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Le jeune homme avait beau se débattre, il était pris, il était repris. Il avait cru que ce n'était rien que d'aimer Amynèh et de la quitter. Mais l'amour s'était joué de lui. Il se répétait:

– La passion n'est rien; qu'on la regarde en face, et elle tombe!

Il la regardait bien en face; elle ne tombait pas; elle le maîtrisait, et c'était lui qui se sentait faiblir, faiblir, faiblir, et qui se prosternait. Il voulait la chasser; mais qui était le maître en lui-même? L'amour ou lui? C'était l'amour! et l'amour répétait sans se lasser:

– Amynèh!

Et tout, dans l'être entier du pauvre Kassem, recommençait et disait:

– Amynèh!

Et cette voix et ces voix suppliantes, irritées, volontaires, enfin toutes puissantes ne s'arrêtaient plus, et Kassem n'entendit plus rien en lui-même que ces seuls mots:

– Amynèh! mon Amynèh!

Que faire? Ce qu'il fit. Il tint bon et continua à marcher. Il allait devant lui; il avait perdu tout son entrain, toute son exaltation, toutes ses espérances et même le goût de ses espérances, et il rongeait l'amertume d'un profond et irrémédiable chagrin. A chaque pas, il sentait qu'il s'éloignait, non de son bonheur, mais de la source de sa vie; son existence était plus lourde, plus étouffée, plus pénible, plus combattue, moins précieuse, et donnait moins de désirs de la gardera celui qui la traînait. Il marchait, toutefois, le pauvre amant.

– Je ne peux pas retourner; j'ai promis, j'ai fait vœu de rejoindre l'Indien. Comment ne pas savoir ses secrets? Oh! Amynèh! mon Amynèh! ma chère, ma bien-aimée Amynèh!

C'est grand dommage que les hommes, qui ont beaucoup d'imagination et de cœur, ne soient pas mis par la destinée à ce régime de ne vouloir qu'une seule chose à la fois. Comme tout irait bien pour eux! Comme ils se donneraient libéralement, entièrement, sans réserve, sans scrupule et sans souci, à la passion unique qui les prendrait! Malheureusement, le ciel leur impose toujours plusieurs tâches. Sans doute, parce qu'ils voient plus et mieux que les autres, ils ont laissé leurs pensées entrer en bien des endroits; ils aiment ceci, ils aiment cela. Ils veulent, comme Kassem, posséder les secrets ineffables, et, comme lui, ils aiment une femme en même temps qu'ils aiment la science, et ne peuvent pas aimer avec modération, avec calme; ce qui arrangerait tout. Non! il faut, pour leur malheur, que les gens comme Kassem ne sachent rien faire à demi et demandent toujours d'eux-mêmes l'absolu en beaucoup de sens. Il leur arrive d'être, à peu près toujours, profondément malheureux par l'impuissance d'atteindre tout à la fois.

Si, au moins, il avait eu cette confiance que sa sœur Zemroud s'était efforcée d'inspirer à Amynèh: revenir dans un an, dans deux ans… Mais, non! Il ne pouvait admettre cette consolation possible. Il savait que, une fois entre les mains du derviche indien, il pratiquerait pour toujours cette règle de conduite: la science est longue et la vie est courte. C'en était donc fait de ces images que le passé lui montrait; sa félicité était éteinte.

– Je deviendrai vieux, à la fin, se dit-il; je deviendrai vieux; j'oublierai Amynèh.

Cette idée lui fit plus de mal que tout le reste à la fois. Il aimait mieux souffrir, il aimait mieux se sentir torturé par la douleur jusqu'à la mort. Il ne voulait pas oublier! C'était se renoncer soi-même, s'anéantir et faire place à un nouveau Kassem qu'il ne connaissait pas et haïssait profondément.

Il essaya de se calmer par la pensée des belles choses qu'il allait apprendre, et des merveilles que, chaque jour, il lui serait donné de contempler et qui surpassent de beaucoup, ajoutait-il avec conviction, la magnificence des choses terrestres les plus éclatantes, et même, se dit-il tout bas, la beauté d'Amynèh.

Cette suggestion de son esprit lui fit horreur, et une voix s'éleva dans son âme, qui répliqua aigrement:

– Et la tendresse d'Amynèh, y a-t-il quelque chose aussi dans le plus haut des cieux qui la dépasse en valeur?

Kassem était donc aussi complètement malheureux qu'un homme peut l'être, aussi abattu, aussi triste. Il faisait des vœux ardents pour rencontrer le plus tôt possible le derviche; car il lui prenait de tels découragements que, par intervalles, il se laissait tomber sur la terre et s'abandonnait à sangloter.

– Quand il sera avec moi, se dit-il, je serai distrait, je penserai à ce qu'il me dira. Il me ramènera à la contemplation auguste de la vérité. Je ne serai pas heureux, mais je retrouverai du courage, car il faut que j'en aie. Mon sort est de servir aux grands desseins de mon maître, je subis mon sort.

Au fond, il n'avait plus rien au monde qui l'attachât. Tiré entre deux passions, il ne souhaitait plus, tant il souffrait, que d'obtenir un moment de repos, et d'apprendre ce que c'était que le calme et de savourer la paix. A mesure que les jours passaient, il en arrivait à ce point de ne plus même savoir ce qui pouvait le rendre heureux dans ce monde, tant il lui semblait ne rêver que des choses impossibles. Amynèh! Elle était si loin! Elle s'éloignait tous les jours! Il l'avait perdue; cette image idolâtrée était noyée dans ses larmes; il ne la voyait pas bien; à force de la regretter, de la désirer, de l'appeler, de pleurer, de ne pouvoir l'atteindre, elle lui semblait ne plus exister dans le monde où il était lui-même, ne pas avoir de réalité sur la terre; il n'osait plus croire à la possibilité de la reprendre jamais, et, quant à l'amour de la science, première, unique cause de son chagrin, il n'était pas bien sûr de le ressentir encore.

Mais, sur ce point-là, il se trompait. La curiosité poignante, dont les paroles du derviche l'avaient fait devenir l'esclave, le tenait, en réalité, plus serré qu'il ne croyait. Il ne sentait pas bien pourquoi, dans son isolement, dans son abandon, l'amour, irrité et souffrant, ne lui ménageait pas les peines, et, cependant, il aurait dû comprendre que cet amour si fort pour le torturer, n'était cependant pas absolument victorieux; car, après tout, malgré tout, Kassem, transpercé par cet aiguillon, ne rebroussait pas chemin; il marchait, mais non pas vers Amynèh; il marchait pour retrouver le derviche, et il semblait avoir au cou une chaîne qui le tirait. Cette chaîne, c'était son Kismèt, sa Part. Il s'était traîné, malgré lui, malgré ses sentiments, ses désirs, son cœur, sa passion, tout; il marchait cependant et ne pouvait s'en défendre.

Ce qui était plus étrange, c'est qu'au fond il était loin de savoir ce qu'il allait chercher, et encore moins ce qu'il prétendait obtenir. L'Indien lui avait seulement prouvé toute sa puissance et assuré qu'il avait besoin de lui. La tête excitée, son imagination subitement embrasée, faisaient, disaient le reste. Il voulait voir, il voulait servir; il entrevoyait vaguement des hauteurs et des profondeurs où planait le vertige; il voulait irrésistiblement se jeter dans les bras, au cou de ce vertige, génie gigantesque dont les regards fixés sur ceux de son âme le fascinaient, et une fois dans ce giron terrible, il ne savait pas ce qui allait lui arriver; mais il ne cherchait pas même à le pressentir. C'était, en vérité, le vertige auquel il en voulait.

Je ne sais pas si l'amour passionné peut jamais accepter qu'une autre passion soit pour lui une digne rivale; mais, s'il en est une à laquelle il soit disposé à accorder, ou du moins à laisser prendre ce titre sans s'indigner par trop, il semble que ce doit être celle-là même qui étreignait Kassem dans ses bras convulsifs. Exaltation pour exaltation, frénésie pour frénésie, celle de l'une vaut celle de l'autre; il y a, de part et d'autre, autant d'abnégation, autant de discernement, peut-être autant d'aveuglement; et si l'amour peut se vanter d'emporter au-dessus des vulgarités de la terre l'âme qu'il transporte dans les plaines azurées du désir, sa rivale, celle-là précisément qui tenait l'âme de Kassem en même temps que l'amour, a le droit de répondre d'une manière assurée qu'elle n'exerce pas un pouvoir dirigé vers des buts moins sublimes. Ainsi le malheureux amant parcourait les campagnes caillouteuses, brûlées d'un soleil inexorable, vides de tout qui ressemblait à de la végétation, ayant toujours devant ses yeux distraits des horizons dont les cercles étaient immenses et s'allongeaient sans cesse; il s'avançait, et il souffrait, et il pleurait, et il se sentait mourir, et pourtant il marchait.

Il avait beau faire du chemin, il ne parvenait pas à atteindre son maître. Depuis quinze jours déjà, il avait perdu ses traces; il avait interrogé, il interrogeait les gens; des villages, les voyageurs; personne n'avait vu l'Indien. On ne le connaissait pas. Sans doute Kassem avait pris, à un certain moment, une autre direction, ce qui n'est pas malaisé dans ces contrées où il n'existe, à proprement parler, aucune route. Mais, Kassem ne put pas s'empêcher de reconnaître, dans cette circonstance, la puissance de son Kismèt.

– Si j'avais rencontré mon maître, se disait-il avec amertume, dans les premiers jours où la douleur m'a assailli, je n'aurais sans doute pas eu la force de la lui cacher. Il m'aurait rudement repris, et je n'aurais rien gagné à cette confidence imprudente que des reproches constants, et peut-être … quoi! peut-être?.. Bien certainement une défiance qui, sans me rendre Amynèh, m'aurait sans doute tenu bien loin, pendant des années, du sanctuaire de la science dont j'aurais été déclaré indigne. Maintenant, je ne suis plus maître de moi, parce que, beaucoup plus malheureux et ayant touché le fond de mon infortune, j'y suis comme prosterné et je ne songe pas même à m'en tirer jamais! Non! je ne dirai pas un mot à l'Indien! Je ne lui montrerai pas mon secret. Il ne pourrait le comprendre! C'est une âme dure et fermée à tout ce qui n'est pas la sublimité qu'il recherche. Il est déjà Dieu; moi, hélas! hélas! que suis-je? Oh! hélas! que suis-je?

Kassem traversa bien des pays, des lieux déserts, des lieux habités; il fut ici humainement reçu, ailleurs mal; il entra dans des villes; il parcourut les rues de Hérât, et, ensuite, celles de la grande Kaboul. Mais il était à tout d'une indifférence profonde. En réalité, on ne pouvait pas dire qu'il vécût. La double exaltation qui entraînait et déchirait son être ne le laissait pas un moment tomber au niveau des intérêts communs. Il voyageait, mais il rêvait et ne voyait que ses rêves. C'était merveille qu'il touchât la terre du pied, car il n'était pas du tout sur la terre. Quand il eut atteint Kaboul, sans s'arrêter nullement, comme je viens de le dire, à visiter les singularités de cette ville fameuse qui a, comme on le sait, des maisons construites en pierres, et à plusieurs étages, il s'empressa d'en partir, et, après quelques journées, il arriva aux cavernes de Bamyân, où il était certain de trouver le derviche. En effet, en entrant dans une des grottes, après en avoir visité deux ou trois, il aperçut son maître assis sur une pierre, et traçant avec le bout de son bâton des lignes, dont les combinaisons savantes annonçaient un travail divinatoire.

 

Sans tourner la tête, l'Indien s'écria de la voix mélodieuse qui était si remarquable chez lui:

– Loué soit le Dieu très haut! Il a donné à ses serviteurs les moyens de n'être jamais surpris! Approche, mon fils! C'est précisément à ce moment du jour que tu devais arriver! Tu arrives, te voilà! Je loue ton zèle, dont la pureté immense m'est garantie; je loue l'élévation de tes sentiments et de ton cœur; mes calculs me les démontrent, et je n'en puis douter. De toi, je ne saurais attendre que tout bien, toute vertu, tout secours, et, cependant, je ne sais comme d'inexplicables obstacles s'élèvent devant nos travaux!

Kassem s'avança modestement et baisa la main du sage. Mais celui-ci, concentré dans ses réflexions, ne leva pas même les yeux sur lui et resta contemplant avec fixité les combinaisons de lignes qu'il avait tracées sur le sable et qu'en réfléchissant il modifiait. Le jeune homme le regardait avec une sorte de bonheur mélancolique. Il ne se sentait plus seul. Il était près d'un être qui, à sa façon, l'aimait, qui faisait cas de lui, pour lequel il était quelque chose et qui comptait sur lui. Il eût bien volontiers embrassé le derviche; il eût voulu se jeter à son cou, le presser contre son cœur dolent. Mais il n'y avait pas d'apparence que rien de semblable fût possible; Kassem écarta ces idées presque en souriant de lui-même; il se contenta de regarder silencieusement son maître avec une tendre affection, sans chercher à l'interrompre dans les méditations que celui-ci poursuivait et dont, sans les comprendre, il admirait la profondeur. Enfin, pourtant, l'Indien releva la tête et contempla fixement son compagnon.

– L'heure est venue, dit-il; nous sommes à l'endroit fixé; nous allons commencer notre travail. Espérons tout, quoi qu'il en soit!

– Que cherchez-vous? lui dit Kassem; qu'attendez-vous? Que voulez-vous?

– Je ne sais pas, répondit l'Indien; ce que je veux, c'est ce que je ne connais pas. Ce que je connais est immense. Il me faut le par-delà. Il me faut le dernier mot. Quand je l'aurai, tu le partageras, et, sans avoir passé par les routes innombrables que j'ai parcourues, tu auras tout, sans peine, sans mes angoisses, sans mes chagrins, sans mes doutes, sans mes désespoirs. Comprends-tu? Es-tu heureux?

Kassem tressaillit.

– Sans désespoirs? se dit-il en lui-même, est-ce bien vrai? N'aurai-je pas payé autant que lui?

Cependant, il se sentit entraîné par les paroles de son maître. Son cœur se ranima et bondit. Il espéra de son côté. Il touchait à un des buts de sa vie. Un instant, il oublia l'autre.

– Allons! s'écria-t-il avec énergie, marchons! Je vous suis! Je suis prêt!

– Tu n'as pas peur? murmura le derviche.

– De rien au monde! répartit Kassem. En vérité, la vie était de toutes les choses celle à laquelle il tenait le moins.

Le derviche se leva et marcha dans la grotte. Kassem le suivait. Ils s'enfoncèrent dans les profondeurs de la terre. Bientôt la clarté du jour les abandonna. Ils s'avancèrent dans le crépuscule, puis bientôt dans les ténèbres. Ils ne prononçaient un mot ni l'un ni l'autre. Au bout de quelque temps, Kassem sentit, sous ses mains portées en avant, la roche vive, et il s'aperçut que le derviche la tâtait de ses doigts. Autour d'eux, s'accumulaient des blocs de pierre jetés là par des éboulements souterrains et qu'ils avaient escaladés. Le derviche soupirait profondément, prenait haleine et recommençait à soupirer. Kassem se rendit compte que son maître cherchait à déranger les roches. Tout à coup, il se sentit pris fortement par le poignet, et le derviche, le traînant violemment en arrière, le ramena dans un endroit où passait une bande de jour.

– Il y a quelque chose en toi, s'écria-t-il, qui nous empêche de réussir! Je le vois maintenant, je le sais, j'en suis sûr! Tu es honnête, tu es dévoué, tu es bon et fidèle! Mais il y a quelque chose! Je ne sais quoi! Tu n'es pas tout entier à l'œuvre sainte! Parle! avoue!

–C'est vrai, répondit Kassem en tremblant, c'est vrai; pardonnez-moi. Je ne suis pas tel que je devrais.

–Qu'y a-t-il? s'écria le derviche en serrant les dents; ne me cache rien mon fils, il faut que je sache tout pour y porter remède. N'aie pas peur, parle!

Kassem hésita un moment. Il était devenu tout pâle. Il comprenait qu'il ne fallait pas hésiter. Il n'était pas là en présence du monde, mais en présence d'un redoutable infini.

– J'aime, dit-il.

– Quoi?

– Amynèh!

– Ah! malheureux!

L'Indien se tordit les marcs et resta comme absorbé dans une douleur qui ne trouvait pas de paroles. Enfin, il fit un effort,

– Tu ne saurais me servir à grand'chose, dit-il. Ton bon vouloir est paralysé. Il faut ici une âme libre; la tienne ne l'est pas. Cependant, tu es bien pur de tout mal; tu étais celui qu'il me fallait… Tu peux encore quelque chose… Moi, je ne reculerai pas… J'aurai tout … j'aurai ce que je veux!.. Mais à quel prix!.. Pour toi, tu n'auras rien! Rien! Entends-tu?.. Ce n'est pas ma faute! ce n'est pas la tienne! Ah! une femme!.. une femme!.. Maudites soient les femmes! C'est la ruine! C'est le fléau irrésistible! c'est la perte!.. Marchons, pourtant, retournons! dans un quart d'heure, il serait trop tard!

Comme il achevait ces derniers mots, une voix s'écria à l'entrée de la caverne:

– Viens, Kassem, viens!

Kassem frissonna de tous ses membres. Il lui sembla reconnaître cette voix. Mais l'Indien le saisit avec force, et l'entraînant moitié contraint, lui cria:

– N'écoute pas, ou tout est perdu!

La voix se fit entendre de nouveau.

– Viens, Kassem, viens!

Kassem devint comme fou. Il reconnaissait tout à fait la voix; mais son vieux maître l'entraînait toujours et lui criait:

– Ne te retourne pas! n'écoute pas! Suis-moi! Je sais que je vais mourir! Mais, au moins, au moins, qu'en mourant, je trouve!

Kassem se laissait emporter. Il allait, il était traîné, mais il ne résistait pas. Son affection pour son maître, une curiosité fébrile, furieuse, le dominait. Il savait qui l'appelait: il n'avait plus d'autre volonté que de courir au devant du terrible mystère. Tout à coup, il se trouva contre la roche, à l'endroit même où quelques instants auparavant ses mains avaient touché.

– Mets-toi là, dit l'Indien en le poussant dans le fond d'une sorte d'anfractuosité; là! là! Bien!.. Tu risques moins, et maintenant, je le sais, je le sens, je vais tout savoir!

Kassem l'entendit de nouveau gémir, pousser, tirer, frapper; et, en même temps, ses cheveux se dressèrent d'horreur, car le derviche prononçait, dans une langue absolument inconnue, des formules gutturales dont la puissance était certainement irrésistible. Soudain un fracas épouvantable se fit entendre dans la grotte; Kassem sentit les pierres s'agiter, la terre vaciller sous ses pieds, les rochers glissèrent sous ses mains, la lumière entra de toutes parts; un éboulement épouvantable venait d'ouvrir la voûte; il regarda, il ne vit plus le derviche, et, à la place où ce sage et tout-puissant magicien avait dû être un instant auparavant, s'élevait un amoncellement de débris énormes que toutes les forces humaines eussent été impuissantes à soulever de leur place; mais, à l'entrée de la caverne, désormais inondée de la lumière du jour, Kassem vit Amynèh pâle, pantelante et qui lui tendait les bras. Il courut à elle, il l'embrassa, il la contempla; c'était bien elle. Elle n'avait pas eu le courage de l'attendre. Elle avait marché après lui, elle l'avait suivi; elle le retrouvait, elle le garda.

III
HISTOIRE DE GAMBÈR-ALY

PERSE

Il y avait, à Shyraz, un peintre appelé Mirza-Hassan, et on ajoutait Khan, non pas qu'il fût, le moins du monde, décoré d'un titre de noblesse; seulement sa famille avait jugé à propos de lui conférer le khanat dès sa naissance; c'est une précaution souvent usitée, car il est agréable de passer pour un homme distingué; et si, par hasard, le roi oubliait à perpétuité de vous accorder une qualification à tout le moins élégante, où est le mal de la prendre? Mirza-Hassan s'appelait donc Mirza-Hassan-Khan, gros comme le bras, et quand on lui parlait, on l'apostrophait toujours ainsi: «Comment vous portez-vous, Khan?» Ce qu'il recevait sans sourciller.

Malheureusement sa situation de fortune n'était pas propre à soutenir son rang. Il habitait une maison modeste, pour ne pas dire misérable, dans une des ruelles avoisinant le Bazar de l'Emir, encore debout en ce temps-là, n'ayant pas été secoué par les tremblements de terre. Cette demeure, où l'on entrait par une porte basse, percée dans un mur sans fenêtres ni lucarnes, consistait en une cour carrée de huit mètres de côté, avec un bassin d'eau au centre et un pauvre diable de palmier dans un coin. Le palmier ressemblait à un plumeau en détresse et l'eau du bassin croupissait. Deux chambres en ruines n'avaient plus de toitures; une troisième restait à moitié couverte; la quatrième tenait bon. Le peintre y avait établi son Enderoun, c'est-à-dire l'appartement de sa femme, Bibi-Djânèm (Mme Mon Cœur), et il recevait ses amis dans l'autre pièce, où l'on jouissait de l'avantage d'être moitié à l'ombre et moitié au soleil puisqu'il ne restait qu'un fragment de plafond. Du reste, Mirza-Hassan-Khan vivait en parfaite intelligence avec Bibi-Djânèm, toutes les fois que celle-ci n'était pas contrariée. Mais si, par hasard, elle avait à se plaindre d'une voisine, si on lui avait tenu au bain, où elle passait six à huit heures le mercredi, quelque propos douteux quant aux mœurs ou aux allures de son époux, alors, il faut l'avouer, les coups pleuvaient sur les oreilles du coupable. Aucune dame de Shyraz, ni même de toute la province de Fars, ne pouvait prétendre à manier cette arme dangereuse, la pantoufle, aussi adroitement que Bibi-Djânèm, passée maîtresse en ce genre d'escrime. Elle vous saisissait l'instrument terrible par la pointe, et, avec une adresse merveilleuse, assénait, de-ci de-là, le talon ferré sur la tête, sur la figure, sur les mains de son malheureux conjoint! Rien que d'y penser donne le frisson; mais encore une fois, c'était un ménage heureux; de pareilles catastrophes ne se renouvelaient guère plus souvent que deux fois par semaine, et, le reste du temps, on fumait ensemble le kalyan, on prenait du thé bien sucré dans de la porcelaine anglaise, et on chantait les chansons du Bazar en s'accompagnant avec le kémantjeh.

Mirza-Hassan-Khan se plaignait, non sans raison, de la dureté des temps qui, le plus souvent, l'obligeait à tenir engagée la majeure partie de ses effets 'et quelquefois ceux de sa femme. Mais, à moins de se résigner à cet ennui, il n'aurait jamais fallu songer à se régaler de confitures, de pâtisseries, de vin de Shyraz et de raki, ce qui n'était pas probable. On se résignait donc. On empruntait à ses amis, aux marchands, aux Juifs, et comme c'était une opération toujours difficile, attendu que le Khan jouissait d'un faible crédit, on livrait des habits, des tapis, des coffres, ce qu'on avait. Lorsque le bonheur venait à sourire et laissait tomber quelque pièce de monnaie dans les mains du ménage, on appliquait un système financier très sage: on s'amusait avec un tiers de l'argent; avec l'autre, on spéculait; avec le troisième, on dégageait quelque objet regretté ou bien on amortissait la dette publique. Cette dernière combinaison était rare.

Il ne faut pas chercher loin les causes d'une situation si triste: des gens moroses et inquiets prétendaient les trouver dans le désordre et l'imprévoyance chronique des époux. Pure calomnie! L'unique raison, c'était l'indifférence coupable des contemporains pour les gens de naissance et de talent. L'art était dans le marasme, il faut tout dire, et ce marasme tombait droit sur Mirza-Hassan-Khan et sa femme Bibi-Djânèm. Les kalemdans ou encriers peints se vendaient mal; les coffrets étaient peu demandés; des concurrents déloyaux et sans le moindre mérite fabriquaient des dessous de miroirs dont ils auraient dû rougir, et n'avaient pas plus de honte de les abandonner à vil prix; enfin les reliures de livres passaient de mode. Le peintre, quand il arrêtait sa pensée sur ce déplorable sujet, débordait en paroles amères. Il se considérait comme la dernière et la plus pure gloire de l'école de Shyraz, dont les principes hardiment coloristes lui semblaient supérieurs aux élégantes manières des artistes Ispahanys, et il ne se lassait pas de le proclamer. Personne, à son gré, ne l'égalait … comment! ne l'égalait, ne l'approchait dans la représentation vivante des oiseaux; on eût pu cueillir ses iris et ses roses, manger ses noisettes, et quand il se mêlait de représenter des figures, il se surpassait lui-même! Sans aucun doute, si ce fameux Européen qui a composé autrefois une image d'Hezrêt-è-Mériêm (Son Altesse la Vierge Marie), tenant sur ses genoux le prophète Issa dans sa petite enfance (la bénédiction de Dieu soit sur lui et le salut!), avait pu contempler la manière dont il le copiait, comme il rendait le nez d'Hezrêt-è-Mériêm et la jambe du bambin, et, surtout, surtout le dossier de la chaise, ce fameux Européen, dis-je, se serait jeté aux pieds de Mirza-Hassan-Khan et lui aurait dit: «Quel chien suis-je donc pour baiser la poussière de tes souliers?»

 

Cette opinion, sans doute juste, que Mirza-Hassan-Khan avait de sa valeur personnelle ne lui appartenait pas exclusivement, circonstance bien flatteuse et qu'il aimait à relever. Si les gens grossiers, les marchands, les artisans, les chalands de rencontre lui payaient mal ses ouvrages et l'insultaient en en discutant le prix, il était dédommagé par les suffrages des hommes éclairés et dignes de respect. Son Altesse Royale le prince gouverneur l'honorait de temps en temps d'une commande; le chef de la religion, lui-même, l'Imam-Djumè de Shyraz, ce vénérable pontife, ce saint, ce majestueux, cet auguste personnage, et le Vizir du prince et encore le chef des Coureurs, ne consentaient pas à recevoir dans leurs nobles poches un encrier qui ne fût pas de sa fabrique. Se pourrait-il concevoir rien de plus propre à donner une idée exacte de l'habileté, du génie même déployé par ce peintre hors ligne qui avait le bonheur de s'appeler Mirza-Hassan-Khan! C'était pourtant dommage; tant d'illustres protecteurs de l'art croyaient faire assez pour leur grand homme en acceptant ses œuvres, et oubliaient toujours de le payer, et il était assez simple pour ne pas le leur rappeler. Il se contentait d'en gémir et de parer de son mieux les coups de pantoufle arrivant à chaque déconvenue de ce genre, car Bibi-Djânèm ne manquait pas d'attribuer tout ce qui, au monde, se produisait de fâcheux, à la bêtise, à l'ineptie ou à la légèreté de son cher époux.

Ce couple avait un fils, déjà assez grand, et qui promettait de devenir un fort joli garçon. Sa mère en raffolait; elle l'avait appelé Gambèr-Aly. Mirza-Hassan-Khan avait proposé de le doter de son titre, devenu héréditaire, mais Bibi-Djânèm s'y était opposée avec force, et parlant avec son mari comme elle en avait l'habitude:

– Nigaud! lui avait-elle dit, laisse-moi en repos et ne me fatigue pas les oreilles de tes sottises! N'es-tu pas le fils, le propre fils de Djafèr, le marmiton, et existe-t-il quelqu'un qui l'ignore? D'ailleurs à quoi t'a-t-il servi de t'intituler comme tu fais? On se moque de toi et tu n'en gagnes pas plus d'argent! Non! mon fils n'a pas besoin de ces absurdités! Il a de meilleurs moyens de faire fortune. Quand j'étais grosse de lui, j'ai accompli à son intention un pèlerinage à l'Imam-Zadèh-Kassèm, et cette dévotion ne manque jamais son effet; quand il est né, je m'étais pourvue à l'avance d'un astrologue … moi, entends-tu, et non pas toi, mauvais père! car tu ne songes jamais à rien d'utile! je m'étais précautionnée, dis-je, d'un astrologue excellent: je lui ai donné deux sahabgrans (trois francs). Il m'a bien promis que Gambèr-Aly, s'il plaît à Dieu, deviendrait premier ministre! Il le deviendra, j'en suis certaine, car aussitôt j'ai cousu à son cou un petit sac contenant des grains bleus pour lui porter bonheur, et des grains rouges pour lui donner du courage; je lui ai mis aux deux bras des boîtes à talismans où sont renfermés des versets du livre de Dieu qui le préserveront de tous malheurs. Inshallah! inshallah! inshallah!

– Inshallah! avait répondu Mirza-Hassan d'une voix profonde et avec docilité.

Et voilà comme Gambèr-Aly fut lancé dans l'existence par les soins d'une mère prudente. Pourvu, comme il l'était, de toutes les sauvegardes nécessaires, la raison voulait qu'on lui accordât une honnête liberté. Il put donc, à son gré, jusqu'à l'âge de sept ans, se promener tout nu, dans son quartier, avec ses jeunes compagnons et ses jeunes compagnes. Il devint de bonne heure la terreur des épiciers et des marchands de comestibles, dont il savait à merveille détourner les dattes, les concombres et quelquefois même les brochettes de viande rôtie. Quand on l'attrapait, on l'injuriait, ce qui lui était parfaitement égal, et quelquefois on le battait, mais pas souvent, parce qu'on craignait sa mère. Elle était, en ces occasions, comme une lionne et plus terrible encore. A peine le petit Gambèr-Aly se réfugiait-il auprès d'elle, noyé dans ses larmes, en se frottant d'une main les parties offensées par l'irascible marchand et s'essuyant de l'autre les yeux et le nez, à peine la matrone avait-elle réussi à saisir, a travers les sanglots et les cris, le nom du coupable, qu'elle ne perdait pas une minute; elle ajustait son voile et se précipitait hors de sa porte, comme une trombe, secouant les bras en l'air et poussant ce cri:

– Musulmanes! on égorge nos enfants!

A cet appel, cinq à six commères qui, mues par un esprit belliqueux, étaient accoutumées à lui servir d'auxiliaires dans les expéditions de cette sorte, accouraient du fond de leurs demeures et la suivaient en hurlant et en gesticulant comme elle; en route, on se recrutait, on arrivait en force devant la boutique du coupable. Le scélérat voulait s'expliquer, on ne l'écoutait pas, on faisait main basse sur tout. Les désœuvrés du bazar s'empressaient de se mêler à l'action; les gens de la police se jetaient dans la bagarre et cherchaient vainement à rétablir l'ordre à coups de pieds et de gaules. Ce qui pouvait arriver de plus heureux au marchand, c'était de ne pas être mis en prison; car, une amende, il finissait toujours par la payer, s'étant permis de troubler la paix publique.

Insensiblement, Gambèr-Aly arriva à ce jour solennel où sa mère, interrompant ses ébats, lui passa un shalwàr ou pantalon, lui mit un koulidjêh ou tunique, une ceinture et un bonnet, et l'envoya à l'école. Il faut bien que tout le monde passe par là; Gambèr-Aly le savait et se résigna. D'abord, il fréquenta l'établissement d'instruction de Moulla-Salèh, dont la boutique était située entre celle d'un boucher et celle d'un tailleur. Une quinzaine d'élèves, filles et garçons, se tenaient là, pressés avec le maître comme des oranges dans un panier, car l'espace était à peine de quelques pieds. On apprenait à lire et à réciter des prières, et, du matin au soir, les environs étaient ahuris par la psalmodie de la bande étudiante. Gambèr-Aly ne resta pas longtemps chez Moulla-Salèh, parce que cet illustre professeur ayant été conducteur de mulets de caravane, avant de se consacrer à l'enseignement public, avait la mauvaise habitude de taper très fort sur ses élèves, quand ils se laissaient aller à des espiègleries à l'égard des passants, au lieu de donner toute leur attention à ses doctes avis. Gambèr-Aly se plaignit à sa mère, qui fit une irruption chez le professeur, lui jeta à la tête les trois sous qu'elle lui devait pour le mois échu et lui déclara net qu'il ne verrait plus son fils.