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Lucie remarquait près de sa tente, chaque matin, un petit ménage composé du mari, de la femme et d'un enfant. Le mari pouvait avoir une vingtaine d'années et la femme quatorze ou quinze ans. Elle ne manquait jamais de saluer Lucie, et, bien qu'elle ne put parler avec elle, elle se faisait comprendre par des signes, et ces signes étaient les plus aimables et les plus gracieux du monde. Le mari s'empressait de rendre les petits services qu'il pouvait à ses deux voisins de campement. Il avait à baisser la tente, à la plier, à charger les mulets, et cela, sans façons obséquieuses, et avec cette bonne grâce et cette gaieté naturelles, partage des Orientaux qui savent vivre. Il raconta lui-même son histoire à Valerio:

– Je m'appelle, lui dit-il, Redjèb-Aly et je suis d'un village aux environs de Yezd. Cette femme, qui est la mienne, est aussi ma cousine; nous avons été élevés ensemble, et nos parents avaient, dès notre naissance à tous deux, résolu de nous marier. Il y a deux ans, et comme ce projet allait s'exécuter, la jeune fille tomba malade et chacun vit bien qu'elle allait mourir. Le médecin juif ne le cacha pas; elle n'en avait plus que pour quelques heures, et quand je la vis sur sa couche, pâle et expirante, son père et le mien, sa mère et la mienne, pleurant, sanglotant et jetant des cris à fendre l'âme, je ne pus supporter ce spectacle; je l'embrassai sur la bouche, pour lui dire adieu à elle et à toutes mes espérances, et je m'élançai dans la rue. Comme je franchissais le seuil de la maison, et, que les yeux aveuglés par les larmes, je ne voyais pas ce que je faisais, je me heurtai contre quelqu'un qui me saisit brusquement dans ses bras.

– Qu'as-tu? me dit-il, d'une voix rauque.

– Laissez-moi, répondis-je avec colère, je ne suis pas en humeur de parler à personne.

– Moi, je suis au monde, s'écria-t-il, pour parler aux affligés et les consoler. Raconte-moi ton mal, peut-être ai-je le remède.

Je regardai alors celui qui me retenait et je vis que c'était un vieux derviche à barbe blanche, l'air à la fois bienveillant et rude.

– Eh bien, mon père, répondis-je, la mort est dans cette maison. Laisse-moi aller maintenant, tu sais tout!

Et me débattant avec force, je le repoussai loin de moi et je m'enfuis. Pour lui, à ce que j'ai su plus tard, il ne fit aucun effort pour me retenir et entra vivement chez mes parents; il pénétra dans la chambre où agonisait ma fiancée, écarta d'un geste les assistants, s'empara du bras de la malade et sans dire un seul mot, tira de sa poche une lancette. Il pratiqua une forte saignée; puis, tandis que le sang coulait en abondance, il prit dans sa ceinture une fiole contenant de la liqueur rouge et en versa plusieurs gouttes dans un verre d'eau dont il fit avaler quelques gorgées à ma cousine. Cela fait, il ouvrit la porte toute grande, ordonna à chacun de sortir et de se tenir dans la cour sans plus entrer, car, disait-il, il faut de l'air à cette enfant.

Pour lui, il s'assit au pied du lit et resta les yeux fixés sur la mourante. Que dis-je, la mourante? Quand je revins une heure après, certain de ne plus trouver qu'un cadavre, je la vis sur son lit, les yeux grands ouverts, ayant repris connaissance, sa bouche essayait de sourire. Elle me regarda… Puisse Dieu très haut et très saint donner le bonheur des Élus au derviche pour ce regard que je lui dois!

Pendant trois jours, le vieillard n'abandonna pas celle qu'il venait de sauver. Nous lui offrîmes tout ce que nous possédions pour lui témoigner notre reconnaissance.

– Je ne saurais qu'en faire, nous répondit-il en souriant. En ne possédant rien, je possède tout; seulement il est en votre pouvoir de me rendre un grand service.

– Parlez, répondîmes-nous, vous avez tout droit et tout pouvoir sur vos esclaves.

– Eh bien! donc, répliqua-t-il, comme je viens de le dire, je suis vieux et mes forces ne sont plus grandes; dans ma jeunesse, j'avais fait vœu d'exécuter dix fois le pèlerinage de Kerbela. Je l'ai fait neuf et je ne me sens plus en état d'accomplir ma dixième obligation. J'en ai un remords infini, ma vie est troublée et je ne serai sûr de ne pas être châtié après ma mort, comme doit l'être un parjure, que si quelqu'un d'entre vous consent à se substituer à moi et à se rendre auprès du tombeau des Saints Imams pour leur dire ceci, en se prosternant devant la pierre:

– O Saints Imams, martyrs sacrés de Kerbela, le derviche Daoud vient, en ma personne, baiser la poussière de votre sépulture!

– C'est moi qui ferai cela! m'écriai-je, je vous le jure par votre tête et par la tête que vous avez sauvée; et pas une des parcelles des mérites que peut comporter une aussi sainte action ne sera dérobée par moi de votre part; tout vous reviendra, tout vous appartiendra et, plus tard, quand je serai revenu ici, j'irai une seconde fois et pour mon propre compte, remercier les Imams d'avoir, par votre entremise, sauvé la vie à celle qui doit être ma femme.

Le derviche m'embrassa et je partis. J'accomplis son vœu et j'en tirai un certificat du gardien de la Mosquée sainte; puis, je revins, je lui remis le document, dont il se montra très satisfait et je me mariai.

Le jeune homme s'arrêta sur cette parole et sembla hésiter un instant; mais Valerio s'aperçut que c'était parce qu'il luttait contre l'émotion. En effet, il reprit, après un peu de temps, d'une voix basse et tremblante:

– Je vous dirai que ma femme est si bonne, si douce et que je l'aime tant qu'il me sembla d'autant plus nécessaire d'aller remercier les Imams de me l'avoir donnée. Je leur devais déjà un pèlerinage pour moi-même. Je le fis; puis je revins. Quand je voulus repartir pour le troisième, qui était celui de la reconnaissance, elle m'a dit qu'elle aussi était reconnaissante et voilà pourquoi nous allons ensemble cette fois avec notre enfant. Mais je m'aperçois que je fatigue Votre Excellence. Elle a eu une bonté infinie de m'écouter jusqu'au bout. Je ne suis qu'un pauvre homme et j'ai grandement abusé de votre générosité.

Il y a de ces âmes-là en Asie, des gens qui ne vivent que par l'imagination et par le cœur, dont l'existence entière se passe dans une sorte de rêverie active et qui peuvent d'autant mieux se passer de tout contact avec ce que l'on appelle ailleurs la vie réelle et pratique, que cette sorte de fardeau et les obligations qu'il accumule sur les épaules des humains n'existent là que pour les riches et les puissants. Les pauvres sont dispensés, s'ils le veulent, de rien faire; la nourriture et l'abri ne leur manqueront jamais ni dans les caravanes, ni dans les villes, et la parabole des oiseaux du ciel auxquels le Père céleste sait ce qu'il faut et le donne, n'est vraie que dans les contrées du Soleil.

Depuis que Redjèb-Aly s'était fait connaître à Valerio, il était devenu, avec le poète suisse, un des commensaux de la tente italienne; mais ils eurent bientôt un nouvel associé. Celui-là se nommait Sèyd-Abdourrahman et c'était un érudit. Il raconta un matin son histoire en ces termes:

– Je suis né à Ardébyl, ville célèbre, peu éloignée de la mer de Khozèr, que vous autres, Européens, vous appelez la mer Caspienne. Comme ma famille ne comptait que des moullas, le moulla, mon père, les trois moullas, mes oncles, les huit moullas, mes cousins, je ne pouvais manquer de devenir un personnage très savant, et c'est ce qui advint. Je fus battu si souvent et si fort que j'appris à fond la théologie, la métaphysique, l'histoire, la poésie, et je n'avais pas quinze ans que l'on me citait dans tous les collèges de la province comme un des argumentateurs les plus subtils que l'on eût jamais entendu vociférer du haut d'une chaire.

Cela ne m'empêcha nullement de prendre un certain goût pour le vin, ce qui me conduisit à l'eau-de-vie, et cette liqueur, d'ailleurs maudite, opérant en moi une réforme intellectuelle d'une valeur prodigieuse, je compris, un beau jour, le néant de toutes choses; le prophète ne me parut plus aussi sublime que vous pouvez le penser; les leçons que j'avais faites au collège à des foules d'étudiants se révélèrent à moi comme aussi absurdes que celles dont on m'avait abreuvé moi-même, et, devant cette ruine générale de toutes mes opinions, je résolus de me mettre à voyager, afin de renouveler mon entendement, de me pourvoir, s'il était possible, de connaissances plus solides que les anciennes et aussi de me distraire par la contemplation de spectacles intéressants et curieux.

Depuis dix ans je mène ce genre de vie et jamais je n'ai eu sujet de m'en repentir. Vous avez peut-être remarqué quelquefois un grand garçon de bonne mine avec lequel je suis généralement associé dans nos marches. C'est un boulanger de Kaboul qui a, de même que moi, la passion des voyages. Pour la huitième fois il suit cette route-ci et il retourne dans l'Afghanistan avec la ferme résolution de partir immédiatement pour le nord de l'Inde et, de là, visiter Kachemyr, Samarcande et Kashgar. Quant à moi j'ai été déjà deux fois dans ces contrées, et, quand j'y retournerai, je pousserai jusqu'à la mer de Chine; en ce moment, je viens de l'Égypte et compte me rendre dans le Béloutchistan.

– Hé bien, en somme, dites-nous, Sèyd, répondit Valerio, dites-nous quels fruits vous avez retirés de tant de fatigues.

– De très beaux, répondit le voyageur; d'abord j'ai évité les fatigues bien plus grandes de la vie sédentaire, un métier, la société permanente des imbéciles, l'inimitié des grands, les soucis de la propriété, une maison à conduire, des domestiques à morigéner, une femme à supporter, des enfants à élever. Voilà ce dont je suis quitte; n'est-ce rien?

– Mais du même coup, vous avez perdu les avantages correspondants.

– Et dont je ne me soucie point, s'écria Sèyd-Abdourrahman avec un geste de mépris. En revanche, il n'est pas de contrée habitée par des musulmans qui me soit inconnue. J'ai vu les cités les plus illustres et les lieux dont parle l'histoire; j'ai conversé avec les savants de tous les pays; j'ai réuni l'ensemble de toutes les opinions reçues en un lieu, contestées dans un autre, et, somme totale, je ne peux plus douter que la plus grande partie des hommes valent un peu moins que des grains de sable, que les vérités sont des faussetés, que les gouvernements sont des arsenaux de scélératesse, que les quelques sages répandus dans l'Univers existent, seuls, d'une manière véritable et que Dieu très haut et très grand, qui a créé cet amas de boue et de turpitudes où brillent si peu de paillettes d'or, a dû avoir, pour agir ainsi, des motifs que nous ne connaissons pas et dont l'apparente absurdité doit recéler certainement des causes d'une profondeur adorable.

 

– Amen! murmura Redjèb-Aly, qui n'avait pas compris le premier mot à cette tirade, sinon que tout respect était rendu au Créateur des mondes. Quant au poète, il cherchait une rime au mot perdre, et le Shemsiyèh souriait avec une certaine ironie qui fut remarquée par Sèyd-Abdourrahman, lequel se tourna vivement de son côté et le prit à parti en ces termes:

– Tu te moques, s'écria-t-il d'un air de triomphe, tu te moques des paroles que je viens de prononcer, parce que tu crois, toi, misérable, dont le nom est un objet d'horreur et la personne un objet de dégoût pour les populations au milieu desquelles tu vis, tu crois posséder seul la vérité et cette pauvre vérité se trouverait ainsi, dans le monde, comme une perle écrasée, ternie, jaunie, dépouillée de toute monture et gisant presque inconnue dans la fange! Eh bien! tel que tu es, Shemsiyèh, je te proposerai aux autres pour exemple et ils verront que tu es leur modèle. Tes pères ont été puissants; leurs erreurs se sont étendues sur tant de pays qui désormais professent d'autres dogmes que, sous le ciel, il n'était pas alors de place pour des religions différentes; tes folies étaient considérées comme aussi sages que les démonstrations les plus sévères du bon sens; et tes ancêtres les expliquaient avec conviction dans des temples de marbre et de porphyre. Tout est changé. L'esprit des hommes s'est tourné vers d'autres opinions; mais console-toi, ces opinions seront un jour traitées comme la tienne; et les multitudes considéreront un musulman, un juif, un chrétien, du même œil qu'elles te regardent aujourd'hui.

Le Shemsiyèh salua sans répondre et Valerio demanda au Sèyd:

– Vous qui avez parcouru tant de régions, n'êtes-vous jamais entré sur un territoire européen?

– Jamais, répliqua le Sèyd, d'un air embarrassé.

– D'où vient cela? poursuivit Valerio.

– Qu'y pouvais-je chercher? Qu'y pouvais-je trouver? Vous ne prendrez pas mes paroles en mauvaise part, et vous ne les croirez pas dictées par quelque prévention religieuse indigne d'un philosophe?

– En aucune façon, répondit Valerio; je connais la largeur et la liberté de vos idées, Sèyd, et ne saurais jamais vous soupçonner de pareilles faiblesses; parlez donc librement et instruisez-moi par votre expérience.

– Il n'y a pas d'intérêt pour un sage à voyager dans les pays européens, répondit le Sèyd d'un air convaincu. D'abord, on n'y est pas en sûreté. On rencontre à chaque pas des soldats qui marchent d'un air rébarbatif; les nommes de police remplissent les rues et demandent à chaque instant où l'on va, ce qu'on fait et qui l'on est. Si on manque à leur répondre, on est conduit dans une prison d'où l'on a beaucoup de peine à se tirer. Il faut avoir les poches pleines de bouyourouldys, de firmans, de teskerèhs et d'autres papiers et documents sans fin, faute de quoi l'on risque même sa vie. Je vous atteste que les choses sont ainsi; je l'ai entendu rapporter par des gens dignes de foi qui avaient suivi des ambassades musulmanes dans ces pays du diable.

Redjèb-Aly écoutait ces révélations, la terreur peinte sur le visage; Valerio se mit à rire:

– Continuez, je vous prie, Sèyd, il y a du vrai dans ce que vous dites et je vous demande la suite avec insistance.

– Eh bien! donc, puisque je ne vous fâche pas, j'ajouterai que, si l'on a eu le bonheur d'échapper à ces périls et de ne pas être mis en prison pour avoir fait une chose ou l'autre qu'il ne fallait pas faire, on est toujours en grand danger de mourir de faim. Si on est pauvre, il ne faut pas le dire; personne ne songe à vous demander si vous avez dîné et ce qui, dans les pays musulmans, ne coûte pas un poul, exige des sommes folles dans vos pays avares. Alors que peut-on devenir? Ici, et partout ailleurs, que je me couche sur le chemin pour dormir, on ne me dira rien; chez vous, la prison rentre en question; il en est de même pour tout; dureté de cœur chez les hommes, cruauté et sévérité chez les gouvernants, et de la liberté nulle part: il n'y a que contrainte; par-dessus le marché, un climat aussi inhospitalier que le reste. Je ne me suis jamais étonné, effendum, de voir ce que vous avez dû observer comme moi, vu que ceux de vos Européens qui viennent demeurer au milieu de nous, ne peuvent plus s'en détacher, prennent vite nos habitudes et nos mœurs, tandis qu'on n'a jamais cité un des nôtres qui eût la moindre envie de rester dans vos territoires et de s'y établir.

– Tout cela est encore assez exact, repartit Valerio et, pourtant, je vous ferai remarquer que le nombre des Asiatiques faisant le voyage d'Europe devient chaque année plus considérable.

– D'accord! s'écria le Sèyd. Ce sont des militaires que l'on envoie apprendre l'exercice et les façons du nyzam! Ce sont des ouvriers qui devront poser des poteaux du télégraphe! Ce sont des médecins qui apprendront à disséquer des cadavres humains! Tous métiers d'esclaves, métiers stupides ou avilissants! ou immondes! Mais il n'est jamais passé par la tête de personne que les Européens, qui savent les choses grossières et communes, possèdent la moindre idée des connaissances supérieures. Ils ne savent ni théologie ni philosophie. On ne parle point de leurs poètes parce qu'ils ignorent tous les artifices du beau langage, ne connaissant ni le style allitéré, ni les façons de parler fleuries et savantes; d'ailleurs j'ai ouï dire que leurs langages ne sont au fond que des patois rudes et incorrects. De tout ceci il résulte que l'Europe ne saurait exercer aucun attrait sur les natures délicates, et c'est pourquoi je vous répète que jamais un galant homme n'y met les pieds, quand il n'y est pas contraint par les ordres de son gouvernement.

Sèyd-Abdourrahman ayant terminé cette apostrophe du ton pénétré d'une foi solide, Valerio ne vit aucune raison d'argumenter contre lui et on parla d'autres choses sur lesquelles on pouvait être mieux d'accord.

Cependant la caravane avançait. Le paysage changeait. On parcourait les contrées montagneuses de la Haute-Arménie; on avait atteint les rives bruyantes, bordées de roches qui enserrent ce torrent fougueux dont le parcours devient plus loin l'Euphrate. On gagnait du pays; mais lentement. D'abord on ne cheminait chaque jour que pendant six à sept heures, et le déplacement d'un si grand corps était lent. Ce corps se mouvait avec une sorte de précaution solennelle et de sang-froid que rien n'émeut. Ensuite, il s'arrêtait souvent à moitié route de la station indiquée pour la fin du trajet du jour et cela pour bien des considérations. Il faut savoir que Kerbelay-Houssein avait toujours le soin de recevoir les rapports des messagers envoyés par lui quelques jours à l'avance dans les différents villages, afin de négocier avec les paysans la quantité d'orge et de paille hachée, dont il avait besoin pour ses bêtes; le nombre de moutons, de poules, de charges de riz et de légumes qu'il lui fallait pour la population entraînée avec lui. Souvent les paysans émettaient des prétentions inacceptables quant aux prix qu'ils voulaient percevoir. On discutait avec eux; les mandataires du muletier leur opposaient la concurrence d'autres villages; souvent ces derniers s'entendaient avec leurs voisins pour maintenir et imposer des conditions très élevées; de la part des diplomates de la caravane c'étaient donc des propositions, des refus, des contre-propositions, des intrigues, des corruptions pratiquées sur tel ou tel de leurs adversaires, des sollicitations appuyées de présents auprès des autorités locales, afin d'obtenir que celles-ci donnassent des ordres propres à modérer la rapacité des gens des villages. Sans cesse les négociateurs revenaient auprès de Kerbelay-Houssein pour dire ce qu'ils avaient obtenu, recevoir de nouvelles instructions, porter des offres nouvelles. Le muletier était occupé comme le ministre dirigeant d'un grand État. Lorsque tout semblait réussir à souhait, que l'orge, la paille hachée, les vivres étaient accordés à bon compte et en abondance, la caravane marchait plus vite et d'une façon régulière et assurée. Dans le cas contraire venaient les lenteurs. Quand on n'avait pas réussi à s'entendre et que les habitants des villages placés sur la ligne du trajet s'obstinaient dans des exigences déraisonnables, alors Kerbelay-Houssein usait d'un grand moyen; il annonçait qu'il allait quitter la route directe, et, si cette menace ne produisait pas son effet, il la mettait à exécution. C'était un coup d'État. Toute la caravane alors, sans que le plus grand nombre des voyageurs en sût rien, prenait à travers champs et commençait un long détour allant chercher des contrées moins avares et bien souvent il arrivait alors que les paysans, effrayés de perdre des bénéfices certains, faisaient leur soumission et envoyaient prier Kerbelay-Houssein de revenir. Dans ce cas-là, celui-ci refusait avec hauteur jusqu'à ce que des indemnités suffisantes lui eussent été accordées pour les retards et les peines supplémentaires. Souvent aussi les fournisseurs assurés de placer ailleurs leur marchandise les laissaient aller. Il cheminait donc, se faisant précéder toujours de ses émissaires, et tirait de la fortune le meilleur parti possible. Il n'avait pas une minute de repos. Sa tête était toujours en travail, il contemplait son peuple à la façon dont Moïse regardait le sien dans la traversée du désert; et l'habitude qu'il avait de cette responsabilité, sa connaissance profonde du caractère des gens avec lesquels il traitait et des agents qu'il employait, lui donnaient une assurance et une fermeté dignes de respect.

Mais ce qui occasionnait les plus longs retards, c'était la rencontre d'un pâturage abondant. En ces occasions annoncées avec enthousiasme par les éclaireurs quelques jours à l'avance, on séjournait quelquefois deux semaines, trois semaines sur le même point. Le camp était établi d'une manière particulièrement sérieuse et avec toutes les commodités que chacun pouvait se procurer. Il semblait qu'une éternité devait se passer là. Chacun semblait dire comme les Apôtres dans l'Évangile:

«Il est bon que nous soyons ici; faisons-y donc trois tentes: une pour toi, une pour Moïse et une pour Élie.»

Les chameaux, les mulets, les chevaux, les ânes se promenaient dans l'herbage plantureux, où ils enfonçaient jusqu'au ventre. Les muletiers étaient charmés de voir leurs bêtes se remettre à vue d'œil de leurs fatigues, au moyen de ce savoureux repas; la vue de la verdure et des fleurs charmait tous les regards, et la ruche bourdonnait de plus belle, chacun allant, venant, causant, remuant, continuant les marchés, les intrigues, les achats et les ventes que, comme on l'a vu, la marche même n'interrompait pas; car une caravane c'est une ville mouvante, et les intérêts et les plaisirs d'une ville ne s'y reposent pas plus que dans les cités sédentaires.

Pendant ces haltes ainsi prolongées, Lucie et Valerio employaient une partie de leur temps à faire des excursions dans la contrée qui les entourait. C'étaient déjà ces riches montagnes du Kurdistan, dont la beauté est plus âpre peut-être que le Taurus, où les gorges sont plus étroites et les escarpements plus abrupts, mais où la nature féconde n'est pas moins généreuse de ses dons. Les deux amants étaient jeunes; ils étaient hardis; ils ne suivaient pas toujours à la lettre les sages avertissements de Kerbelay-Houssein, qui cherchait à les rendre prudents et à les détourner d'excursions trop longues.

– Vous ne savez pas, leur disait-il, qui vous pouvez rencontrer. Les Kurdes, que le ciel les confonde! ne sont pas tous des pillards et des assassins, mais les exceptions sont rares, et il ne faut tenter personne. Je vous engage donc à ne pas vous éloigner du camp, de telle sorte que vous puissiez devenir la proie de quelques rôdeurs.

Une petite aventure donna une sorte de consécration à ces sages paroles. Valerio et Lucie, accompagnés du poète, du Shemsiyèh et de Redjèb-Aly s'étaient mis en route un matin pour aller, à quelque distance, visiter un village dont on leur avait fort vanté la situation pittoresque. Tous étaient fort gais; le poète, un peu moins malade qu'à son ordinaire, prenait des airs avantageux sur son cheval de louage et se comparait à un chevalier des anciens temps; il en avait plus que jamais la plume, l'épée et les éperons; mais, moins que jamais, toute autre chose. Redjèb-Aly chantait à tue-tête une chanson persane, et le Shemsiyèh, toujours replié en lui-même, marchait sans rien dire auprès du cheval de Lucie. Le passage était resserré entre les montagnes et charmant, plein d'habitations rustiques en terre battue, à toits plats, encombré d'arbres fruitiers chargés de pommes, de poires, de prunes et de raisins. Tout à coup on se trouva dans un défilé étroit, circulant avec un ruisseau et dominé par des crêtes hautes, et on entendit retentir une violente fusillade.

 

Valerio mit brusquement la main sur la bride du cheval de sa femme et l'arrêta court. Le Shemsiyèh, par un mouvement qui lui fit honneur, tira son sabre et se jeta devant Lucie pour la couvrir de son corps; le poète mit l'épée à la main, en invoquant saint Georges et Redjèb se coucha par terre en criant qu'il était mort. L'alerte fut vive; il y avait de quoi. Mais aussitôt on entendit de toutes parts, sur les deux flancs des montagnes:

– N'ayez pas peur! On n'en veut pas à vous! Allez-vous-en! On ne tire pas sur vous!

Et la fusillade fut suspendue un instant; Valerio, profitant de cette trêve fit rebrousser chemin au cheval de Lucie, et la petite troupe partit au galop et ne cessa pas de courir jusqu'à ce qu'elle fût rentrée au camp, où Kerbelay-Houssein apprit en souriant les détails de l'aventure.

– Si vous m'aviez prévenu ce matin, dit-il à Valerio, que vous aviez l'intention d'aller de ce côté, je vous en aurais dissuadé. Je savais que deux tribus du voisinage avaient l'intention de s'y battre; c'est ce dont elles s'occupent, et comme cela ne cause de mal à personne, il n'y a qu'à les laisser se fusiller en repos. Dieu est grand et fait bien ce qu'il fait!

Ainsi conclut le plus sage des muletiers, et, à dater de ce jour, Valerio ne manqua plus de prendre ses conseils sur l'étendue comme sur la direction des promenades qu'il comptait faire avec Lucie.

Un des grands plaisirs de la marche, c'était de se rencontrer aux lieux de campement avec une autre caravane arrivant d'une direction opposée. Naturellement, dans de pareils cas, les chefs respectifs des deux grands corps ambulants se sont assurés à l'avance qu'ils peuvent s'établir l'un près de l'autre sans compromettre leurs moyens de subsister. Alors ce sont deux cités qui s'arrêtent en face l'une de l'autre; deux cités véritables: l'une vient de l'Occident, l'autre est partie de l'Orient; qu'on s'imagine Samarkand et Smyrne se rencontrant au pied des montagnes qui séparent la Médie de la région du Tigre et de l'Euphrate. De ce côté, sous ces tentes, sous ces baraques, sont des Persans de l'Est, des gens du Khorassan, des Afghans, des Turkomans, des Uzbeks, des hommes venus des frontières lointaines de la Chine et même de ces contrées mal connues qui font pénétrer au milieu des provinces du Céleste-Empire les dogmes et les idées de l'Islamisme arabe. De ce côté-ci, au contraire, voilà des Persans de l'Ouest, des Osmanlis, des Arméniens, des Yézidys, des Syriens et des hommes de l'Europe lointaine, comme nous les avons déjà vus et comme nous les suivons, depuis le commencement de cette histoire. Dans les deux villes existent des éléments communs, des Juifs surtout. Ceux-là viennent aussi bien de Damas et d'Alep que de Bokkara et de Manghishlak. Tel d'entre eux voyage pour vendre et acheter, mais tel autre est un mandataire de la communauté de Jérusalem. Il va recueillir et rapporter aux habitants de la cité sainte les aumônes des fidèles. Il pénètre partout pour recueillir sa moisson. Si, cette année, il va à Téhéran, l'année dernière, il était à Calcutta; Khiva recevra sa visite plus tard, et partout il est reçu avec respect par ses coreligionnaires. C'est un homme grave, ferme, dur. Il connaît le monde et sait mieux que personne l'état actuel de l'Univers. Il n'est pas humble comme ses coreligionnaires et ne supporte ni affront ni avanie. Au besoin, il se réclame de la nationalité française, exhibe un passeport de cette nation, qui le désigne comme né à Alger, et réclame avec hauteur la protection des consuls en les menaçant de s'adresser aux journaux, s'ils ne lui font rendre justice. C'est un personnage terrible et que tout le monde redoute.

Il a bien vite fait de réunir dans sa tente les Juifs des deux caravanes, et c'est là qu'on s'apprend mutuellement ce qu'il y a à vendre et à échanger de part et d'autre: les noms des grands marchands, la nature et le poids des denrées qu'ils portent avec eux, enfin les nouvelles grandes et petites.

De pareilles rencontres déterminent généralement un séjour assez long de la part des caravanes lorsque, toutefois, les circonstances de saison, de sécurité, de lieux et d'approvisionnement le permettent. Alors il se produit aussi du mouvement dans les deux populations. Ceux-ci rebroussent chemin vers l'ouest avec les Orientaux; ceux-là, qui étaient venus parmi eux, s'attachent aux gens venus de l'ouest. On a beaucoup agi, intrigué, remué, on se dit adieu, on se sépare.

Mais il existe aussi des caravanes d'un tout autre genre et auxquelles ou n'est jamais pressé de se rallier. Au contraire, on double volontiers une marche pour ne pas rester campé auprès d'elles. Ce sont les caravanes sacrées, dont les mulets, les chameaux, les chevaux portent, au lieu de marchandises, des bières avec leurs morts, que l'on va enterrer dans quelque ville sainte: à Meshèd, à Goum, à Kerbela. Ces caravanes ne sont, d'ailleurs, pas plus tristes que les autres. On y chante, on y rit, et on s'y amuse tout autant. A la vérité, les conducteurs en sont de vertueux tjaoushs avec leurs vastes turbans, des moullas vénérables pourvus de coiffures non moins sérieuses; les versets du Koran sont fréquemment récités; mais on ne peut pas prier toujours, et, dans les intervalles qui sont nombreux et longs, le plus austère directeur ne se refuse pas à entendre, ni à faire un bon conte. Quand on arrive à la station, le turban est mis de côté, et en caleçon et bonnet de nuit, on se met à son aise; on loue Dieu de ce qu'il a créé l'eau-de-vie. Cependant, les fils respectueux, les frères dévoués, ont pris sur le bât du mulet le corps de leur regretté parent; on a mis les caisses funèbres les unes sur les autres, en tas, ou bien encore on les a laissées où elles sont tombées; on les ramassera le lendemain et, si l'on se trompe de coffre, en définitive, chaque défunt aura finalement la même couche funèbre sous la protection et dans le voisinage de l'Imam. Tout irait pour le mieux, si l'odeur qui s'exhale de ces cadavres mal empaquetés n'était pas, en elle-même, désagréable et tenue, assez généralement, pour malsaine; c'est là seulement ce qui fait qu'on évite, quand on peut, les caravanes des morts.

Au contraire, on ne déteste pas la rencontre d'un grand seigneur, s'en allant avec deux ou trois cents cavaliers, chasser, ou rendre au roi ses hommages. C'est une occasion de plaisir. C'est aussi quelquefois un surcroît de sécurité. Deux ou trois cents braves gentilshommes des tribus, armés jusqu'aux dents, ne sont pas d'un petit secours dans les contrées hantées et troublées par les Kurdes Djellalys ou autres, dans les régions du Nord, ou bien par les Bakhthyarys et les Loures dans celle du Sud. Alors, pendant qu'on voyage côte à côte, on échange de grandes politesses et de petits présents qui ne font jamais de peine à ceux qui les reçoivent.