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Pendant plusieurs jours, les rives d'un fleuve large, calme, limpide, descendant avec majesté vers la mer, remontèrent devant leurs regards dans l'intérieur du pays. Des forêts épaisses couvraient la croupe des monts harmonieusement étagés. Des chalets de bois s'attachaient aux pentes et se montraient jusque sur les cimes; des troupeaux erraient dans les pâturages herbeux et jetaient au vent les tintements de leurs clochettes. Au pied des arbres énormes, aux écorces rugueuses, aux branchages luxuriants de verdure et audacieusement tourmentés, dont les racines jaillissaient brusquement hors de terre et étalaient sur leurs nervures toutes les variétés de mousses et de gazons, des fleurs innombrables, des pervenches surtout, étalaient complaisamment leurs corolles. Partout, la vigueur et la fierté, partout la grâce et le charme. Les aigles et les faucons décrivaient leurs cercles de chasse au plus haut de la courbure des cieux. Des oiseaux chanteurs s'ébattaient gaîment sous la verdure. Des roches abruptes, s'élançant tout à coup du sein des bois, formaient au-dessus des nuées comme une vaste esplanade, d'où s'élevait quelque immense fortification, ouvrage démantelé des Empereurs byzantins. L'Europe n'a jamais connu rien de pareil, en étendue, en hauteur et pour les caprices inouïs de l'architecture. C'est là qu'on peut contempler dans une réalité qui ressemble à un rêve les modèles certains de ces châteaux magiques, que l'enchanteur Atlant et ses pareils faisaient naître d'une parole magique, pour la plus grande gloire de la chevalerie. Avant que les Croisés eussent considéré d'aussi étonnantes architectures, il n'était pas possible que l'imagination du poète le plus dédaigneux de la vraisemblance pût en amuser l'esprit d'auditeurs qui n'y auraient pas cru. Des courtines énormes; à leurs flancs des mousharabys sculptés, entassés les uns sur les autres; des tours portant des faisceaux de tourelles, guirlandes de clochetons; des donjons travaillés comme de la dentelle; des portes qui s'ouvrent sur l'immensité; des fenêtres d'où il semble qu'on pût voir jusqu'au plus profond des cieux, et tout cela énorme, avec une délicatesse et une élégance inouïes, voilà ce qui se présente aux regards; et, je le répète, au-dessous, flottent les nuages, tandis que le soleil miroite amoureusement sur les plates-formes festonnées d'innombrables créneaux.

Les amants arrivés à Erzeroum y furent reçus à bras ouverts par le gouverneur. C'était un Kurde. Il avait été élevé à Paris, au collège, et avait passé quelque temps à Constantinople, dans les bureaux de la Porte; nommé secrétaire à la légation de Berlin, il s'y était arrêté trois ans pour être transféré comme ministre dans une cour secondaire. On l'avait fait revenir; il avait été kaîmakam à Beïbourt, et depuis un an, il était pacha d'Erzeroum. C'était un homme de bonne compagnie, médiocrement musulman, mais, en revanche, nullement chrétien; sa confiance dans l'avenir de son gouvernement et de son pays ne s'étendait pas loin; il croyait peu au mérite et surtout à la réalité des réformes; mais il croyait avec force à la nécessité de rendre sa position personnelle la meilleure possible. Ses habitudes européennes n'avaient nullement étouffé ses instincts asiatiques; ceux-ci, à leur tour, ne cherchaient pas à trop réagir contre l'acquis et l'éducation. Il aimait les soins délicats de la toilette, bien qu'il ne fût plus jeune; il avait le goût des fauteuils et des meubles de Paris; il s'entourait volontiers d'albums et surtout tenait à ce que sa table fût servie comme s'il avait vécu en plein faubourg Saint-Honoré. A cette fin, il entretenait un cuisinier et un maître d'hôtel français. Il était aussi abonné au Siècle et au Journal illustré. Bref, Osman Pacha se montrait homme de goût, avec quelques défectuosités; la dorure n'avait pas pénétré dans l'intérieur du métal kurde.

Depuis plusieurs années, ce personnage supérieur s'était marié, et comme il avait sagement compris qu'une fille Osmanli de bonne maison n'apporterait dans son intérieur que des habitudes à la mode ancienne sur lesquelles lui-même n'était nullement façonné, il avait préféré laisser tomber son choix sur une esclave circassienne, qu'un marchand du Caucase, sujet russe, lui avait vendue assez cher. Cette jeune personne était jolie, savait le français, la géographie et jouait habilement sur le piano des valses et des contredanses. C'était plus qu'il n'en fallait pour assurer le bonheur domestique d'Osman Pacha. Ce bonheur était complet. La Hanoum, la dame, s'habillait à l'européenne et ne portait que des modes de Paris qu'elle faisait également porter à ses deux enfants, une fille et un garçon. Elle s'ennuyait à Erzeroum. Elle aurait voulu aller aux théâtres, au bal, au bois de Boulogne, aux courses de Chantilly, aux soupers du Café Anglais. Le Journal des Modes lui avait révélé l'existence de ce monde enchanté et elle en rêvait. Pour les Asiatiques civilisés, l'idéal de la vie intelligente est, chez les hommes, la vie du club et, chez les femmes, celle du demi-monde. Osman Pacha et Fatmèh-Hanoum furent ravis de voir arriver Valerio et Lucie. C'était une distraction.

Elle ne dura que peu de jours. Erzeroum n'est pas une ville attrayante. Placée sur un plateau nu et élevé, les rues y sont livrées au vent, froides, entourées d'une plaine maussade et stérile. Là, il pleut constamment; le ciel y est gris. Valerio n'y resta que juste le temps de s'entendre avec le chef de la caravane qui partait pour la Perse et auquel il avait l'intention de confier sa destinée. Il congédia ses zaptyés, qui ne devaient pas l'accompagner plus loin, et, étant tombé d'accord avec le maître des muletiers, il annonça son départ à Osman-Pacha et prit congé de lui. Lucie en fit autant, dans le harem, à l'égard de Fatmèh-Hanoum. Ce furent de grandes expressions de regrets, beaucoup de larmes et des embrassements sans fin; puis, vers deux heures de la nuit, Valerio et Lucie, avec deux domestiques musulmans, prirent congé de leurs aimables hôtes et se mirent en chemin pour aller s'associer à leurs futurs compagnons de route.

La caravane, comme c'est l'usage, avait quitté la ville depuis deux jours et était campée à une demi-heure du faubourg. Elle était considérable. A la clarté de la lune, on apercevait des lignes de mulets et de chevaux attachés par le pied à des piquets et mangeant l'orge du matin; on allait partir. Des feux étaient allumés çà et là; les ballots de marchandises s'élevaient comme des espèces de murailles et formaient en plusieurs endroits des cellules, dont les propriétaires s'occupaient à enlever le mobilier temporaire, composé des tapis et des couvertures sur lesquels et sous lesquels ils avaient dormi. Les constructions mobiles formaient comme des rues où déjà la foule circulait très affairée. Çà et là s'élevaient quelques tentes légères dont les toiles laissaient percer les rayons lumineux des lampes matinales, et des ombres passaient et repassaient au-dessous. Bien des petits boutiquiers tenaient, étalés par terre, auprès d'un réchaud de charbons, des gâteaux, des pains très minces et feuilletés, l'appareil pour faire le thé ou le café, des tasses, du laitage, quelque peu de mouton ou de volaille. On déjeunait. On allait, on venait; les muletiers réunissaient les ballots, ils les couvraient de cordes, et commençaient à charger les bêtes. De saints personnages criaient à haute voix des prières. Valerio se fit conduire auprès du chef des muletiers, après avoir laissé Lucie pour quelques instants auprès d'une famille turque qui allait à Bayazyd et à laquelle le pacha avait recommandé la jeune dame italienne.

Un chef de muletiers, un chef de caravane n'a pas de rang hiérarchique parmi les fonctionnaires publics d'aucun pays musulman. Ce n'en est pas moins un grand personnage, en un certain sens; il jouit de deux privilèges bien rares dans le monde: d'abord, il commande à tout ce qui l'approche, et son autorité n'est jamais mise en doute; ensuite sa probité est toujours incontestée, et il est rare qu'elle ne soit pas incontestable.

En ce qui concerne Kerbelay-Houssein, le maître muletier auquel Valerio se trouva avoir affaire, ce dernier point était assuré. Il n'y avait qu'à le considérer avec un peu d'attention pour reconnaître immédiatement dans son visage les signes de l'intégrité native. Kerbelay-Houssein était un homme de taille moyenne, trapu, remarquablement fort; la moitié de la figure couverte jusqu'aux pommettes d'une barbe noire, courte et frisée, des yeux francs et hardis, éclairés de regards droits et fermes, un teint hâlé, l'air grave et prudent comme il sied à un homme accoutumé à se sentir responsable. Kerbelay-Houssein était de la province de Shouster, l'ancienne Susiane, à laquelle appartenaient la plupart de ses camarades. Il possédait en propre trois cents mulets de charge, ce qui constituait un avoir assez respectable. Il était donc riche, considéré; mais comme il convient à un homme de sa profession, il ne se donnait aucun titre pompeux, ne se faisait pas même appeler beg, allait vêtu de laine fort propre, mais très commune, et se contentait d'être le plus despotique et le plus inflexible des législateurs. D'ailleurs, il ne s'emportait jamais, content d'égaler en obstination le plus obstiné de ses mulets.

– Maître, dit Valerio à ce personnage, vous allez à Tebryz?

– Inshallah, s'il plaît à Dieu! répondit Kerbelay-Houssein, avec une dévote réserve.

– Combien de jours comptez-vous mettre dans ce voyage?

– Dieu seul le sait! répliqua le chef toujours du même ton. Cela dépendra du temps beau ou mauvais; de l'état des pâturages pour mes mulets, du prix de l'orge dans les différentes stations, et enfin, du séjour que nous ferons à Bayazyd et ailleurs.

– De sorte que vous ne pouvez pas du tout me dire à l'avance quand nous arriverons?

Le muletier sourit.

– J'ai vu des Européens, dit-il, et j'ai toujours remarqué qu'ils sont pressés. Croyez-moi, l'heure de la mort arrive toujours. Vous avez le temps; ni une minute plus tôt, ni une minute plus tard que le sort ne le veut, nous n'arriverons à Tebryz. Vivez content, croyez-moi, sans vous tourmenter davantage.

 

– Vous m'avez l'air d'un brave homme, répliqua Valerio, et je crois que vous êtes tel. Je vais donc vous parler à cœur ouvert. J'ai une jeune femme, et je crains que la prolongation des fatigues de la route ne soit une épreuve un peu dure pour elle; c'est pourquoi je viens me consulter avec vous sur ce qu'il y aurait à faire pour que ma femme souffrît le moins possible. Ensuite, j'ai encore quelque chose à vous demander. Pour mon voyage, j'emporte quelque argent, et, avec tant de monde qu'il y a ici, dans la caravane, je ne suis pas bien aise de l'avoir toujours sur moi; je crains qu'on ne me le vole.

– C'est ce qui arrivera certainement avant qu'il soit deux jours, répondit le muletier, si vous gardez votre bourse par devers vous. Donnez-la-moi. Je paierai vos dépenses en route, et je vous tiendrai compte du surplus, quand nous serons arrivés à notre destination.

Valerio n'avait voulu que provoquer cette offre, et il s'empressa de remettre ce qu'il possédait entre les mains de Kerbelay-Houssein. Celui-ci compta et recompta l'argent et le mit dans un coffre sans donner le moindre reçu comme c'est l'usage. Il en fit lui-même la remarque, et dit en souriant à Valerio:

– Je suis allé une fois jusqu'à Trébizonde et deux autres fois je suis allé à Smyrne. Il paraît que vous autres Européens, vous êtes de grands voleurs, car vos négociants se demandent constamment des gages les uns aux autres. Mais vous comprenez que, si les muletiers n'étaient pas des gens d'honneur et qui n'ont aucunement besoin d'attester sans cesse leur probité, le commerce ne serait tout simplement pas possible. En ce moment, voyez! Un grand marchand de Téhéran compte sur moi. Il m'avait remis, il y a un an, quatre-vingt mille tomans pour lui rapporter des étoffes de laine et de coton, des porcelaines, des cristaux, des soieries et des velours, que j'ai dû faire demander à Constantinople. J'ai dépensé soixante mille tomans et je lui rapporte le reste. J'ai mon frère qui mène une caravane de Bagdad à Shyraz, de Shyraz à Yezd, et de Yezd à Kerman. Il a eu dernièrement, pour cent mille tomans, une commande de châles destinés à un négociant du Caire. Il a dépensé cent cinquante mille tomans que, sur sa parole, on lui a parfaitement payés. Si, nous autres muletiers, nous donnions prise au moindre doute, je vous le répète, qu'est-ce que le commerce deviendrait! Certes, effendum, il faut grandement remercier Dieu très haut et très miséricordieux, parce que, ayant créé tous les hommes voleurs, il n'a pas voulu permettre que les muletiers le fussent!

Là-dessus, Kerbelay-Houssein se mit à rire, et, comme on lui apporta son thé, il en offrit une tasse à Valerio qui accepta.

– Maintenant, poursuivit le brave homme, vous m'avez adressé une autre demande, et comme je l'ai trouvée de beaucoup la plus importante, j'y réponds en dernier. Vous excuserez la liberté avec laquelle je vais vous parler de votre maison; je sais que les Européens ne sont pas sur ce point-là aussi délicats que nous, et je les approuve, car il y a beaucoup de grimace dans notre prétendue réserve et, en outre, je suis un père de famille; j'ai quatre filles mariées qui ont des enfants, et je vous parlerai de votre femme comme d'une fille à moi, puisque vous avez eu la confiance de me consulter à propos d'elle.

– Kerbelay-Houssein, vous êtes un digne homme, répliqua Valerio; je vous écoute avec toute attention et une confiance entière.

– Pour commencer, vous avez eu tort d'emmener votre maison avec vous dans le voyage que vous entreprenez. Je m'imagine assez ce que sont vos femmes; elles ne ressemblent point aux nôtres; j'ai vu cela du coin de l'œil dans les villes habitées par des Férynghys. Les nôtres? On en met deux sur un mulet, une à droite, l'autre à gauche, avec une toile bleue par-dessus et trois ou quatre enfants sur leurs genoux. Elles bavardent et dorment, on ne s'en inquiète pas. Si ce sont de très grandes dames, on leur donne, au lieu de ces kedjavèhs, un takht-è-révan, une grande boîte portée sur deux bêtes, l'une devant, l'autre derrière; cela tangue et roule comme un vaisseau; elles sont fort bien là-dedans. Mais vos femmes sont trop raffinées; vous leur apprenez tant de choses, vous les gâtez si fort, qu'il est impossible de les traiter de cette façon-là. Mon avis est donc qu'elles ne doivent pas venir dans nos pays, où il n'existe pas de voitures, pas de beaux meubles, et où, en revanche, on a trop de soleil, trop de chaleur ou trop de froid, beaucoup de fatigues, et elles n'y peuvent tenir.

– Que signifie cette crainte que vous voulez me donner, Kerbelay-Houssein? répondit-il. Grâces au Ciel, ma femme est forte, bien portante et jusqu'ici elle s'est accommodée de tout et n'a souffert de rien.

– Sans doute, sans doute! Gloire à Dieu qu'il en ait été ainsi; mais voilà que les difficultés commencent. Enfin, tout ira bien, inshallah! inshallah! Je ne veux pas vous effrayer sans raison, effendum, mais vous rendre précautionneux; car vous savez que d'ordinaire, vos pareils ne savent guère ce que c'est que le bon sens. J'espère qu'il n'en est pas ainsi pour vous. J'ai un joli petit cheval qui va l'amble. Je vous l'enverrai tout de suite pour porter votre maison; il vaut mieux que sa monture actuelle.

Valerio remerciait le digne muletier, quand on entendit des cris aigus, des accents de fureur, un tapage effroyable. Un muletier accourait en gesticulant et fendait la foule qui semblait indignée.

– Qu'y a-t-il? demanda Kerbelay-Houssein avec calme.

– C'est, répondit le muletier, un scélérat de Shemsiyèh qui prétend se joindre à la caravane! Vit-on jamais pareille insolence? Nous voulons le chasser! Il n'obéit pas!

– Je vais lui parler, répondit Kerbelay-Houssein d'un air grave, et il se mit en route dans la direction que les cris et les gesticulations de la foule lui indiquaient. Valerio le suivit et ils arrivèrent au dehors du camp sur le bord d'un petit ruisseau dominé par une roche; au pied de cette roche se tenait un homme que les gens de la caravane insultaient et menaçaient. Les Turks étaient particulièrement acharnés; les Persans ricanaient et criaient des injures, des Arméniens catholiques levaient les bras au ciel avec des exclamations de douleur et de scandale; plusieurs Juifs branlaient la tête d'un air grave et gémissaient sur la désolation de l'abomination, mais ils ne faisaient pas trop de bruit. Quelques pierres, visant le personnage poursuivi par une animadversion si générale, vinrent rebondir sur la roche. Elles étaient lancées par des enfants Kurdes.

Le Shemsiyèh debout, se contractant de tous ses membres devant les projectiles qu'on lui jetait et que Kerbelay-Houssein arrêta d'un geste, paraissait avoir une quarantaine d'années. Sa figure semblait douce ou plutôt doucereuse et craintive; sa bouche souriait, ses regards s'échappaient en dessous et circulaient rapidement autour de lui. Il était vêtu à la façon kurde, mais portait un bonnet de feutre blanc de dimensions très exiguës; à la main il tenait un petit bouclier rond, couvert de ganses et de glands qu'il serrait convulsivement pour s'en garantir contre la lapidation; il portait un sabre et un poignard, mais ne semblait nullement tenté de s'en servir.

– Que veux-tu, chien? lui dit sévèrement Kerbelay-Houssein.

– Monseigneur, répliqua le Shemsiyèh, avec son sourire inimitable et une extrême humilité, je demande la permission à Votre Excellence de me joindre à la caravane pour aller jusqu'à Avadjyk. Je n'ai pas l'intention d'être à charge à personne; je ne demande pas la charité. Veuillez seulement m'autoriser à me joindre à vous, il ne m'en faut pas davantage.

Un cri général de réprobation s'éleva de toutes parts.

– Qu'est-ce que cela veut dire? demanda Valerio. Est-ce que cet homme est un malfaiteur ou un pestiféré?

Kerbelay-Houssein leva légèrement les épaules:

– C'est tout bonnement un Shemsiyèh, répondit-il tout bas à son interlocuteur; il adore les idoles des anciens et, à ce qu'on dit, le soleil; les Turks voudraient le manger parce qu'il ne vénère ni Osman, ni Oma, ni Aboubekr; les Persans voudraient le voir manger parce qu'ils aiment les spectacles et le tapage; les Chrétiens et les Juifs saisissent cette occasion de se montrer zélés partisans de l'unité divine; Dieu sait avec exactitude ce qu'il en est! Pour moi, je mettrais toute ma caravane en désordre, si je blessais les sentiments de ce monde. Le Shemsiyèh ne peut venir avec nous. Allons! s'écria-t-il d'une voix rude, allons! infidèle, scélérat maudit, décampe! Comment as-tu l'impudence de prétendre t'unir à une compagnie si honorable?

– Je suis sujet du sultan, comme vous autres, répliqua le Shemsiyèh d'une voix assez ferme. Si je vais seul à Avadjyk, je serai volé et assassiné sur la route. Vous n'avez pas le droit de me repousser; je ne fais de mal à personne, et les nouvelles lois sont pour moi aussi bien que pour les Musulmans et les autres gens du Livre.

Là-dessus, il s'éleva un tolle furieux parmi les citoyens de la caravane, les pierres recommencèrent à voler de toutes parts et des sabres même allaient se tirer quand Kerbelay-Houssein, assénant autour de lui trois ou quatre bons coups de bâton qui arrachèrent des cris de douleur aux victimes, mais calmèrent l'élan général, s'écria plus haut que tout le inonde:

– Je ne me soucie pas des nouvelles lois! Va-t'en! Ne trouble pas plus longtemps d'honnêtes gens qui vont à leurs affaires et si Dieu te permet, dans sa sagesse impénétrable, de souiller le monde de ta présence, au moins que ce ne soit pas parmi nous!

Un applaudissement général couvrit la fin de ce discours édifiant, mais Valerio, considérant la figure du Shemsiyèh, vit des larmes sillonner ses joues: il fut ému, lui aussi, et il dit brusquement à Kerbelay-Houssein et de façon à être bien entendu par la foule:

– Je prends cet homme pour mon domestique. Je ne sais pas s'il est Shemsiyèh ou autre chose, mais je ne m'en soucie point. Si quelqu'un m'attaque moi ou les miens, il aura affaire au vizir d'Erzeroum. Comprenez-vous cela, Kerbelay-Houssein?

– Parfaitement, répondit celui-ci avec un clignement d'œil approbatif. Mais je ne veux pourtant faire de la peine à qui que ce soit. Hommes musulmans, chrétiens et juifs, vous entendez ce que vient de dire ce seigneur européen! Je suis un pampre muletier et je dois respecter les ordres du gouvernement Sublime! Si quelqu'un d'entre vous n'est pas content, je l'engage à rester à Erzeroum. Mais voilà les bêtes chargées, en marche!

Sur cette parole magique, toute la foule se dispersa, subitement entraînée par le sentiment et la passion de ses affaires et de ses intérêts directs, et, tandis que défilaient les chameaux chargés et le reste, le Shemsiyèh saisit la main de Valerio et la baisa.

– J'ai, lui dit-il tout bas, ma femme mourante à Avadjyk; j'étais venu chercher un peu de travail à Erzeroum. Je rapporte de l'argent. Que Dieu vous bénisse et vous sauve!

– Pourquoi ne me recommandes-tu pas à tous les Dieux? répondit Valerio en souriant.

– Je ne veux pas choquer vos opinions, répliqua l'homme de la Foi ancienne, mais bien vous exprimer ma reconnaissance.

Valerio s'empressa de rejoindre Lucie avec son nouveau serviteur et il lui expliqua ce qui venait d'arriver. Le petit cheval amblier de Kerbelay-Houssein arriva, et Lucie l'ayant monté, le trouva fort à son goût. Valerio, comme d'ordinaire, se mit à sa gauche. Le Shemsiyèh allait à pied de l'autre côté, quelques domestiques suivaient; quand le soleil se leva tout grand, il éclaira la caravane en pleine marche. C'était un spectacle très beau et très grand.

Le train immense composé de deux mille voyageurs s'étendait sur un vaste espace de terrain. Des files de chameaux et de mulets se succédaient sans interruption, surveillées par les gardiens qui, la tête couverte de bonnets de feutre ronds ou cylindriques, absolument comme ceux dont les vases et les sculptures antiques présentent les images, cousaient ou tricotaient de la laine, tout en marchant. Kerbelay-Houssein, monté sur un cheval très modeste, et roulant d'un air fort sérieux son chapelet dans ses doigts, était entouré de quelques cavaliers aussi graves que lui, soit des moullas, soit des marchands de considération. Ce groupe respectable était évidemment l'objet du respect général. Ici des négociants couraient en faisant avancer leurs montures; plus loin c'étaient des gens assez richement vêtus, appartenant à d'autres professions que le commerce, soit qu'ils fussent employés du gouverneur, ou militaires, ou propriétaires terriens. Puis il y avait la foule, le plus souvent marchant à pied, causant, gesticulant, riant, se portant de côté et d'autre; quelquefois un de ces hommes disait à un muletier:

 

– Frère, voilà une bête qui ne porte rien. Puis-je monter dessus?

– Oui, répondait le muletier; que me donneras-tu?

Le marché se débattait en cheminant et l'homme payait et se prélassait sur la bête. Puis les femmes, qui se tenaient à part, allaient, faisaient un bruit beaucoup plus grand que les hommes. C'étaient des pépitements, des rires, des cris, des fureurs, des peurs, des adjurations qui n'avaient point de fin, et les enfants y joignaient de temps en temps des hurlements aigus. On voit cette masse, et les chameaux, et les chevaux, et les mulets, et les ânes, et les chiens, et les gens refrognés, et les élégants, et les prêtres, et les musulmans, et les chrétiens, et les juifs, et tout, et le tapage on l'entend. La foule marchait en avant; marchait avec lenteur, mais, en même temps, semblait constamment tourbillonner sur elle-même; car les piétons surtout, en agitation perpétuelle, allaient de la tête à la queue du convoi et de la queue à la tête pour parler à quelqu'un, rencontrer quelqu'un, amener quelqu'un à quelqu'un, c'était une agitation permanente et un bouillonnement qui ne s'arrêtait pas. Lucie en était à la fois étourdie, étonnée, amusée à l'excès. Elle demandait à son mari mille explications à la fois sur les diverses parties de ce spectacle nouveau, et rien ne lui avait donné l'idée jusqu'alors qu'un tel tableau fût possible. C'est cependant là, dans ce vagabondage organisé, que se développe le plus à l'aise le caractère et l'esprit des Asiatiques.

Vers huit heures, la caravane s'arrêta pour se reposer toute la journée et ne repartit que dans la nuit, vers deux heures. Kerbelay-Houssein, fidèle à sa sollicitude pour les jeunes Européens, vint lui-même leur désigner un endroit choisi, où il fit élever leur tente. On la plaça au milieu du beau quartier, de ce qu'on appellerait en Europe le quartier aristocratique. Là, n'habitaient que gens sérieux et dignes de considération. C'était plus respectable, mais moins amusant que les autres parties du camp. Aussi Valerio emmena-t-il Lucie très bien voilée pour se promener un peu partout.

Ce qu'on pouvait considérer comme le séjour de la bourgeoisie, comptait encore quelques tentes, mais petites et basses pour la plupart. La plus grande partie des habitations ne se formait que de ballots montés les uns sur les autres et couverts par des pans d'étoffe interposés entre les rayons du soleil et la tête du propriétaire de ce qu'on ne saurait appeler un immeuble. Certains de ces arrangements étaient très jolis et confortables, bien garnis de tapis et de coussins.

Dans le quartier populaire, on ne rencontrait que des bivouacs, des feux allumés, quelques baraques faites avec des bâts de mulets et de chameaux; là, les gens, peu sybarites, dormaient étendus sous la lumière crue, avec leurs abbas sur la tête, et, partout, dans les trois quartiers, se dressaient les rôtisseries, les boutiques d'épiceries, les marchands de thé et de café, et l'on entendait dans plus d'un coin, dont le maître était invariablement un Arménien, le son d'une guitare et d'un tambourin. Il était sage de ne pas trop s'aventurer de ces côtés.

– Madame, dit en italien une voix cassée, madame, je vous salue et me présente à vous comme une femme bien malheureuse.

Lucie s'arrêta, Valerio en fit de même, et ils virent à leur côté une femme habillée en homme, à la mode persane, avec un chapeau de paille sur la tête.

– De quel pays êtes-vous? demanda Valerio.

– De Trieste, monsieur. Je me nomme madame Euphémie Cabarra. Telle que vous me voyez, j'exécute en ce moment, pour la vingt-septième fois, le voyage de ma ville natale à Téhéran.

– Un intérêt bien puissant doit vous avoir imposé un genre d'existence aussi rude? demanda Valerio.

La femme n'était pas de taille très élevée; sa maigreur paraissait extrême; son nez crochu, sa bouche mince, ses yeux petits, brillants, donnaient à toute sa physionomie une expression de dureté et de rapacité peu agréables à voir. Elle répondit:

– J'ai suivi d'abord mon mari, musicien militaire, engagé parle gouvernement persan. J'ai fait quelques bonnes affaires au moyen d'un petit commerce. M. Cabarra est mort. Je suis retournée à Trieste acheter d'autres marchandises, et je suis retournée. J'ai continué à vendre, à gagner, à perdre. J'ai pris l'habitude d'aller et de venir ainsi. J'aime mieux cette existence que toute autre. Quelquefois je me mets en service comme cuisinière, soit dans les harems curieux de goûter des plats des Européens, soit dans quelque légation. En ce moment j'apporte avec moi une pacotille de bimbeloterie. J'épargne mon argent, je loge avec les muletiers, mange du pain et du fromage, et je sers Dieu le mieux possible.

– C'est une existence très dure! s'écria Lucie.

– Ma belle dame, reprit la femme d'un air sérieux et morose, chaque créature humaine a son lot. Ce n'est pas la vie que je mène qui cause mon malheur. J'ai vu beaucoup de choses curieuses.

– Je n'en doute pas, repartit Valerio. Vous devriez les raconter à quelqu'un qui pourrait les écrire; ce serait assurément un livre intéressant.

– Le livre est fait, dit Mme Euphémie Cabarra, et elle tira de sa poche un petit volume in-12, imprimé sur gros papier commun en caractères peu élégants. Elle l'offrit à Valerio, qui regarda la première page. On y lisait:

«Les Aventures originales et véridiques d'une dame de Trieste dans les nombreux voyages qu'elle a exécutés toute seule en Turquie, en Perse, dans le pays des Turcomans et dans l'Inde, pour la plus grande gloire de Dieu et le triomphe de la Religion.»

Valerio regarda çà et là, il ne lut absolument rien qui eût trait aux pays visités par l'auteur; tout consistait en une série d'anecdotes relatant d'innombrables occasions où la vertu de Mme Cabarra avait couru les plus grands périls, et d'où elle était sortie pure comme cristal et absolument triomphante. A dater de ce moment, une personne si respectable s'attacha à Lucie et à Valerio, et, moyennant un petit salaire, se chargea de faire leur cuisine.

Au bout de quelques jours, Valerio découvrait encore dans le camp un autre Européen. Celui-ci était un tout jeune homme, venant de Neuchâtel, en Suisse. Il s'était épris de l'Orient sur la lecture des livres des voyageurs et faisait des vers. Il voulait, disait-il, s'inspirer aux sources même de l'exaltation et du sublime, et son idéal était la Lalla-Rookh de Thomas Moore. Ce que Valerio pensa de lui, c'est qu'il était à moitié fou. Les vers que le jeune enthousiaste lui montra à la première rencontre lui parurent détestables. Le pauvre garçon ne savait pas grand'chose. Il portait de grands cheveux, une ceinture de soie rouge, une épée croisée comme les chevaliers d'autrefois, des bottes fortes avec des éperons dorés et une plume à son chapeau. D'ailleurs, son argent de route était exigu, et, pour le ménager, il faisait comme Mme Cabarra; il mangeait avec les muletiers, et couchait sur leurs couvertures. Il était maigre, pâle, débile; sa poitrine était atteinte. Avant d'arriver à la frontière persane, il mourut et un médecin sanitaire de la quarantaine, ancien étudiant saxon, le fit enterrer et plaça sur sa tombe une pierre où, lui-même, il grava le nom de la victime et une lyre au-dessus. Ce fut, sans doute, une consolation pour l'âme errante de celui qui n'aurait jamais su se servir de cet instrument. Il paraît qu'il ne suffit pas d'avoir la tête montée et une témérité aveugle pour tirer parti des choses. L'aspect de cet infortuné personnage qui, sauf son erreur, aurait pu faire, peut-être, à la Chaux-de-Fonds ou à Moûtiers, un clerc d'avoué très convenable, remplit de tristesse le cœur de Lucie. Mais il n'y avait rien à faire qu'à laisser la destinée jouer à son aise avec sa proie. Chaque jour révélait aux deux amants quelque individualité nouvelle, les unes tragiques comme celle du poète, grotesques et fortes comme celle de la Triestine, touchantes comme cette autre que voici ou digne d'attention comme celle qui vient après.