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Cependant, derrière elles, avaient paru quatre hommes, auxquels personne ne donna la moindre attention. Ils allèrent s'accroupir dans l'angle du salon opposé à celui qu'occupaient les danseuses; c'étaient les musiciens. L'un tenait une guitare légère appelée târ; l'autre une sorte de rebec, violon à long manche, ou kémantjêh; le troisième avait un rebab, autre instrument à cordes, et le quatrième un tambourin, élément indispensable de toute musique asiatique, où le rythme doit être extrêmement marqué.

D'une voix unanime, la société demanda le commencement de la danse. Le gouverneur et le maître de police se firent plus particulièrement les interprètes du vœu général auprès des Splendeurs de la Beauté, et celle-ci, après s'être laissé prier le temps convenable pour une artiste qui connaît sa valeur, et avoir montré sa modestie par une aimable confusion, se leva en pied, s'avança lentement jusqu'au milieu du salon, et fit un signe de tête imperceptible aux musiciens dont les instruments partirent tous à la fois. Chacun avait reculé sa chaise contre le mur, de façon à laisser un vaste espace absolument libre.

Alors, sur un air extrêmement lent et monotone, accompagné par le tambourin roulant d'un bruit saccadé, sourd et nerveux, la danseuse, sans bouger de place, appuyant ses mains sur ses hanches, fit quelques mouvements de la tête et du haut du corps. Elle tourna lentement sur elle-même. Elle ne regardait personne, elle était impassible, et semblait comme absorbée. L'attention la suivait, attendait une activité qui ne venait pas, et, précisément à cause de cette attente trompée, devenait à chaque instant plus intense. On ne saurait mieux comparer l'impression produite par ce genre d'émotion qu'à celui qu'on éprouve au bord de la mer, quand l'œil demande constamment à la vague de faire plus, de monter plus haut, d'aller plus loin que la vague précédente, et qu'on écoute son bruit dans l'espérance, successivement déçue, que le bruit qui va venir sera de quelque peu plus fort, et, cependant, on reste là, assis sur la grève; des heures entières s'écoulent et l'on a peine à s'éloigner. Il en est ainsi de la séduction opérée sur les sens par les évolutions des danseuses de l'Asie. Il n'y a point de variété, il n'y a point de vivacité, on ne variera que rarement un mouvement subit, mais il s'exhale de ce tournoiement cadencé une torpeur, dont l'âme s'accommode et où elle se complaît comme dans une ivresse amenant un demi-sommeil.

Puis, la puissante danseuse se mut lentement sur le parquet, en étendant à moitié ses bras arrondis; elle ne marchait pas; elle glissa par une vibration imperceptible; elle s'avança vers les spectateurs, et passant lentement près de chacun, donna à chacun une sorte de frisson en lui laissant croire, espérer peut-être, qu'elle allait lui accorder un signe d'attention. Elle n'en fit rien. Seulement, quand elle fut devant les deux Musulmans, elle leur laissa soupçonner un nouvel indice bien apprécié de sa déférence, de sa partialité, en doublant la durée du temps d'arrêt très court dont elle avait flatté les autres, ce qui fut vivement senti et applaudi; car, dans cette danse discrète, la moindre nuance ressort avec précision. Quand la musique s'arrêta, l'enthousiasme des spectateurs éclata en applaudissements. Moreno seul restait froid. On ne goûte pas ces sortes de choses à la première vue, et le plaisir causé par les divertissements nationaux exige, en tous les pays, une expérience et une initiation. Il n'en fut pas ainsi d'Assanoff; son exaltation s'exprima d'une manière tout à fait inattendue.

– Pardieu! dit-il, je suis un homme civilisé et j'ai été à l'École des cadets, à Saint-Pétersbourg; mais je veux que le diable m'emporte si, dans l'Europe entière, ou trouve rien d'égal à ce que nous venons de voir! Je demande que quelqu'un d'ici danse la lesghy avec moi. N'y a-t-il plus une seule goutte de sang dans les veines de personne! Etes-vous tous abrutis ou tous Russes?

Un officier tatar, engagé dans l'infanterie, se leva et vint prendre Assanoff par la main.

–Allons, dit orgueilleusement le fantassin, Mourad, fils de Hassan-Bey, si tu es fils de ton père, montre ce que tu sais!

L'ingénieur lui répondit par un coup d'œil dont Moreno n'avait jamais vu l'expression à la fois dure et sauvage, mais pleine de flammes, et, dans leurs capotes d'uniforme, les deux Tatars se mirent à danser la lesghy. La musique avait vigoureusement attaqué la mélodie barbare particulière à ce pas. Ce n'était rien de langoureux, ce n'était rien de languissant. Mourad, fils de Hassan, n'était plus ivre; il semblait le fils d'un prince et prince lui-même. On l'eût pris pour un des soldats de l'ancien Mongol Khoubilaï; le tambourin sonnait, palpitait avec ardeur, avec un emportement de cruauté et de conquête. Les assistants, à l'exception de l'Espagnol, étaient possédés par le vin et l'eau-de-vie et n'avaient ni entendu les paroles d'Assanoff, ni compris rien aux émotions qui l'agitaient. Tout ce qu'on savait de cette scène, en définitive étrange, c'est que l'ingénieur dansait la lesghy à merveille, et ce drame qui figure la bataille, le meurtre, le sang, et partant, la révolte, se jouait devant ces conquérants, sans qu'ils songeassent le moins du monde à en comprendre, encore bien moins à en redouter le sens. Seul, Don Juan restait stupéfait de l'expression nouvelle répandue sur les traits d'Assanoff, et, quand la danse se fut terminée au milieu des trépignements de joie de tous les officiers russes, et que l'attention générale fut distraite par l'entrée dans la salle d'un assez grand nombre de domestiques apportant de nouvelles pipes, du thé et de l'eau-de-vie, il attira son ami dans un coin de la chambre qui se trouvait être celui où étaient les danseuses, toutes debout pendant la lesghy, et lui dit à demi-voix:

– Es-tu fou? Qu'est-ce que c'est que cette comédie-là, que tu viens de jouer? Pourquoi te donnes-tu en spectacle? Si tu aimes ton pays, ne peux-tu le témoigner autrement que par des convulsions?

– Tais-toi, lui répondit brusquement Assanoff, tu ne sais ce dont tu parles! Il est des choses que tu ne peux pas connaître! Certes, je suis un lâche, je suis un misérable, et le dernier des hommes est cet infâme coquin de Djemiloff, qui vient de danser avec moi, il n'est pas moins avili, quoiqu'il ait dansé comme un homme! Mais, vois-tu, il y a pourtant des moments encore où, si bas qu'on ait le cœur, on le sent qui se relève, et le jour n'est pas venu où un Tatar verra danser les filles de son pays sans que des larmes de sang se forment sous sa paupière!

Des larmes de sang se formaient peut-être là où disait Assanoff; mais comment le savoir? Ce qui est certain, c'est que, de vrais, de gros pleurs roulaient sur sa joue. Il les essuyait rapidement d'une main, avant qu'on eût eu le temps de les remarquer, quand il se sentit prendre l'autre; il se retourna et vit Omm-Djéhâne. Elle lui dit rapidement, en français:

– Cette nuit! deux heures avant le destèh! à ma porte! ne frappe pas!

Elle s'écarta aussitôt; quant à lui, cette parole d'une belle personne, d'une personne qui avait passé jusqu'alors pour insensible et parfaitement invincible, et qui était comme la gloire des danseuses de la ville, précisément parce qu'elle consentait peu à montrer ses talents, cette charmante parole le rendit subitement à la civilisation que, depuis quelques minutes, il paraissait oublier d'une façon si complète, et, passant son bras sous celui de Moreno, il entraîna l'officier espagnol à quelques pas et lui murmura dans l'oreille:

– Peste! je suis un heureux coquin! J'ai un rendez-vous!

– Avec qui?

– Avec la Fleur des Pois! Je te raconterai tout demain. Mais, attention! Il ne faut plus que je me grise!

– Non! il me semble que tu as assez perdu la tête comme cela, ce soir.

– La tête! le cœur! les sens! l'esprit par-dessus le marché! La bonne histoire! la bonne histoire! J'en ferai mon brosseur de cette petite personne! Je l'emmènerai à Bakou, et nous donnerons des soirées d'artistes! Mais, motus! Soyons discrets comme des troubadours jusqu'à demain matin.

Les nouvelles santés qu'on porta en foule, aidées de l'éclat des yeux des Splendeurs de la Beauté, de Djemylèh et de Talhemèh, car Omm-Djéhâne se tint à part, sous la protection des deux graves Musulmans qui, sans en avoir l'air, étendirent vers elle une protection fort efficace; le bruit épouvantable, les danses qui recommencèrent et se poursuivirent encore quelques heures, toutes les délices de cette soirée, enfin, eurent le résultat qu'on en devait attendre. Le gouverneur fut porté dans son lit; le maître de police gagna le sien sur les épaules de quatre hommes; une moitié des officiers dormit sur le champ de bataille, l'autre joncha les rues de corps généreux, mais vaincus. Les trois danseuses rentrèrent ou ne rentrèrent pas au logis: on n'a jamais su au juste ce qui était advenu de ce détail. Omm-Djéhâne, seule, regagna paisiblement la demeure commune sous la protection des amis qu'elle s'était assurés, et qui la quittèrent en maudissant de tout leur cœur les ignobles pourceaux de chrétiens que la prudence les obligeait de ménager. Pour Assanoff, ayant reconduit Moreno jusqu'à leur habitation, la maison de poste, et voyant que l'heure du rendez-vous était à peu près arrivée, il se hâta et courut se placer contre la porte des danseuses, sans donner d'ailleurs aucun signe de vie, ainsi qu'Omm-Djéhâne le lui avait recommandé.

La rue était déserte et complètement silencieuse, la nuit sombre; il s'en fallait de trois heures environ que l'aube ne pointât. On était au commencement de septembre. Il avait plu dans la journée; il ne faisait pas chaud. Mais l'attente fut courte. Assanoff, qui était tout oreilles, entendit marcher dans la maison; l'huis s'entr'ouvrit doucement. On demanda tout bas:

– Etes-vous là?

Il passa le bras à travers la fente de la porte, saisit une main qui s'avançait et répondit:

 

– Sans doute! Comment n'y serais-je pas? Suis-je une bête!

Omm-Djéhâne attira l'officier dans l'intérieur et referma le battant sans bruit comme elle l'avait ouvert; puis, précédant son hôte, elle traversa à la hâte la petite cour centrale du logis, d'où ils entrèrent dans la salle principale. Là, se trouvaient des divans contre les murs, quelques chaises et une table sur laquelle brûlait une lampe.

Omm-Djéhâne se tourna vers l'officier et le regarda d'un air si arrogant, qu'il fit involontairement un pas en arrière. Alors, il contempla, stupéfait, la jeune fille. Elle avait ôté sa toilette de danseuse; elle était vêtue comme une femme noble du Daghestan et portait à sa ceinture une paire de pistolets et un couteau. Soit hasard, soit intention, sa main droite se porta un instant vers ses armes. Elle montra une chaise à Assanoff d'un geste impérieux, et s'assit elle-même sur le divan à quelques pas de lui. Elle tenait à la main ce chapelet avec lequel elle avait accompli les cérémonies de l'istikharêh, la première fois qu'on l'a vue apparaître en personne dans ce récit, et, pendant l'entretien qui va suivre, elle revint souvent aux grains de corail et les fit rouler et glisser entre ses doigts.

– Sois le bienvenu, Mourad! Depuis quatre ans je demande sans cesse à ce chapelet si je vais te voir; aujourd'hui il me l'a assuré; c'est pourquoi je suis allée chez le gouverneur, et te voilà!

– A la façon dont tu me reçois, je ne comprends pas trop ce que je viens faire ici.

– Tu vas le comprendre, fils de ma tante.

– Que veux-tu dire?

– J'avais quatre ans et tu en avais douze, je me rappelle et tu as oublié! Ah! fils de mon sang, frère de mon âme, s'écria-t-elle tout à coup avec une explosion passionnée et en étendant ses mains frémissantes vers le jeune homme; est-ce que, quand tu dors, tu ne vois pas notre aoûl, notre village, sur son pic de rochers, montant droit au milieu de l'azur du ciel, avec les nuages au-dessous de lui, dans les vallons pleins d'arbres et de pierres? Tu ne vois donc plus le nid où nous sommes nés, bien au-dessus des plaines, bien au-dessus des montagnes communes, bien au-dessus des hommes esclaves, parmi les demeures des oiseaux nobles, au sein de l'atmosphère de Dieu? Tu ne les vois donc plus, nos murailles protectrices, nos tours penchées sur les abîmes, nos manoirs en terrasses, montant les unes au-dessus des autres, toutes vigilantes et, par leurs lucarnes, avides de voir l'ennemi de plus loin? Et leurs toits plats où nous dormions l'été, et les rues étroites et le logis de Kassem-Bey en face du nôtre, et celui d'Arslan-Bey devant, et tes camarades de jeu, Sélym et Mouryd qui sont morts dans leur sang, et mes compagnes, à moi, Ayeshah, Loulou, Péry, la petite Zobeydêh, que sa mère portait dans ses bras! Ah! misérable lâche! les soldats les ont tous jetés dans les flammes, et l'aoûl a brûlé sur eux!

Assanoff commença à se sentir extrêmement mal à son aise. Quelques gouttes de sueur perlèrent sur son front. Il étendit machinalement les mains sur ses genoux, qu'il tint fortement serrés. Mais il ne prononça pas un mot. Omm-Djéhâne continua d'une voix sourde:

– Tu ne rêves donc jamais la nuit? Tu te couches, et le sommeil te prend, et tu restes là, n'est-ce pas, comme une masse de chair inerte, abandonné par tes pensées jusqu'au matin, jusqu'au milieu du jour, si l'on veut. Au fond, tu fais bien! Ta vie entière n'est qu'une mort! Tu ne te rappelles rien? rien du tout? Ton oncle, mon père à moi, mon père, sais-tu cela? Non! tu ne le sais pas! Je vais te le dire: mon père, Élam-Bey, enfin, pendu à l'arbre de gauche en montant le sentier; ton père à toi, mon oncle, cloué d'un coup de baïonnette sur la porte de sa maison. Tu ne te rappelles pas? Tu n'avais que douze ans; mais moi j'en avais quatre et je n'ai rien oublié! Non, rien! rien, te dis-je, pas la moindre, pas la plus minime circonstance! Ton oncle, quand je suis passée devant, portée par un soldat, ton oncle pendait à son arbre, comme ce vêtement-là, contre la muraille, pend à ce clou qui est derrière toi!

Assanof eut un frisson glacial dans les os; il lui sembla sentir les pieds ballants de son oncle sur ses épaules, mais il ne dit pas un mot.

– Alors, poursuivit Omm-Djéhâne, on te prit avec quelques garçons échappés par hasard à l'incendie et au massacre. On t'envoya à l'École des cadets à Pétersbourg et on t'éleva, comme disent les Francs! On t'enleva ta mémoire, on t'enleva ton cœur, on te prit ta religion, sans même se soucier de t'en donner une autre; mais on t'apprit à bien boire, et je te retrouve les traits déjà flétris par la débauche, les joues marbrées de bleu, un homme? Non! Une guenille! Tu le sais toi-même.

Assanoff, humilié, maté par cette fille et par les images, surtout, par les images trop exactes, trop crues, trop vraies qu'elle évoquait devant lui, Assanoff essaya de se défendre.

– J'ai pourtant appris quelque chose, murmura-t-il, je sais mon métier de soldat, et on ne m'a jamais accusé de manquer de courage. Je ne fais pas honte à ma famille, j'ai de l'honneur!

– De l'honneur? Toi! s'écria Omm-Djéhâne avec le dernier emportement; va raconter ces billevesées aux gens de ta sorte! mais ne pense pas m'imposer avec ces grands mots. N'ai-je pas été nourrie aussi par les Russes? L'honneur! C'est de vouloir être cru quand on ment, de vouloir passer pour honnête quand on n'est qu'un coquin, et de vouloir être tenu pour loyal quand on vole au jeu. Si l'on rencontre un drôle de son espèce, tous deux, gens d'honneur, on se bat et on est tué justement le jour où, par hasard, on n'avait pas tort. Voilà ce que c'est que l'honneur; et si tu en as vraiment, fils de ma tante, tu peux te considérer comme un Européen parfait, méchant, perfide, larron, assassin, sans foi, sans loi, sans Dieu, un pourceau ivre de toutes les ivresses imaginables et roulé dans tous les bourbiers du vice!

La virulence de cette sortie parut à Assanoff dépasser la mesure, ce qui lui rendit quelque chose de la possession de lui-même:

– Qui veut trop prouver ne prouve rien, dit-il froidement; ne disputons pas là-dessus à tort ou à raison, mais, dans tous les cas, sans qu'on m'ait demandé avis, on a fait de moi un homme civilisé; je le suis devenu. Il faut que je le reste. Tu ne me prouveras pas que je fasse aucun mal, en vivant à la façon de mes camarades. D'ailleurs, pour ne te rien cacher, je m'ennuie; je ne sais pas pourquoi, rien ne me manque, tout me manque. Si une balle veut de moi, je l'épouse. Si l'eau-de-vie m'emporte, grand bien lui fasse! C'est tout ce que je désire… Tiens! Omm-Djéhâne, je suis content de te voir. Pourquoi n'es-tu pas restée chez la générale? Cela valait mieux que cette maison.

– Cette femme, répondit la danseuse avec l'accent de la haine et du mépris, cette femme! Elle a eu l'insolence de déclarer plusieurs fois, et devant moi, qu'elle voulait remplacer ma mère! Elle a dit plusieurs fois, et devant moi, que les Lesghys n'étaient que des sauvages, et, un jour, où je lui ai répondu que leur sang était plus pur que le sien, elle a ri. Cette femme, elle m'a prise une fois par le bras et mise hors de la chambre comme une servante, parce que j'étais montée sur un fauteuil, étant trop petite pour atteindre à leurs idoles, les jeter en bas! D'ailleurs, tu le sais bien! c'est son mari qui avait mené les troupes contre notre aoûl!

Omm-Djéhâne se tut une minute, et tout à coup s'écria:

– Je n'attendais que le jour où je me sentirais assez forte! Six mois plus tard, je lui tuais ses deux filles!

– Tu n'y vas pas de main morte, dit Assanoff en riant. Heureusement que tu t'es laissé deviner, et on t'a chassée à propos.

Il parlait d'un ton léger qui ne contrastait pas mal avec celui de la minute précédente. Omm-Djéhâne le considéra une seconde sans souffler mot, puis elle étendit le bras sur le divan, prit un târ, une mandoline tatare qui était jetée là, et, d'un air distrait, se mit à l'accorder; peu à peu, sans paraître y vouloir mettre aucune intention, elle commença à jouer et à chanter. Sa voix était d'une douceur infinie et pénétrante à l'extrême. Elle chanta d'abord très bas et à peine l'entendait-on. Il semblait que ce n'étaient que des accords isolés, des notes se suivant sans qu'aucune intention les enchaînât les unes aux autres. Insensiblement, un air déterminé se détacha de cette mélodie indistincte, absolument comme du fond d'un brouillard naît, s'avance peu à peu et se fait reconnaître une apparition éthérée. Saisi par une émotion irrésistible, par une curiosité violente, par un souvenir tout-puissant, Assanoff releva la tête et écouta. Oh! il était visible qu'il écoutait de toutes ses oreilles et de toute son intelligence, de tout son cœur, de toute son âme!

Au chant se mêlèrent bientôt des paroles. C'était une poésie lesghy; c'était, précisément, l'air que les filles de la tribu chantaient avec le plus de plaisir et le plus souvent quand Assanoff était enfant. On connaît assez le pouvoir souverain, la magie victorieuse que ce genre d'influence exerce, en général, sur les hommes nés dans les montagnes, au sein de petites sociétés, où, les distractions étant peu nombreuses, la mémoire qu'on en conserve reste à jamais souveraine de l'imagination. Les Suisses ont le Ranz des Vaches, et les Écossais l'Appel de la cornemuse. Assanoff se trouva saisi par une force toute pareille.

Il était né à une distance assez peu considérable de Bakou, au sein d'une accumulation d'escarpements présentant l'aspect le plus singulier et le plus grandiose qui se puisse contempler. C'est un assemblage de pics aigus, largement séparés les uns des autres par des vallées profondes, et s'élevant, sur des bases étroites, jusqu'à la région des nuages. Couvrant les plateaux rocheux de ces aiguilles gigantesques, plateaux étroits où l'on jurerait de loin que les aigles seuls peuvent avoir leur nid, se posent, s'accrochent comme ils peuvent, les villages, les aoûls de ces hommes terribles, qui n'ont jamais connu que le combat, le pillage et la destruction. Les Lesghys se tiennent là, toujours en sentinelle, guettant la proie, se méfiant de l'attaque, voyant de loin, surveillant tout.

La chanson d'Omm-Djéhâne évoqua, jusqu'à produire la réalité la plus poignante, le souvenir de l'aoûl paternel devant l'âme ébranlée d'Assanoff. Il revit tout, tout ce qu'il avait ou croyait avoir oublié. Tout! La muraille fortifiée de l'extérieur, les précipices dont son œil d'enfant avait sondé jadis les profondeurs meurtrières avec une curiosité indomptable; la rue, les terrasses plates brûlées par le soleil ou disparaissant sous la neige, les maisons, sa maison, sa chambre, son père, sa mère, ses parents, ses amis, ses ennemis! Rien ne resta qu'il n'eût revu! Les paroles que prononçait Omm-Djéhâne, les rimes qui s'entrecroisaient, le saisissaient comme avec des serres et l'emportaient dans les ravins de la montagne, dans les sentiers où, du fond d'un buisson, il avait épié si souvent la marche des colonnes russes pour aller en avertir son père. Car, chez les Lesghys, les enfants nobles sont des guerriers rusés et hardis dès le jour où ils marchent. Un enchantement sublime remplissait l'âme du barbare mal converti. Ses habitudes étaient européennes, ses vices parlaient russe et français; mais le fond de sa nature, mais ses instincts, mais ses qualités, mais ses aptitudes, ce qu'il avait de vertus, tout cela était encore tatar, comme le meilleur de son sang.

Que devint Mourad, fils de Hassan, l'officier d'ingénieurs au service de Sa Majesté Impériale, l'ancien élève de l'École des cadets, le lauréat des examens, lorsque sa cousine se levant, sans cesser de chanter et de jouer du târ, commença à mener à travers la chambre une danse lente et vigoureusement rythmée? il quitta sa chaise, se jeta par terre dans un coin, prit sa tête entre ses deux mains, convulsivement crispées dans ses cheveux, et, à travers les larmes qui obscurcissaient ses regards, suivit avec une avidité douloureuse les mouvements de la danse, absolument comme il avait fait pour Forough-el-Husnêt, mais avec bien plus d'anxiété, bien plus de passion, on le peut croire. Et ce qui est vrai également, c'est qu'Omm-Djéhâne dansait d'une bien autre manière que sa maîtresse! Ses pas signifiaient plus, ses gestes, encore plus réservés, saisissaient davantage; c'était la danse de l'aoûl, c'était la chanson de l'aoûl; il sortait de la personne entière de la jeune fille une sorte de courant électrique enveloppant de toutes parts son parent. Soudain, brusquement, elle s'arrêta, cessa de chanter, jeta le târ sur les coussins, et s'accroupissant à côté d'Assanoff et lui jetant les bras autour du cou:

– Te souviens-tu? dit-elle.

Il sanglota tout à fait, poussa des cris d'angoisse, cacha sa tête dans le sein et entre les genoux de sa cousine. C'était pitié que de voir ce grand garçon secoué par une pareille douleur.

 

– Tu te souviens donc? poursuit la Lesghy. Tu vois comme tu me retrouves? J'ai été la servante des Francs, je me suis enfuie; j'ai été la servante des Musulmans, on m'a battue; j'ai couru les bois; j'ai failli mourir de faim et de froid; je suis ici, je n'y veux pas rester … tu comprends bien pourquoi… Toi-même, pourquoi es-tu venu cette nuit? Vois-tu, tu comprends bien? On veut me vendre à un Kaïmakam, quelque part en Turquie; j'ai accepté crainte de pis et pour qu'on ne me tourmente plus. Je suis ta chair, je suis ton sang, sauve-moi! Garde-moi près de toi, fils de mon oncle, Mourad, mon amour, mon bien, ma chère âme, sauve-moi!

Elle lui prit la tête et l'embrassa avec passion.

– Je te sauverai, répondit vivement Assanoff; je veux bien que tous les diables m'étranglent, si je ne te sauve pas! Tu es toute ma famille! Ah! les Russes! que le ciel les confonde! Ils m'ont tout tué, ils m'ont tout brûlé, ils m'ont tout détruit! Mais je leur rendrai au centuple le mal dont ils m'ont accablé, et toi aussi! Veux-tu que je déserte?

– Oui, déserte!

– Veux-tu que nous allions dans la montagne rejoindre les autres tribus rebelles?

– Oui, je le veux!

– Sur mon honneur, je le veux aussi! Et cela sera tout de suite, c'est-à-dire dans le jour de demain ou plutôt dans le jour d'aujourd'hui, car l'aurore va naître! Nous redeviendrons ce que nous sommes, des Lesghys et libres! Et je t'épouserai, fille de ma tante, et tu seras sauvée et moi aussi! Car, en définitive, je suis tatar, moi! Qu'y a-t-il de commun entre Mourad, fils d'Hassan-Bey et tous ces messieurs francs! Est-ce que je ne sais pas ce qu'ils valent? As-tu lu Gogol? Voilà un écrivain! Et qui les arrange comme ils le méritent! Oh! les canailles!

Et se relevant tout à coup, il parcourut la chambre à grands pas, livré à un accès de frénésie. Puis il s'arrêta devant Omm-Djéhâne, la regarda fixement, lui prit les deux mains et lui dit:

– Tu es vraiment très jolie, je t'aime de tout mon cœur, et je t'épouserai, parole d'honneur! Nous aurons des têtes de Russes sur la table du festin des noces, cela t'arrange-t-il?

– Beaucoup! et, par tête, mille baisers!

– Tu sais le français?

– Oui, je le sais!

– Tant mieux! Cela nous distraira de le parler quelquefois.

– Mourad, fils d'Hassan-Bey, quelle honte! oublie pour jamais toutes ces infamies!

– Tu as raison! Je suis un Tatar et rien autre, et je ne veux être que ça, et puissé-je être mis en dix mille morceaux, si nos enfants ne sont des Musulmans parfaits! Mais c'est assez raisonner! Voici ce qui reste à faire: je vais te quitter parce que le jour arrive. A midi, viens me trouver à la maison de poste. Là, je t'habillerai comme mon ordonnance. Nous partons à une heure dans un grand tarantass qu'on m'a prêté; nous filons rapidement: à six lieues d'ici, nous quittons la route, et bonsoir! Les Russes ne te reverront jamais ici; moi, ils ne me regarderont que le sabre à la main!

Omm-Djéhâne se jeta dans ses bras. Ils s'embrassèrent, et Assanoff sortit.

Quand il fut dans la rue, il était enchanté de lui-même, enchanté de ses projets, et très amoureux de sa cousine, la trouvant adorable. Il le faut avouer, accoutumé à ne jamais suivre qu'une idée à la fois, il avait complètement oublié son compagnon de route, et, lorsqu'il avait assigné pour rendez-vous à Omm-Djéhâne la maison de poste, il ne songeait nullement que Moreno l'y attendait.

Ce souvenir lui revint tout à coup.

– Peste! dit-il, c'est une bonne étourderie!

Il ne resta pas longtemps soucieux, n'en ayant pas l'habitude, plus que de réfléchir.

– Je m'ouvrirai de tout à Moreno. Il a conspiré, il sait ce que c'est. Au lieu de me gêner, il m'aidera.

Quand il entra dans la salle où l'Espagnol dormait sur un lit de cuir, il le réveilla sans cérémonie.

– Compliment! lui dit-il, qui est-ce qui t'a vendu cette couche magnifique, que je ne te connaissais pas?

– Tu me la connais parfaitement. Je l'ai eue à Tiflis par les soins d'un compatriote à moi, et tu devrais te souvenir qu'à cette occasion tu m'as expliqué savamment, à ma grande surprise, que tous les Juifs du Caucase étaient de souche espagnole. Mais j'imagine que tu ne me réveilles pas au petit jour, après un dîner et une soirée comme ceux d'hier, pour me faire passer un examen sur les persécutions de Philippe II, par suite desquelles les Hébreux ont fui à Salonique, et de Salonique poussent jusqu'ici des reconnaissances.

– Non, pas précisément; mais pardonne-moi, je suis un peu troublé. Je me fie à ta foi. Omm-Djéhâne est ma cousine. J'ai résolu de l'épouser. Je vais me sauver avec elle dans la montagne. Bref, je déserte et je déclare la guerre aux Russes.

Don Juan sauta au bas de son lit, au comble de l'étonnement.

– Es-tu fou? dit-il à son compagnon.

– Je l'ai été toute ma vie et pense bien l'être jusqu'à mon dernier soupir. Mais je ferai ici l'action la plus généreuse, la plus chevaleresque et la plus noble qui se puisse imaginer, et je pense que ce n'est pas toi qui m'en voudrais détourner.

– Et pourquoi cela, s'il te plaît?

– Parce que tu as fait exactement la même chose, et que c'est pour ce motif que j'ai le bonheur d'être ton ami.

–Allons donc! il n'y a pas le moindre rapport! J'ai conspiré parce que mes camarades conspiraient, et je ne me séparais pas d'eux; et, d'ailleurs, il s'agissait de mon prince légitime! Toi, ce que tu veux faire, c'est tout bonnement du brigandage. Tu t'en vas avec des bandits, avec une sauteuse, permets-moi de te le dire; et d'un homme élégant, aimable comme tu l'es, d'un officier brillant, ne pour être distingué dans tous les salons, tu médites de faire une manière de sauvage grossier, bon à fusiller au coin d'un bois.

– Tu oublies que mon père était un sauvage grossier, et que, précisément, il a été fusillé comme tu le dis.

– Mon pauvre ami, je serais désolé de t'affliger; mais, puisque ton père a eu cette fin-là, qui n'est pas enviable, tu dois n'y pas aboutir de ton plein gré. Voyons, Assanoff, soyons raisonnables, si nous pouvons! Ton père a été un sauvage? Eh bien! toi tu n'en es pas un. Où est le mal? Les hommes ne peuvent cependant pas, de génération en génération, se ressembler tous. Veux-tu que je te dise l'effet que tu me produis?

– Parle franchement.

– Tu me donnes envie de rire, parce que, si tu continues, tu seras ridicule.

L'ingénieur rougit profondément. La peur de devenir ridicule le bouleversa. Cependant il tint bon:

– Mon cher ami, Omm-Djéhâne va arriver tout à l'heure. Tu penses que je ne la renverrai pas. D'autre part, me trahiras-tu? Ridicule ou non, le vin est tiré, il faut le boire.

Là-dessus il s'assit, se mit à siffler et se versa un verre d'eau-de-vie d'un carafon qui se trouva à sa portée.

Moreno comprit qu'il ne fallait pas le buter. Il cessa donc d'insister, et s'occupa de sa toilette du matin presque en silence. Assanoff, de son côté, n'était pas fort loquace et n'interrompait sa rêverie que par quelques paroles insignifiantes, jetées de temps en temps au hasard. Il était devenu très perplexe. Il était gêné par l'opposition de son ami; d'autre part, il ne trouvait plus, lui-même, maintenant qu'il était de sang-froid, ses projets aussi praticables ou plutôt aussi agréables à pratiquer que cela lui avait semblé dans un moment d'enthousiasme et d'emportement; ensuite, Omm-Djéhâne avait produit sur son âme l'impression la plus vive, un peu à cause de la parenté, beaucoup à cause de la beauté, plus encore par la singularité de sa nature; mais l'épouser! En conscience, il la trouvait bien arriérée, toute savante qu'elle fût en français. La vérité était que le pauvre Assanoff n'était pas Russe, n'était pas sauvage, n'était pas civilisé, mais de tout cela était un peu, et les pauvres êtres, que les périodes et les pays de transition déforment de la sorte, sont fort incomplets, fort misérables et réservés à plus de vices et de malheurs que de vertus et de félicités. Pour se donner des idées et trouver un expédient, il se mit à boire, et, après quelques verres, il rencontra une solution à son plus grand embarras actuel, l'arrivée imminente d'Omm-Djéhâne. Cette solution fut des plus simples; elle consista pour lui à prendre sa casquette, pendant que Moreno avait le dos tourné, et à laisser son fidèle ami accommoder, comme il l'entendrait, toutes choses avec sa cousine, dont il venait de faire si brusquement sa compagne de voyage, sa complice et sa fiancée.