Za darmo

Nouvelles Asiatiques

Tekst
0
Recenzje
iOSAndroidWindows Phone
Gdzie wysłać link do aplikacji?
Nie zamykaj tego okna, dopóki nie wprowadzisz kodu na urządzeniu mobilnym
Ponów próbęLink został wysłany

Na prośbę właściciela praw autorskich ta książka nie jest dostępna do pobrania jako plik.

Można ją jednak przeczytać w naszych aplikacjach mobilnych (nawet bez połączenia z internetem) oraz online w witrynie LitRes.

Oznacz jako przeczytane
Czcionka:Mniejsze АаWiększe Aa

Quand midi sonna, Omm-Djéhâne, ayant sans peine quitté son logis, attendu que les danseuses, rentrées par la grâce de Dieu, n'avaient eu rien de plus pressé comme de plus nécessaire que de chercher le repos de leurs lits, Omm-Djéhâne avait pris des rues détournées, et étant arrivée à la maison de poste, voilée à la façon des femmes tatares, avait frappé discrètement à la porte d'entrée. L'ordonnance d'Assanoff lui avait ouvert: elle avait passé vivement devant le soldat sans lui rien dire; et, lui, jugeant que cette femme était attendue par les officiers, n'avait pas même songer lui adresser une question. La danseuse entra ainsi dans la salle où était Moreno, occupé à boucler sa valise pour le départ, qui allait avoir lieu dans une heure.

Il leva les yeux au bruit, vit la jeune fille, et machinalement chercha du regard Assanoff. Omm-Djéhâne ne lui laissa pas le temps de se trouver embarrassé.

– Monsieur, lui dit-elle, je viens ici chercher le lieutenant Assanoff. Il a dû vous dire que je suis sa cousine, et, comme il ne peut pas manquer d'être confiant, il aura certainement ajouté que j'étais sa fiancée. Ainsi, comme il me paraît absent, permettez-moi de l'attendre.

– Mademoiselle, répondit Moreno froidement, en offrant toutefois une chaise à la nouvelle arrivée, vous avez raison, Assanoff est confiant; je sais que vous êtes sa cousine ou que, du moins, il le croit. Mais, quant à devenir sa fiancée et tout ce qui s'ensuit, dont vous ne me parlez pas, nous n'y sommes pas encore, et je vous engage à changer de visées.

– Pourquoi? monsieur.

– Mademoiselle, vous perdriez Assanoff et sans profit pour vous.

Omm-Djéhâne prit un air agressif.

– Qui dit que je cherche un profit? Assanoff vous a-t-il chargé de me parler comme vous le faites?

Moreno sentit qu'il ne devait pas se laisser emporter par son zèle; il rompit, comme disent les maîtres d'armes, et engagea le fer autrement.

– Voyons, mademoiselle, vous n'êtes pas une personne ordinaire, et il ne faut pas vous avoir regardée longtemps pour lire votre âme dans vos traits. Aimez-vous Assanoff?

– Pas du tout!

Elle avait du mépris plein les yeux.

– Que voulez-vous donc faire de lui?

– Un homme. C'est une femme, c'est un lâche, c'est un ivrogne. Il croit tout ce qu'on lui dit, et je le fais tourner comme je veux. Pourquoi pensez-vous que je puisse l'aimer? Mais il est le fils de mon oncle, l'unique parent qui me reste; je n'entends pas qu'il se déshonore plus longtemps; il me prendra chez lui, je suis sa femme, qui voulez-vous que j'épouse sinon lui? Je le détacherai de ses habitudes honteuses, je le servirai, je le garderai; et, quand il sera tué, ce sera comme un brave, par les ennemis, et je le vengerai.

Moreno fut un peu étonné. Il avait des parents dans les montagnes de Barcelone; mais il ne connaissait ni Catalane, ni Catalan de la force de cette petite femme. Pour lui trouver une rivale digne d'elle, il lui eût fallu remonter jusqu'aux Almogavares, et il n'avait pas le temps de chercher si loin.

– Je vous en prie, mademoiselle, soyons moins vifs. Assanoff ne mérite pas qu'on parle de lui sur ce ton-là; c'est un galant homme, et vous ne l'entraînerez pas à la dérive.

– Qui m'en empêchera?

– Moi!

– Vous?

– Parfaitement!

– Qui êtes-vous donc, vous?

– Juan Moreno, ancien lieutenant aux chasseurs de Ségovie, aujourd'hui cornette aux dragons d'Imérétie, grand serviteur des dames, mais assez entêté.

Il n'avait pas fini qu'il vit briller une lame scintillante à un pouce de sa poitrine. Instinctivement, il étendit le bras et il eut le temps de saisir le poignet d'Omm-Djéhâne, au moment où le couteau affilé lui entrait dans la chair. Il tordit le bras de l'ennemie, la repoussa sans la lâcher (elle-même ne laissa pas tomber son arme); elle le regardait avec des yeux, de tigresse; lui la fixait avec des yeux de lion, car il était en colère, et il la colla violemment contre la muraille:

– Eh bien! mademoiselle, lui dit-il, qu'est-ce que cet enfantillage? Si je n'étais pas celui que je suis, je vous traiterais comme vous le cherchez.

– Qu'est-ce que tu ferais? répliqua impétueusement Omm-Djéhâne.

Moreno se mit à rire et la lâchant tout à coup sans faire le moindre geste qui impliquât l'envie de la désarmer, il lui répondit:

– Je vous embrasserais, mademoiselle; car voilà ce que gagnent les jeunes filles qui se permettent d'agacer les garçons.

En parlant ainsi, il tira son mouchoir de sa poche et l'appuya sur sa poitrine. Le sang coulait fort et tachait sa chemise. Le coup avait été bien appliqué; heureusement il n'avait pas pénétré, sans quoi Moreno aurait mesuré sa longueur sur le plancher sans plus se relever jamais.

Omm-Djéhâne souriait et dit d'un air de triomphe:

– Il ne s'en est pas fallu de beaucoup! une autre fois, j'aurai la main plus sûre.

– Grand merci! Une autre fois je serai sur mes gardes, et remarquez que vous avez gâté tout à fait vos affaires. Arrive, Assanoff, regarde la belle imagination de mademoiselle!

Assanoff était sur le seuil, le visage cramoisi, les yeux hors de la tête. Il venait d'achever son hébétement avec le raki du maître de police, et le ciel voulait que l'ivresse lui eût fait prendre Omm-Djéhâne en horreur.

– Que le diable l'emporte, cette mademoiselle! Qu'est-ce qu'elle a encore fait? Tiens! vois-tu, Omm-Djéhâne, laisse-moi tranquille! Quelles vieilles histoires viens-tu me conter! Est-ce que tu crois que je me soucie du Caucase et des brutes qui l'habitent? Mon père et ma mère? Vois-tu, je te le dis entre nous, c'étaient d'infâmes brigands, et quant à ma tante, ah! la sorcière! Tu ne peux pas nier que c'était une sorcière! D'ailleurs, moi, je veux aller passer l'hiver prochain à Paris! j'irai souper aux plus fameux cafés! je fréquenterai les petits théâtres! Tu viendras avec moi, Moreno! n'est-ce pas, Moreno, tu viendras avec moi! Ah! mon petit frère, ne m'abandonne pas! Allons à l'Opéra! Omm-Djéhâne! tiens, viens, donne-moi le bras! Tu verras là! ah! tu verras là des jeunes personnes qui dansent un peu mieux que toi, je te l'avoue! Écoute! non, viens plus près, que je te dise quelque chose: veux-tu que nous allions chez Mabille?.. Il paraît que c'est tout ce qu'il y a de plus…

On prétend que la fixité du regard de l'homme opère sur les brutes d'une manière merveilleuse, qu'elle les terrifie, les fait reculer et les réduit, en quelque sorte, à néant. Que cela soit vrai ou non, Assanoff ne put soutenir l'expression des yeux que la jeune fille tenait attachés sur les siens; il se tut, puis il tourna à droite et à gauche, cherchant visiblement à se soustraire à un malaise; enfin cette cause nouvelle de désordre achevant de mettre le trouble dans ses facultés, il tomba sur le lit et ne bougea plus. Alors Omm-Djéhâne se tourna vers Moreno et lui dit froidement:

– Monsieur, vous devez être satisfait. Je vois et vous voyez aussi votre ami hors d'état de faire la folie dont vous aviez peur, je vous félicite. C'est un homme encore plus civilisé que je ne le croyais. Il vient de renier son père, il vient de frapper sur la mémoire de la femme qui l'a mis au monde! Vous l'avez entendu insulter sa famille, et ce qu'est son pays à ses yeux, il vous l'a confessé. Pour moi, je ne peux pas deviner pourquoi le ciel nous a épargnés l'un et l'autre, dans la destruction de la tribu; moi qui suis une femme, pour me mettre dans la poitrine le cœur qu'il aurait dû avoir, et lui, en lui donnant la lâcheté dont je n'aurais pas dû rougir! Enfin, les choses sont ainsi; nous ne les changerons pas. Dieu m'en est témoin! Depuis que je me connais, je n'ai jamais eu qu'un désir: celui de le voir, celui-là même qui est là couché, celui qui est là aplati comme une bête immonde! Oui! Dieu le sait! Le sachant vivant, je me répétais dans mes plus grandes souffrances: Tout n'est pas perdu! Rien n'est perdu! Il vit, Mourad! Il viendra à mon aide!.. Je me rappelle, entre autres, une certaine nuit des plus misérables dans ma misérable existence; j'étais seule au fond d'un bois, accroupie entre des racines d'arbres: je n'avais mangé depuis deux jours qu'un morceau de biscuit gâté, jeté par des soldats au bord d'un campement; c'était l'hiver; la neige tombait sur moi. Je consultais mon chapelet, et le sort infaillible me répétait: Tu le reverras! tu le reverras! Et, au fond horrible de mon épouvantable misère, l'espérance me soutenait. Tous les jours, depuis ce temps, je me disais: Je le reverrai! Mais où? mais quand? L'istikharèh me disait que c'était bientôt, que c'était ici. Je suis venue ici. Hier, j'ai été avertie de même. J'étais assurée que le moment approchait et, en vérité, je l'ai vu, le voilà, vous le voyez aussi! Vous qui êtes un Européen, vous êtes fier, sans doute, de ce que vos pareils en ont fait; pour moi, qui ne suis qu'une barbare … vous me permettrez d'être d'un autre avis. Gardez-le donc! Il ne me retrouvera pas au milieu des guerriers de sa nation, il ne combattra pas pour venger son pays, je ne dirai pas pour l'affranchir, je sais que ce n'est plus possible. Il ne protégera pas sa cousine, la dernière, l'unique fille de sa race, il ne la tirera pas de la misère et du désespoir. Non! non! non! Il l'y replonge! Adieu, monsieur, et si la malédiction d'un être faible et qui ne vous avait jamais fait de mal peut être de quelque poids dans la balance de votre destinée, qu'elle y pèse tout ce que…

– Non, Omm-Djéhâne, non! Ne me maudissez pas, je ne le mérite point! Pardonnez-moi les paroles mal sonnantes dont j'ai usé envers vous, je ne vous connaissais pas. Maintenant que je sais qui vous êtes, je donnerais beaucoup pour vous venir en aide. Voyons, ma chère enfant, asseyez-vous là. Parlez-moi comme à un frère. Je suis de votre avis, nous vivons dans un monde fâcheux, et, barbare ou policé, le meilleur n'en vaut rien. Que vous faut-il? De l'argent peut-il vous aider? Je n'en ai pas beaucoup. Tenez, voilà ce qui me reste, prenez-le. Pour tout au monde, je voudrais vous servir. Vous me regardez! Je ne vous tends pas de piège! Et, tenez, le pauvre Assanoff! Je ne l'aurais pas détourné de vous, qu'il s'en serait détourné lui-même. Vous savez maintenant ses habitudes. Que pourriez-vous attendre de lui?

 

– Vous ne vous enivrez donc pas, vous? demanda Omm-Djéhâne avec un certain accent de surprise.

– Ce n'est pas l'usage de mon pays, répondit-il. Enfin, parlons de vous. Qu'allez-vous devenir? Que comptez-vous faire?

Elle tint ses yeux attachés sur ceux de Moreno pendant quelques instants et lui dit:

– Aimez-vous une femme dans votre pays?

Don Juan pâlit légèrement, comme il arrive aux blessés dont on touche à l'improviste la chair vive; il répondit toutefois;

– Oui! j'aime une femme!

– Vous l'aimez bien?

– De toute mon âme!

Omm-Djéhâne ramassa son voile autour d'elle, couvrit son visage, s'avança vers la porte et là, s'arrêtant un instant sur le seuil, elle se retourna vers Moreno et lui dit avec l'emphase que les Asiatiques mettent à prononcer de telles paroles:

– Que la bénédiction de Dieu soit sur elle!

L'officier fut touché jusqu'au fond du cœur. Omm-Djéhâne avait disparu. Assanoff ronflait comme une toupie. L'ordonnance vint dire que les chevaux étaient attelés et que le tarantass attendait; on transporta l'ingénieur dans la voiture, et, partant au galop, les deux amis sortirent de Shamakha, laissant bientôt cette petite ville se perdre loin derrière eux dans les tourbillons de poussière que leurs quatre roues soulevaient avec impétuosité.

Le paysage, en avant et en arrière de Shamakha, du côté de Bakou, est d'une grandeur et d'une majesté singulières. Ce n'est plus précisément l'aspect ordinaire du Caucase. Là, abondent les escarpements farouches, les forêts pleines d'ombres et d'horreurs, les vallées où le soleil s'aventure et ne reste pas; les torrents énormes tombant par nappes épaisses sur des rochers géants, et, dans leur lutte avec ces masses, s'éparpillant en écume et en courants furieux; des défilés resserrés, étouffants; des gorges comme celles du Souràm, dont les pentes, les hauteurs, les vertiges rappellent ce qu'on lit dans les contes; puis, au travers de tout cela, des rivières paresseuses; ce sont elles qui font la transition de ces tableaux tourmentés avec ce qu'étale la grande vallée qui mène à Bakou. Là, au contraire, beaucoup d'espace, beaucoup d'air clair, de lumière limpide; un sol argileux, poussière en été, mais poussière fine, impalpable, étouffante; en hiver, boue profonde où les troïkas les plus légères s'engloutissent par-dessus les moyeux; puis, courant parallèlement de droite et de gauche, les rangées lointaines des montagnes: c'est déjà un avant-poste des grandes vallées, des grandes chaînes, des immenses étendues de la Perse.

Moreno avait été si affecté de sa rencontre inopinée avec la danseuse, et surtout de ce qu'il se figurait d'elle et de la façon dont il la comprenait, qu'il restait presque insensible à la grande scène que traversait la voiture, emportée par ses quatre chevaux, et il restait perdu dans ses réflexions. Sa blessure à la poitrine ne laissait pas que d'être un peu douloureuse. La chair avait été bien entamée. Don Juan s'était pansé comme il avait pu, mais cette sensation rude, cette secousse violente par lesquelles la jeune lesghy avait, en quelque sorte, appris en un clin d'œil à l'officier ce qu'elle était et le souvenir qu'il devait garder de son entrevue avec elle, ne mettait pourtant aucune amertume dans les réflexions qui en étaient la conséquence, et le jugement final de Moreno était assez sain et judicieux. Peut-être un Allemand, un homme du Nord, eût-il eu de la peine à s'expliquer un tempérament qu'un Espagnol sentait plus en rapport avec le sien.

Omm-Djéhâne, la pauvre fille, n'était pas sortie un seul instant de sa vie de l'émotion produite sur elle par la prise de l'aoûl. Toujours elle avait gardé sous ses yeux, elle y gardait encore les flammes dévorant sa maison, les cadavres des siens tombant les uns sur les autres, les figures farouches et exaspérées des soldats; elle avait gardé dans ses oreilles les cris de désespoir et de détresse, les détonations des armes à feu, les vociférations des vainqueurs. Aux soins que l'on avait eus d'elle, pendant sa petite enfance, dans la famille du général, elle n'avait absolument rien compris, sinon qu'elle était au milieu des assassins; elle se considérait, non seulement comme une esclave, mais comme une esclave humiliée, et l'abandon avec lequel sa protectrice, excellente femme, racontait à chaque visiteur nouveau l'histoire authentique de la petite lesghy, dans le but, assurément, de rendre l'enfant plus intéressante, n'avait jamais manqué d'être ressenti par Omm-Djéhâne comme le comble de l'insulte. Elle n'y voyait que les vanteries et l'arrogance des vainqueurs. On avait eu peine à l'instruire; comme tous les Asiatiques, et surtout comme les gens de sa nation, elle était d'une intelligence merveilleuse; d'ailleurs, ayant eu l'occasion de remarquer que savoir passait pour un mérite, et que les filles de la générale, apprenant moins bien et avec moins de facilité, étaient grondées et pleuraient à chacun de ses succès, elle avait redoublé d'efforts et éprouvé beaucoup de joie de leur valoir ce mal. Un moment, elle avait même conçu une idée d'une bien autre portée. Ne doutant pas un instant que les Russes, pour lesquels elle professait, dans sa petite imagination, autant de dédain que de haine, ne dussent tous leurs succès qu'à la sorcellerie, et que cette sorcellerie n'eût ses secrets dans les livres dont elle voyait faire tant de cas, elle se proposa de devenir magicienne à son tour. Mais elle eut beau lire ce qui lui tomba sous la main, comme elle ne trouva rien qui la conduisît à son but, elle se découragea. Cependant, elle ne douta jamais que des maléfices puissants ne fussent au fond de toutes ses affaires; car, d'esprit comme de cœur, elle resta toujours lesghy, et la forme et la nature de son esprit ne changèrent pas plus que ses affections.

Ainsi qu'elle le dit à Assanoff, elle avait su de tout temps qu'il avait échappé au massacre et qu'il était élevé à l'École des cadets. Dès lors, elle avait vu en lui son mari futur; suivant sa façon de raisonner, elle ne devait pas en avoir un autre. Sur ce point s'étaient attachés ses rêves; les résolutions qu'elle avait pu prendre, en dehors de celles de l'emportement, de l'aversion, dont elle n'était jamais trop maîtresse, avaient toujours eu pour but principal de la rapprocher de son cousin. Elle était trop méfiante pour prendre conseil de personne que de l'istikharêh, mais elle mettait une confiance absolue dans les oracles de ses grains de chapelet. Devenue danseuse pour subsister, elle ne s'était pas trouvée rabaissée le moins du monde; les danseuses de Shamakha ont une réputation qui ressemble à de la gloire; et, d'ailleurs, les femmes d'Asie ne sont ni en haut, ni en bas d'une échelle sociale quelconque; elles peuvent tout faire; elles sont femmes ou impératrices ou servantes, et restent femmes, ce qui leur permet de tout dire, de tout faire et de n'avoir aucune responsabilité de leurs pensées ni de leurs actes devant la raison et l'équité; elles comptent uniquement avec la passion, qui, à son gré, les ravale, les tue ou les couronne. Omm-Djéhâne n'était pas vicieuse, il s'en fallait; elle était complètement chaste et pure; mais elle n'était pas vertueuse non plus, parce que, si quelqu'une de ses inclinations l'eût commandé, elle eût renoncé à cette chasteté en une seconde, sans combat, sans résistance et même sans le moindre soupçon d'avoir tort. Il n'était pas à croire, pourtant, qu'elle se départît de sa réserve en faveur d'un Franc, tant elle professait d'éloignement pour cette race. Grégoire Ivanitch, l'Ennemi-de-l'Esprit, avait cru, un instant, éprouver pour la jeune danseuse un goût vif, et ne s'était, naturellement, fait aucun scrupule de le lui témoigner; de ce côté, le danger avait été nul pour elle; mais il s'en était suivi, de la part des Splendeurs de la Beauté, sa maîtresse, une suite de conseils et d'insinuations, mêlés de critiques, de reproches tempérés, il est vrai, par la peur qu'inspirait Omm-Djéhâne à tout ce qui l'approchait. La jeune fille ne cédait pas parce qu'elle attendait Assanoff, et que l'istikharêh lui garantissait de plus en plus qu'il allait arriver bientôt. Ce fut pour avoir la paix qu'elle consentit à être vendue comme esclave ou comme femme, c'était tout un, au vieux Kaïmakam des environs de Trébizonde. Elle gagnait du temps et ne s'embarrassait guère de rompre sa parole, s'il le fallait, au moment de conclure. Voilà ce qu'était Omm-Djéhâne; voilà ce qu'elle avait été jusque-là: en somme, une pauvre créature, profondément malheureuse et à plaindre, bien qu'elle ne pleurât pas sur elle-même et ne réclamât la pitié de personne.

Ainsi qu'il a été dit, Moreno apprécia bien l'essentiel de la situation. Après quelques heures, Assanoff finit par se réveiller. Il fut grognon et maussade, ne prononça pas le nom d'Omm-Djéhâne, ne fit aucune allusion à ce qui s'était passé à Shamakha, et tomba dans une prostration morale et physique dont Moreno eut compassion. Il s'apercevait que, dans le cœur du tatar, un combat terrible se livrait entre des instincts, des goûts, des habitudes, des faiblesses, des concessions et des remords, où aucune des forces contendantes n'était assez vigoureuse pour l'emporter. Le voyage s'acheva donc fort tristement, et par un contre-coup de l'état où il voyait son ami, l'exilé espagnol commençait à trouver la vie intolérable. Quand la voiture entra à Bakou, l'aspect premier de la ville ne lui rendit pas la gaîté.

La Caspienne, cette mer mystérieuse et sombre, plus inhospitalière encore que l'Europe, sur les deux tiers de ses rivages, couvrait au loin l'horizon de ses eaux plombées, sur lesquelles le ciel pesait gris et bas. Il venait de pleuvoir; les rues et les chemins montraient trois pieds de boue jaunâtre, boue tenace dont les voitures, les hommes, les animaux ont bien de la peine à sortir. Les faubourgs, composés de maisons de bois bâties à la russe, de magasins du gouvernement, de chantiers et de fabriques, dont les hautes cheminées envoient jusqu'au ciel la fumée du charbon de terre, étaient peuplés d'une foule à moitié tatare, à moitié soldatesque. De loin en loin passait une dame habillée à l'Européenne, avec un chapeau qui rappelait les modes occidentales. L'ancienne enceinte fortifiée de la résidence des souverains tatars gardait encore sa porte en forme de trèfle, et, quand l'équipage passa, de petits mendiants indigènes se mirent à le poursuivre, en faisant la roue et en hurlait d'une voix lamentable et en français:

– Donnez de l'argent, mousiou! Bandaloun!

Ce qui voulait dire qu'ils demandaient de l'argent et qu'on leur voulût bien accorder aussi un pantalon. Telle est l'éducation que de jeunes officiers en gaîté dépensent d'une façon toute libérale. Dans les rues étroites, où la plupart des maisons sont encore à la mode ancienne, on aperçoit, au milieu de nombreuses enseignes de marchands et d'artisans russes, des indications comme celle-ci: Bottier de Paris; Marchande de modes. Il faut avouer que ces amorces à la crédulité publique sont à peine fallacieuses, et que ce que l'on achète dans ces boutiques n'est pas de nature à tromper sur la provenance la plus robuste ingénuité.

Une fois arrivé, Assanoff fut distrait enfin par le mouvement. Il se secoua, il reprit son humeur ordinaire. D'ailleurs, il eut son réveil. De son côté, Moreno présenté à son colonel, bien reçu par ses camarades, fêté par les Européens et se sentant acculé dans la nécessité, s'ingénia à moins regarder en arrière. Au bout de trois mois il avait reconquis son épaulette de lieutenant. Il fit partie d'une expédition, s'acquitta bien de son devoir et passa capitaine. Les militaires considèrent la vie d'une façon spéciale; si on leur donnait à choisir entre le paradis, en perdant leur ancienneté, et l'enfer avec le grade supérieur, fort peu hésiteraient; et quant à ceux qui choisiraient la présence de Dieu, nul doute que leur éternité ne se passât à déplorer leur sacrifice. Cependant Don Juan garda pendant plusieurs années les désirs de son cœur tournés vers l'Espagne. Son amour ne lui causait plus le mal irritant des premiers mois; c'était une habitude tendre, une préoccupation mélancolique dont son âme restait comme saturée. Il écrivait souvent, on lui répondait; ils espérèrent autant qu'ils purent espérer de voir leur séparation finir. Quand la politique releva leva la hache qu'elle avait laissé tomber entre eux, il fallut bien reconnaître que les conditions matérielles de l'existence ne permettaient pas à Moreno de quitter le Caucase, puisqu'il n'avait que sa solde et ne pouvait recommencer un nouveau métier; et la jeune femme, elle, n'était pas non plus assez riche pour rejoindre son amant. Tout en resta là. Ils ne se marièrent ni l'un ni l'autre, cessèrent avec le temps d'être malheureux; mais, heureux, ils ne le furent jamais.

 

Bien longtemps avant l'époque indiquée ici, Moreno rentrant une nuit assez tard de chez le général gouverneur, où il avait passé la soirée, vit, de loin, dans la rue déserte qui longe l'ancien palais du khan tatar, réduit alors à la condition de magasin à poudre, une femme qui marchait dans la même direction que lui. C'était l'hiver; il faisait froid, la neige couvrait la terre à plusieurs pouces d'épaisseur, tout était gelé, et la nuit était assez noire.

Moreno se dit:

– Quelle peut être cette malheureuse?

Le capitaine avait vu beaucoup de misères, il avait contemplé beaucoup de désastres; sa propre existence n'avait pas été gaie. Dans de pareilles circonstances, l'homme devient mauvais ou excellent: Moreno était excellent.

Aussi bien que les ténèbres s'y prêtaient, il suivait des yeux, avec compassion, cette créature qui s'en allait là, seule; et comme il crut remarquer qu'elle hésitait en marchant et chancelait, il hâtait le pas pour la rejoindre et lui porter secours, quand, à son grand étonnement, il la vit s'arrêter précisément devant sa porte, et, alors, il entendit derrière lui des pas précipités.

Il se retourna et reconnut à l'instant le Doukhoboretz. Grégoire Ivanitch était nu-tête, sans pelisse, et se hâtait autant que son embonpoint déjà fort accru le lui pouvait permettre. Moreno pensa, ce qui, d'ailleurs, était vrai, que l'Ennemi-de-l'Esprit cherchait à rejoindre la femme, et il lui passa l'idée que c'était à mauvaise intention.

Il le saisit donc par le bras et s'écria vivement:

– Où allez-vous?

– Ah! monsieur le capitaine, je vous en prie, ne me retenez pas! La pauvre fille s'est échappée!

– Qui? De quelle fille parlez-vous?

– Ce n'est pas le moment de causer, monsieur le capitaine; mais puisque vous voilà, aidez-moi à la sauver. Nous le pouvons peut-être encore, hélas! et il est certain que, si quelqu'un doit la calmer, ce sera vous!

Il entraîna Moreno. Celui-ci, étonné, se laissa faire, et quand il ne fut plus qu'à quelques pas de sa maison, il vit avec épouvante la femme étendre les bras contre la porte en cherchant à se soutenir et chanceler; elle allait tomber sur le seuil; il la retint, la saisit dans ses bras, la regarda en face: c'était Omm-Djéhâne.

Celle-ci, en l'apercevant, eut une sorte de spasme électrique qui lui rendit un éclair de force; elle jeta ses mains autour de son cou, l'embrassa avec force et ne lui dit que ce mot seul:

– Adieu!

Puis ses bras se détendirent, elle se laissa aller en arrière; il la regarda stupéfait, et, vraiment, il vit qu'elle était morte.

Dans ce moment, Grégoire Ivanitch le rejoignit et l'aida à maintenir le corps insensible. Moreno voulait le porter dans son logis.

– Non, dit l'Ennemi-de-l'Esprit on secouant la tête, la malheureuse enfant n été malade chez moi, c'est moi qui l'ensevelirai et c'est à mes frais qu'elle sera enterrée. La voilà morte; elle ne m'aimait pas! mais je lui voulais du bien, moi, et c'est assez pour que je me regarde comme son seul parent.

– Enfin, dit Moreno, qu'est-il arrivé?

– Peu de chose. Elle n'a pas voulu être vendue, elle a refusé d'aller à Trébizonde; elle a refusé de danser, et, ce qui ne lui était jamais arrivé, ce que l'on n'avait jamais vu, elle passait ses jours et ses nuits à pleurer, elle se frappait la poitrine et se déchirait le visage avec ses ongles. Les Splendeurs de la Beauté ne savait plus qu'en faire et avait grande envie de s'en débarrasser. Pour moi, je dis à Omm-Djéhâne: Ma fille, tu l'entends fort mal, et c'est visiblement l'Esprit qui te tourne la tête. Laisse là tes sottes idées! Bois, ris, chante, amuse-toi, ne te refuse aucune fantaisie; tu es jeune, tu es jolie, on t'admire, tu danses comme une fée; le général lui-même sera à tes pieds si tu veux. Pourquoi ne veux-tu pas?

– Elle me répondit: parce que j'aime et qu'on ne m'aime pas!

Nous ne pûmes jamais en apprendre davantage. Cependant moi, qui avais été d'abord amoureux d'elle, tout en n'y tenant guère, je la pris en amitié et l'emmenai à ma ferme où elle consentit à venir. Je la soignai, je tâchai de la distraire, et, que voulez-vous? à force de pleurer, elle a commencé à tousser, et j'ai fait venir un médecin. Cet homme lui déclara qu'elle devait se soigner et éviter de prendre froid. Savez-vous ce qu'elle a fait? Elle est allée se rouler dans la neige! Ah! l'Esprit! l'Esprit! Ne m'en parlez pas! Mais vous êtes tous aveugles, vous autres Gentils! A la fin, il y a trois jours, elle m'a dit positivement ce que je vais vous répéter, c'est de la folie pure; mais, pourtant, ce sont bien ses paroles exactes: elle m'a dit:

– Mène-moi à Bakou!

– Pourquoi faire? ai-je répondu.

– Pour mourir, me répliqua-t-elle.

Le chagrin me serra la gorge, et je lui répondis brusquement:

– On meurt aussi bien ici qu'à Bakou.

– Non! Je veux mourir sur le seuil de la porte du capitaine Moreno.

Je la crus en délire; elle n'avait jamais prononcé votre nom; jamais, dis-je, pas une seule fois! Mais elle s'irrita et me répliqua en colère:

– Ne me comprends-tu pas?

Quand elle se fâchait, le sang partait de sa gorge et elle en avait pour des heures de souffrance! Je cédai.

– Eh bien! partons!

Nous sommes venus ici. Elle m'a envoyé chercher du secours tout à l'heure, m'assurant qu'elle se sentait plus mal et ce n'était que trop vrai; et, pendant que je lui obéissais … vous voyez!

Un sanglot coupa la voix du pauvre diable.

Moreno eut un chagrin profond. Ce n'était pas raisonnable. Ce qui pouvait advenir de plus heureux à Omm-Djéhâne était arrivé justement. Que fut-elle devenue dans la vie? Si elle était restée une vraie et fidèle lesghy, l'abandon d'Assanoff et de ses premiers rêves n'eût pas bouleversé son âme; elle avait souffert beaucoup, elle aurait souffert encore, sans doute, mais l'orgueil satisfait et la conscience assurée l'auraient soutenue jusqu'au bout, et, soit qu'elle eût continué à ravir les hommes de goût de Shamakha par le prestige de sa danse, soit qu'elle eût préféré le harem obscur du vieux Kaïmakam, elle aurait pu, désormais, obtenir une longue vie, et, comme les femmes des anciens patriarches, en voir tomber le crépuscule paisible dans une mort paisible et honorée. Mais elle aussi, elle avait fini par être infidèle aux dieux de la patrie. Elle s'en était défendue, elle s'était raidie, elle était tombée bravement victime de sa résistance: mais, enfin, il n'est que trop vrai, au fond du cœur elle avait faibli: elle avait aimé un Franc!

Quand Moreno raconta toute cette affaire à Assanoff, le Tatar civilisé en fut extrêmement ému; il ne dégrisa pas de huit jours, et on le rencontrai partout chantant la Marseillaise. Ensuite, il se calma.