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– Quel besoin as-tu de lui?

– J'ai besoin de lui, il a besoin de moi. Aussi bien je ferai mieux de te dire tout.

– Tu feras mieux, sans doute, dis-moi tout. Ah! mon Dieu! mon Dieu! je deviens folle! Parle, mon amour, mon enfant, ma vie! Parle!

Kassem, ému de douleur, de tendresse et de pitié, prit la main d'Amynèh, la serra et la garda dans la sienne pendant qu'il raconta ce qui suit:

– Le derviche peut tout, tout au monde! Il me l'a prouvé cette nuit! Il peut tout, hormis une seule chose, et, sans un compagnon, il ne la réalisera jamais. Depuis plusieurs années, il a cherché ce compagnon. Il a parcouru la Perse, l'Arabistan, la Turquie pour le trouver; il a été le chercher en Égypte et s'est rendu même au delà, dans le pays du Magreb, traversant les terres occupées par ces Férynghys, qu'on appelle les Fransès. Il n'a partout vu que des gens d'un esprit borné ou d'un cœur irrésolu. La plupart l'écoutaient avec complaisance, tant qu'il leur parlait des moyens de faire de l'or; mais quand il voulait élever leurs esprits, plus de ressort! Les zélés devenaient froids. Le derviche ne se décourageait pas. Il était certain que l'homme nécessaire à ses vues existait dans le monde; les opérations du Raml, les points jetés et combinés sur la table de sable le lui avaient fait connaître par des calculs infaillibles. Seulement, il ignorait le lieu où cet ami de son cœur se trouvait. Il allait le chercher dans le Turkestan, quand, hier, il a traversé la ville. Il m'a parlé, il m'a ouvert son cœur tout entier. Le mien s'est éclairé. C'est de moi qu'il s'agit. Je suis l'élu! Moi seul, je peux résoudre le mystère. Me voilà! Je suis prêt! Il faut que je parte! Je pars! Mort ou vivant, j'aiderai le derviche à arracher le dernier secret!

Kassem avait parlé avec un tel enthousiasme, ses dernières paroles étaient empreintes d'une conviction, d'une résolution si inébranlables, qu'Amynèh baissa la tête. Mais il s'agissait de l'anéantissement de son bonheur; elle ne resta pas longtemps vaincue, et, à son tour, elle reprit d'une voix ferme:

– Mais moi?

– Toi! toi! que veux-tu que je te dise? Je t'aime plus que tout au monde; mais ce qu'il faut que je fasse, je ne saurais l'empêcher. Une force, plus terrible que tu ne saurais le concevoir, m'entraîne malgré l'amour que j'ai pour toi. Il faut que j'obéisse… J'obéis! Tu te retireras chez tes parents… Si je reviens … alors … mais, reviendrai-je? Que vais-je devenir? Qui peut le savoir? Dois-je rien désirer autre que ma tâche? Enfin, si je reviens…

– Si tu reviens, seras-tu à moi?

– Tout entier! répondit Kassem avec un attendrissement et une chaleur qui prouvaient bien que l'amour n'avait pas été éteint par la nouvelle passion; oui, tout entier! Pour toujours! Je ne songerai qu'à toi! Je ne voudrai que toi! Cependant … écoute! Cela est si peu probable que je revienne!.. Tout est ténèbres dans ce que je fais… Peut-être, aurais-tu plus raison… Si tu veux m'en croire, je demanderai le divorce, tu prendras un autre mari… Tu auras des enfants…

Là, Kassem se mit à pleurer avec une amertume extrême. Amynèh, au milieu de sa douleur, ressentit quelques tressaillements de joie et même déjà de l'espérance, et elle répondit:

– Non, je ne consens pas au divorce; je t'attendrai, un an, deux ans, trois ans, dix ans … jusqu'à la mort! Jusqu'à ma mort, entends-tu? Et elle arrivera bien plus tôt, si tu meurs toi-même. Je ne veux pas non plus me retirer chez mes parents. Je les connais. Ils croiraient que je suis malheureuse, non de ton absence mais d'être seule; ils voudraient me remarier. J'irai demeurer avec ta sœur, et c'est là qu'il faut venir me rejoindre le plus tôt que tu pourras.

Kassem essuya ses yeux, et, ayant embrassé Amynèh, laissa reposer sa tête pendant assez longtemps sur le cœur fidèle dont il allait se séparer. Le silence n'était interrompu que par des sanglots et de longs soupirs. Enfin Amynèh demanda à voix basse:

– Quand veux-tu partir?

– Ce soir, répondit Kassem.

– Non! Accorde-moi cette nuit encore, tu partiras demain. Pour moi, je vais aller chez ta sœur la prévenir; demain, tu m'aideras à faire tout transporter chez elle; quand tu m'y verras installée, alors … alors tu me quitteras… Mais, je prétends que tu me croies là, afin que, quand tu seras loin, tu puisses regarder dans ta pensée, moi, mes vêtements, ma chambre … et tout ce qui m'entoure!

Et elle recommença à pleurer, mais plus doucement; puis, sentant qu'elle n'avait pas trop de temps à perdre, elle se leva enfin d'auprès de son mari, passa de grands pantalons à pied que les femmes mettent pour sortir, s'enveloppa dans le grand hyâder ou manteau de coton bleu qui enveloppe la tête et toute la personne, attacha, au moyen de deux agrafes d'or incrustées de grenats et en forme de colombes, le roubend ou voile de percale épaisse percé à la place des yeux d'un treillis étroit, et ainsi prête, elle serra encore une fois la main de Kassem plongé dans une sorte de prostration, et sortit.

Quand elle fut dans la rue, elle avait le cœur si gros et se sentait si malheureuse, si abandonnée, qu'il s'en fallut peu qu'elle ne se mît à pousser de grands cris pour implorer la pitié des passants; elle l'eût fait sans doute et chacun l'eût plainte, mais elle changea d'idée en passant devant la mosquée.

Elle y entra et dit ses prières. Elle en récita avec une volubilité passionnée un bon nombre de rikaats et égrena plus de dix fois son chapelet, en répétant avec ferveur les quatre-vingt-dix noms du Dieu miséricordieux. Par bonheur, d'autres femmes se trouvaient aussi dans le sanctuaire, une entre autres. Celle-ci racontait que son enfant unique âgé de trois ans, était à toute extrémité; ces affligées ensemble, et Amynèh avec elles, se soutenaient réciproquement en priant de tout leur cœur.

Après une bonne heure ainsi employée, la jeune femme partit; à la porte, trouvant de pauvres malades rassemblés autour de la fontaine, elle leur distribua de nombreuses aumônes et s'éloigna couverte de bénédictions.

Toutes ces formules: Que le salut soit avec vous! Que Dieu vous donne un bonheur parfait! Puissiez-vous être comblée de tous les biens, vous et les vôtres! et d'autres semblables ne laissaient pas de résonner mélodieusement aux oreilles de la pauvre souffrante, et elle se disait que peut-être Dieu aurait pitié d'elle. Elle rencontra des cavaliers; ils passaient entourant un personnage grave monté sur un beau cheval. Elle s'approcha humblement et demanda l'aumône. On voyait bien, à son manteau de la plus fine toile, à son roubend d'une blancheur éclatante et à ses petites pantoufles neuves de chagrin vert, que ce n'était nullement par besoin qu'elle tendait ainsi la main, et les guerriers et le vieux seigneur, considérant que c'était pour s'humilier devant Dieu et obtenir quelque grâce, ne manquèrent pas de déposer une petite pièce de monnaie dans la main qui leur était tendue enveloppée, par modestie, d'un coin du manteau, et accompagnèrent chacun leur offrande d'un signe de tête bienveillant et d'une formule de propitiation. Amynèh, ayant ainsi fait ce qui était en son pouvoir pour se concilier la bonté et l'indulgence divine, se dirigea vers la maison de sa belle-sœur et y arriva bientôt.

Cette belle-sœur n'était pas un caractère ordinaire. Elle mérite la peine d'un portrait. On l'appelait de son nom Zemroud-Khanoum, madame Émeraude. Elle avait dix ans au moins de plus que Kassem et lui avait servi de mère. Aussi, éprouvait-il pour elle une profonde considération, un respect très grand, et le tout mélangé de quelque crainte, sentiment, je dis le dernier, qui était partagé, à un degré éminent, par Aziz-Khan, mari de la dame. A la vérité, Zemroud-Khanoum ne faiblissait pas sur les points où elle avait fixé ses convictions. Épousée comme seconde femme par le général son époux, elle avait mis six mois à faire renvoyer la première; mais elle avait réussi. Depuis lors, bien qu'Aziz-Khan eût plusieurs fois essayé de lui faire comprendre cette vérité palpable, qu'un homme de son rang et de sa fortune se faisait tort en n'ayant qu'une seule personne sacrée dans l'enceinte de son enderoun, c'est-à-dire en ne possédant qu'une seule et unique femme, absolument comme un petit bourgeois, elle n'avait voulu entendre à aucune innovation de ce genre, et la verve avec laquelle elle distribuait des soufflets, et même parfois des coups de tuyau de kalioun aux servantes et aux domestiques, avait donné à réfléchir à Aziz-Khan. Il évitait de compromettre sa barbe et sa dignité dans des discussions dont la fin ne lui était pas connue d'avance. Aussi, lorsqu'il avait de l'humeur, se gardait-il de le montrer chez lui; dans ce cas, il allait se promener au bazar.

Ainsi, maîtresse absolue de son terrain, vénérée et crainte, entourée d'un troupeau de huit enfants, dont l'aîné, un garçon, avait une quinzaine d'années à peu près, et, faisant marcher tout cela dans un ordre, un silence et une componction louables, Zemroud-Khanoum était une excellente femme. Elle était prompte à se fâcher, prompte à s'attendrir. Sa voix devenait, dans la colère, de beaucoup la plus aiguë du quartier; mais il lui arrivait aussi d'en être la plus douce, quand elle se prenait à consoler quelqu'un. Elle était généreuse comme un Sultan, charitable comme un Prophète, et par-dessus le marché, ayant été extraordinairement jolie, il lui en restait encore quelque chose à quarante ans sonnés; elle avait beaucoup d'esprit, faisait les vers d'une manière charmante, et jouait du tàr avec une telle perfection, que son mari Aziz-Khan, lorsqu'elle daignait jouer pour lui, commençait à dodeliner de la tête pendant un quart d'heure, puis se mettait à murmurer: «Excellent! excellent! excellent!» en extase, et finissait par pleurer et se cogner la tête contre la muraille.

Quand Amynèh entra dans le salon de sa belle-sœur, elle y trouva des visites, comme le lui avait indiqué d'ailleurs la présence de deux paires de pantoufles, toutes pareilles aux siennes qui se trouvaient devant la porte. Les deux dames, assises à ce moment sur les coussins, n'étaient rien moins que Bulbul-Khanoum, madame le Rossignol, et Loulou-Khanoum, madame la Perle, l'une troisième femme du gouverneur, et l'autre seule et unique épouse du chef du clergé, le jeune et aimable Moulla-Sâdek, l'amateur le plus éclairé de pâtisseries qui se trouvât dans tout Damghân. Ces dames étaient jolies l'une et l'autre, fort élégantes et très sérieuses. Comme Zemroud-Khanoum, de son côté, n'était portée à la mélancolie que lorsqu'on l'y obligeait en la contrariant, la conversation allait bon train; on parlait modes nouvelles, ajustements, santé des enfants, singularités des époux, emportements même de ces messieurs; ce qui tient toujours une grande part dans les confidences féminines, comme étant le moyen le plus sur de faire apprécier ses mérites si recherchés, et, enfin, les médisances, les médisances, les médisances! ce sel, ce poivre, ce piment, ce nec plus ultra des délices sociaux; bref, tout ce qui peut se dire et même, et surtout, ce qui pourrait se taire, tout allait bon train, et c'étaient des éclats de rire qui ne finissaient que pour recommencer.

 

Trois servantes, dont deux béloutches et une négresse, vêtues de soie et de cachemire, présentaient à ce moment des kaliouns d'or émaillés et garnis de pierreries, et ces dames fumaient à cœur joie, quand la triste Amynèh entra. D'ordinaire, elle n'était pas une associée indigne de pareilles conférences; au contraire, elle y apportait une gaieté et un rire si frais, si joli, qu'on en avait fait des chansons qui se répétaient partout: Le Rire d'Amynèh. Hélas, il ne s'agissait guère du rire d'Amynèh, aujourd'hui! La pauvre petite laissa tomber son manteau et son voile, baisa la main de sa belle-sœur, qui l'embrassa tendrement sur les yeux, et s'assit, après avoir salué, comme deux amies, les dames présentes.

– Mon Dieu! ma fille, s'écria Zemroud-Khanoum, qu'as-tu donc? Les yeux rouges? As-tu pleuré par hasard? Serait-ce la faute de Kassem? En ce cas, envoie-le-moi; je le remettrai dans le droit chemin! Ah! ces hommes! ces hommes! C'est ce que nous étions justement en train de dire! Mais console-toi, console-toi! Il ne faut pas abîmer tes beaux yeux!

– Abîmer ses yeux pour un mari! dit Loulou, la femme élégante du dignitaire ecclésiastique, quelle folie! A propos, chère Amynèh, mon âme, mes yeux, peut-être pourrez-vous me raconter dans le détail ce qui est arrivé, hier, à Gulnar-Khanoum avec son mari. Il paraît qu'il y a eu une scène épouvantable!

– Je n'en savais rien, répondit bien bas Amynèh, en s'essuyant les yeux et en étouffant un soupir.

– Je connais l'histoire avec la dernière exactitude, s'écria la compagne du gouverneur, qui avait de longs yeux noirs taillés en amande, sur les cils une bonne provision de surmeth, ce qui lui donnait un éclat surnaturel. Il paraît que, dans un moment d'épanchement, Sèyd-Housseyn s'est avisé de vouloir contempler les oreilles de son épouse.

– Quelle horreur! s écrièrent tout d'une voix Zemroud et Loulou.

– Une grossièreté! poursuivit Bulbul, en levant les épaules et avec un accent de pruderie incomparable; mais, bref, il l'a voulu, et, bien que Gulnar se soit fort défendue et même fâchée, Sèyd-Housseyn a fini par lui déranger son tjargât, si bien qu'il a aperçu le bout de l'oreille droite, et à cette oreille des boucles d'or et de saphirs qu'il ne se souvient pas d'avoir données! De là grand tapage, comme vous pouvez vous l'imaginer.

– Aussi, Gulnar-Khanoum est d'une imprudence! déclama Loulou. Comment va-t-on porter de telles boucles d'oreilles, quand on n'est pas sûr de la moralité de son mari? Ce n'est jamais le mien qui se permettrait…

– Gulnar, répliqua Bulbul, se croyait à l'abri de tout, parce que, comme c'est d'usage, elle portait les autres boucles d'oreilles, celles qui étaient inoffensives, non à ses oreilles, mais attachées sur son tjargât, absolument comme nous autres.

– A propos, interrompit Loulou, puisque nous parlons de modes…

Ici on apporta de nouveau les kaliouns et le thé, et Amynèh espéra, avec raison, que les premiers étant fumés et l'autre bu, la visite allait prendre fin bientôt, et tandis que chacune des belles personnes tenait sa tasse dans la main, Loulou continuant son propos:

– Puisque nous parlons de modes, disais-je, avez-vous vu cette nouvelle forme de veste que les Arméniens ont apportée de Téhéran? Il paraît que toutes les femmes en raffolent, parce que c'est ce que les Européens mettent sous leurs habits, et ils appellent cela yiletkeh. Je m'en suis commandé trois…

– Et moi, deux seulement, répliqua Bulbul, un en drap d'or et l'autre en étoffe d'argent à fleurs rouges. C'est extrêmement commode pour les nourrissons.

L'entretien se prolongea encore quelque temps sur ce ton, puis les deux dames prirent congé, embrassèrent Zemroud et Amynèh, et se retirèrent emmenant avec elles servantes, kaliares, domestiques, non sans grand tapage, comme il convenait pour des personnes si considérables.

Alors Amynèh se trouva libre de raconter ce qu'elle avait sur le cœur. Elle le fit avec une passion extrême, et Zemroud, transportée d'indignation et de colère et en même temps de curiosité et de crainte pour un cas aussi surprenant, lui dit en prenant son manteau et son voile:

– Reste ici, ma fille, je vais aller parler à Kassem, et je te promets bien… Enfin, reste ici, attends-moi, et, sur toutes choses, cesse de te désoler. Ce garçon est mon frère, mais je le regarde comme mon fils; c'est moi qui l'ai élevé, c'est moi qui l'ai marié. Ton père en a agi avec lui de la manière la plus généreuse, car les deux cents tomans que Kassem a donnés pour t'avoir et dont, par parenthèse, mon mari avait prêté la moitié, ton père les a employés entièrement à ton trousseau et quelque chose par dessus. Vallah! Billah! Tallah! nous allons voir de quel air maître Kassem va me répondre! Calme-toi, te dis-je, et sois sûre que tout cela ne signifie rien.

Là-dessus, Zemroud-Khanoum, armée en guerre et s'étant bien enveloppée, ne prenant avec elle ni servante, ni domestique, partit d'une telle façon, qu'on ne saurait la comparer qu'à l'éclair sillonnant un ciel d'orage et en annonçant la majestueuse horreur.

Amynèh resta assise sur le tapis dans un accablement profond, écoutant à peine la voix de l'espérance qui cherchait encore à éveiller un écho dans son cœur. Elle attendit deux heures pleines; au bout de ce temps, Zemroud revint. Elle ôta ses voiles, elle était décontenancée, pâle, et on voyait que la femme forte avait pleuré. Elle s'assit à côté d'Amynèh, lui prit la main, et, voyant que celle-ci ne prononçait pas un mot, ne levait pas les yeux et regardait fixe devant elle, elle l'attira sur son cœur, et la couvrant de baisers, lui dit:

– Nous sommes bien malheureuses!

Elles étaient bien malheureuses, en effet. Kassem avait été très doux pour sa sœur aînée, très déférent; mais il s'était montré inébranlable dans sa résolution de partir le lendemain, déclarant qu'il n'avait accordé ce retard qu'à l'amour tendre qu'il avait pour Amynèh; mais que, si on devait le tourmenter et le soumettre à des plaintes que sa propre douleur lui rendait intolérables, il partirait le soir même; et toutes les supplications, tous les raisonnements, tous les reproches de Zemroud n'avaient pu en obtenir autre chose.

– Il est ensorcelé, ma chère âme, dit Zemroud en finissant le récit de son expédition manquée, ensorcelé par ce terrible magicien. Les gens de cette sorte disposent d'un pouvoir irrésistible, et là où ils commandent, il est certain qu'il n'y a qu'à se soumettre. Kassem est au pouvoir de celui-ci. Il faut espérer, il faut croire même que c'est pour son bien; car, d'après ce qu'il m'a raconté, le derviche paraît avoir les meilleures et les plus affectueuses intentions. C'est un homme pieux et incapable de faire le mal. Moi aussi j'ai connu des magiciens; c'étaient les gens les plus vénérables du monde, des prodiges de science! Je te le répète donc, calme-toi! Il vaut mieux que ton mari fasse des choses grandes et puissantes sous la protection de l'Indien, que si, par exemple, il s'en allait à la guerre, où même la faveur du roi (que sa grandeur augmente et soit fortifiée!) ne pourrait jamais l'empêcher de recevoir un mauvais coup.

Ce genre de consolation prodigué par Zemroud à sa petite belle-sœur valait beaucoup ou valait peu, il n'importe. Elle n'en avait pas d'autre à sa disposition, et elle en usa tant qu'elle put, le reproduisant sous toutes les formes et terminant toujours chaque démonstration par l'assurance ferme, par la promesse sous serment que Kassem ne resterait, dans tous les cas, pas plus d'un an absent, et qu'il n'était que raisonnable et naturel d'admettre qu'il reviendrait possesseur d'une fortune immense qui les mettrait, tous et toutes dans la famille, en situation de se passer leurs fantaisies. A la fin, Amynèh, ayant un peu pris sur elle, dit qu'elle voulait s'en aller et elle retourna au logis.

Elle y trouva Kassem dans un état qui ne valait guère mieux que le sien. Au moment de quitter sa femme, sa maison, ses habitudes, son bonheur, son amour, l'enthousiasme avait baissé. La résolution restait, parce qu'il ne pouvait l'arracher ni de son imagination ni de sa volonté; mais elle était voilée de noir, et le cœur s'en donnait tant et plus de se tordre, de se plaindre, de gémir, de réclamer: enfin, pour bien dire, Kassem était très malheureux, comme on l'est, quand, placé entre le devoir et la passion, on se croit entraîné par le devoir. Il importe peu de rechercher ce que peut valoir toujours ce dernier mot. Kassem admettait que son devoir était de chercher et de rejoindre le magicien. Il lui fallait se soumettre.

Avec ce sentiment si fin, si tendre, si divin qui appartient, en tous pays, aux femmes, quand elles aiment et qui seul suffirait à en faire les êtres vraiment célestes de la création, Amynèh comprit la lutte qui se soutenait dans l'âme de son mari, et, instinctivement, évita ce qui pouvait la rendre plus difficile et plus cruelle pour le patient.

– Peut-être, se dit-elle en elle-même, pourrais-je réussir à le garder auprès de moi huit jours, un mois au plus! Mais comme il souffrirait!.. Et à la fin?.. Quoi? il voudrait encore s'en aller!..

Elle cesse de combattre et se montre résignée. Elle dit seulement:

– Tu reviendras?

– Oui! oui! je reviendrai … je te le jure, Amynèh! Comment ne reviendrais-je pas? Sois sûre que, si tu ne devais plus me revoir, c'est qu'alors…

Elle lui mit la main sur la bouche.

– Je te reverrai, dit la meilleure des femmes en affermissant sa voix. Assurément, je te reverrai! Pense à moi, n'est-ce pas?

– Oui, j'y penserai … j'y penserai souvent!.. Non! Tiens! j'y penserai toujours! O Amynèh! mon Amynèh! ma chérie! Comment veux-tu que je fasse pour ne pas penser toujours à toi? Songe donc à ce que tu es pour moi!.. Est-ce que je le savais bien jusqu'à ce moment?.. Je n'avais jamais songé que je pouvais te perdre… Te perdre… Est-ce que je te perdrai?

– Non! tu ne me perdras pas. Je serai là, tranquille, chez ta sœur. J'aurai beaucoup de patience … j'aurai beaucoup de courage… Je suis sûre qu'il ne t'arrivera rien, Kassem! Mets encore une fois ta tête sur mes genoux.

C'est ainsi que la nuit se passa entre le désespoir le plus poignant et les caresses les plus tendres, l'un consolant l'autre, et le plus souvent c'était Amynèh qui relevait la tête courageusement sous le mauvais traitement que leur infligeait le sort.

Quand le jour parut, ce fut elle qui appela les domestiques et leur ordonna de lever les tapis, d'enfermer toutes choses dans les coffres, de vider la maison; elle envoya chercher des mulets et on transporta le ménage chez Zemroud-Khanoum. Les gens du quartier, mis en éveil par le mouvement, étaient sortis de leurs maisons comme une fourmilière; ils se tenaient, qui sur le pas de sa porte, qui dans la rue ou assis sur quelques auvents de boutique, sans compter ceux qui étaient montés sur leurs terrasses. Il y avait foule. Amynèh, quand elle vit qu'il ne restait rien au logis et que les quatre murs de chaque chambre étaient nus, s'enveloppa dans ses voiles et partit. Kassem la suivit, puis revint au bout d'une heure. Il était seul avec le petit esclave nègre. On l'attendit encore un peu. Alors l'esclave vint allumer un grand feu au milieu de la place la plus vaste du quartier, et, quand le bûcher flamba tout haut, Kassem parut dans la rue à son tour.

Il avait la tête et le buste nus, les pieds et les jambes nus et ne portait qu'un caleçon de toile blanche. Il tenait à la main les habits qu'il avait mis la veille, pantalon de soie rouge, koulydjèh de drap d'Allemagne gris, passementé de noir, djubetz de laine de Verman rouge à fleurs, et bonnet de peau d'agneau très fine. Il marcha vers le bûcher; il y déposa tous ces vêtements qui furent consumés sous ses yeux. Il faisait ainsi vœu de pauvreté et d'ascétisme. La multitude le regardait faire; elle était très émue. On l'aimait. Quoi d'étonnant? On l'avait connu tout petit; il était jeune, il était beau; jusque-là il avait toujours été heureux et s'était montré obligeant pour les uns, très charitable pour les autres. Les femmes pleuraient; quelques-unes criaient, agitant leurs bras et disant: Quel malheur! Quel malheur! Au fond, on était profondément édifié. Aux yeux de ceux à qui les domestiques avaient expliqué l'affaire, Kassem était l'esclave dévoué de la science et du renoncement, et rien ne semblait plus beau.

 

Quand le sacrifice fut fini, le nouveau derviche s'écria d'une voix stridente, à la façon de ses confrères:

– «Hou!»

C'est-à-dire: «Lui!» l'Etre par excellence, celui qui contient en son sein et y réserve tout ce qui est vivant, Dieu. Les bénédictions éclatèrent:

– Que Dieu le garde! Que les saints Imams veillent sur lui! Oh! Dieu! oh! Dieu! Conservez-le! Que tous les prophètes l'accompagnent!

Kassem remercia d'un signe de tête et sortit de la place. Au moment où il atteignait la rue qui menait hors de la ville, un vieux bakkal ou épicier lui tendit une petite coupe en cuivre, en le priant de l'accepter comme souvenir de lui, ce qu'il fit; puis, il avança de quelques pas, et l'enfant du menuisier, qui avait cinq ans et qu'il avait bien souvent caressé, marcha vers lui, envoyé par son père et traînant un fort bâton de voyage. Kassem le prit encore. Mais sa fermeté l'abandonna un instant; il ne put retenir quelques sanglots et saisit convulsivement l'enfant qu'il pressa dans ses bras. C'était l'amer souvenir de ce qu'il perdait. Il se remit pourtant assez à temps, et, s'étant éloigné à grands pas, il se trouva bientôt hors de la ville, marchant dans la direction de l'est, c'est-à-dire vers le Khorassan, où il sentait que l'Indien l'attendait et l'appelait.

Aussitôt qu'il se trouva dans le désert, cheminant ainsi et frappant de son bâton les cailloux du chemin, il se trouva libre dans le vaste monde, et son cœur se calma. Son esprit s'exalta et il se vit déjà en pensée maître et maître absolu de tous les glorieux secrets dont l'Indien lui avait annoncé et promis la révélation. Il n'y avait rien de bas ni de cupide dans son enthousiasme; ce qu'il voulait, ce n'était pas le pouvoir de courber les hommes sous la puissance des prestiges et encore moins d'avoir, par la transmutation des métaux, la richesse universelle. Il voulait la sagesse et la pénétration dans les plus augustes mystères de la nature. Il se voyait d'avance transfiguré, au-dessus des désirs, au-dessus des besoins; il se voyait comme un ascète, auquel rien ne manque des richesses morales et des perfections intellectuelles, et qui, placé par sa science et son dédain absolu des choses terrestres, dans le sein même de la Divinité, devient ainsi copartageant d'une félicité sans limites. Pour en arriver à ce point, il avait craint de bien grands combats, des luttes terribles contre ses affections mondaines. Mais pas du tout. Lui-même il s'étonnait maintenant de la facilité avec laquelle il s'était séparé d'Amynèh, que la veille encore il idolâtrait, et, en se trouvant ainsi, le cœur libre et léger, presque indifférent à la perte qu'il venait de s'infliger, il reconnaissait avec admiration la profonde sagesse du derviche indien. Celui-ci, lorsque Kassem avait insisté sur l'impossibilité de se séparer de sa jeune femme, lui avait prédit absolument ce qui arriverait de l'indifférence qu'il ressentait à cette heure.

– Les passions humaines, ainsi s'était exprimé le sage, ne sont nullement si fortes, ni si dures à briser, que le commun des hommes se l'imagine. Inépuisables dans leur essence, elles n'ont qu'un semblant de puissance, et, quand on met violemment le pied dessus, elles gémissent d'abord, puis se taisent, et, comme des ombres qu'elles sont, finissent bientôt par s'anéantir devant la volonté inexorable. Qui en doute? Les âmes faibles; mais nous, qui sommes faits pour la domination du monde, des autres hommes et surtout de nous-mêmes, nous savons qu'il en est ainsi. Quittez votre maison, partez, et votre tête, débarrassée de soucis nuisibles, ne sera pas plutôt dans l'air libre, que vous vous étonnerez des craintes dont votre imagination voit en ce moment les fantômes, et qui n'oseront pas même vous assaillir.

Et il en était ainsi. Kassem ne pensait à Amynèh que comme à un rêve lointain et qui n'a plus d'action sur l'esprit; et, tout entier, comme on vient de le voir, à la dévotion de ses idées immenses, il lui semblait flotter sur leurs ailes. Il se reconnaissait calme et heureux.

Huit jours se passèrent ainsi. Chaque soir, il entrait dans un village et s'asseyait sous l'arbre qui masquait le milieu de la place principale. Les plus âgés des paysans, le moulla, quelquefois un ou plusieurs autres derviches, des passants comme lui, venaient se mettre à ses côtés, et une partie de la nuit s'écoulait dans les entretiens de la nature la plus diverse. Tantôt c'étaient des récits de voyages, tantôt des récits de batailles; souvent les questions les plus ardues de la métaphysique étaient agitées par ces cerveaux rustiques, comme il est d'usage dans tout l'Orient, et on écoutait volontiers les observations de Kassem, car on s'apercevait qu'il avait étudié. Quant aux choses nécessaires de la vie, il trouvait partout aisément une natte pour se coucher et sa part de pilau. Il s'était informé à plusieurs reprises de celui qu'il allait rejoindre. On l'avait vu passer: il pensait que l'Indien ayant sur lui peu d'avance, il le rejoindrait aisément.

Le neuvième jour du voyage, il s'avançait, comme à l'ordinaire, d'un pas allègre, et regardait sans ennui et sans fatigue l'étendue infinie du désert pierreux, ondulé, coupé de ravins, de rochers, de mamelons, bordé, bien loin à l'horizon, de deux rangées de montagnes magnifiques, colorées comme des pierreries par les jeux de la lumière, quand il sentit au fond de son âme une compression inattendue, une émotion spontanée, une douleur, un appel. Son âme, se tournant pour ainsi dire sur elle-même, lui dit:

– Amynèh.

Elle l'avait dit tout bas. Il l'entendit pourtant et, avec lui, son cœur l'entendit, et avec son cœur, toutes les fibres de son être et tous les échos qui étaient dans sa mémoire, dans sa sensibilité, dans sa raison, dans son imagination; dans sa pensée, tout cela, se réveillant, se mit à crier avec passion:

– Amynèh!

C'étaient comme des enfants qui demandent leur mère, comme devaient être les malheureux submergés dans les flots du déluge, quand ils levaient leurs bras au ciel et pleuraient en disant:

– Sauvez-nous!

Il fut bien surpris, Kassem, il fut bien surpris! Il croyait que tout le passé avait disparu; pas du tout; le passé se montrait droit devant lui, bruyant, dominateur, réclamant son bien, sa proie, réclamant lui, Kassem, et il entendait comme un murmure menaçant:

– Qu'as-tu à faire avec la science? Que veux-tu de la puissance souveraine? Que t'importent la magie et la domination des mondes! Tu appartiens à l'amour! Tu es l'esclave de l'amour! Esclave échappé de l'amour, reviens à ton maître!

Et comme Kassem continuait sa route, tête basse, la compagne presque inséparable d'un amour profond, sa compagne vengeresse l'atteignit, et une tristesse irrésistible s'empara de lui, absolument comme l'obscurité nocturne envahit, le soir, la campagne.