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Il entra dans le salon de l'air dégagé qui lui était propre, ne salua aucunement la sainte image placée dans un angle, au sommet du plafond.

– Mon excellent ami, lui dit-il, j'ai fait un grand voyage; j'arrive de Constantinople et, en dernier lieu, de Poti; je n'ai pas pris une heure de repos et je vous apporte la fortune.

– Elle est la bienvenue, répondit Paul Petrowitch, bienvenue assurément; c'est une bonne dame, d'un certain âge, capricieuse; mais, personne au monde, je pense, ne lui a jamais sciemment fermé sa porte.

– Bref, j'ai réussi dans nos projets au delà de toute espérance.

– Racontez le tout par le menu, répliqua Paul Petrowitch, d'un air de béatitude, en étendant sur ses genoux son mouchoir de cotonnade bleue à raies rouges et s'introduisant dans le nez une forte prise de tabac.

– Voilà l'histoire. Ainsi que nous étions convenus, je me suis rendu, en vous quittant, il y a deux mois, à Redout-Kalé, où j'ai rencontré l'Arménien à qui j'avais donné rendez-vous. Il m'a exposé la situation. Lui et ses associés ont acheté à bon compte, ma foi! six petites filles et quatre petits garçons. Il estime que sur ces dix enfants, qui promettent beaucoup, au moins quatre seront d'une beauté exceptionnelle et une petite fille (il l'a eue vraiment pour un morceau de pain) semble devoir atteindre à une perfection inouïe!

– Tu me réjouis le cœur, ma chère âme, s'écria Paul Petrowitch.

– L'Arménien m'a fait observer que, ayant parfaitement vendu l'année dernière ce qu'il avait de mieux et de prêt, il s'était résolu cette fois à perfectionner encore la marchandise.

– C'est un homme intelligent; je l'ai toujours dit et pensé, grommela Paul Petrowitch.

– Dans ce dessein, poursuivit Grégoire, il a fait l'acquisition d'une jolie maison de campagne, où il habite avec quatre filles, ses deux nièces, un neveu et un cousin de sa femme, en tout dix. Vous suivez le détail.

– Parfaitement!

– Pour tout ce petit monde, il s'est procuré des passeports, des papiers, des actes parfaitement en règle, enfin ce qu'il faut. J'ai vu les prix sur ses livres, et là, franchement, ça n'a pas coûté cher.

– J'en suis presque fâché, dit le maître de police; c'est ce que j'appelle déconsidérer l'autorité, quand ceux qui en sont revêtus se laissent aller à des concessions trop faciles. Mais j'ai peut-être des principes un peu sévères. Continuez!

– L'Arménien a engagé un maître de russe, un maître de français, qui enseigne en même temps la géographie, et une gouvernante suisse. Ces différents frais d'établissement ne sont pas ruineux, et le résultat de la spéculation est que notre compagnie se trouve désormais en état de fournir des épouses et des intendants de mérite à tous les Turcs élevés en Europe et qui tiennent à se faire un intérieur convenable, ou encore aux personnes appartenant à des communions différentes et qui savent apprécier la beauté et le talent.

– Cet Arménien est assurément un homme de génie! murmura Paul Petro-svitch, levant les yeux au ciel et croisant les mains sur son ventre.

– C'est presque ce qu'a dit notre associé américain à Constantinople, quand nous avons partagé nos bénéfices de l'année dernière. Mais il est hors de doute que la voie dans laquelle nous marchons aujourd'hui, et l'extension illimitée de nos affaires, va nous faire monter au-dessus de nos espérances.

– Je le pense ainsi, mon bon, mon parfait ami, et qui plus est (car je ne songe pas qu'à ma seule propriété! je m'occupe aussi du bonheur de mes semblables! je suis avant tout un philanthrope, moi!), regarde quel bien nous faisons!

– La chose est claire, repartit Grégoire Ivanitch avec une grimace de supériorité. Nous achetons, pour une centaine de roubles pièce, des pauvres diables de marmots condamnés à végéter ici dans la fange, dans la faim; nous les rendons gentils, doux, aimables, sociables, cela devient des grandes dames et des messieurs, à tout le moins de bons bourgeois ou de braves domestiques. Je voudrais bien savoir qui peut se vanter d'être plus utile au monde que nous? Mais ce n'est pas pour théorifier que je viens te voir. Voici tes dividendes.

Là-dessus, Grégoire tira de la poche de sa redingote un gros portefeuille, du portefeuille une liasse de billets, et pendant une bonne demi-heure, les deux amis furent plongés dans des calculs qui causaient évidemment par leur résultat une satisfaction vive à Paul Petrowitch. Quand tout ce tripotage eut pris fin, le digne maître de police demanda à grands cris de l'eau-de-vie, et pendant que les verres s'emplissaient, se vidaient et s'emplissaient de nouveau, l'Ennemi de l'Esprit dit à son camarade:

– Les plus belles étoffes ont un revers. L'année écoulée a été bonne, l'année prochaine sera meilleure; cette année-ci, nous n'avons guère que des non-valeurs, grâce à cette imbécile de Léocadie Marron, qui a été nous acheter trois filles dont la taille a tourné. Si notre excellente maîtresse de danse, Forough-el-Husnêt, voulait nous aider, elle le pourrait, et son secours viendrait bien à point.

– Mon petit père, il ne faut pas chercher à me tromper. Tu as envie de vendre les Splendeurs de la Beauté elle-même. Mais tu as tort, elle n'y consentirait pas, ni moi non plus.

– Quelle idée bizarre vas-tu chercher là, Paul Petrowitch? Les Splendeurs de la Beauté aurait pu se placer aussi bien, si elle avait vécu, et nous aussi, il y a une cinquantaine d'années, où le goût était différent de ce que nous le croyons. Cette femme-là doit peser… Qu'est-ce qu'elle ne pèse pas? Désormais, on ne veut plus que des femmes minces, et on appelle cela avoir l'air distingué. Je suis sûr que les Splendeurs de la Beauté ne rapporterait pas deux cents ducats et elle en voudrait garder au moins la moitié, sinon plus. Ce n'est pas ce que j'appellerais une opération. Non, ne me prête pas d'idées ridicules. Je n'ai pas songé une minute aux Splendeurs de la Beauté: à Omm-Djéhâne, je ne dis pas! Elle n'est pas jolie; mais elle parle français et russe. Il faudrait lui faire une remise assez forte; mais, comme nous n'avons pas eu avec elle de frais d'éducation, de nourriture, ni d'entretien, on s'en tirerait. J'ai justement rencontré à Poti un marchand de loupes d'arbres, Français, qui m'a assuré connaître à Trébizonde un ancien Kaïmakam retiré, occupé à rechercher une femme bien élevée; il la veut musulmane afin de s'épargner les ennuis de la conversion. Omm-Djéhâne, ce me semble, conviendrait parfaitement à cette occasion-ci.

– Omm-Djéhâne sera l'affaire de ton Kaïmakam, s'il est l'affaire d'Omm-Djéhâne, répondit le maître de police sentencieusement. Parles-en aux Splendeurs de la Beauté. Tu entendras son avis.

Sur ce dernier mot, les associés se séparèrent; mais ici une remarque doit trouver sa place. On aurait tort de voir dans l'Ennemi de l'Esprit quelque disciple des traîtres de mélodrame, ou simplement un homme tant soit peu méchant. Il n'était ni l'un ni l'autre. En tant que moralité, il avait les idées de ses coreligionnaires: ce n'était pas sa faute, puisqu'il avait été élevé par eux, avec eux et comme eux; mais on pourrait presque dire qu'il y allait innocemment, puisqu'il ne voyait aucun mal dans ce qu'il supposait être la raison et la vérité. C'était un esprit tortu et dévoyé, mais non pas un drôle à proprement parler, et, quant à son commerce, il le conduisait avec une tranquillité de conscience peut-être aussi justifiée que celle dont MM. les entrepreneurs d'entreprises matrimoniales, à Paris, sont assurément pourvus après quarante ans de succès. Les lois européennes défendent sévèrement la traite des esclaves; cela est exact; à ce titre, le maître de police russe, le marchand arménien, le spéculateur américain et le commis voyageur français, tous chrétiens, étaient des coquins purs et simples. Mais l'Ennemi de l'Esprit et sa clientèle asiatique avaient de quoi se tenir l'âme en repos, dans un pays où les mariages ne se contractent jamais, en suivant les conditions même les plus régulières, que par ces ventes, au moins simulées, de la femme et où l'esclave homme prend rang dans la famille immédiatement après les enfants et avant les domestiques. Ceci soit dit non pas pour élever Grégoire Ivanitch sur un pavois, mais uniquement pour le présenter sous son vrai jour. C'était, et voilà ce qu'on en peut affirmer avec justice, un bon vivant par démonstration, dogmatiquement débarrassé de toute espèce de scrupule quant à la poursuite de ses plaisirs et de ceux des autres, nativement obligeant, et, du reste, ne voulant du mal à qui que ce soit au monde, excepté bien entendu à l'Esprit, à cause de tous nos malheurs d'ici-bas. Il tenait à ce point.

Quand il eut quitté le maître de police, il se rendit chez les Splendeures de la Beauté, et trouva cette dame dans un état de santé aussi satisfaisant qu'il l'avait laissée lors de leur dernière entrevue. Elle se tenait dans une chambre, qui, pour être de construction à peu près européenne, n'en était pas moins meublée et accommodée à la tatare. A la vérité, on voyait pendre sur les murailles, blanchies à la chaux, des cadres dorés contenant des gravures coloriées représentant l'histoire de Cora et d'Alonzo, plus un portrait lithographié du maréchal Paskewitch orné de moustaches épouvantables, et, par une idée vraiment très ingénieuse de l'artiste, regardant d'un œil du côté d'Érivan et suivant de l'autre la direction de Varsovie; mais à part ces emprunts à un luxe exotique, le tapis jeté sur le sol était persan, et le long des murs s'étendaient des petits matelas étroits, formant divans et recouverts d'étoffes du pays. Les Splendeurs de la Beauté, avec un visage de pleine lune, des yeux comme deux diamants noirs un peu éteints, une bouche de grenade et une opulence de formes dans toute sa personne, qui eût ravi en extase un véritable Osmanli, était affaissée sur elle-même au milieu d'un amas de coussins, et fumait méthodiquement son tjibouk, qu'elle soutenait de la main droite, tandis que de la gauche, paresseusement posée sur le matelas, elle tournait les grains de son tesbyh ou chapelet musulman. Bref, elle suivait consciencieusement le cours de ses occupations journalières qui consistaient à ne rien faire.

 

Il serait hardi de prétendre qu'elle ne pensait à rien. Cet état paradisiaque existe pour les hommes dans beaucoup de pays, mais il est à douter que nulle part il soit accessible aux femmes. La maîtresse danseuse songeait donc probablement à quelque chose. En apercevant Grégoire Ivanitch, elle lui dit avec une sorte de vivacité:

– Selam Aleykum! Vous êtes le bienvenu!

– Aleyk-ous-Selam! madame, repartit l'Ennemi de l'Esprit, mes yeux deviennent brillants du bonheur de vous voir!

– Bismillah! Asseyez-vous, je vous prie!

Elle frappa des mains. Une servante fort sale apparut.

Apporte ici une bouteille de raki et deux verres.

Grégoire ayant pris place, l'eau-de-vie se trouvant entre lui et la dame de céans, deux ou trois accolades furent données à la bouteille, puis les interlocuteurs se trouvant dans un état confortable, ils commencèrent la conversation.

– Madame, dit l'Ennemi de l'Esprit, je viens de proposer au respectable Paul Petrowitch une très belle occasion de faire le bonheur d'Omm-Djéhâne.

– Si vous faites son bonheur, répondit les Splendeurs de la Beauté, elle en sera peut-être reconnaissante, mais, encore faudrait-il savoir comment vous l'entendez.

Grégoire Ivanitch agita la main droite en l'air et secoua la tête d'un air de désintéressement et de magnanimité.

– Bah! dit-il, je le sais! Si j'étais pour quelque chose dans l'affaire, elle ne se montrerait pas plus touchée aujourd'hui qu'elle ne l'a été il y a trois mois; elle ne veut pas entendre parler de son serviteur, c'est convenu, et son serviteur n'est pas du tout disposé à se laisser venir du mal à l'estomac pour qu'on le dédaigne. Ces sottises-là sont du ressort des serviteurs de l'Esprit. Non! Laissez-moi de côté. Je viens bonnement proposer à Omm-Djéhâne de la marier à un Kaïmakam. Pour tout vous dire, j'avais emporté l'autre jour sa photographie, telle qu'il y a huit ans la femme du général l'avait fait faire. Je l'ai montrée au digne homme dont je vous parle, et, vraiment, il a pris feu. C'est un digne homme, je le répète. Il n'a que soixante-dix ans; on le trouve Musulman sévère; il ne boit ni vin ni eau-de-vie, cela plaira à Omm-Djéhâne qui déteste si fort ce qui est bon; il a une horreur encore plus prononcée pour les Européens, ce qui lui conviendra également, à elle, dont le sentiment n'est pas bien caché là-dessus; enfin il est riche. Je lui connais des terres dans trois villages des environs de Batoum, et il a par-dessus le marché un joli revenu provenant des mines d'argent de Gumush-Khanêh. Voyez ce que vous voulez faire.

– J'aime tendrement Omm-Djéhâne, répliqua les Splendeurs de la Beauté. C'est ma fille adoptive. Mon cœur saigne déjà en entendant vos paroles; que sera-ce lorsqu'il faudra me séparer de cette enfant? Je vais mourir de mille morts; on m'enterrera; on m'enterre! Cela mérite considération. Combien me donnera-t-on pour consentir à de pareils sacrifices?

Grégoire Ivanitch se caressa le menton:

– C'est, en effet, une affaire de conséquence. Omm-Djéhâne recevra un tiers de ce que donne le Kaïmakam; j'aurai le second tiers comme ayant été le promoteur de cette heureuse union, et vous partagerez le troisième tiers avec notre bon et cher ami le maître de police. L'acheteur offre deux mille roubles argent.

– Deux mille roubles argent? répondit la maîtresse danseuse, d'un air consterné; y pensez-vous? Comment avez-vous pu écouter une pareille proposition sans éclater de rire! Une fille, qui est une perle de vertu et d'innocence, qui n'a jamais dansé que devant les personnes les plus respectables, comme des généraux et des colonels; tout au plus (une fois ou deux!) devant des majors! Une fille qui parle le russe et le français comme ceux qui les ont inventés et qui peut écrire et lire, et qui sait la géographie! Une fille qui…

Grégoire Ivanitch lui mit la main sur la bouche avec une douce familiarité et continua lui-même la litanie:

– Une fille qui est charmante, mais très maigre, avec des yeux assez jolis, mais bleus, et pas très tendres à l'ordinaire; une fille qui sait une foule de belles choses, je l'avoue, mais qui manie également le couteau d'une manière fort agréable, comme j'en ai reçu moi-même la preuve dans l'épaule, et qui, par malheur, n'est pas toujours d'une humeur accorte; une fille, enfin, qui est un diable incarné! Pour ma part, je considère que la payer deux mille roubles, c'est faire son propre malheur aussi cher qu'il est possible.

– Mais un sixième de la somme et rien de plus pour moi!

– Vous voulez dire un tiers!

– Comment? Mais je partagerai avec Paul Petrowitch!

– C'est-à-dire que vous lui prendrez tout, en outre de ce que vous lui enlevez déjà. Croyez-vous que, lorsqu'il a bu, il ne pleure pas dans mon sein pour la misère où vous le réduisez? – Grégoire Ivanitch, me dit-il, cette femme-là est si belle, si aimable, si souriante, qu'elle me mettra au tombeau dans le même costume que j'avais en venant au monde! – Et alors il verse des flots de larmes, il faut que je lui essuie le visage et que je le couche moi-même. Ne me dites donc pas des folies! Vous aurez un tiers pour vous, et c'est à prendre ou à laisser!

– Hé bien! Grégoire Ivanitch, vous êtes pour moi un véritable père, je ne me lasse pas de le répéter. Je m'écrie souvent, quand je suis toute seule: Splendeurs de la Beauté, souviens-toi que Grégoire Ivanitch est ton père! Dites seulement à Paul Petrowitch de me donner une montre en or, avec des fleurs en émail dessus, pareille à celle de la gouvernante de la province, et alors je parlerai à Omm-Djéhâne!

– Je ne me mêle pas de ces affaires-là. Vous tirerez de Paul Petrowitch ce que vous voudrez, et vous n'avez pas besoin d'intermédiaire. D'ailleurs, le temps presse. Voulez-vous ou ne voulez-vous pas commencer dès aujourd'hui notre affaire?

Les Splendeurs de la Beauté balança sa tête de droite à gauche d'un air subjugué,

– On ne peut rien vous refuser, Grégoire Ivanitch. Vallah! Billah! Tallah! Je vais me mettre à l'œuvre à l'instant; mais donnez-moi seulement, pour me souvenir de vos bontés, cette petite bague turquoise que vous portez là, à la main gauche. Les turquoises sont un gage de bonheur!

L'Ennemi de l'Esprit ôta galamment la bague de son doigt et la présenta à la dame, qui la posa d'abord sur son front, puis tira de son sein une bourse de cachemire où elle enferma sa nouvelle conquête parmi d'autres plus anciennes. Gela fait, Grégoire Ivanitch prit congé; et, tout aussitôt, les Splendeurs de la Beauté, faisant un effort sensible, souleva sa masse opulente, la dressa sur ses pieds, et, avec un balancement de hanches, qui, journellement, ravissait en extase d'innombrables admirateurs, elle sortit de la chambre, son tjibouk d'une main et son chapelet de l'autre. Elle passa, sans s'y arrêter, devant chaque porte des cellules habitées par plusieurs de ses élèves, et elle ouvrit, enfin, celle d'Omm-Djéhâne. Elle entra.

L'appartement était petit, étroit. Il n'y avait, dans un angle, qu'un sopha très court. Pas de gravures européennes; aucune espèce de luxe nulle part; pas de tjibouk; Omm-Djéhâne ne fumait pas; aucun verre, aucune bouteille; elle ne buvait pas; non, rien, pas même un pot de rouge ni de blanc de céruse, elle ne se fardait pas, ce qui était inouï chez une personne de la ville, et les personnes qui lui voulaient le plus de bien citaient cette bizarrerie comme un des traits les plus regrettables de son caractère.

Lorsque sa maîtresse entra, la jeune danseuse était assise, la joue appuyée sur sa main gauche, le coude sur un coussin. Elle regardait droit devant elle, livrée à une abnégation absolue de sa pensée et de ses sens. Elle était vêtue d'une robe étroite de soie cramoisie à raies jaunes parsemées de fleurs bleues; un mouchoir de gaze rouge, brodé d'or, était entortillé dans ses cheveux noirs; elle portait au cou un collier d'or émaillé, et aux oreilles ainsi qu'aux bras des ornements de même matière.

Grégoire Ivanitch avait raison: Omm-Djéhâne n'était pas ce qui s'appelle jolie. Cependant il en avait été touché et préoccupé, et cela s'expliquait. Une séduction puissante s'exhalait de cette jeune fille. A vouloir en détailler les causes, on ne les retrouvait pas; cependant on ne cessait pas d'en sentir l'action. C'était une de ces créatures qui entraînent, qui enivrent, qui ensorcellent, et qui ne vous disent ni pourquoi, ni comment. En vérité, un critique froid n'eût trouvé qu'un seul adjectif à lui appliquer. Il eût dit d'elle: Elle est étrange; mais aucun critique n'eût pu rester froid en sa présence.

– Mon âme, dit les Splendeurs de la Beauté, en s'asseyant à côté de sa pensionnaire, écoutez-moi bien, il s'agit d'un grand mystère.

Là-dessus, quand elle vit les yeux d'Omm-Djéhâne attachés sur les siens, elle lui raconta, d'un bout à l'autre, la conversation qu'elle venait d'avoir avec Grégoire Ivanitch.

Aux nombreuses précautions oratoires qu'elle employa, aux phrases séduisantes intercalées dans son récit, à l'accent mielleux et caressant donné à toutes ses paroles, à ses réticences, à ses nombreux serments, il était clair que la maîtresse danseuse ne s'attendait pas à convertir aisément la jeune lesghy. Aussi fut-elle agréablement surprise, quand, après un moment de réflexion assez court, celle-ci lui fit une réponse encourageante et qu'elle n'avait pas prévue.

– Comment, dit-elle, serais-je sûre que ce Grégoire Ivanitch et les autres ne me tendent pas un piège?

– Tu serais donc disposée, fleur de mon âme, à accepter le Kaïmakam pour mari?

– Tout de suite, mais je neveux pas être trompée. Elle dit ces mots rudement; ses yeux qui, déjà, n'étaient pas naturellement à fleur de tête, mais un peu tragiquement enfoncés sous un frontbombé, semblèrent se creuser davantage, et toute l'expression de son visage fut si parlante, que les Splendeurs de la Beauté répondit avec conviction:

– Comment veux-tu que l'on s'y joue? On aurait, je crois, fort à faire.

Omm-Djéhâne ne répondit rien. Elle attacha son regard sur le plancher et tomba dans la rêverie. Sa maîtresse, saisie d'une docilité si merveilleuse, lui passa le bras autour du cou et allait l'embrasser, quand la petite servante sale entra.

– Madame, dit-elle, le seigneur maître de police vous envoie dire qu'il faut venir ce soir chez le gouverneur avec Djemylèh et Talhemèh pour danser.

– Est-ce qu'il y a une fête?

– Il y a des hôtes étrangers.

– Des officiers?

– Des officiers. C'est son domestique qui me l'a dit Mais il y aura aussi des Musulmans, Aga-Khan et Shems-Eddyn-Bey.

– Sais-tu si Grégoire Ivanitch y sera?

– Je ne sais pas; mais le seigneur maître de police dit qu'il faudra mettre vos plus beaux habits; vous aurez de grands cadeaux.

La petite souillon sortit.

– De grands cadeaux, de grands cadeaux! c'est facile à dire, murmura les Splendeurs de la Beauté; on ne manque jamais de m'en promettre autant chaque fois, et, si j'y croyais, je mourrais de faim. Enfin, on ira, c'est clair. Comment s'en empêcher? Pour toi, mes yeux, puisque te voilà comme mariée à un Kaïmakam, tu n'as pas besoin d'amuser ces chiens, et tu peux rester ici, si cela t'arrange.

– Cela ne m'arrange pas du tout; j'irai au contraire avec vous et les autres chez le gouverneur. Voyez! je viens de faire trois fois de suite l'istikharêh pendant que vous parliez à Dourr-al-Zemân (la Perle du Temps, c'était le nom authentique de la jeune maritorne), et trois fois j'ai eu le même nombre de grains.

Elle montrait son chapelet qu'elle serrait des deux mains; elle balbutia entre ses dents un bout de prière et se leva. Les Splendeurs de la Beauté ne trouva absolument rien à répliquer à un argument aussi fort que celui d'une décision de l'istikharêh, et comme elle venait de se donner des fatigues inusitées, elle rentra dans sa chambre pour dormir jusqu'à l'heure de sa toilette, laissant Omm-Djéhâne réfléchir, s'il lui plairait, à la nouvelle aventure, où la vie déjà si agitée de cette dernière semblait se trouver entraînée.

Il était parfaitement exact que le gouverneur de Shamakha avait l'intention de se mettre en frais. Il donnait à dîner à deux officiers voyageurs en route pour Bakou, le lieutenant Assanoff et le cornette Moreno, et, à cette occasion, il avait invité les officiers du bataillon d'infanterie en garnison dans la ville et son ami de cœur, le maître de police.

Assanoff et Don Juan, pour être arrivés plus tard que l'Ennemi de l'Esprit, étaient arrivés pourtant, un peu fatigués, un peu ennuyés du voyage, mais d'autant plus heureux de se trouver près du but, car Shamakha n'est pas loin de Bakou. Ils étaient à peine restés quelques heures à Tiflis. L'autorité supérieure les avait engagés à rejoindre sans retard leurs corps respectifs, attendu qu'il était question de mouvements sérieux dans le Daghestan. C'était une perspective consolante pour Moreno. A mesure qu'il s'éloignait de l'Espagne et de la femme qu'il aimait, le découragement des premières heures se transformait en une résignation maladive, qui lui détruisait le prix de la vie. Il sentait que son existence antérieure était finie, et il n'éprouvait aucun désir d'en ressaisir une nouvelle. Hérodote raconte qu'en Égypte, autrefois, l'armée se trouvant mécontente des façons d'agir du souverain, les hommes de la caste guerrière prirent leurs armes, formèrent leurs bandes et s'en allèrent gagnant la frontière. Les serviteurs du monarque abandonné coururent, sur son ordre, après eux et leur dirent: «Que faites-vous? Vous abandonnez vos familles? Vous perdez de gaîté de cœur vos maisons et ce que vous possédez de biens?» – Ils répondirent fièrement: «Des biens? Avec ce que nous avons au poing, nous tâcherons d'en conquérir de meilleurs! Des maisons? On en bâtit. Des femmes? Il en existe dans tout l'univers, et de celles que nous rencontrerons, nous aurons d'autres fils!» Puis, sur cette réponse, ils partirent sans que rien pût les arrêter.

 

Moreno n'était pas un de ces rudes manieurs d'épée, dont l'espèce ne se rencontre guère dans les temps actuels. Soit résultat des mœurs, soit délicatesse et faiblesse plus grande de l'imagination et du cœur, il existe peu d'hommes aujourd'hui, dont le bonheur et la force vitale ne résident en dehors d'eux-mêmes, dans un autre être ou dans une chose. Presque chacun ressemble à l'embryon: il reçoit ce qui le fait vivre d'un foyer de vie qui n'est pas le sien, et, si on l'en sépare mal à propos, il est douteux, sinon impossible, qu'il subsiste à son aise. En outre, tout ce que Don Juan avait vu jusqu'alors dans le milieu où il était transplanté, lui faisait l'effet d'un rêve, d'un de ces rêves particulièrement embrouillés où la raison ne se retrouve pas. Assanoff lui avait expliqué, à sa manière, ce qui s'agitait autour d'eux; mais outre que l'ingénieur n'y apercevait rien que de naturel, ce qui le faisait passer légèrement sur les points les plus dignes de commentaires, il était d'humeur inconstante et ne savait suivre ni une explication, ni un raisonnement. Cependant Moreno s'attachait à lui. L'ivrognerie flagrante d'Assanoff le rebutait; sa gaîté le ramenait. Assanoff avait l'esprit brouillon, mais il avait de l'esprit; il divaguait à l'ordinaire, mais en quelques rencontres il montra du cœur. Pendant la longue route et l'interminable tête-à-tête, il raconta beaucoup de choses à Moreno, et Moreno se laissa aller de son côté à lui faire des confidences. Assanoff fut vivement ému des malheurs de l'exilé et montra une tendresse presque féminine pour l'amant. Quelquefois, parlant de lui-même, il avouait n'être, à son avis, qu'un sauvage mal dégrossi, et, ajoutait-il, assez peu débarbouillé, mais il revenait bientôt sur cette déclaration et se proclamait un gentilhomme. En somme, il se fit gloire désormais de reconnaître chez Moreno la supériorité de l'intelligence et du caractère.

On peut se rappeler que, dans les récits des Croisades, il est toujours question d'un généreux émir, d'un brave Bédouin, ou, à tout le moins, d'un esclave fidèle attachant son sort à celui du chevalier chrétien. A l'occasion, ce subalterne se fait tuer volontiers pour le maître, après avoir sacrifié ses intérêts aux siens. Une pareille conception s'est si bien emparée de l'imagination des Occidentaux, qu'on la trouve encore dans les nouvelles de Cervantes, et Walter Scott l'a consacrée par les personnages des deux serviteurs sarrasins du templier Brian de Boisguilbert. C'est parce que, en réalité, cette fiction repose sur un fond assez vrai. Le cœur et l'imagination, mobiles uniques du dévouement, tiennent une place énorme dans l'organisation des Asiatiques; susceptibles de beaucoup aimer, ces gens-là se sont de beaucoup sacrifiés à ce qu'ils aiment. Ainsi, du moment où Assanoff trouvait dans Don Juan une nature sympathique à la sienne, il l'aimait pour tout de bon et sans se défendre.

Le dîner du gouverneur ressembla à toutes les fêtes de ce genre. On but beaucoup. Assanoff, Dieu garde qu'il eût manqué cette occasion! Il était tellement en verve, qu'il se serait surpassé lui-même, si les observations de Don Juan ne l'eussent un peu contenu, de sorte qu'il en resta à un visage enflammé, avec une démarche légèrement titubante et un décousu de discours encore plus prononcé qu'à l'ordinaire. Pour ne pas contrarier Moreno, il s'arrêta à cette limite. Au sortir de table, on passa dans le salon, où l'on se mit à fumer. Au bout d'une demi-heure, deux des personnages marquants de la population indigène firent leur entrée au milieu de ces officiers, dont la plupart étaient dans un état plus avancé que celui d'Assanoff. Agha-Khan et Shems-Eddyn-Bey saluèrent avec dignité et avec l'affabilité la plus aimable tous les assistants, sans paraître s'apercevoir le moins du monde de rien d'irrégulier. Ils s'assirent, après avoir refusé des pipes et déclaré qu'ils ne fumaient pas. La retenue en toutes choses et la sobriété étaient alors à la mode par esprit de contraste et recommandées aux Musulmans du Caucase. Au bout de quelques instants, on annonça les danseuses. Le gouverneur ordonna de les introduire. Elles parurent.

Les Splendeurs de la Beauté marchait en tête, puis venait Omm-Djéhâne, suivie de Djémylèh et de Talhemèh, deux jeunes demoiselles très agréables, non moins peintes que leur maîtresse, et toutes vêtues de robes longues tombant droit jusqu'aux pieds avec des plis nombreux. L'or et l'argent scintillaient sur la soie et la gaze, qui abondaient dans leurs vêtements d'une magnificence et d'une somptuosité bizarres. Les colliers superposés, les boucles d'oreilles longues et tombantes, les bracelets nombreux, or et pierreries, tout luisait et résonnait à chaque mouvement de ces belles personnes. Cependant les regards se portaient instinctivement sur Omm-Djéhâne, soit que ce fût l'absence de fard, soit que ce fût la sévérité plus grande de sa parure, soit plutôt, et c'est bien certainement la vraie raison, le charme vainqueur de sa personne. Une fois qu'on l'avait regardée, les yeux ne s'en détachaient plus. Elle promenait sur chacun un regard froid, indifférent, presque insolent, presque irritant, et ce n'était pas un petit attrait. Aussi, bien qu'elle eût les yeux infiniment moins beaux que Djémylèh, que sa taille n'eût pas la rondeur de celle de Talhemèh, et que, sous aucun rapport, elle ne pût rivaliser avec l'exubérance de perfections des Splendeurs de la Beauté, cette reine sûre de ses triomphes, elle troublait chacun, et il fallait un effort pour se soustraire à sa magie.

Jamais cantatrice à la mode ni comédienne en renom n'ont exécuté leur entrée dans un salon européen avec plus de dignité que ne le firent les danseuses, et ne furent reçues avec plus d'hommages! Elles ne saluèrent personne que les deux dignitaires musulmans à qui elles adressèrent toutes, sauf Omm-Djéhâne, un coup d'œil d'intelligence des plus flatteurs, coup d'œil auquel ils répondirent par un sourire discret et en se caressant la barbe d'un air dont se fût honoré le maréchal duc de Richelieu; Cela fait, les dames s'assirent pressées les unes contre les autres, dans un coin de la salle, sur le tapis, et prirent l'air parfaitement désintéressé de personnes qui sont là pour faire tapisserie.