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De loin en loin, la caravane allant toujours, arrive enfin dans le voisinage d'une ville réelle et stable. Ces villes sont rares. Quand on est établi sous les murailles d'une de ces cités, alors la population errante redouble d'occupations et de mouvements. Celui-ci réussit à placer ses acquisitions faites à Trébizonde. Il recueille un honnête profit et se forme une nouvelle pacotille. Celui-là quitte le monde d'amis qu'il s'est faits depuis le départ et reste dans la cité, ou bien va s'unir à une autre caravane; il est remplacé par de nouveaux venus. Des connaissances vous quittent et on les serre dans ses bras, on leur fait de tendres adieux; quelques-uns pleurent, d'autres déplorent avec des lamentations sans fin les inconstances de la fortune; mais voilà d'autres personnages qui se présentent; on ne les connaît pas; on parle d'eux, on cherche à les aborder; on veut se lier avec ces inconnus et ils ne demandent pas mieux de leur côté. Les jours se passent, les affaires s'avancent. On se dit: On part demain! Je sais de bonne part que Kerbelay-Houssein a cette intention. – Il l'a dit à Mourad-Bey. – Je le tiens précisément de Nourreddin-Effendi, qui l'a appris d'un ami très confident de Kerbelay-Houssein. – Vous en êtes sûr? – J'en suis sûr, sur ma tête! sur la vôtre! sur mes yeux! par tous les Imams, et les quatre-vingt-dix mille prophètes.

Le lendemain, on ne part pas; mais on part huit jours après. On marche comme on a fait jusque-là. On rencontre de nouvelles aventures, les unes bonnes, les autres mauvaises; jamais les mêmes, toujours variées comme chacune des feuilles qui, par millions, forment la toiture d'un bois touffu et on voyagerait ainsi avec un maître muletier et tant de compagnons divers pendant des centaines de siècles, que jamais on ne ferait les mêmes rencontres ni ne retrouverait les mêmes conjonctions de choses. On peut donc s'expliquer que lorsque les hommes ont goûté une fois de ce genre d'existence, ils n'en peuvent plus subir un autre. Amants de l'imprévu, ils le possèdent, ou plutôt s'abandonnent à lui du soir au matin, et du matin jusqu'au soir; avides d'émotions, ils en sont abreuvés; curieux, leurs yeux sont constamment en régal; inconstants, ils n'ont pas le temps même de se lasser de ce qui les quitte; passionnés enfin pour la sensation présente, ils sont débarrassés à la fois des ombres du passé, qui ne sauraient les suivre dans leur évolution incessante, et encore bien plus des préoccupations de l'avenir écrasées sous la présence impérieuse de ce qui est là.

Et voilà la physionomie de la vie de voyage, et voilà son langage, et voilà ce qu'elle dit à l'imagination de celui qui l'adopte et la sait pratiquer. Malheureusement tout fruit a le ver qui le ronge et les plus brillantes fleurs de la création ne sont pas sans un venin secret, d'autant plus dangereux que les couleurs de la plante sont plus éclatantes et plus belles.

On a vu comme Lucie avait ressenti d'abord une impression saisissante et joyeuse de tous ces tableaux si variés qui se succédaient sous ses regards ou s'y pressaient à la fois. Si les façons de ces pays nouveaux avaient excité son enthousiasme, elle était entrée avec une curiosité extrême dans les récits innombrables qui lui avaient été faits; elle s'était enivrée du parfum de tant de révélations singulières, et les êtres humains si différents d'elle-même, qui s'agitaient chaque jour sous ses yeux, faisaient naître à la fois, les uns sa sympathie, les autres son dégoût; rien pour elle n'était dépouillé d'intérêt.

Les choses en étaient là, quand, une nuit, une idée, une impression suffit pour tout changer en elle. Elle s'était réveillée sous l'impression d'un malaise indéfinissable et, pour la première fois, depuis son mariage, elle se sentit triste, mais triste jusqu'à la mort. Elle ne se rendait compte de rien, elle ne savait rien, elle ne sentait rien de particulier; pourtant elle se mit à pleurer, sans le vouloir, presque sans le savoir et peu à peu, les pleurs la suffoquant, elle se mit à sangloter tout haut, et Valerio réveillé, la trouva cachant sa tête dans ses bras et ne cherchant plus même à maîtriser une sorte de désespoir.

La surprise du jeune mari fut extrême; son épouvante ne le fut pas moins. Il prit sa femme dans ses bras:

– Qu'as-tu, Lucie? lui dit-il.

Elle ne pouvait répondre; elle pleurait trop. Elle se serrait sur le cœur qui lui appartenait, mais cette consolation qu'elle y cherchait, cette sécurité qu'elle y trouvait, ne pouvaient pourtant réussir à la calmer.

– Je ne sais ce que j'ai, disait-elle d'une voix entrecoupée; je suis bien malheureuse!.. Je cherche moi-même ce qui m'accable, car, je le sens, je suis accablée… Il me semble que je suis dans une prison … que toutes les portes sont fermées sur moi… Non! ce n'est pas cela!.. Il me semble que je suis perdue dans un désert et que les sables sans fin se succèdent et que je ne m'en échapperai jamais!.. Non! Ce n'est pas cela encore! Il me semble que je suis enfermée dans une tombe étroite et que la pierre en est scellée sur moi!.. Mais, non! mais non! Toutes ces images sont trop affreuses, et pourtant, oui, Valerio! Elles sont toutes vraies! Je commence à comprendre l'idée qui m'a saisie!

– Explique-la-moi, explique la vérité! s'écria le jeune homme en lui serrant les mains, en lui pressant la tête contre sa poitrine. Dis-moi tout pour que je te console.

– Eh bien! Oui, la prison, le désert, le tombeau, tout cela est vrai; je me sens prise … Valerio, il faut que je m'en aille d'ici! j'ai tout regardé, j'ai tout vu, j'ai été amusée, charmée, ravie, je ne le nie pas! mais, soudain, je viens de m'apercevoir que nous sommes seuls, absolument seuls, au milieu d'un monde qui nous est étranger.

– Comment! Tu as peur? De quoi as-tu peur? Tu imagines un danger?

– Je n'imagine que ce que je vois: cette solitude morale, absolue, sans contraste, qui s'épaissit autour de nous… Peur? Je n'ai pas peur; ou, du moins, je n'ai pas précisément peur … mais, au premier abord, je ne voyais, je ne comprenais que la superficie des choses et l'apercevant comme elle est, bariolée et mouvante, je m'en amusais et ne supposais pas le dessous. Mais, maintenant, prends-tu garde toi-même que nous sommes entourés par l'inconnu, par l'étrangeté incommensurable, sans bornes? Que tout ce que nous approchons, nous regarde comme nous le regardons nous-mêmes, et cela sans nous comprendre, comme aussi nous ne comprenons pas? Nous sommes portés sur une houle dont nous ne connaissons pas la force; un souffle du vent peut bien faire une tempête; nous pouvons tomber dans un tourbillon; nous n'avons pas de boussole pour nous guider, et, de même que nous ignorons, de la manière la plus complète, le paysage qui se déroule derrière ces montagnes élevées devant nous, de même nous ne savons pas quels ressorts font mouvoir les esprits et les volontés, quels feux subits enflamment les imaginations de gens que nous jugeons en ce moment les plus inoffensifs et les meilleurs. Tiens! par exemple, qui me dit que le Shemsiyèh ne va pas entrer le sabre en main, et nous égorger pour faire un sacrifice à ses dieux? Oui! oui! oui! Ne ris pas … et, le sacrifice, il le jugerait peut-être d'autant meilleur, que cet homme nous aime peut-être, et offrirait ses bienfaiteurs et sa reconnaissance? Est-ce que je sais ce qui peut naître et s'agiter dans ces têtes qui sont si différentes des nôtres et qui trahissent des expressions de visage si nouvelles pour nos yeux? Et ce Kerbelay-Houssein, lui-même, dont nous célébrons l'honnêteté et la droiture, depuis que nous le connaissons, savons-nous bien ce que lui-même appelle droiture et honnêteté? Qu'y a-t-il de commun entre ces gens-là et nous? Eh bien! oui, j'ai peur! Je voudrais me retrouver dans un autre pays, dans le nôtre, dans celui que nous avons contemplé toute notre vie, qui n'a pas de mystère et d'inconnu pour nous; pour lequel nous sommes faits, et qui est fait pour les natures que nous avons reçues du ciel! Je voudrais voir les gens que nous pouvons reconnaître, sur le visage desquels nous sommes accoutumés à lire, et qui comprennent le bien et le mal de la même façon que nous! Enfin, Valerio, oui, c'est vrai, je me sens perdue ici; nous sommes tout seuls, et, j'en conviens, j'ai peur! j'ai peur! j'ai peur! Je ne veux pas rester ici! Allons-nous-en!

A ces mots, elle serra plus fort encore son mari dans ses bras et redoubla ses sanglots. Elle était en proie à une réaction qui se produit assez ordinairement en Asie chez les gens, peu ou mal trempés. On voit de ceux-ci, pris subitement, et sans autre cause qu'un travail intérieur de leur conscience, par des paniques qui, en s'accumulant les unes sur les autres, s'exagèrent et s'exaspèrent, arriver à la véritable folie. Tel, et des exemples en sont connus, prend tout bonnement le parti de s'enfuir et regagne l'Europe à travers des dangers très réels pour échapper aux plus imaginaires des périls. Tel autre se croit constamment à la minute d'un assassinat. S'il est assis dans sa chambre, dont la porte est close, et qu'il entende des pas dans le corridor, c'est un musulman fanatique qui est là, se colle contre la muraille … se glisse … entre … son poignard est déjà dans sa main … il va frapper! La victime sent ses membres se couvrir d'une sueur froide… Il se calme pourtant… Ce n'était rien que son propre domestique qui lui apporte le thé et dépose la tasse sur la table. Mais le malade lui a trouvé l'air singulier. Cet homme couve un mauvais coup. Il n'a pas osé, parce qu'il a vu qu'on était sur ses gardes. Maintenant il reviendra. Il va faire feu de ses deux pistolets par la fenêtre.

Quelquefois l'halluciné reprend tout son sang-froid, s'accoutume au milieu dans lequel il est placé, et sa guérison est assurée; mais il arrive aussi que le mal maintient et assure son empire, alors on tombe dans la variété la plus redoutable de la souffrance appelée nostalgie.

 

En voyant Lucie souffrir d'un tel état, Valerio eut peur à son tour. Le jour arriva, et les angoisses de la nuit un peu calmées firent place à une langueur, à un abattement qui n'étaient pas de bon augure. La jeune femme s'efforça, ce jour-là et les jours suivants, de prendre sur elle, pour ne pas affliger son mari; mais il ne lui fut pas possible de retrouver son enthousiasme perdu; elle ne prenait plus à rien un intérêt véritable; elle était gênée, elle était froide; un dégoût profond et irrémédiable l'envahissait de plus en plus et perçait dans toutes ses paroles.

Kerbelay-Houssein s'aperçut à sa pâleur que les choses n'allaient plus comme autrefois; il devina en gros ce qui se passait pour en avoir vu d'autres exemples.

– Je vous ai prévenu, dit-il à Valerio, un matin, pendant une marche; je vous ai prévenu! les femmes de votre pays ne sont pas faites pour la vie que nous menons. La vôtre est particulièrement susceptible; elle ne peut supporter indéfiniment la vue de nos longues barbes et de nos robes longues, elle qui est habituée aux visages ras et aux habits courts. Si vous persistez à prolonger votre voyage, vous la perdrez, je vous le dis franchement.

– C'est vrai, répondit Valerio en baissant la tête, ma femme est malade; mais croyez-vous que son état ne puisse s'améliorer et que les conséquences en soient si dangereuses?

– Croyez-moi, je vous le répète, ne poussez pas l'épreuve plus loin. Tout à l'heure, à la station, nous ferons rencontre d'une caravane qui va à Bagdad; quittez-moi, rejoignez-la, et retournez en Europe par Alep et Beyrouth.

Valerio se soumit et en fut immédiatement récompensé. Aussitôt que Lucie eut connaissance de ce qui allait arriver, elle éprouva un soulagement immédiat. Elle sourit franchement pour la première fois depuis bien des jours. La séparation de tous les amis qu'elle s'était faits lui fut cependant pénible; quelques heures auparavant, elle les détestait et les redoutait. Quand le Shemsiyèh prit congé d'elle, la jeune femme lui fit quelques présents qui furent reçus avec une émotion de reconnaissance. Le pauvre diable jura à l'Européenne un souvenir éternel, et il a tenu parole. Le poète composa un sonnet, dont la copie fut précieusement conservée. La femme de Redjèb-Aly serra longtemps sa protectrice sur son cœur et celle-ci lui rendit ses embrassements avec une émotion vraie. A ce moment, elle aurait presque souhaité de ne pas partir. Mais la résolution était prise. Kerbelay-Houssein lui donna solennellement sa bénédiction en l'appelant sa fille, et elle passa avec Valerio dans le campement de l'autre caravane.

Un an après, Valerio Conti et sa charmante femme prenaient le thé dans un salon de Berlin. Il y avait là des diplomates, des militaires, des professeurs et des femmes fort spirituelles et aimables. On faisait raconter à la jeune voyageuse ses aventures en Asie, et elle y mettait une verve, un feu, une exaltation qui la rendaient particulièrement charmante.

– Oui, je vous l'assure, disait-elle. Je regrette ce temps comme le meilleur de ma vie. Je suis assurément bien reconnaissante au comte de P. d'avoir fait nommer M. Conti secrétaire à la légation ottomane dans cette cour; mais, s'il n'y avait pas réussi, eh bien, je serais encore dans cet Orient, que j'ai trop rapidement traversé, et qui éveille au milieu de mes souvenirs les sensations les plus heureuses, les plus brillantes, les plus inoubliables que j'aie jamais éprouvées.

– Hélas! dit Valerio, vous oubliez, ma chère, que ces sensations vous tuaient et que la fin n'en est pas venue trop tôt.

– Madame, ajouta le professeur Kaufmann, qui est un peu pédant, l'organisme humain garde aussi bien l'empreinte d'un plaisir qui lui faisait mal que celle d'une maladie grave qui pouvait le briser.

FIN