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Au sortir de cette école, le petit bonhomme passa sur l'établi de Moulla-Iousèf, où il étudia six mois; après ce temps, l'école ferma, attendu que le maître se fit droguiste et abandonna le turban blanc de la science pour le bonnet de peau de la vie civile. Le troisième instituteur de Gambèr-Aly fut un ancien mousquetaire d'un ancien gouverneur dont la tradition ne savait plus qu'un trait, c'était d'avoir eu le cou coupé. Moulla-Iousèf, quand il parlait de ce patron, assurait d'un air convaincu que le juge n'avait pas prévariqué. Pour lui, il était doux, aimait les enfants, ne les battait pas, vantait leurs progrès et recevait, outre son salaire régulier, beaucoup de petits cadeaux des mères, enchantées de ses façons d'être; sa maison voyait affluer les gâteaux au miel, les pâtisseries en farine crue pétrie dans la graisse de mouton et saupoudrées de sucre, sans compter les fruits confits et le raki.

A seize ans, Gambèr-Aly avait terminé son éducation. Il lisait, écrivait, calculait; il connaissait par cœur toutes les prières légales, pouvait même chanter les ménadjâts, savait un peu d'arabe, récitait d'une voix très agréable quelques poésies lyriques et des fragments d'épopée, et aimait sincèrement ses parents. Il éprouvait une envie folle de courir les aventures et de s'amuser à tout prix, sauf au prix de sa peau, car il était extrêmement poltron.

Cette qualité ne l'empêcha pas, non plus que la plupart de ses condisciples entrés en même temps que lui dans le monde, de prendre les façons, les allures, le débraillé, qui, en Perse, caractérisent ce qu'on nomme en Andalousie les majos, c'est-à-dire les jeunes gens élégants de la basse classe. Il eut de larges pantalons de coton bleu, fort sales, une tunique de feutre gris à doubles manches tombantes, la chemise ouverte et laissant sa poitrine libre, le bonnet sur l'oreille, le gâma ou sabre large et pointu à deux tranchants, tombant sur le devant de sa ceinture et servant d'appui à sa main droite, tandis que de la gauche il tenait une fleur, quelquefois placée dans sa bouche. Cette allure de fanfaron lui seyait à merveille. Il avait des cheveux bouclés d'un noir admirable, des yeux peints de kohol, aussi beaux que ceux d'une femme, une taille de cyprès, et, dans tous ses mouvements, de la grâce à revendre.

Dans cette jeunesse et cet équipage, il fréquentait les taverniers arméniens; il y trouvait, sans doute, peu de musulmans rigides, mais, en revanche, beaucoup d'étourneaux de son espèce, des vagabonds dangereux, de ceux que l'on appelle loûtys ou dépenaillés, et qui regardent aussi peu à donner un coup de couteau pour passer leur colère qu'à se verser un verre de vin; en un mot, il voyait fort mauvaise compagnie; ce qui, pour beaucoup de gens d'humeur joviale, équivaut à s'amuser parfaitement.

Où se procurait-il l'argent indispensable à cette existence délicieuse? C'est ce que, pour bien des raisons, on aurait tort de rechercher de près, et cette façon de s'établir des rentes aurait pu le conduire où il n'avait pas envie d'aller, si sa destinée, dirigée ou prévue par l'habileté de l'astrologue, n'avait tracé assez promptement la ligne qu'il devait suivre, et cet événement arriva un des premiers jours de la pleine lune de Shâban. Vers quatre heures, après la prière du soir, il s'était rendu dans un bon petit cabaret assez peu éloigné du tombeau où dort le poète Hafyz.

Il y avait là belle assemblée: deux Kurdes de mauvaise mine; un moulla, de ceux qui vendent des contrats de mariage pour des termes de deux jours, vingt-quatre heures et au-dessous, manière de morale peu approuvée par la partie pédante du clergé; quatre muletiers, forts gaillards, que l'aspect des Kurdes n'intimidait nullement; deux petits jeunes gens, les pareils de Gambèr-Aly; un énorme toptjy ou artilleur, originaire du Khorassan, long à n'en plus finir, mais large à proportion, ce qui rétablissait l'équilibre; plus un pishkedmèt ou valet de chambre du prince-gouverneur, venu là en contrebande. L'Arménien, hôte du logis, étendit une peau de bœuf sur le tapis, et apporta successivement des amandes grillées, ce qui excite à boire, du fromage blanc, du pain et des brochettes de kébab ou filet de mouton rôti entre des fragments de graisse et des feuilles de laurier, le nec plus ultra de la délicatesse. Au milieu de ces bagatelles furent placés solennellement une douzaine de ces baggalys ou flacons de verre aplatis, que les buveurs timorés peuvent aisément cacher sous leurs bras, et emporter au logis sans que personne s'en aperçoive et qui ne contiennent rien moins que du vin ou de l'eau-de-vie. On but assez tranquillement pendant deux heures. Les propos étaient agréables, tels qu'on devait les attendre de gens aussi distingués. On venait d'apporter des chandelles et de les mettre sur la nappe avec un nouveau train de bouteilles quand le moulla interrompit un des deux Kurdes qui, à tue-tête et du fond de son nez, chantait un air lamentable, et fit la proposition que voici:

– Excellences, puisque les miroirs de mes yeux ont le bonheur insigne de refléter aujourd'hui tant de physionomies avenantes, il me vient l'idée de présenter une offre qui sera sans doute accueillie avec indulgence par quelqu'un des illustres membres de la société.

– L'excès de la bonté de Votre Excellence me transporte, répondit un des muletiers, qui avait encore un certain sang-froid, mais dodelinait de la tête d'une manière à donner le vertige; tout ce que vous allez nous ordonner est précisément ce que nous allons faire.

– Que votre indulgence ne diminue pas! repartit le moulla. Je connais une jeune personne; elle désire se marier avec un homme de considération, et je lui ai promis de lui découvrir un époux digne d'elle. A vous parler en toute confiance, comme on le doit avec des amis éprouvés, et pour ne rien vous dissimuler de la vérité la plus exacte, la dame en question est d'une beauté à faire pâlir les rayons du soleil et à désespérer la lune elle-même! Les plus scintillantes étoiles sont des cailloux sans lustre auprès du diamant de ses yeux! Sa taille est comme un rameau de saule, et quand elle appuie son pied sur la terre, la terre dit merci et se pâme d'amour!

Cette description, qui rendait pourtant un compte assez avantageux de l'amie du moulla, ne produisit que peu d'effet, et si peu qu'un des loùtys se mit à chanter avec un tremblement de voix qui ressemblait à un gargarisme:

«Le premier ministre est un âne et le roi ne vaut pas mieux!»

C'était le début d'une chanson nouvellement importée de Téhéran. Le moulla ne se laissa pas détourner de son idée et continua d'une voix larmoyante qui luttait avec avantage contre le chevrotement nasal de son camarade:

– Excellences! cette divine perfection possède, derrière le bazar des chaudronniers, une maison de trois chambres, huit tapis presque neufs et cinq coffres remplis d'habits. Elle a, de plus, des kabbalèhs ou contrats pour pas mal d'argent; je n'en connais pas la somme; mais elle ne saurait être inférieure à quatre-vingts tomans!

Ce second chapitre des qualités de la fiancée réveilla tout le monde, et un des loùtys s'écria:

– Me voilà! Elle veut un mari? qu'elle me prenne! Où trouverait-elle aussi bien? Vous me connaissez, moulla? Si je ne l'ai pas, je meurs d'amour et de regrets!

Là-dessus, il se mit à pleurer, et, pour donner une idée de la force de son sentiment, il tira son gâma et voulut s'en appliquer un bon coup sur la tête; mais le canonnier le retint, et, comme chacun, devenu attentif, s'apercevait que le moulla n'avait pas tout dit, on conjura celui-ci d'aller jusqu'au bout du panégyrique afin de savoir s'il n'y avait pas quelque ombre au tableau délicieux qu'il venait de tracer.

– Une ombre, Excellences! Que votre bonté ne diminue pas! Puissent toutes les bénédictions tomber comme une pluie sur vos nobles têtes! Quelle ombre pourrait-il y avoir? Une beauté incomparable, est-ce une tache? Une fortune comme celle que je viens de vous supputer, est-ce un défaut? Une vertu immaculée, comparable seulement à celle des épouses du Prophète, sera-ce pour vous un motif de blâme? Or, cette vertu, magnanimes seigneurs, elle n'est pas de celles que l'on affirme sans pouvoir les démontrer! Elle est incontestable, établie sur preuves sans réplique, et ces preuves, les voici! Ce sont des lettres de tôbèh datées de ce matin.

A ces mots, l'enthousiasme ne connut plus de bornes; le loùty qu'on avait empoché tout à l'heure de s'assommer lui-même, profita du moment où chacun, s'absorbant dans sa propre pensée, levait les yeux et les mains au ciel en murmurant: «èh! bèh! bèh!» et s'administra une balafre sur le crâne, qui se mit à saigner. Pendant ce temps, le moulla avait déplié le précieux document et, le mettant sous les yeux de son public, commença à lire d'une voix imposante. Mais avant de se joindre aux auditeurs, si vivement intéressés, il faut que le lecteur sache ce que sont des lettres de tôbèh.

Quand une dame a donné des occasions de scandale trop indiscrètement répétées, l'opinion publique se tourne malheureusement contre elle, et il en résulte des propos fâcheux. Alors le juge prend l'étourdie sous sa conduite; il lui demande des cadeaux fréquents, il se tient au courant de ses faits et gestes, et, après quelques mésaventures, la dame, assez généralement, éprouve le besoin de changer de vie. Elle ne peut y parvenir qu'en se mariant. Mais comment se marier dans une situation aussi difficile que la sienne? D'une façon toute simple. Elle va trouver un personnage religieux, lui expose son cas, lui peint sa désolation, et le personnage religieux tire son écritoire. Il lui remet un bout de papier attestant le regret du passé qui dévore la pénitente, et comme Dieu est essentiellement miséricordieux, lorsqu'on a le ferme propos de ne pas retomber dans ses torts, l'ancienne pécheresse se trouve blanchie de la tête aux pieds; personne n'a plus le moindre droit de suspecter la solidité de ses principes, et elle est aussi mariable que n'importe quelle autre fille, pourvu qu'elle trouve un époux. Il ne peut se rien voir de plus admirable que cette transformation subite, et elle ne coûte pas cher, se faisant même à prix débattu.

 

Le moulla lut donc, d'une voix claire et incisive, le document dont la teneur suit:

«La nommée Bulbul (Rossignol), ayant eu le malheur de mener pendant plusieurs années une conduite inconsidérée, nous affirme qu'elle le déplore profondément et regrette d'avoir affligé l'âme des gens vertueux. Nous attestons son repentir, qui nous est connu, et nous déclarons sa faute effacée.»

Au-dessous de l'écriture, il y avait la date, qui se trouvait être, en effet, celle du matin, et le cachet d'un des principaux ecclésiastiques de la ville.

La lecture n'était pas achevée que le plus ivre des deux Kurdes se déclara résolu à tuer tout personnage assez imprudent pour lui disputer la main de la protégée du moulla. Mais le canonnier ne se laissa pas intimider et allongea au provocateur un coup de poing en plein visage; sur quoi un des camarades de Gambèr-Aly jeta un des flacons à la tête d'un des muletiers, tandis que l'autre, presque aussitôt, lui renversait le moulla sur le corps; ici, la mêlée devint générale.

Le pishkedmèt du Prince, personnage officiel, avait des mesures à garder; il comprit instinctivement que sa dignité se trouvait engagée, et que, s'il est désagréable en soi-même de recevoir des coups, il peut être compromettant d'en porter les traces sur le nez ou tout autre endroit du visage: car comment espérer que des gens grossiers tiendront compte des considérations les plus nécessaires? Le digne serviteur, se levant donc de son mieux et s'assurant sur ses jambes, tout en se garantissant la tête avec les mains, fit un mouvement pour se retirer, mais sa pantomime fut mal interprétée.

Quelques-uns des combattants s'imaginèrent qu'il avait l'idée d'aller quérir la garde. Ils se réunirent donc contre lui dans un commun effort, mais ils n'étaient pas tous à ses côtés, et Gambèr-Aly se trouva faire matelas entre le pauvre pishkedmèt et ses assaillants, parmi lesquels se distinguaient deux des muletiers, plus ivres et, partant, plus furieux que les autres. Le malheureux fils du peintre était dans le délire de la peur; il poussait des cris aigus et appelait sa mère à son aide. Assurément, la vaillante Bibi-Djânèm ne se serait pas laissé adjurer en vain par l'enfant chéri de ses entrailles; hélas! elle était loin et n'entendait pas. Cependant Gambèr-Aly avait entouré le pishkedmèt de ses bras, le serrait avec force, et plus il recevait de coups adressés au pauvre homme, plus il le suppliait de le sauver, par tout ce qu'il y avait de plus sacré au monde, et c'était lui-même qui, sans s'en douter, servait de bouclier rudement frappé à celui qu'il implorait. Il est probable que la lutte aurait fini au grand dommage du dignitaire du palais et du petit jeune homme, si le cabaretier arménien, grand gaillard vigoureux et accoutumé de longue main à de pareilles scènes, qui ne lui causaient ni étonnement ni émotion, n'était tout à coup apparu dans la chambre. Sans s'amuser à savoir qui avait tort ou raison, il empoigna d'une main le collet du pishkedmèt; de l'autre, le dos de l'habit de Gambèr-Aly, et, par une poussée vigoureuse, lança les deux infortunés au travers de la porte ouverte, qu'il referma derrière eux. Ils allèrent rouler sur le sable, chacun de leur côté, et restèrent un bon moment étourdis du choc et éprouvant de la difficulté à se relever. Cependant la même idée leur travaillait la cervelle; sans se rien dire, ils étaient dans une égale angoisse que la garnison ne fit une sortie, et, jugeant fort à propos de gagner le large, par un violent effort, ils se remirent sur leurs pieds. Le pishkedmèt dit à Gambèr-Aly:

– Fils de mon âme, continue à me défendre! Ne m'abandonne pas! Les saints Imams te béniront!

Gambèr-Aly n'avait garde de chercher la solitude. Il se rapprocha de son protégé, et tous deux, se tenant par la main, flageolant un peu, sortirent au plus vite de l'impasse où était situé le cabaret; puis quand ils se trouvèrent sur la route, le courage et la voix leur revinrent:

– Gambèr-Aly, dit le domestique du palais, les lions n'ont pas tant d'intrépidité que toi. Tu m'as sauvé la vie et, par Dieu, je ne l'oublierai jamais! Tu n'auras pas obligé un ingrat. Je ferai ta fortune. Viens me trouver demain au Palais, et, si je ne suis pas sur la porte, fais-moi demander, j'aurai certainement quelque chose à t'annoncer. Mais, avant tout, jure-moi que tu ne parleras à personne de ce qui nous est arrivé ce soir, et que tu n'en souffleras pas un mot à ton père, à ta mère, à ton oreiller! Je suis un homme pieux et honoré de tout le monde pour la sévérité des mœurs, dont je ne me dépars jamais; tu comprends, lumière de mes yeux, que, si l'on venait à me calomnier, j'en éprouverais beaucoup de chagrin!

Gambèr-Aly s'engagea par les serments les plus terribles à ne pas confier même à une fourmi, le plus taciturne et le plus discret des êtres, le secret de son nouvel ami. Il jura sur la tête de cet ami, sur celle de sa mère, de son père et de ses grands-pères paternel et maternel, et consentit à être appelé fils de chien et de damné, s'il ouvrait jamais la bouche sur leur commune aventure. Puis, après avoir multiplié ces redoutables serments pendant un gros quart d'heure, il prit congé du pishkedmèt, un peu calmé, qui l'embrassa sur les yeux et promit d'être fidèle au rendez-vous assigné pour le lendemain matin.

Gambèr-Aly avait souffert d'être battu, et il avait craint d'être assommé. Le danger passé, et la douleur des meurtrissures un peu amortie, il se sentit fort libre; il n'en était pas à sa première affaire et n'avait pas de motifs analogues à ceux du pishkedmèt pour s'inquiéter de sa réputation. Il put donc, sans distraction, laisser son imagination s'allumer sur les promesses qu'il venait de recevoir, et, la tête pleine de feux d'artifice éblouissants, saturée des splendeurs qui allaient naître, il arriva à la maison paternelle dans la plus belle humeur du monde. Tous les chiens errants du quartier le connaissaient et ne faisaient aucune démonstration hostile contre ses jambes. Les gardiens de nuit, étendus sous les auvents des boutiques, levaient la tête à son approche et le laissaient passer sans le questionner. Il se glissa ainsi dans sa demeure.

Là, bien que la nuit fût avancée, il trouva ses dignes parents en face d'un flacon d'eau-de-vie et d'un agneau rôti auquel il manquait une bonne quantité de chair déjà consommée. Bibi-Djânèm jouait de la mandoline, et Mirza-Hassan-Khan, ayant ôté son habit et son chapeau, la tête rasée de huit jours et la barbe à moitié peinte en noir avec un pouce de blanc à la racine, frappait avec enthousiasme sur un tambourin. Les deux époux, les yeux blancs d'extase, chantaient à pleine voix de tête:

«Mon cyprès, ma tulipe, enivrons-nous de l'amour divin!»

Gambèr-Aly s'arrêta respectueusement devant le seuil de la chambre et salua les auteurs de ses jours. Il avait, plus que jamais, la main droite sur le pommeau de son gâma; son bonnet était défoncé, sa chemise déchirée, ses boucles de cheveux fort en désordre. Il avait l'air; de l'avis secret de Bibi-Djânèm, qui s'y connaissait, du plus délicieux chenapan que le bon goût d'une femme pût rêver.

– Assieds-toi, mon chéri, dit la dame en posant sa guitare, pendant que Mirza-Hassan-Khan terminait brusquement un trille audacieux et une savante roulade. D'où viens-tu? T'es-tu bien diverti ce soir?

Gambèr-Aly s'accroupit, ainsi que sa mère venait de le lui permettre, mais modestement, et restant contre le chambranle de la porte, il répondit:

– Je viens de sauver la vie au lieutenant du prince-gouverneur. Il était attaqué dans la campagne par vingt hommes de guerre, des tigres en fait d'audace et de férocité, tous des Mamacènys ou des Bakhtyarys, je crois bien! Car il n'est que ces deux tribus pour présenter des hommes aussi gigantesques! Je les ai abordés et les ai mis en fuite, avec la faveur de Dieu! Là-dessus, Gambèr-Aly prit une pose modeste.

– Voilà, cependant, le fils que j'ai mis au monde, moi seule! s'écria Bibi-Djânèm en dévisageant son mari d'un air de triomphe. Embrasse-moi, mon âme! embrasse ta mère, ma vie!

Le jeune héros n'eut pas besoin de se déranger beaucoup pour satisfaire la tendresse de son admiratrice; la chambre était exiguë; il avança un peu le corps et plaça son front sous les lèvres qui se tendaient vers lui. Quant à Mirza-Hassan-Khan, il se contenta de dire avec un sentiment vraiment pratique:

– C'est une bonne affaire!

– Que t'a donné le seigneur lieutenant? continua Bibi-Djânèm.

– Il m'a invité à déjeuner pour demain au palais et il me présentera à Son Altesse elle-même.

– Tu vas être nommé général! prononça la mère avec conviction,

– Ou conseiller d'État! dit le père.

– Je ne détesterais pas d'être chef de la douane pour commencer, murmura Gambèr-Aly d'une voix méditative.

Il croyait plus d'à moitié ce qu'il venait d'inventer à la minute même, et cela provenait des lois particulières qui régissent l'optique des esprits orientaux. Un pishkedmèt du prince, qui voulait du bien au pauvre et intéressant Gambèr-Aly, était nécessairement un homme du plus rare mérite, et, dès lors, comment n'eût-il pas été le favori de son maître? Puisqu'il était le favori de son maître, il était son véritable lieutenant, toute affaire lui était nécessairement confiée, et, avec un tel pouvoir, était-il possible d'admettre qu'il lésinât dans les récompenses à accumuler sur la tête de son sauveur? A la vérité, Gambèr-Aly n'avait pas mis en déroute une bande de farouches et terribles maraudeurs, mais pourquoi aller dire qu'il sortait de la taverne? A qui cette indiscrétion faisais elle du bien? Ne valait-il pas mieux revêtir toute son histoire d'un vernis honorable, puisqu'elle devait finir, pour lui, de la façon la plus extraordinaire? D'ailleurs, il était évident, et le pishkedmèt ne le lui avait pas caché, qu'il avait montré un courage au dessus de tout éloge.

Ce que le père, la mère et le fils élaborèrent de rêveries dans cette nuit heureuse ne se pourrait enregistrer. Bibi-Djânèm voyait déjà son idole dans la robe de brocart du premier ministre et elle se passait la fantaisie de faire bâtonner la femme du rôtisseur, qui avait dit du mal d'elle la veille au soir. Il fallut pourtant dormir un peu. Les trois personnages s'étendirent sur le tapis vers le matin, et, pendant trois heures, goûtèrent, comme on dit, les douceurs du repos; mais, à l'aube, Gambèr-Aly sauta sur ses pieds; il fit ses ablutions, débita tant bien que mal et assez sommairement sa prière, et s'avança dans la rue en se balançant sur les hanches, comme il convenait à un homme de sa qualité.

Arrivé devant le palais, il vit comme d'ordinaire, assis ou debout devant la grande entrée, un nombre de soldats, de domestiques de tous grades, de solliciteurs, de derviches et de gens enfin amenés par leurs affaires ou leurs liaisons particulières avec les personnes de la maison. Il se fraya chemin au milieu de la foule, étalant l'insolence particulière aux beaux jeunes garçons, et que l'on souffre d'eux assez aisément, et demanda au portier, d'une voix arrogante, corrigée par un joli sourire, si son ami Assad-Oullah-Bey n'était pas à la maison?

– Le voici précisément, répondit le portier.

– Que la bonté de Votre Excellence ne diminue pas! répliqua Gambèr-Aly, et il alla au-devant de son protecteur, qui reçut son salut de la façon la plus amicale.

– Votre fortune est faite, dit Assad-Oullah (le Lion de Dieu).

– C'est par un effet de votre miséricorde!

– Vous méritez tout en fait de biens. Voici ce dont il s'agit. J'ai parlé de vous au ferrash-bachi, chef des étendeurs de tapis de Son Altesse. C'est mon ami, et un homme des plus vertueux et des plus honorables. J'aurais tort de vanter son intégrité; tout le monde la connaît. La justice, la vérité et le désintéressement brillent dans sa conduite. Il consent à vous admettre parmi ses subordonnés, et, à dater de ce jour, vous en faites partie. Naturellement, il faut que vous lui présentiez un petit cadeau; mais il tient si peu aux biens de ce monde, que ce sera uniquement pour lui témoigner votre respect. Vous lui remettrez cinq tomans en or et quatre pains de sucre.

– Que le salut du Prophète soit sur lui! répliqua Gambèr-Aly un peu déconcerté. Oserais-je vous demander quels seront mes gages dans les fonctions illustres que je vais remplir?

– Vos gages! dit à demi-voix le Lion de Dieu, d'un ton confidentiel et en regardant autour de lui pour s'assurer que personne ne l'écoutait, vos gages sont de huit sahabgrans (à peu près dix francs par mois), mais l'intendant de Son Altesse n'en paie généralement que six. Vous lui en laissez deux pour sa peine; il vous en reste donc quatre, Vous ne voudriez pas témoigner de l'ingratitude à votre digne chef en ne lui en offrant pas, au moins, la moitié? Je vous connais, vous en êtes incapable; ce serait le procédé le plus inconvenant! Nous disions donc qu'il vous reste deux sahabgrans. Que pouvez-vous en faire, si ce n'est d'en régaler le naybèferrash, le chef de votre escouade, pour vous en faire un ami sûr et dévoué, car, ne vous y trompez pas! sous des formes un peu abruptes, c'est un cœur d'or!

 

– Puisse le ciel le combler de ses bénédictions! répartit Gambèr-Aly devenu fort triste; mais que me restera-t-il, à moi?

– Je vais vous le dire, mon enfant, reprit le Lion de Dieu, de l'air grave et composé qui seyait si bien à sa haute expérience et à son immense barbe. Chaque fois que vous irez porter un cadeau à quelqu'un de la part du prince ou de vos supérieurs, naturellement, vous recevrez une récompense des personnes honorées de pareilles faveurs, et d'autant plus que vous êtes fort gentil, mon enfant! Il faudra, sans doute, que vous partagiez ce que vous aurez accepté avec vos camarades; mais vous n'êtes pas obligé de leur dire exactement ce qu'on aura mis dans vos poches; il y a là-dessus des petites réserves à faire que vous apprendrez bien promptement. Ensuite, quand vous serez chargé de donner la bastonnade à quelqu'un, il est d'usage que le patient offre une bagatelle aux exécuteurs, afin qu'ils frappent moins fort ou même tout à fait à côté. Vous aurez là encore un peu d'habitude à acquérir. Ce genre d'adresse innocente vient promptement, surtout à un garçon d'esprit comme vous. Comme je ne doute pas que vos chefs n'en arrivent promptement à vous estimer, on vous donnera quelque commission pour aller recueillir les taxes dans les villages. C'est affaire à vous d'accorder vos intérêts avec ceux des paysans qui ne veulent jamais payer, de l'État qui veut toujours recevoir, du prince qui se fâcherait s'il avait les mains vides. Croyez-moi, ceci est une mine d'or! Enfin, mille occasions, mille circonstances, mille rencontres se présenteront où je ne doute pas un seul instant que vous ne fassiez des merveilles; et, pour moi, je serai vraiment heureux d'avoir pu contribuer à vous mettre dans une bonne position en ce monde.

Gambèr-Aly saisit le côté séduisant du tableau si complaisamment détaillé sous ses yeux, et il fut charmé de tant de perfections brillantes. Un seul point l'inquiétait:

– Excellence, dit-il d'une voix émue, que toutes les félicités vous récompensent pour le bien que vous faites à un pauvre orphelin sans appui! Mais, ne possédant rien au monde que mon respect pour vous, comment pourrais-je donner cinq tomans et quatre pains de sucre au vénérable Ferrash-Bachi?

– Bien simplement, repartit le Lion de Dieu. Il est si bon qu'il sait attendre. Vous lui ferez la petite offrande sur vos premiers profits.

– En ce cas, j'accepte avec bonheur votre proposition, s'écria Gambèr-Aly, au comble de la joie.

– Je vais vous présenter à l'instant, et vous entrerez en fonctions aujourd'hui même.

Le pishkhedmèt, tournant alors sur ses talons, emmena son jeune acolyte à travers la foule et le fit pénétrer dans la cour. C'était un grand espace vide entouré de constructions basses exécutées en briques séchées au soleil, de couleur grise, relevées aux angles de cordons de briques cuites au four et dont les tons rouges donnaient à l'ensemble assez d'éclat. Ici et là, des mosaïques de faïence bleue, ornées de fleurs et d'arabesques, relevaient le tout. Par malheur une partie des arcades étaient écroulées, d'autres ébréchées, mais les ruines sont l'essentiel de toute ordonnance asiatique. Au milieu du préau s'étalaient une douzaine de canons avec ou sans affûts, et des artilleurs étaient assis ou couchés à l'entour; des djelodârs ou écuyers tenaient des chevaux, dont les croupes satinées étaient en partie couvertes de housses à fonds cramoisis et à broderies bigarrées; ici, un groupe de ferrashs se promenait, la baguette à la main, pour maintenir un bon ordre qui n'existait pas; plus loin des soldats faisaient cuire leur repas dans des marmites; des officiers traversaient la cour d'un air insolent, doux ou poli, suivant qu'ils se souciaient des regards attachés sur eux. On saluait celui-ci; celui-là, au contraire, s'inclinait respectueusement devant un plus puissant; c'était le train du monde, dans tous les royaumes de la terre, seulement avec une complète naïveté.

De la grande cour, Assad-Oullah, suivi de sa recrue, ébloui par tant de magnificence, pénétra dans un autre enclos, un peu moins vaste, dont le milieu était occupé par un bassin carré rempli d'eau; les ondes se teignaient agréablement des reflets azurés du revêtement, formé par de grandes tuiles émaillées d'un bleu admirable. Sur les marges de ce bassin, s'élevaient d'immenses platanes, dont les troncs disparaissaient sous les enlacements touffus et plantureux de rosiers gigantesques couverts de fleurs fraîches et multipliées. En face de l'entrée basse et étroite par où les deux amis avaient pénétré, une salle très haute, qu'un Européen aurait prise pour la scène d'un théâtre, car elle était absolument ouverte par-devant et reposait sur deux minces colonnes peintes et dorées, montrait, pareil à une toile de fond et à des portants de coulisses, le plus attrayant, le plus séduisant mélange de peintures, de dorures et de glaces. De riches tapis couvraient le sol élevé, à six pieds environ au-dessus du niveau de la cour, et, là, appuyé sur des coussins, Son Altesse le Prince-Gouverneur, lui-même, daignait déjeuner d'un énorme plat de pilau et d'une douzaine de mets contenus dans des porcelaines, entouré de plusieurs seigneurs d'une belle mine et de ses principaux domestiques.

Des trois côtés de la cour que n'occupait pas le salon, deux étaient en décombres, le troisième présentait une rangée de chambres assez habitables.

Gambèr-Aly se sentit très intimidé de se trouver, en propre personne, dans un lieu si auguste, et, en même temps, il se trouva grand comme le monde, rien que pour avoir eu l'heureuse fortune d'y pénétrer. Désormais, il lui sembla qu'il n'avait plus d'égaux sur cette terre, puisqu'il appartenait à un parangon d'autorité qui, sans que personne y trouvât à redire, pouvait le faire mettre en tout petits morceaux. Avant d'être entré dans cette royale demeure, il était parfaitement libre de sa personne, et jamais le Prince-Gouverneur, ignorant son existence, n'eût pu aller le chercher. Désormais, devenu «nooukèr», domestique, il faisait partie de la classe heureuse qui comprend le dernier marmiton et le premier ministre, et il pouvait avoir la joie d'entendre le Prince s'écrier, avant un quart d'heure: «Qu'on mette Gambèr-Aly sous le bâton!» Ce qui signifierait évidemment que Gambèr-Aly n'était pas le premier venu, comme son triste père, puisque le Prince voulait bien condescendre à s'occuper de lui.

Pendant qu'il s'abandonnait à ces réflexions présomptueuses, Assad-Oullah lui dit en le poussant du coude:

– Voila le Ferrash-Bachi! N'ayez pas peur, mon enfant!

La recommandation n'était pas de trop. Le chef des étendeurs de tapis du Prince-Gouverneur de Shyraz possédait une mine assez rébarbative; la moitié de son nez était mangée par la maladie qu'on nomme le bouton; ses moustaches noires, pointues, s'étendaient à un demi-pied à droite et à gauche de ce nez en ruines; ses yeux brillaient sombres sous d'épais sourcils, et sa démarche paraissait imposante. Il se drapait dans une magnifique robe de laine du Kerman, portait un djubbèh ou manteau de drap russe richement galonné, et la peau d'agneau de son bonnet était si fine que, à la voir seulement, on pouvait en calculer le prix à huit tomans pour le moins, ce qui, d'après les calculs de l'Occident, ne faisait pas loin d'une centaine de francs.