recommanda la propreté & de la promptitude.

Cependant je pris ma bonne amie sur mes genoux. Mes mains ardentes s’émancipoient-elles; elle réprimoit soudain leur ardeur. Vous vous fatiguez, mon cher ami, me disoit-elle; soyez sage. Voilà mes jeunes gens, leur feu part comme un coup de pistolet & s’évapore en fumée. Soyez plus modéré, mon cher cœur, dans peu vous aurez besoin de ces transports. Sa voix me persuadoit, je restois tranquille; elle me donnoit un baiser pour récompenser mon obéissance, & ce baiser m’en faisoit manquer à l’heure même. La situation où nous étions étoit singuliere. Vous vous souvenez, Marquis, du tems où nous travaillions en Salle d’Armes chez Dumouchelle.9 Supposez que Rozette est le maître, & moi l’éleve.

Toujours les armes en état, je me présentois de bonne grace: j’avançois, elle badinoit contre mes appels; quelquefois elle se laissoit effleurer ou le sein, ou le bras, ou le côté; tierce, quarte, seconde, elle étoit à tout, & rioit en prévenant toutes les feintes dans mes yeux. Tantôt elle rompoit la mesure & alloit rapidement à la parade: plus d’une fois elle courut au désarmement. Jamais je ne pus la toucher à l’endroit où j’avois fixé mon triomphe. Je sortis fort fatigué de cet assaut, où j’avois à la fin perdu beaucoup sans qu’elle en profitât. Cela s’appelle un combat en blanc: il n’y a que des enfans, ou des poltrons, qui puissent s’en amuser.

Nous nous mîmes à table. Je me piquai contr’elle, & fus vingt fois sur le point de me retirer. J’attribuois à mépris de sa part son peu de complaisance. Je la haïssois; je la détestois: elle me regardoit, & j’en redevenois passionnément amoureux.

Je ne restai pas long-tems à table; j’avois mon dessein: le voyageur curieux d’arriver ne s’amuse pas à considérer les prairies qui se trouvent sur son passage.

Rozette savoit la carte de mon voyage, elle m’avoit vu mettre le doigt sur l’endroit où je prétendois arriver, & avoit résolu de me donner quelque distraction en chemin. Sans m’avertir elle avoit fait venir une de ses bonnes amies, qui en pareille rencontre avoit coutume de lui servir de second. C’est la premiere fois qu’une femme ait choisi une autre femme pour lui faire la galanterie d’une bonne fortune qui lui appartenoit.

Nous rentrâmes dans le cabinet, Rozette me devançoit. Nous en étions aux explications, & une glace qui répétoit notre attitude me la rendoit plus chere en en doublant la perspective. Un de ses bras étoit derriere ma tête, la sienne penchée sur mon estomac, son autre main étoit saisie de ce qu’elle craignoit; les miennes errantes s’amusoient à des emplois qui ne se décrivent pas. Ses jambes badinoient auprès d’un ennemi, qui n’en étoit pas un pour elle. Avez-vous vu, Marquis, un tableau de Coipel10, dans lequel une Nymphe, couchée sur un lit de fleurs auprès de Jupiter, se plaît à manier son foudre. Nous étions une copie de ce chef-d’œuvre. J’étois dans une position si agréable que je n’osois en sortir, & elle étoit si voluptueuse qu’elle me faisoit sentir qu’il y en avoit une autre qui l’étoit davantage. Je la demandai, on me la refusa; je voulus la ravir, on me disputa la victoire: j’allois triompher lorsque mademoiselle de Noirville entra. Vous ne pouvez être sage, me dit alors Rozette en élevant la voix, & feignant d’avoir été surprise. Savez-vous que je me fâcherai à mon tour? Je m’étois levé par politesse; elle s’esquiva alors, & en fermant la porte à la clef elle me laissa avec la nouvelle venue dans un déshabillé qui annonçoit ce que j’avois voulu faire. Je fus un peu surpris. Mademoiselle Noirville me pria de n’en point être troublé; mais sur-tout de ne lui en pas vouloir sur son arrivée, qui sembloit ne me pas mettre à mon aise. Je n’y étois que trop; mais c’est qu’on n’y est jamais avec les personnes que l’on ne connoît pas. Je me laissai toucher par la douceur de sa voix; je l’envisageai, & mes regards tomberent sur une des plus jolies brunes de Paris. Le désordre où j’étois présentoit de lui-même le sujet de la conversation: elle le saisit, & le tournant en fille d’esprit à mon avantage, elle me félicita sur ce que sans doute j’avois exécuté avec Rozette. Ses discours sinceres & ambigus, gracieux & ironiques, me mirent dans l’embarras de m’expliquer; mais comme elle continuoit de parler, je fus forcé par politesse de lui répondre. On n’est pas hardi quand on a quelque chose sur la conscience. Je n’étois plus dans un état présentable, & mes réponses se sentirent de ma foiblesse. Je m’en apperçus moi-même. Il est des momens critiques, où les plus grands guerriers font mauvaise contenance. Insensiblement notre conversation tomba sur ce qui venoit de m’arriver, mes yeux sur les appas de la nouvelle Nymphe, & ses regards sur un endroit qui étoit alors extrêmement respectueux. De propos en propos elle m’avoua qu’elle ne reconnoissoit point Rozette dans cette conduite, & ne concevoit point ses idées de chagriner un galant homme, dont la figure seule étoit capable de désarmer la plus cruelle, & qui certainement étoit fait pour remplir le présage de sa bonne mine. Cette fille étoit bien dressée, elle parloit à l’esprit avec art, & ses charmes se rendoient maîtres de mon cœur. Les louanges qu’elle me donnoit tomboient sur un article dont tout le monde est charmé de se prévaloir. Détaillant le caractere de sa bonne amie, elle en faisoit, par forme de conversation, une critique approchante de la satyre. Elle en vint à me confesser que, vis-à-vis de moi, en telle situation, si sa foiblesse ne plioit pas, l’espoir certain du plaisir détermineroit son obéissance; la gloire d’être inexorable ne valant pas la joie intérieure que l’on goûte à ne la pas être. Elle embellit cette morale en fille qui en espéroit du fruit. Cependant elle s’étoit approchée de moi, & en regardant mon ajustement: serrez, Monsieur, dit-elle, ce que j’entrevois là-dessous; vous m’exposez-là une tentation & à une tentation; & en voulant elle-même écarter cette tentation, elle en fit naître en moi pour elle une des mieux conditionnées. De degrés en degrés mademoiselle de Noirville me mit hors de moi-même. Je prends feu aisément: la moindre étincelle embrase une matiere combustible, & l’embrasement consume indifféremment tout ce qui se trouve à son passage. Bref, mademoiselle de Noirville remplit la place de Rozette, en tint presque lieu chez moi dans des embrassemens que serroit la passion; je ne songeai qu’au sacrifice, & peu à la Divinité: ce que j’éprouvai, c’est qu’à quelque Dieu de l’Univers que l’on adresse ses vœux, il y a une satisfaction sensible à mettre des présens sur un autel.

 

Rozette rentra alors, & mademoiselle de Noirville, que j’ai connue depuis, qui étoit venue-là comme une machine, s’en retourna de même. La plaisante figure que celle que je faisois alors en présence de Rozette! Elle savoit ce qui étoit arrivé, & elle avoit d’avance calculé cette éclipse. Elle étoit à un coin de la chambre, & moi à l’autre. Nous n’osions nous approcher. Qu’étoient devenus ces momens où nous nous serions si volontiers confondus ensemble? Elle me fit mille reproches; mais avec cet air sévere & gracieux, & de ce ton insinuant qui vous peint votre faute sans vous la nommer: elle m’offroit à penser & me prêtoit un cadre vuide où je pouvois moi-même placer mes solides réflexions. Elle me fit remarquer que les femmes étoient bien folles de compter sur le cœur des hommes, dont l’unique but n’est jamais que de satisfaire leurs passions. Qui n’auroit pas goûté cette morale dans sa bouche? Mais la façon dont elle la débitoit excitoit en moi pour elle les mêmes passions contre lesquelles elle déclamoit avec tant de grace.

De la morale au plaisir il n’est souvent qu’un pas. Au milieu des avis que me prodiguoit si libéralement Rozette, je lui demandai si le soir je pourrois venir souper avec elle; & pour déterminer son consentement, je lui fis la galanterie d’une navette garnie d’or. Elle aime à faire des nœuds, ainsi elle reçut mon présent, & me confessa que, malgré mes infidélités, elle m’aimoit toujours. Un bijou présenté à temps attendrit bien une ame: si les Dieux se gagnent par des offrandes, pourquoi de simples mortelles y seroient-elles insensibles?

Je la quittai avec peine. Retourné à la maison, j’y trouvai mon pere, auquel je fis un détail de ce que je n’avois pas vu la veille à l’Opéra & le soir aux Tuileries. Il sut en un moment l’histoire circonstanciée de mille aventures qui n’étoient certainement point arrivées. En pareilles circonstances il faut d’autant plus raconter de choses qu’on en a moins vues. Je lui dis que j’étois prié à souper en ville, & que la partie étoit indispensable. Je lui nommai une maison qu’il ne connoissoit point ni moi non-plus. Mon pere est bon, peu défiant, s’en rapporte à moi, & m’aime extrêmement, comme étant le dernier fruit de son amour avec ma mere, & à qui ma naissance a coûté la vie. Je me fis conduire au Marais, renvoyai mon équipage, & ordonnai au Cocher de se trouver à côté de l’hôtel de Soubise à une heure du matin au plus tard. J’espérois effectivement m’y rendre. Ne comptons jamais sur l’avenir. Les Domestiques partis, je monte dans un Fiacre. Je ne sais pourquoi le coquin, qui étoit cependant sur la place, ne vouloit point marcher: je fus obligé d’en venir à des extrêmités. Il me servit enfin. Il étoit marqué au numéro 71, & à la lettre X.

Vous verrez, cher Marquis, que ce numéro va jouer un grand rôle; ainsi ne soyez pas étonné que je m’en souvienne si bien.

En passant pardevant un Café, ce nombre impair fit perdre une grosse somme à des particuliers qui jouoient à pair ou non sur le chiffre du premier Fiacre qui passeroit. Avant que le Fiacre fût à portée de laisser voir son numéro on eut celle de considérer celui qui étoit dedans. Les perdans & les gagnans se ressouvinrent du chiffre & de la lettre, & n’oublierent pas celui qui étoit dans la voiture. Ainsi, cher Marquis, les événemens de la vie dépendent d’une circonstance à laquelle on n’a jamais pensé, & qu’il est impossible au plus fin de prévoir.

J’arrivai chez Rozette, qui commençoit à s’impatienter de mon délai. Elle me reçut avec empressement; soit qu’elle eût pris de l’amitié pour moi, soit que ma libéralité lui eût plu, elle se préparoit à une généreuse reconnoissance. Elle m’obligea de mettre la robe de chambre que j’avois fait porter chez elle, & voulut que je me misse à mon aise, étant dans le pays de la liberté. Elle s’étoit coëffée de nuit, & sa garniture de dentelles, en pressant un peu ses joues, faisoit un office qui lui donnoit de belles couleurs. Un mouchoir politique couvroit sa gorge; mais il étoit placé d’un air qui demandoit qu’on ne le laissât pas à sa place. Elle n’avoit qu’un corset de taffetas blanc & un jupon de même étoffe & de pareille couleur: sa robe, aussi de taffetas bleu, flottoit au souffle des zéphirs.

Le souper n’étoit pas encore prêt. Nous entrâmes dans sa chambre. Les rideaux du lit étoient fermés, & les bougies placées sur la toilette, de sorte que la lumiere ne réfléchissoit pas sur toute la chambre. Nous passâmes vers le côté obscur. Je me jettai sur un fauteuil, & la tenant entre mes bras, je lui tenois les discours les plus tendres. Elle y répondoit par de petits baisers & par des caresses délicates: ainsi peint-on les colombes de Vénus. Tu veux donc, dit-elle après quelques instants de recueillement, que je te donne du plaisir? Petit libertin! N’allez pas faire venir mademoiselle de Noirville, lui repliquai-je. Non, non, ajouta-t-elle, ce n’est plus le tems: j’ai eu mes raisons pour le faire; d’autres circonstances exigent d’autres soins. En discourant ainsi, & badinant toujours, nous gagnâmes le lit: je l’y poussai délicatement, en la serrant entre mes bras. Approchez ces deux chaises, dit-elle, puisque vous le voulez absolument. J’obéis. Elle mit ses deux jambes dessus, l’une d’un côté, l’autre de l’autre, & sans sortir de la modestie, sinon par la situation, elle m’agaça par mille figures.

Mes mains ardentes écartoient déjà le voile qui… Tout doucement, beau Conseiller, dit-elle! donnez-moi ces mains-là, je les placerai moi-même. Elle les mit sur deux pommes d’albâtre, avec défense d’en sortir sans permission. Elle voulut bien elle-même arranger le bouquet que je destinois pour son sein. Elle m’encouragea alors avec un signal dont vous vous doutez: je croyois qu’elle agissoit de bonne foi. En conséquence je me donnois une peine très-sincere pour parvenir à mes fins; elle faisoit semblant de m’aider: la simplicité étoit chez moi, & la malice dans toute sa conduite.

Fatigué, je la nommois cruelle, barbare. Nouveau Tantale, le fruit & l’onde fuyoient à mon approche.

Cruelle, barbare, reprenoit-elle! vous serez puni tout à l’heure. Alors elle se saisit du bouquet que je lui destinois; puisque l’on m’insulte, continuoit-elle, en prison tout à l’heure. Effectivement elle l’y conduisit: mais je ne sais si ce fut de chagrin, ou par quelqu’autre motif, le prisonnier à peine entré, se mit à pleurer entre les deux guichets.

Nous entendîmes qu’on avoit servi, & nous nous transportâmes, sans dire mot, où la volupté nous attendoit avec ses apprêts. Notre conversation fut assez vague & sage. Quand, dans un tête-à-tête, deux personnes comme nous s’entretiennent de choses indifférentes, c’est une preuve qu’il s’en est passé qui ne l’étoient pas.

Le souper fini, je ne jugeai pas à propos de m’en retourner, & sans me soucier de mon équipage qui m’attendoit, ni de mon pere, ni de personne, je demandai à Rozette une retraite pour cette nuit: elle me l’accorda en me faisant jurer que je serois sage. Ne savoit-elle pas bien qu’un jeune homme ne peut contracter vis-à-vis d’une jolie femme avec qui il doit passer la nuit?

Cependant Rozette étoit devenue extrêmement gaie, & faisoit mille folies dans la chambre. Tantôt elle montoit sur la commode, & vouloit que je la portasse sur mes épaules; tantôt elle sautoit d’une chaise à l’autre & contrefaisoit les tours des danseurs de corde. Tantôt, levant son jupon jusqu’aux genoux, elle passoit un entrechat & me prioit d’examiner sa jambe, qui effectivement est faite à ravir. Elle découvroit de loin sa gorge, puis la recouvroit, & faisant l’éloge de ce qui étoit caché, elle me promettoit que je n’en profiterois jamais. Puis, elle prenoit son chat, & lui tenoit les discours les plus plaisans & les plus singuliers. Elle alloit ensuite chercher des liqueurs, m’en présentoit, en buvoit, n’en buvoit pas, me prenoit entre ses bras comme un enfant, & me couvroit de caresses. En un mot, elle fit mille folies que les graces ne désavoueroient point. Le lit se trouva préparé & nous invita à prendre du repos. La lumiere retirée, les rideaux fermés, croyez-vous, cher Marquis, que je me sois abandonné au sommeil? Pétrone fait la description d’une nuit qu’il passa délicieusement; celle-ci est fort au-dessus: quand ce ne seroit que parce qu’un honnête homme n’ose pas se vanter de l’une, & qu’il faut être bien homme pour avoir goûté autant de plaisir que j’en ai eu pendant l’autre. Tout ce que l’art peut inventer fut mis en usage: nous avions la nature à nos ordres. Le moindre obstacle eût nui à nos empressemens, on écarta tout: nous donnâmes l’exclusion à une feuille de rose.

Nous entrâmes en conversation. Rozette, malgré ses promesses, n’essayoit-elle pas encore d’éluder mes entreprises? J’allois uniment à mon but, & elle vouloit m’y conduire par des détours.

 

Hors d’elle-même, comme je m’en appercevois bien, elle n’en perdoit cependant pas la tête; & après avoir épuisé six fois mon ardeur, elle n’en avoit éprouvé superficiellement que l’elixir. Sans avoir joui précisément, j’avois eu le plaisir de la possession. Je ne pouvois me glorifier d’avoir obtenu ce que je désirois; je ne pouvois être fâché de ne l’avoir pas obtenu: l’art de Rozette m’avoit fait illusion; c’est une vraie magicienne en amour.

Le jour arriva, & Morphée me procura du repos. A mon réveil je trouvai la table couverte; je dînai de grand apétit. Les fatigues de la nuit m’avoient épuisé. Souvent on est plus incommodé d’une promenade que d’un long voyage.

L’après-dînée se passa encore en badineries. Les amans ne s’ennuient jamais: le tems fuit, & leurs plaisirs renaissent.

Cependant on étoit fort inquiet chez mon pere. Une affaire arrivée à un jeune homme de famille dans une maison de jeu faisoit appréhender quelque chose de semblable à mon égard. Mon absence étoit d’autant plus singuliere que je n’avois encore donné aucune occasion au reproche que l’on pouvoit ici me faire. Un pere tendre craint tout pour un fils dont il n’a jamais reçu aucune occasion de craindre. Un ami, nouvelliste de profession, & qui racontoit ordinairement toutes les anecdotes de Paris, fut chargé de s’informer si on n’avoit pas entendu parler de moi. Il s’acquitta de la commission. On lui dit dans le Café pardevant lequel j’avois passé que dans le numéro 71, qui couroit à toute bride, on avoit apperçu un jeune homme, & qu’au train dont il alloit il y avoit quelque partie fine au bout de la course. Quoiqu’on ne pût faire le portrait de celui qui étoit dans le Fiacre, cet ami soupçonnant à tout hazard que c’étoit moi, le rapporta à mon pere, qui en fut persuadé.

Sans perdre de tems, mon pere & son ami montent en carrosse, vont de place en place demander le numéro 71, & ne le rencontrerent nulle part: il étoit allé à Saint Cloud, d’où il ne devoit revenir que le soir. Un embarras ne va jamais sans un autre, & les inconvéniens font une chaîne. La ressource de mon pere fut d’attendre que le Fiacre fût de retour à son logis: on le lui avoit enseigné au bureau.

Lafleur, dès le matin, avoit été chargé de me déterrer: il se doutoit du lieu de ma retraite, & s’en inquiétoit peu, sachant que j’étois chez quelque amie. Il avoit reçu un louis pour les frais de la recherche, il l’employa à se divertir, au lieu de venir me donner avis de ce qui se passoit, & d’épargner par-là à mon pere & à moi la douleur de ce qui arriva par la suite. Cependant il vint chez Rozette: sa suivante lui avoit plu. Je lui demandai comment il avoit appris où j’étois, & pourquoi il venoit; si mon pere n’avoit point d’inquiétude de mon absence. Il répondit à tout très-juste, m’assura qu’il avoit fait mes affaires au mieux, qu’il avoit dit que j’étois rentré à quatre heures, & que sur les dix heures du matin madame la Comtesse de Mornac m’avoit envoyé prier de passer à sa toilette, & que probablement, à ce que le Valet de chambre lui avoit dit, j’y passerois la journée & serois d’un grand souper à Auteuil: que mon pere avoit dîné chez le Premier Président, & qu’il devoit y assister à un conseil pour une affaire survenue de la part de la Cour. Je fus content de ce qu’il me disoit; je le regardai comme un domestique impayable: il reçut un louis pour ses soins, & ordre de m’attendre à cinq heures du matin à la porte du jardin, où je lui promis de me trouver. Le scélérat me remercia, me donna même quelques avis, & fut dans le moment trouver mon pere. Ce qui est véritable, c’est que Lafleur ne m’avoit pas dit un mot de vrai; que mon pere avoit été dans une impatience cruelle, & qu’il me cherchoit comme vous avez vu.

J’ai trouvé un grand nombre de domestiques coquins, méchants, ornés de toutes les qualités de leur état; mais je ne croyois pas que quelqu’un fût ainsi méchant sans intrigue ni profit. Il étoit Bas-Normand, & je ne suis point surpris de sa conduite. Arrivé chez mon pere, il lui dit qu’il ne savoit pas précisément le lieu de ma retraite, mais qu’on l’avoit assuré que j’étois avec une fille nommée Rozette, dont j’étois passionné, & qui me ruinoit; que je devois l’enlever, pour l’épouser en pays étranger. Pour confirmer son avis il montra le signalement de Rozette & le remit à mon pere. Mon pere se transporta aussi-tôt chez monsieur le Lieutenant de Police, à qui il fit part de ce qu’il venoit d’apprendre. Il s’emporta contre moi, & lui demanda un ordre pour me faire arrêter par-tout où je serois, ainsi que la fille qui me dérangeoit. Ce pere, qui m’aime tant, hors de lui-même alors, ne respiroit que punition & vengeance.

Son ardeur surprit le Magistrat; il avoit peine à concevoir qu’un homme d’un âge mûr, & grave par caractere, se laissât ainsi emporter. Il lui représenta que cette affaire feroit de l’éclat, & que cet éclat étoit le plus grand mal. Qu’il s’agissoit de taire cette aventure, qui, peut-être, peu considérable dans le fond, seroit tournée autrement par la calomnie. Enfin qu’il étoit d’avis qu’on fît ce qui étoit nécessaire pour me retrouver, & que l’on aviseroit aux moyens d’empêcher que la Demoiselle en question ne me vît plus par la suite. Cet avis étoit très-sensé: le Magistrat qui le donnoit est très-éclairé; il ne s’occupe que de son devoir & à rendre service à ses concitoyens, dont il est un des meilleurs.

Mon pere ne profita point de ses remarques. M. le Lieutenant de Police lui accorda ce qu’il demandoit, c’est-à-dire un ordre pour faire arrêter Rozette, & main-forte, en cas de résistance de ma part: un Exempt l’accompagna & monta en carrosse avec lui. Mon pere eut bien lieu de se repentir de sa démarche; un homme sage ne peut pas répondre qu’il ne perdra jamais la tête.

Minuit étoit sonné que le Fiacre n’étoit point de retour. Jugez de l’embarras dans lequel se trouvoit mon pere. Cependant mon domestique, sans que j’en fusse informé, vint trouver la femme de chambre de Rozette, & lui tint compagnie durant la nuit: le coquin ne prenoit-il pas bien son tems?

Avant le souper Rozette étoit devenue un peu triste; sans en pouvoir rendre raison, elle sentoit des sujets de chagrin. On a dans son cœur un pressentiment de son infortune. Je ne suis point superstitieux, cependant je crois qu’il y a quelque chose autour de nous qui nous avertit de l’avenir. Ceux qui ont les yeux perçants ne découvrent-ils pas le nuage qui précede le tonnerre? Je fis mon possible pour distraire Rozette, & j’y réussis. Insensiblement ses yeux se ranimerent, la joie rentra dans son imagination, & le plaisir dans son cœur. Nous préludâmes par ces amusemens folâtres qui n’effleurent que la superficie de la volupté, qui vous font sentir mille mouvemens délicieux, & qui à chacun d’eux vous avertissent que ce n’est pas là le lieu de se fixer. Ce monde n’est qu’un pélerinage, il faut faire durer ses provisions jusqu’au bout de la carriere.

Nous nous étions donné parole de nous conserver pour la nuit; mais sans y penser nous empruntâmes sur l’avenir. Ce fut alors qu’elle ne me refusa rien. Elle me conduisit de plaisirs en plaisirs, & sema de fleurs les avenues du palais, où, pour cette fois, je fus reçu avec tous les honneurs.

Ah! cher Marquis, dans quel abyme de volupté mon ame ne fut-elle pas plongée! Je ne sentois rien pour trop sentir; je mourois, je renaissois pour mourir encore; & Rozette, pleine de tendresse, aprochoit sa belle bouche pour recueillir mes derniers soupirs. Plus j’avois attendu, plus je goûtois la récompense de mon attente. L’Amour s’applaudissoit de notre union & se faisoit honneur de ce qu’alors nous n’avions qu’une ame.

Le repas que nous prîmes remit un peu les forces que nous avions perdues. Nous nous ménageâmes sur le vin de Champagne; & pour ne rien dérober à la sensualité, nous y suppléâmes par de petits verres de liqueur propres à raffermir contre la tension du repos.

Nous passâmes quelque-tems à la fenêtre, & nous y restâmes dans des attitudes de préparation à une nuit amusante.

Rozette feignant un désir ou un besoin de sommeil, s’approcha de la toilette, & de-là se retira dans son alcove. Victime de l’Amour, elle étoit ornée de bandelettes, & avoit eu soin de se purifier dans une onde parfumée.

Sur un autel simple par sa construction, & fait de bois de myrte, s’élevoient plusieurs larges coussins de soie & de coton: un voile de fin lin en couvroit la superficie, & un tapis de taffetas couleur de rose, piqué en lacs d’amour, & roulé sur une des extrêmités, attendoit qu’on voulût l’employer à couvrir quelque cérémonie. Une bougie à la main, je m’approchai de ce lieu respectable. Rozette elle-même s’étoit placée sur l’autel; ses mains étoient jointes sur sa tête, mais sans la presser; ses yeux fermés, sa bouche un peu ouverte comme pour demander quelqu’offrande. Une rougeur naturelle & fraîche couvroit ses joues: le zéphir avoit caressé tout son extérieur; une mousseline transparente couvroit la moitié de sa gorge, & l’autre moitié se montroit en négligé aux regards. D’un côté l’examen étoit permis, & de l’autre, sous l’air d’être défendu, il devenoit plus piquant. Ses bras paroissoient avec tout leur embonpoint & leur blancheur. Ses jambes croisées déroboient ce que j’aurois voulu envisager, mais fournissoient à l’imagination une belle prairie à s’égarer. Rozette dormoit en disposition de se réveiller aisément, & en position voluptueuse & de voluptueuse. Je m’arrêtai à contempler mon bonheur. Je m’avançai avec une tendresse respectueuse, & gardant un silence sacré, je posai mon offrande sur l’autel. Dieux! que la victime donnoit de courage au Sacrificateur.

9Fameux Maître d’Armes, rue de la Comédie.
10Antoine Coipel, fameux Peintre.