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II

L'ILLUSTRE MAGICIEN

PERSE

Le derviche Bagher raconta un jour l'histoire suivante, sur l'autorité d'Abdy-Khan qui, lui-même, l'avait apprise de Loutfoullah Hindy, lequel la tenait de Riza-Bey, de Kirmanshah, et ce sont tous gens parfaitement connus et d'une véracité au-dessus de tout soupçon.



Il y a peu d'années, vivait, à Damghân, un jeune homme appelé Mirza-Kassem. C'était un excellent musulman. Marié depuis peu, il faisait bon ménage avec sa charmante femme. Il ne buvait ni vin ni eau-de-vie, de sorte que jamais le voisinage n'entendait de bruit du côté où il demeurait; circonstance, soit dit en passant, qui devrait être plus commune chez des peuples éclairés de la lumière de l'Islam; mais Dieu arrange les choses comme il lui plaît! Mirza-Kassem n'étalait point de luxe, ni de dépenses extravagantes; il dépensait, d'une façon tout à fait convenable, une rente sise sur deux villages et les revenus d'une somme assez forte, confiée à des marchands respectables. Il n'exerçait aucune profession; et, n'ayant ambition aucune, ne se souciant pas de devenir un grand personnage, il s'était constamment refusé à se faire domestique. Ce n'est pas que son bon caractère connu ne lui eût valu, à plusieurs reprises, les propositions les plus séduisantes.



Ayant ainsi renoncé à devenir premier ministre, et, comme il faut pourtant qu'un homme s'occupe, il avait senti s'éveiller en lui une certaine curiosité pour les choses de l'intelligence. Dans sa jeunesse, après avoir quitté l'école, il avait appris de la théologie, dans ce beau collège neuf de Kâchan, où, sous de magnifiques ombrages, il avait écouté les doctes leçons de professeurs qui n'étaient pas sans mérite, et recueilli sur ses cahiers assez d'opinions diverses des meilleurs exégètes du Livre Saint. La jurisprudence aussi l'avait un moment attiré; mais, pourtant, ces connaissances diverses, pour vénérables qu'elles lui parussent, ne parlaient pas beaucoup à son imagination. De sorte, que, après avoir pris un plaisir modéré à des questions comme celle-ci: L'Imam Mehdy existe-t-il dans le monde avec ou sans conscience de lui même? il s'était retiré peu à peu de ces délices de la réflexion, et il menaçait de tomber dans une oisiveté assez morne, quand la fortune le mit en rapport avec un personnage qui exerça sur lui une influence décisive.



C'était un soir de Ramazan. Malheureusement, les fidèles observent rarement de façon très exacte le jeûne commandé par la loi dans ce temps consacré. Cependant, il faut aussi l'avouer, il n'est presque personne qui ne tienne à passer pour le faire, et, de cette façon, les apparences du moins sont sauvées. De sorte que ce sont précisément les hommes sans conscience qui ont mangé leur pilau, tout à l'aise, dans un coin, à l'heure ordinaire du déjeuner, qui, lorsque le soir arrive, sont les plus empressés à se plaindre de la faim qui ne les tourmente pas, de la faiblesse qui ne les envahit guère, et à appeler, avec les cris les plus suppliants, le coucher du soleil. Il faut remercier Dieu et son Prophète de ce que ce spectacle édifiant est abondamment fourni dans toutes les villes de l'Iran, à l'époque sainte.



Un soir donc, à la porte de la ville, Mirza-Kassem et une douzaine de ses amis étaient assis sur leurs talons, devant l'éventaire d'un marchand de melons, et ils attendaient le moment où le disque du soleil, déjà s'approchant de l'extrême bord de l'horizon, allait leur faire le plaisir de disparaître. La moitié au moins de ces réguliers et consciencieux personnages, dont le visage fleuri ne dénonçait pas les austérités, tenaient à la main le kalioun bien allumé, n'attendant que l'absorption de l'astre dans le commencement du crépuscule, pour fourrer dans leur bouche le bout de tuyau et s'envelopper d'un nuage de fumée.



– Descends donc! descends donc! murmurait d'une voix piteuse le gros Ghoulam-Aly, pressant l'instrument chéri à un pouce de ses lèvres; descends donc, soleil, fils de chien, et que ton père soit brûlé, pour la souffrance que tu nous prolonges!



– Oh! Hassan! oh! Hussein! saints Imams! Je jure que le soleil est déjà disparu depuis une grande heure, s'écriait lamentablement Kouly-Aly, le drapier; je ne sais pas quels aveugles nous sommes de ne pas voir qu'il fait nuit!



S'il avait fait nuit, comme ce bon musulman l'assurait, il était encore assez grand jour pour s'en apercevoir. Mais son insinuation n'eut pas de succès.



Quant à Mirza-Kassem, il était patient et ne disait rien. Seulement, il considérait avec assez de complaisance deux œufs durs placés devant lui, quand tout à coup le canon de la citadelle se fit entendre. Il était désormais officiel que le soleil avait disparu; tous les kaliouns se mirent donc à fumer de compagnie, la boutique de melons, d'œufs durs et de concombres fut à l'instant mise au pillage; pendant ce temps, les marchands de thé remplissaient leurs verres de la boisson bouillante; la foule s'en emparait avec emportement; les verres se vidaient et se remplissaient, on chantait, on criait, on riait, on se poussait, on se bousculait, on s'amusait beaucoup.



Alors, un grand derviche, maigre comme une pierre, noir comme une taupe, brûlé par mille soleils, vêtu seulement d'un pantalon de coton bleu, la tête nue, couverte d'une forêt de cheveux noirs ébouriffés, des yeux flamboyants, l'aspect sauvage, dur et sévère, se trouva à deux pas de Mirza-Kassem. Il portait sur l'épaule un bâton de cuivre jaune terminé par un enlacement de serpents; à son côté, était suspendue la noix de coco appelée kouskoul, particulière à sa confrérie. Cet homme avait une apparence si étrange, même pour un derviche, que les yeux de Mirza-Kassem s'attachèrent involontairement sur lui et ne purent s'en détourner. A son tour, l'étranger considéra celui qui le fixait ainsi.



– Le salut soit sur vous! lui dit-il, d'une voix douce et mélodieuse bien inattendue chez un être pareil.



– Et sur vous le salut et la bénédiction! lui répondit poliment Mirza-Kassem.



– Je suis, poursuivit le derviche, ainsi que Votre Excellence peut le voir, un misérable pauvre, moins qu'une ombre, dévoué à servir Dieu et les Imams. J'arrive dans cette ville et si vous pouvez me loger cette nuit sur votre terrasse, dans votre écurie, où vous voudrez, je vous en serai reconnaissant.



– Vous me comblez! répondit Mirza-Kassem, par une telle faveur. Daignez suivre votre esclave, il va vous montrer le chemin.



Le derviche porta la main à son front, en signe d'acquiescement et s'en alla avec son guide. Ils traversèrent ensemble plusieurs rues tortueuses où les chiens du bazar commençaient déjà à se rassembler; on fermait les quelques boutiques restées ouvertes; des lanternes de couleur brillaient à la porte d'un certain nombre de masures, tandis que les gardes du quartier faisaient la conversation avec les commères occupées à laver leur linge dans le ruisseau courant au milieu de la rue, en ménageant les plus pénibles surprises aux jambes des passants un peu distraits. La marche des deux nouveaux amis ne fut pourtant pas trop longue; car, au bout d'un quart d'heure environ, Mirza-Kassem fit halte devant une petite porte ogivale entourée, d'un mur de pierre; il souleva le marteau de fer étamé, frappa trois coups, et un nègre esclave ayant ouvert, il introduisit le derviche dans la maison et lui souhaita la bienvenue d'une façon tout à fait cordiale.



Il lui fit traverser la petite cour de dix pieds carrés environ, dallée en grandes briques plates, et au milieu de laquelle était un bassin revêtu de tuiles émaillées du plus beau bleu d'azur, où une eau assez fraîche faisait plaisir à voir. Des rosiers étaient à l'entour couverts de fleurs incarnates. Après avoir monté quelques marches, le derviche se trouva dans un salon de médiocre grandeur, ouvert en face des rosiers; les murailles étaient agréablement peintes en rouge et en bleu avec des ramages d'or et d'argent; des vases chinois pleins de jacinthes et d'anémones étaient placés dans les encoignures; un beau tapis kurde couvrait le sol et des coussins d'indienne blanche à raies rouges couvraient le sopha un peu bas, qu'on nomme takhteh, sur lequel Mirza-Kassem invita son hôte à prendre place.



Celui-ci fit les difficultés exigées par le savoir-vivre. Il se défendit de tant d'honneur, en alléguant son indignité.



– Je ne suis, répéta-t-il plusieurs fois avec modestie, qu'un très misérable derviche, un chien, moins que de la poussière sous les yeux de Votre Excellence. Comment aurais-je l'audace d'abuser à ce point de ses bontés?



Le derviche parlait ainsi; mais, pourtant, il y avait sur toute sa personne, un cachet de distinction, et, pour tout dire, de dignité si évidente, que l'honnête Mirza-Kassem était intimidé et se demandait s'il ne devait pas demander humblement pardon à un tel homme de l'audace qu'il avait eue de l'amener chez lui. En lui-même, il se disait: Quel est ce derviche? Il a l'air d'un roi, et plus fait pour commander une armée que pour errer sur les grands chemins!



Cependant le derviche avait pris place. Le petit esclave nègre apporta le thé; mais le derviche ne voulut boire que la moitié d'un verre d'eau. Le kalioun fut de même présenté; le derviche le refusa, alléguant que ses principes ne lui permettaient pas l'usage de pareilles superfluités, de sorte que Mirza-Kassem qui aurait volontiers tiré quelques bouffées pleines de saveur, se crut obligé de louer le zèle du saint personnage et de renvoyer l'instrument tentateur en affirmant que, pour sa part, il n'avait pas non plus l'habitude de s'en servir. Était-ce vrai, ne l'était-ce pas? Dieu sait avec exactitude ce qui en est!

Amen.



Alors le derviche prit la parole et s'exprima ainsi:



– Votre Excellence daigne me combler de beaucoup de faveur; je dois lui dire qui je suis. Le royaume du Dekkan, dont vous avez certainement entendu parler, est un des plus puissants États de l'Inde; il m'a vu naître. J'ai été le favori et le ministre du souverain pendant quelques années. C'est assez vous dire qu'aucune des inutilités de la vie ne m'a fait défaut, je sais par expérience propre ce que peut donner d'ennui un nombreux harem; je connais tous les dégoûts de la richesse; j'ai vu miroiter assez de pierreries pour n'avoir pas eu longtemps la passion d'en contempler, et quant à la faveur du prince, il n'est pas sur ce sujet une seule observation des philosophes, dont je ne sache, mieux que la plupart d'entre eux, apprécier la vérité et la valeur. Jugez du cas que j'en fais!

 



Je ne m'arrêtai donc pas de longues années dans une situation si fausse, et je me retirai pour me livrer uniquement à l'étude. Le résultat de mes travaux m'a conduit à abandonner encore cette position comme trop gênante et entraînant trop de distractions indignes. J'ai quitté tout. Vivant seul et content désormais de mon kouskoul et de mon pantalon de coton bleu, je crois pouvoir vous dire une grande vérité que vous ne croirez pas, mais qui, cependant, n'en est pas moins ce qu'elle est: ce pauvre diable qui n'a rien, et qui est devant vous, possède le monde!



En prononçant ces paroles, le derviche regarda en face Mirza-Kassem et avec une telle expression de majesté et d'autorité, que celui-ci en resta tout interdit; il eut à peine le temps de prononcer les paroles indiquées par la circonstance:



– Gloire à Dieu! Qu'il en soit béni et remercié!



– Non! poursuivit le derviche, et toute sa personne prit de plus en plus un caractère imposant et dominateur; non, mon fils, vous ne me croyez pas! La puissance, à vos yeux, s'annonce par un grand appareil; on ne saurait en être investi, à moins que, magnifiquement vêtu de soie, de velours, de cachemire et de gaze brodés d'argent et d'or, on ne s'avance sur un cheval dont le harnachement est semé de perles et d'émeraudes, entouré d'un immense cortège de serviteurs armés, dont la turbulence et les airs insolents font connaître la dignité du maître. Vous pensez comme tout le monde sur ce point. Mais vous avez été bon pour moi; sans me connaître, sans soupçonner d'aucune façon qui je suis, vous m'avez accueilli et traité comme un roi. Je vous en montrerai ma gratitude, en vous délivrant d'une fausse manière de penser qui ne doit pas plus longtemps rabaisser l'esprit d'un homme tel que vous. Sachez donc que telle ou telle chose, impossible au commun des hommes, est pour moi simple et d'une exécution facile. Je vais vous en donner une preuve immédiate. Prenez ma main, et tenez mes doigts de façon à sentir le battement de l'artère; qu'en dites-vous?



– L'artère, répondit Mirza-Kassem un peu étonné, bat aussi régulièrement qu'elle le doit.



– Attendez, reprit le derviche en inclinant la tête, et d'une voix plus basse, comme s'il concentrait toutes ses facultés sur ce qu'il allait faire; attendez, et le pouls va graduellement cesser de battre.



– Que dites-vous là? s'écria Mirza-Kassem au comble de la surprise. C'est ce qu'aucun homme ne saurait faire.



– C'est pourtant ce que je fais, répondit le derviche avec un sourire.



Et, en effet, le pouls se ralentit degré par degré, puis devint si faible que le doigt de Mirza-Kassem avait peine à le retrouver et, enfin, cessa absolument. Mirza-Kassem resta confondu.



– Quand vous le commanderez, dit le derviche, le mouvement renaîtra.



– Faites-le donc renaître!



Il se passa quelques secondes et le mouvement tressaillit de nouveau, s'accentua, et, peu à peu, reprit son ampleur naturelle. Mirza-Kassem regardait le derviche, et était partagé entre des sentiments, qui tantôt tenaient de l'admiration, et tantôt de l'effroi.



– Je viens de vous montrer, dit le personnage singulier, qui le tenait ainsi sous le charme, ce que je peux sur moi-même; maintenant, je vais vous montrer ce que je peux sur le monde matériel. Faites apporter un réchaud.



Mirza-Kassem donna au petit nègre l'ordre de fournir ce que le derviche souhaitait, et un réchaud, rempli jusqu'au bord de charbon bien allumé, fut placé devant celui qui allait s'en servir pour la démonstration si curieuse de sa puissance illimitée sur les éléments. La démonstration eut lieu, en effet. Le derviche parut se recueillir fortement; sa bouche se serra à tel point, que ses lèvres paraissaient soudées l'une à l'autre; ses yeux s'enfoncèrent plus encore dans leurs orbites; des gouttes de sueur perlèrent sur son front, ses joues se tirèrent, et, sous le hâle, devinrent livides; tout à coup, il étendit le bras, comme si un ressort était parti, et le posa juste au milieu des charbons, où il enfonça son poing fermé; Mirza-Kassem poussa un cri d'épouvante; mais le thaumaturge sourit, et maintint sa main crispée au milieu du feu. Doux ou trois minutes s'écoulèrent; il retira sa main, la montra à son hôte, et celui-ci vit qu'il n'y avait ni brûlure ni blessure.



– Ce n'est pas tout, dit le derviche. Vous savez ce que je peux pour dompter mon corps et faire obéir les éléments à mes caprices les plus contraires à leur nature; regardez maintenant ce que je peux sur les hommes; je dis sur tous les hommes, je dis sur toute l'humanité!



Il prononça ces mots avec une expression si méprisante et qui ressemblait si fort à une invective, que Mirza-Kassem en fut de plus en plus troublé. Mais le derviche n'y prit pas garde et lui dit:



– Faites-moi donner un morceau de plomb ou de fer.



On apporta une douzaine de balles de fusil; il les mit sur les charbons, et elles commencèrent bientôt à entrer en fusion, d'autant plus qu'il activait le feu avec son souffle. Puis il prit, dans la ceinture de coton noir qui soutenait son pantalon, une petite boîte d'étain, où Mirza-Kassem aperçut de la poudre rouge. Le derviche en prit une pincée et la jeta sur le plomb; peu d'instants étaient écoulés que, se penchant, il dit d'une voix calme:



– C'est fait!



Et il mit sur le sopha, devant Mirza-Kassem, un lingot d'un jaune pâle, que celui-ci reconnut immédiatement pour être de l'or.



– Et voilà! s'écria le derviche d'un air de triomphe, ce que je peux sur les hommes! Est-ce assez! Ai-je besoin de splendeurs, de magnificences, de luxe, d'insolence! Et vous, mon fils, apprenez désormais à savoir que la puissance n'est pas dans ce qui s'affiche, mais uniquement dans l'autorité des âmes fortes, ce que le vulgaire ne croit pas!



– Hélas! mon père, répondit Mirza-Kassem d'une voix tremblante d'émotion, il ne suffit même pas que les âmes soient fortes pour jouir de si sublimes prérogatives; il faut qu'elles aient su les trouver et les prendre. Il faut la science!



– Et mieux que cela, répliqua le derviche. Il faut le renoncement, la macération, la soumission complète du corps à l'esprit, et la pureté absolue du cœur, et ce ne sont pas des mérites qui s'obtiennent sans peine ou sans travail. Mais c'en est assez sur ce sujet.



– Non! oh, non! s'écria Kassem, en attachant sur son hôte des yeux brûlants de désirs; non! puisque j'ai le bonheur d'être ainsi à vos pieds, ne me retirez pas si vite vos enseignements! Ne fermez pas la source dont vous m'avez laissé prendre une gorgée! Parlez, mon père! Instruisez-moi! Enseignez-moi! Je saurai ce qu'il faut faire! Je le ferai! Je ne veux plus traîner dans le monde cette existence inutile et vide qui, jusqu'ici, a été la mienne.



Kassem venait d'être saisi de la plus dangereuse des convoitises: celle de la science; ses instincts endormis s'éveillaient et ne devaient plus lui laisser un moment de trêve. Le derviche commença alors à lui parler à voix basse. Il lui révéla sans doute des choses bien étranges. La physionomie de l'auditeur était bouleversée. Elle passait à chaque minute par les expressions les plus diverses et subissait les changements les plus brusques. Tantôt elle exprimait une admiration sans bornes et presque un état extatique. Il semblait, à voir ces yeux noyés, ce regard perdu vers quelque chose de caché et d'insaisissable, que Kassem allait s'évanouir, maîtrisé par la plus auguste et la plus captivante des révélations. Tout d'un coup, l'horreur remplaçait la joie; les traits de Kassem se tiraient, sa bouche s'entr'ouvrait, ses regards devenaient fixes. Il paraissait apercevoir des abîmes effroyables, se penchant au-dessus au risque de perdre l'équilibre et de rouler au fond. Toute la nuit se passa à écouter les discours, qui produisaient des révolutions si terribles dans son âme et bouleversaient ainsi ses pensées. Enfin, l'aurore blanchit les sommets de la terrasse, et le derviche, qui l'avait plusieurs fois engagé en vain à chercher un peu de repos, insista cette fois plus fortement, et jura qu'il ne parlerait plus et ne révélerait rien davantage.



Kassem était épuisé, haletant; il obéit. Le derviche resta seul dans le salon et s'étendit sur le sopha, tandis que lui, il s'en alla, soucieux et d'un pas chancelant, à travers les corridors étroits, descendit, puis monta quelques marches, et, soulevant une portière, entra dans l'enderoun. Le nègre dormait sur une natte de paille dans la première pièce, où la lueur grise de l'aurore luttait faiblement contre la clarté rougeâtre et fumeuse d'une petite lampe de terre, qui teignait encore les objets atteints par elle, tandis que le reste demeurait plongé dans une obscurité presque noire. De là, le jeune homme entra dans la chambre où sa femme dormait paisiblement sur leur vaste lit, qui, recouvert d'immenses étoffes de soie bariolées d'incarnat, de vert et de jaune, à la façon du tartan écossais, laissait çà et là apparaître le drap d'indienne grise, rehaussé de fleurs de diverses nuances. Les oreillers, en grand nombre, de toutes formes et de toutes grandeurs, les uns triangulaires, les autres carrés, d'autres ronds, s'affaissaient sous la tête de la dormeuse, soutenaient ses bras ou gisaient au hasard.



Kassem contempla un moment la jolie Amynèh et poussa un soupir. Puis, il alla s'asseoir, sombre et préoccupé, dans un coin de la chambre, et resta là sans bouger.



Il tenait le lingot d'or fortement serré dans sa main et ne l'avait pas quitté, depuis que l'Indien le lui avait remis. De temps en temps, il le regardait, il le contemplait, il s'enivrait et s'exaltait de cette vue; c'était la preuve matérielle que tout ce qui s'agitait dans sa tête n'était pas un rêve, mais une franche et ferme réalité. Il regardait ce lingot d'or, et ses yeux se fermaient, et, tout à coup, dans un demi-assoupissement, il lui semblait que le morceau de métal se gonflait dans la paume de sa main, et respirait, que c'était un être animé. Il se réveillait en sursaut, dans un état d'angoisse indescriptible, considérait encore cette merveille dont il était devenu le possesseur, la trouvait immobile comme un morceau de métal doit l'être, et, fermant de nouveau ses paupières, sommeillait, emporté dans le tourbillon de ses idées. Enfin, la lassitude fut victorieuse de la méditation, et Kassem s'endormit profondément.



Un baiser sur le front le réveilla. Il regarda. Amynèh était à genoux à côté de lui, le pressait entre ses bras, et lui disait:



– Es-tu malade, mon âme? Pourquoi ne t'es-tu pas couché cette nuit? Oh! saints Imams! Il est malade! Qu'as-tu, ma vie? Ne veux-tu pas parler à ton esclave?



Kassem vit qu'il était grand jour, et, rendant à sa femme le baiser qu'il en avait reçu, il lui répondit:



– La bénédiction soit sur toi! Je ne suis pas malade, grâce à Dieu!



– Grâce à Dieu! s'écria Amynèh.



– Non, je ne suis pas malade.



– Qu'as-tu donc fait hier au soir avec ce derviche étranger? Est-ce que, contrairement à tes habitudes, tu aurais bu de l'eau-de-vie et mangé des grains de pastèque rôtis pour te donner plus de soif?



– Dieu m'en préserve! s'écria Kassem; rien de semblable n'a eu lieu; nous avons seulement causé très tard de ses voyages… Où est-il, mon hôte? Il faut que j'aille le rejoindre.



Et, en parlant ainsi, Kassem se mit sur ses pieds; mais Amynèh continua:



– Le jour est déjà haut depuis longtemps et le soleil n'était pas levé, quand notre nègre, Boulour, a vu le derviche accroupi dans la cour auprès du bassin; il disait ses prières et accomplissait les ablutions légales. Ensuite, il a fait cuire, dans une coupe de cuivre, un peu de riz sur lequel il a jeté une pincée de sel; il l'a mangé et est parti.



– Comment, parti! s'écria Kassem consterné, comment parti? Ce n'est pas possible! Il avait encore mille choses de la dernière importance à m'apprendre! Il n'est pas possible qu'il soit parti!



– Il l'est, cependant, répondit Amynèh un peu étonnée de l'agitation de son mari. Quelle affaire avais-tu donc avec cet homme?



Kassem ne répondit rien, et d'un air sombre, irrité, concentré, il sortit de la chambre et quitta la maison. Il n'avait pas cessé de tenir le lingot d'or. En droite ligne, il courut au bazar et entra chez un joaillier de sa connaissance.

 



– Le salut soit sur vous, maître Abdourrahman! lui dit-il.



– Et sur vous le salut, Mirza! répliqua le négociant.



– Faites-moi une faveur; dites-moi ce que vaut ce métal.



Maître Abdourrahman mit ses vastes lunettes sur son nez, considéra le lingot, le passa à l'éprouvette et répondit paisiblement:



– C'est du bel et bon or, pur de tout alliage et qui vaut à peu près une centaine de tomans. Si vous le désirez, je le pèserai exactement, et vous remettrai le prix avec déduction d'un très petit bénéfice.



– Je vous remercie, répondit Kassem, mais, pour le moment, rien ne me presse de me séparer de cet objet, et j'aurai recours à vous, en temps et lieu.



– Quand il vous plaira, répartit le marchand.



Il salua Kassem, qui prit congé et sortit.



Il s'en alla à travers les bazars, frôlant les boutiques; mais les apostrophes enjouées des femmes qui, sous le voile, se permettent tout (on ne le sait que trop), les appels et les compliments de ses connaissances, les avertissements brusques des muletiers et des chameliers, pour qu'il eût à faire place à leurs hôtes, qui se succédaient en files interminables attachées à la queue les unes des autres et chargées de ballots dont il fallait craindre le contact pour chacun de ses membres, tout cela, qui l'amusait d'ordinaire, le fatiguait jusqu'à l'irriter aujourd'hui. Il avait un besoin impérieux d'être seul, livré à ce monde de pensées qui le tyrannisaient et le voulaient posséder sans conteste. Il sortit de la ville, et ayant atteint dans le désert un endroit où s'élevait un groupe de grands tombeaux en ruines, il entra sous une des coupoles à moitié effondrées et se mit dans un coin, à l'ombre. Là, s'étant assis, il s'abandonna aux idées dominatrices qui fondaient sur lui comme un essaim d'oiseaux de proie.



Il existe, dans toutes les rues de nos villes de l'Iran, des puits. Nos rues sont étroites et le puits est juste au milieu. Jamais on n'a pensé à l'entourer d'un mur comme dans les villes d'Europe, de sorte qu'il s'ouvre à fleur de terre, disposition beaucoup plus commode. Quand, pour une cause ou pour une autre, il se tarit, on ne s'amuse pas à le combler, ce qui prendrait trop de temps et donnerait trop de peine. On le couvre de deux ou trois planches, et, avec le temps, la terre s'accumule dessus. Naturellement, les planches pourrissent, des pieds maladroits les font s'effondrer, et, partout ailleurs que dans notre pays, un passant, un enfant, un animal quelconque s'abîmerait à chaque instant dans le vide et irait se tuer au fond du trou. Chez nous, c'est rare, parce que le Dieu très bon et très miséricordieux qui nous a dispensés de réfléchir à beaucoup de choses, prend soin de nous épargner les conséquences fâcheuses que pourrait avoir notre confiance en lui. Pourtant on ne peut jurer que quelqu'un ne disparaisse parfois dans l'abîme. Kassem avait un pareil abîme dans un coin de sa cervelle; il ne le connaissait pas lui-même; il venait d'y tomber. Il était au fond; il s'y agitait et ne devait pas en sortir.



D'ailleurs, il n'y songeait en aucune façon. Saisi, serré par ce qui s'était emparé de son imagination, de son intelligence, de son cœur, de son âme, par ce qui en maîtrisait toutes les puissances, il n'avait pas l'idée d'y résister; et non seulement il se laissait faire, mais il se laissait dévorer avec passion. Bref, une seule idée le possédait: marcher et marcher résolument dans la voie de son révélateur.



Que valait le monde au milieu duquel il avait vécu jusqu'alors? Rien, rien absolument; c'était de la fange au physique, de la fange au moral; en un mot, néant. Il voulait s'élever plus haut et planer au-dessus de cet univers, entrer dans le secret des forces qui font tout mouvoir, et cet univers, et bien d'autres plus grands, plus braves, plus augustes. Il savait que la substance première pouvait être trouvée, dominée, transformée; l'Indien le faisait; il en tenait, lui, Kassem, la preuve matérielle dans la main; il voulait le faire aussi! Il savait qu'on pouvait saisir, diriger toutes les forces motrices et créatrices, même les plus indomptées, même les plus sublimes; il voulait ce pouvoir; il savait qu'on pouvait ne plus mourir. Sans doute aucun être ne meurt! Mais il savait qu'on pouvait garder la vie actuelle, sous l'enveloppe actuelle, sans perdre la