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– Tu serais mort, si je n'étais venue. Tu mourais.

– Ce serait fini peut-être à cette heure; tu serais assise, paisible, dans ta maison, auprès de ta mère, entourée des tiens.

– Et tu serais mort! poursuivit Djemylèh. Je t'aurais vu tous les jours que moi-même j'aurais vécu; je t'aurais vu, sous mes yeux, dans mon cœur, ne pouvant pas même, à force de remords et de chagrins, te ranimer une seule seconde, et moi, je serais couverte de honte à mes propres yeux, lâche, fausse, odieuse à ce qui aurait pu deviner mon crime, meurtrière de ma tendresse, traîtresse au maître de mon âme. De quoi me parles-tu? Et qu'imagines-tu donc de meilleur pour moi que ce que j'ai? Mohsèn! ma vie, mes yeux, ma pensée unique! Tu crois donc que je ne suis pas heureuse depuis hier au soir? Mais, songes-y donc! Je ne t'ai pas quitté! Je n'ai plus cessé d'être avec toi! d'être à toi! Chacun sait que je suis à toi! Je ne puis être qu'à toi seul! On parle de danger! Mais, aussitôt, je suis là, avec toi, à côté de toi, contre toi! Et plus le danger est grand, moins je m'éloigne, plus je m'approche, plus je me confonds avec toi! Ne tremble donc pas; si je n'étais là, tu n'aurais peur de rien! Pourquoi veux-tu rejeter de ton être ce morceau qui en est, qui est moi, et qui ne peut ni vivre ni mourir sans toi?

La beauté est belle; la passion, l'amour absolu sont plus beaux et plus adorables. Jamais idole, si parfaite que l'ait imaginée ou faite l'ouvrier, n'approche en perfection d'un visage où l'affection dévouée répand cette inspiration toute céleste. Mohsèn était enivré d'entendre Djemylèh disant de telles choses et de la regarder les disant. Elle le transportait avec elle-même dans cette sphère brûlante, où, devant la sensation présente, l'avenir et le passé sont également anéantis. Et, de la sorte, ces enfants, qu'une protection bizarre entourait, que des haines directes, actives, furieuses, poursuivaient, que le hasard venait de trahir, et qui, sauf un miracle, ne pouvaient s'échapper de l'enceinte étroite où les resserrait leur perte, dans laquelle ils tournaient, oui, ces amants planaient ensemble dans l'éther du plus absolu bonheur que l'homme le plus fortuné puisse respirer jamais!

Ils étaient dans un de ces moments où l'esprit acquiert, par l'effet même de la félicité qui l'emporte, une activité, une puissance de perception supérieure à celle qu'il a d'ordinaire. Alors, tout absorbé qu'on est dans ce qu'on chérit, rien ne passe inaperçu, rien ne se montre qui ne laisse trace sur le cœur, et, par lui, dans la mémoire. Ce regard ne tombe pas sur un caillou, dont la forme et la couleur ne restent pour jamais fixés dans le souvenir; et l'hirondelle qui traverse l'espace au moment où une parole adorée retentit à votre oreille, vous la verrez toujours, toujours, jusqu'aux derniers moments de votre vie, passer rapide dans les cieux que vous aurez contemplés alors, et jamais oubliés. Non! Mohsèn ne devait plus perdre l'impression de ce soleil qui se couchait à sa droite, derrière un bouquet d'arbres; et quand Djemylèh lui dit, avec l'accent le plus tendre:

– Pourquoi me regardes-tu ainsi?

Et qu'il lui répondit:

– C'est parce que je t'adore!

Et qu'elle ajouta avec un air de tête enivrant:

– Tu crois?..

A ce moment, Mohsèn s'aperçut que la manche de Djemylèh avait un reflet bleu, et cette sensation lui resta comme empreinte avec le feu dans la mémoire au milieu de son délire.

Cependant, dans le palais de Kandahar, dans la maison d'Abdoullah-Khan, au logis de Mohammed-Beg et chez Osman, tout était en confusion au sujet des deux amants. Les deux frères, suivis chacun de son monde, s'étaient rencontrés dans le bazar, et Mohammed, exaspéré par l'ignorance où il était du sort de son fils, avait attaqué le premier; quelques passants avaient pris parti, des coups de mousquet et des coups de sabre avaient été échangés de part et d'autre; les marchands, comme à leur ordinaire et surtout les marchands hindous, s'étaient répandus en cris de détresse, et on eût cru, au bruit de la mousqueterie et au cliquetis des lames, et surtout aux clameurs aiguës qui se poussaient, que la ville était mise à sac. Il n'y eut pourtant personne de tué, et quand les gens du juge de police eurent réussi à séparer les combattants et à les renvoyer chacun de leur côté, il se trouva que les deux partis s'étaient à peine fait quelques égratignures. Cependant cette rencontre ne resta pas sans conséquences. Elle ébruita le fond de l'affaire. On sut par toute la ville que Mohsèn Ahmedzyy avait enlevé Djemylèh, sa cousine, et que les Mouradzyys leur avaient donné asile, mais que le Prince ordonnait de livrer les coupables au père offensé. Là-dessus, il y eut de grands partages dans les opinions. Les uns vinrent offrir leurs services à Mohammed, d'après cette opinion qu'un homme d'honneur doit toujours soutenir et protéger les amants; les autres furent d'avis qu'au fond il n'y avait là qu'une continuation de la querelle des Ahmedzyys et des Mouradzyys, et que, puisque Mohammed et son fils se liguaient avec les seconds, c'est qu'ils trahissaient leur famille. Sur un tel raisonnement, ces logiciens embrassaient la cause du véritable et fidèle Ahmedzyy, Osman-Beg. Quelques-uns, indifférents à la question en elle-même, furent extrêmement indignés de l'intervention du Prince. Ils trouvèrent que celui-ci n'avait nullement le droit de se mêler d'une querelle qui ne le regardait pas, et, encore moins, d'ordonner à un noble Afghan de livrer ses hôtes. Là-dessus, ils prirent parti pour Mohammed. Mais un nombre considérable se rangea du côté d'Osman, uniquement pour avoir le plaisir de batailler. En somme, ce fut dans ce dernier parti que se trouva la majorité. La ville fut donc subitement en proie à une grande émotion; les Hindous, les Persans, les Juifs, les gens tranquilles et de négoce se mirent à fermer leurs boutiques et à s'amasser dans les préaux des mosquées en poussant des gémissements lamentables et en assurant que le commerce était perdu pour jamais; les femmes du commun montèrent sur les terrasses, d'où on les entendait se lamenter et déplorer d'avance la misère certaine de leurs petites familles; les prêtres se rendaient gravement dans les maisons notables pour prêcher la paix et recommander la modération, en vantant les avantages de la mansuétude, état de l'âme dont personne n'avait jamais eu la moindre nouvelle dans le pays, et voilà comment allaient les choses parmi les pacifiques. En même temps, des groupes plus ou moins compacts, des troupes plus ou moins fortes, gens de pieds et gens de cheval, le turban bleu, rayé de rouge, bien serré au tempes, la ceinture ajustée étroitement, le bouclier aux bras, le fusil sur l'épaule, l'œil actif, la barbe farouche, se croisaient dans les bazars, bousculant les passants, et prêts à se sauter à la gorge. Pourtant on n'en faisait rien. On attendait d'être organisé, d'avoir une direction; l'incertitude planait; résolu à se battre, on s'en promettait plaisir et honneur, mais il fallait des chefs reconnus et un plan. Cet état de choses devait durer à peu près deux ou trois journées; ensuite tout éclaterait. C'est l'usage.

Le Prince était en conférence amicale avec Abdoullah-Khan, le prêtre Moullah-Nour-Eddyn et le médecin Goulâm-Aly, quand le juge de police de la ville, l'air effaré, vint avertir Son Altesse de ce qui se passait. Le prêtre et le médecin furent satisfaits, intérieurement, de voir les choses prendre cette tournure, attendu que la conclusion rapide de l'affaire en était précipitée; quant à Abdoullah-Khan, il resta consterné; c'était plus qu'il n'avait prévu; une sorte d'insurrection ne l'accommodait pas pour le moment, et voyant, d'ailleurs, le Prince se laisser impressionner par le récit du chef de police, il prévit que, si l'on ne trouvait pas chez lui les deux amants, la colère du Souverain en serait bien autrement excitée qu'elle ne l'eût été sans l'émeute. Il avait fait un calcul un peu compliqué, mais pourtant assez raisonnable: en donnant asile à Mohsèn et à sa compagne, il s'acquérait une belle réputation de générosité, ensuite, il avait le plaisir de donner un rude coup à une partie, sinon à la totalité, des Ahmedzyys, en facilitant la fuite de ses protégés; il comptait ne jamais avouer la part qu'il y avait eue, et son fils Akbar serait seul compromis. Pendant quelques jours, le Prince aurait de l'humeur, puis un cadeau l'apaiserait, et Akbar resterait en faveur. Mais ces combinaisons manquaient: Abdoullah-Khan avait en face de lui une affaire d'État, le Prince, quand il allait savoir la vérité, deviendrait à craindre. Il fallait prendre un parti. Abdoullah-Khan le prit sur-le-champ.

Jusqu'alors il n'avait nullement mis en question l'extradition des deux enfants: seulement il avait bataillé et épluché des minuties sur la façon dont l'extradition aurait lieu, mettant en avant sans cesse les intérêts de sa considération, et se montrant tellement méticuleux que, au milieu des discours, deux grandes heures s'étaient perdues. Comme le Prince ne rencontrait pas de résistance de la part de son favori, et que, d'ailleurs, l'entretien, poussé par instants sur le terrain de la plaisanterie, lui procurait une distraction agréable, il ne s'impatientait pas; il lui était fort indifférent que Mohsèn et Djemylèh tombassent dans les mains de leur juge une demi-heure plus tôt ou plus tard. A la fin, cependant, on était convenu qu'Abdoullah-Khan remettrait purement et simplement les coupables aux mains du Prince, sans s'informer de ce que Son Altesse comptait en faire, et même il lui serait permis de les placer sous l'auguste protection, en exprimant par ses paroles que, dans sa conviction intime, ils y seraient tout à fait à l'aise et en sûreté. Un messager avait alors été envoyé à la demeure du favori. Il revint au moment où le chef de police finissait le récit de ce qui se passait dans la ville, pour déclarer que tout le monde s'était enfui, Akbar, Mohsèn et Djemylèh, et qu'on ne savait où ils étaient allés.

 

Abdoullah-Khan ne laissa pas à son maître le loisir de s'emporter. Il prit gravement la parole:

– Certainement, mon insolent de fils (que la malédiction de Dieu soit sur lui!) aura sottement craint le déshonneur de sa maison et, sans attendre l'effet des bontés de Votre Altesse, il aura emmené avec lui les deux scélérats. Heureusement, je sais où les reprendre. Ils sont dans ma tour de Roudbâr, à quatre heures d'ici, dans les montagnes.

Puis, tirant son anneau de son doigt et le remettant au chef de police:

– Envoyez, dit-il, tout de suite, quelques messagers avec mon écuyer, que vous trouverez en bas. On remettra cet anneau à mon fils Akbar, et je vais écrire l'ordre de délivrer les prisonniers à vos gens. De cette manière, le mal sera réparé et la ville retrouvera son repos.

Abdoullah-Khan parlait d'un ton si net, si précis, que l'indignation ne trouva pas sujet de se répandre. Personne n'osa mettre en doute la parfaite bonne foi du personnage qui, en effet, n'était, à ce moment, que trop sincère. Il était bien résolu à trahir, à livrer les jeunes gens; il eût préféré ne pas céder ce point; mais la raison d'État, mais la convenance voulaient qu'il imposât silence aux scrupules de sa fierté, et il le fit. Un homme qui mène, à un degré quelconque, les intérêts des autres, perd nécessairement une grande partie de ses délicatesses de cœur, quand il ne les perd pas toutes. Un courtisan vit de concessions, d'atermoiements, de moyens termes de toute nature. Il ne fait jamais si bien qu'il le souhaiterait, quand il le souhaite, et même, lorsqu'il arrive au développement complet de son genre d'existence, il ne le souhaite plus du tout. Abdoullah-Khan ne se souciait guère de deux victimes de plus ou de moins: mais il lui eût convenu de nuire aux Ahmedzyys. Cela ne se pouvait, pour cette fois, sans des inconvénients trop graves. Il y renonçait donc. Quant au point d'honneur, il se promettait d'en réparer l'échec par un surcroît de morgue. Il se consolait surtout en pensant que nul n'était assez fort pour essayer de le faire rougir, sans qu'il s'en vengeât sur l'heure même.

On approche du terme où finit cette histoire. Les envoyés du chef de police, ayant fait grande diligence, arrivèrent à la tour vers le milieu de la nuit. Ils aperçurent aux rayons de la lune, alors dans son plein, un édifice carré, assez bas, percé d'une porte étroite et de quelques meurtrières d'un aspect sinistre, situé sur une avancée de rocher, à mi-côte d'un escarpement stérile. Rien de plus sombre et de plus tragique.

Les messagers descendirent de leurs chevaux et le principal de la troupe frappa avec force pour se faire ouvrir. Tout le monde dormait. Un soldat de la garnison se présenta à l'entrée; il enleva les barres de fer qui la maintenaient close. On lui montra le cachet et la lettre. Il ne fit aucune observation, se rendit sans hésiter et appela ses compagnons, qui ne se montrèrent pas plus difficiles que lui. Cependant les pourparlers et les allées et venues avaient réveillé Akbar. Le jeune chef parut sur le palier d'un escalier intérieur. La montée en était raide. Akbar dominait les têtes de ceux auxquels il s'adressa brusquement.

– Que signifie ce bruit? Et vous, mes hommes, pourquoi laissez-vous entrer ces étrangers?

– Ce sont des gens envoyés par Son Altesse. Ils apportent une lettre et l'anneau de votre père. Il faut livrer les prisonniers.

Akbar demanda:

– C'est mon père qui a donné cet ordre?

– Lui-même! Voici son anneau, vous dis-je, voici sa lettre.

– Alors Abdoullah-Khan est un chien et je n'ai pas de père!

Ce disant, il déchargea ses deux pistolets sur les hommes rassemblés devant lui: il en tomba un, et il lui fut répondu par une décharge qui ne l'atteignit pas. Il mit le sabre à la main. A la même minute, Mohsèn et Djemylèh parurent aux côtés du jeune homme.

– Ahmedzyy, dit-il avec force, tu vas voir que les hommes de ma tribu ne sont pas des lâches!

Il saisit son fusil et fit feu. Les agresseurs poussèrent un cri de rage et s'élancèrent à l'assaut. Mohsèn tira à son tour. Djemylèh tenait déjà l'arme d'Akbar et la chargeait. Ensuite elle fit de même pour celle de son mari, et, pendant un quart d'heure, elle remplit cet office sans se troubler. Tout à coup, elle porta sa main sur son cœur et chancela; une balle venait de lui traverser la poitrine. A la même seconde, Akbar roulait à ses pieds, mortellement atteint à la tempe.

Mohsèn se jeta sur Djemylèh, la soutint, l'embrassa, leurs lèvres s'unirent. Ils souriaient tous deux et tombèrent tous deux; car une nouvelle décharge vint frapper le jeune homme, et leurs âmes ravies s'envolèrent ensemble.

VI
LA VIE DE VOYAGE

– J'aimerais mieux, dit Valerio, te laisser chez tes parents.

De grosses larmes roulèrent dans les yeux de Lucie. Elle regarda celui qui lui parlait avec une telle angoisse, qu'on ne saurait rien imaginer de plus douloureux.

– Comment! murmura-t-elle, nous sommes mariés depuis huit jours!

– Et depuis trois, je connais notre ruine, répliqua Valerio d'un air sombre. Il faut que tu vives, je ne trouve rien à faire ici; une sorte de muraille s'élève autour de ma misère subite, et, si je n'aperçois l'issue par laquelle seule je peux en échapper, je n'aurai à contempler que le désespoir! Eh bien, ma Lucie, j'ai accepté une proposition. Je partirai, je travaillerai pour toi; mais, franchement, je ne me sens pas la force de t'imposer ma nouvelle existence.

– Si je t'ai aimé, répondit Lucie en lui prenant les mains, ce n'est pas ma faute. Si je no veux pas et ne peux pas te quitter, ce n'est pas ma faute non plus. Je n'imagine pas ce que je deviendrais. Il faut que je te suive, il faut que je vive auprès de toi; le reste n'est rien.

En parlant de la sorte, Lucie se laissa aller sur la poitrine de son mari; elle prit entre ses mains la tête de celui qu'elle aimait; elle couvrit son front et ses cheveux de baisers passionnés, et Valerio vaincu lui dit, en lui rendant baisers pour baisers:

– C'est fini, tu viendras avec moi.

Il importe peu de savoir ici comment et pourquoi Valerio Conti avait appris, cinq jours après son mariage, qu'un dépositaire infidèle lui emportait sa fortune. Il était homme actif, d'esprit, de science et de mérite. Il avait voyagé plusieurs années en Orient, et tout d'abord, un de ses amis, apprenant son désastre, s'était entremis et lui avait offert de retourner à Constantinople, avec la certitude d'y obtenir un emploi, soit dans cette capitale, soit dans les provinces ottomanes.

Il vendit ce qu'il possédait. Le beau-père, exaspéré d'abord d'avoir un gendre ruiné, puis un gendre qui emmenait sa fille, lui donna peu de choses avec de grandes objurgations de ne jamais lui accorder davantage, et les deux pauvres petits amants, l'un qui avait vingt-six ans et l'autre qui en avait dix-huit, partirent de Naples sur le paquebot, qui s'en allait, à travers les flots helléniques, les porter à l'ancienne Byzance.

Savoir voyager n'est pas plus l'affaire de tout le monde que savoir aimer, savoir comprendre et savoir sentir. Tout le monde n'est pas plus en état de pénétrer dans le sens réel de ce que les changements de lieu apportent de spectacles nouveaux, que tout le monde n'est apte à saisir la signification d'une sonate de Beethoven, d'un tableau de Vinci ou de Véronèse, de la Vénus d'Arles ou de la Passion de Bianca Capello.

A bord du navire qui emmenait Valerio et Lucie et les poussait sur la nappe bleue des flots entre les îles brillantées et l'Archipel, se trouvait un bon groupe de ces excellents animaux, que la mode chasse tous les printemps de leurs étables, pour les emmener faire, comme ils disent, un voyage en Orient. Ils vont en Orient et ils en reviennent, ils n'en sont pas plus sages au retour. Ni le passé ni le présent des lieux ne leur est connu; ils ne savent ni le comment, ni le pourquoi des choses. Les paysages ne ressemblant ni à la Normandie, ni au Somersetshire, ne leur paraissent que ridicules. Les rues des villes n'ont pas de trottoirs, il fait très chaud dans le désert; les ruines trop nombreuses sont hantées par des petits animaux qu'on nomme scorpions; les puces se permettent, en nombre indiscret, des expéditions intolérables sur la personne des passants; les indigènes demandent trop de hakschishs, et on ne comprend pas leur jargon. Toutes ces puérilités sont peu de chose, et on croit généralement que le voyageur se contente de ces délicates remarques qui pourraient, à la rigueur, avec un peu de peine, étendre le cercle de ses expériences et pénétrer un peu avant sous l'écorce des choses. Ce qui l'arrête court, c'est qu'il ne sait pas voir; il ne verrait jamais, dût-il voyager aussi longtemps qu'Isaac Laquedem, les beautés, les singularités, les traits curieux de ce qui s'étale sous ses regards. Gloire infinie à cette toute-puissante et bonne Sagesse, qui a bien donné assurément aux sots et aux méchants l'empire du monde, mais qui n'a pas voulu que ces méchants et ces sots pussent en apercevoir les perfections, en mesurer les douceurs et en posséder les mérites!

Il y avait, sur le paquebot, deux ou trois Anglais, trois ou quatre Français, cinq à six Allemands, fort préoccupés du dîner et du déjeuner du bord, jouant au whist une partie de la journée, et le reste du temps causant avec deux actrices de Marseille engagées pour le théâtre de Péra; plus un marchand de meubles qui allait s'établir à Smyrne. Ces gens sont allés en Orient et en sont revenus avec le même profit qu'ils auraient eu à tourner dans une chambre vide. Gloire, encore une fois, au Dieu bon et bienveillant, qui a réservé quelque chose exclusivement pour les élus!

Valerio savait beaucoup; Lucie ignorait: mais Lucie sentait par instinct le prix de ce qui a du prix; elle en devinait la valeur cachée au moins aussi bien que Valerio, peut-être avec plus de délicatesse encore, et elle était avide d'explications. Rien ne lui échappait; les nouveautés la frappaient et la jetaient dans des contes où son imagination s'enfonçait sans s'arrêter. Un palikare, qui montait à bord, se balançant sur les hanches de cet air arrogant et vainqueur particulier aux Albanais, suffisait pour transporter son esprit dans ces montagnes Acrocérauniennes dont son mari lui racontait, à ce propos, les pittoresques horreurs. Les vagues céruléennes qui se poussaient doucement l'une l'autre entraînaient ses pensées vers les côtes inaperçues de cette Afrique pleine de sables, de lions, de violences des hommes associés aux violences de la nature, et ce semis de pierreries, d'améthystes, de topazes, de tourmalines, de rubis, qu'on nomme l'Archipel, jeté là au milieu des saphirs de la mer, lui faisait comprendre comment les peuples antiques, à l'époque de tant de splendeurs, de tant de merveilles constamment vivantes, variables, séduisantes, avaient reçu dans leurs âmes la persuasion profonde que les dieux étaient là, présents, que les rayons du soleil étaient la chevelure même du divin cocher Apollon, que l'Aurore pétrissait de ses doigts roses le firmament joyeux, et que la Nuit sacrée enveloppait en souriant dans ses voiles, sans songer à les éteindre, et voulant à peine les cacher, les étincelles de feu allumées au front d'Andromède, de Callisto et des Jumeaux homériques, cavaliers sublimes, protecteurs des navires.

Quand Lucie, appuyée sur le bras de Valerio, contempla du bord, par un temps magnifique, cette pointe de rochers bleuâtres sur laquelle s'élèvent les colonnes blanches du temple de Sunium, elle eut une sorte d'éblouissement. La grâce, la majesté, l'éternelle jeunesse lui apparurent à la fois dans ces restes mutilés, et toujours debout, de ce temple qui a vu Platon s'asseoir et enseigner à son ombre.

Une opinion du Dante, acceptée par l'Ordre de Saint-Dominique, enseigne que la damnation des hommes consistera en ceci, qu'ils obtiendront avec surcroît ce qu'ils ont aimé dans cette existence terrestre, ce qu'ils ont cherché, ce qu'ils ont voulu. Mis ainsi en possession de leur désir pour toute la longueur de l'éternité, il leur sera donné en même temps la peine de connaître ce qui est au-dessus, avec la certitude de ne pouvoir jamais l'atteindre.

Peu importe. Il est des dons de ce monde dont le pis aller se pourrait accepter, et le sentiment puissant de la nature est du nombre. Quand on voit bien et qu'on aime ce qu'on voit, qu'on le possède pleinement avec ce que l'intuition inventive de l'esprit lui fait contenir, on se rend maître de la nature elle-même: on plane sur ses crêtes, on descend en ses profondeurs.

Avouez que c'est beaucoup que de longer les plaines de la Troade, dominées par l'Olympe d'Asie, et là, de contempler Ténédos. Pas à pas, les rivages rétrécis des Dardanelles s'éloignèrent devant les voyageurs, le bassin de Marmara s'ouvrit; et, au fond de cette coupe large et arrondie, apparut la hauteur majestueuse qu'embrassent les murs byzantins reliés par des tours innombrables, ceinture de Constantinople, enceinte d'où s'élève une forêt de minarets et de dômes au-dessus des cyprès nombreux au feuillage sombre, pareils eux-mêmes à des pyramides.

 

On a comparé l'aspect de Constantinople à celui de Naples. Quel rapport entre le plus charmant des tableaux de genre et la plus vaste page historique que l'on connaisse, entre un chef-d'œuvre du Lorrain et un miracle du Véronèse? On l'a comparé aussi à la baie de Rio-Janeiro. Mais qu'est-ce que cet enchevêtrement superbe d'innombrables bassins se succédant sous des montagnes déchiquetées, dont les nervures verticales hérissées de forêts semblent des orgues où se montre seule la nature physique, où aucun souvenir humain ne parle, où les yeux seuls sont étonnés, éblouis; qu'est-ce que cette opulence toute matérielle a de commun avec l'aspect de Constantinople, scène animée, magnifique, intelligente, éloquente, domaine du passé le plus grand, que peuplent à jamais les souvenirs, les sublimes créations du génie? Qu'est-ce que le plus achevé des paysages anonymes et muets en face d'un spectacle si parlant? Quand la nature physique n'est pas imprégnée de la nature morale, elle donne peu d'émotions à l'unie, et c'est pourquoi les scènes les plus éblouissantes du Nouveau-Monde ne sauraient jamais égaler les moindres aspects de l'ancien:

Valerio avait emporté de Naples une lettre d'introduction pour un des ambassadeurs représentant d'une grande puissance. Le comte de P. le reçut à merveille et comprit d'abord à quel tempérament fin, pénétrant, impressionnable et rare il avait affaire. Lui-même était un de ces tempéraments. Il avait beaucoup vu, beaucoup éprouvé, beaucoup appris; tout retenu. Sa mémoire et son cœur conservaient les vibrations persistantes des émotions anciennes, ce qui n'est pas un don commun. En un mot, à travers les émoussements des grandes affaires, il était demeuré capable de s'enthousiasmer pour quelqu'un ou pour quelque chose.

Le jeune ménage le charma. Ces deux hirondelles voyageuses, qui n'avaient plus d'abri et passaient effarées à travers le monde, lui inspirèrent de la sympathie. Il s'occupa de leurs intérêts, et, un matin, arrivant chez ses protégés, il leur prit la main à l'un et à l'autre, et leur tint le langage que voici:

– Votre sort me paraît fixé pour le moment. Sachez que les derniers restes de générosité et de chevalerie, si bien éteints en Europe, subsistent encore ici dans l'âme de quelques Turcs de vieille roche. Bien entendu je vous parle de ces Ottomans qui ont connu les janissaires. Grâce à mes amis de cette sorte, on vous confie, Valerio, sur les frontières orientales de l'Empire, une mission très indéfinie. Ceux qui vous envoient ne savent pas ce que vous aurez à faire et ne se soucient guère de l'apprendre. Ce qui leur importe, c'est que vous entriez au service de la Sublime-Porte. Vous examinerez les forêts, les mines, les lieux où l'on pourrait tracer des routes que, en tout cas, on ne tracera jamais, et vous en direz votre avis, si cela vous agrée. Allez! Vous êtes recommandé à tous les gouverneurs de l'Empire. Quand vous reviendrez, on vous donnera un emploi qui vous fera peut-être entrer dans ce que le langage moderne appelle superbement «la vie pratique», c'est-à-dire dans toutes les platitudes, les niaiseries, les lâchetés de l'existence actuelle. Encore une fois, allez, mes enfants. Pendant quelques mois, vous n'aurez rien à faire qu'à marcher devant vous, où vous voudrez, comme vous voudrez, vite ou lentement; rien ni personne ne vous presse. J'ai connu cette vie; et je la pleure éternellement. C'est la seule et unique qui soit digne d'un être pensant. Allez, soyez contents, remplissez le monde de votre amour, et votre amour de tout le charme infini du monde.

Voilà Valerio et Lucie débarqués sur les plages lointaines de Trébizonde. Ils ont traversé cette Mer Noire, cet Euxin qui a vu tant de choses, et, pourtant, de toutes ces choses, ce dont il se souvient le mieux et dont il parle davantage, c'est de l'antique Argonaute.

Sur le quai, se pressait une foule d'Européens, que là on appelle des Franks: marins, marchands, aventuriers de toute espèce, ioniens, grecs, maltais, dalmates, français, anglais, valaques, triste multitude, et qui rampe bas dans la série descendante des créatures. Cependant leur esprit est quelquefois marqué d'un trait qui leur enlève une part de vulgarité; ils ont l'instinct de l'imprévu, l'amour du mouvement et de l'audace: quelquefois aussi une lâcheté digne du capitan de la comédie italienne et qui ne manque pas d'originalité.

Mêlés à cette foule bariolée, remuante, quelques Osmanlis passaient, le chapelet à la main. Presque tous étaient dégradés par le costume moderne, porté et compris à leur façon, c'est-à-dire très mal: redingote marron ou bleue; avec les manches fendues ou déchirés pour rendre les ablutions plus faciles, des pantalons ignobles, tachés, une chemise mal blanchie dont le col se crispait sous l'étreinte d'une cravate mal tordue, un fez rejeté sur l'occiput; quelquefois, avec le chapelet, une grosse cigarette entre des doigts sales. Quand, sur le conseil haineux de la magicienne de Colchide, les pauvres filles d'Æson entreprirent de rajeunir leur père et que, après l'avoir dépouillé et mis tout nu, elles l'eurent coupé en morceaux, établi dans la chaudière bouillante, puis tiré de là pièce à pièce, pétri, dressé, servi, j'imagine que le pauvre Æson devait avoir la figure, la tournure et l'encolure lamentables d'un Turc régénéré.

En regard de ce pauvre hère, se tenaient dans une attitude sombre et agressive des émigrés tjerkesses. Ces hommes farouches avaient compté sur l'hospitalité des Turcs, musulmans comme eux, pour leur remplacer la patrie qu'ils laissaient entre les mains des Russes. Ils n'avaient rien trouvé que la famine et l'abandon. Le désespoir assombrissait leurs yeux; la misère pesait sur leur dos; ils avaient la mort en face et la voyaient en plein. Impuissants et à demi résignés, ils regardaient les navires de la rade et les passagers qui débarquaient, tandis qu'un Abaze, vêtu de brun, avec ses chausses courtes et collantes, et son turban de même couleur que son habit, le fusil sur l'épaule, le poignard à la ceinture, sa femme respectueusement à dix pas derrière lui, considérait, brigand déterminé, les nouveaux venus de l'air d'une bête fauve qui contemple un troupeau de buffles et cherche un moyen de tenir un de ces animaux isolés, sans compagnons et sans pasteurs.

Trébizonde n'a en soi rien de bien curieux. Le nom est ici plus grand que le fait. Les maisons ne sont ni turques ni européennes; elles tiennent des deux modes. Il y a peu de restes du passé, et ces restes sont insignifiants. Les rues sont larges et trop vastes pour les boutiques très humbles qui les bordent. Des constructions peintes en rouge ou en bleu de ciel n'appartiennent à aucun ordre d'architecture appréciable. Après tout, Trébizonde a cet intérêt d'être le dernier mot et le commencement de l'énigme: c'est la porte de l'Asie. Au delà s'ouvre l'inconnu; à ses portes est assise l'Aventure qui monte en croupe derrière le voyageur et s'en va avec lui.

Quand Valerio et Lucie, accompagnes de zaptyés fournis par le gouverneur, eurent fait quelques lieues sur la route étroite, pavée en gros blocs de pierre, qui, bien que de construction moderne, est pareille à un débris antique, ils se trouvèrent au milieu d'une nature tout idyllique, des prés, des arbres bordant le cours des ruisseaux et des montagnes courant à leur droite. Bientôt la scène s'agrandit, l'idylle devint une épopée, et la chanson que les deux amants sentaient gazouiller dans leurs cœurs, éclata comme une symphonie dont les accords et les accents remplirent leur être tout entier. C'était un vertige délicieux, qui, avec une égale intensité, les emportait hors d'eux-mêmes. Montés sur des chevaux qui secouaient joyeusement leurs têtes fines, ils marchaient en avant de leur escorte et se sentaient seuls, bien seuls, bien l'un à l'autre. Comme ils vivaient! Comme ils s'aimaient! Et rien ne les empêchait de s'aimer! Aucun souci ne frôlait de son aile grise ou noire l'épanouissement de leur tendresse et, au sein de la vaste nature, ils étaient aussi libres de s'abandonner à leurs sentiments simples et grands comme elle, que jadis, à l'aurore des âges, l'avait pu faire, avant la période de la chute et du travail asservissant, le couple heureux du premier Paradis. Ils étaient, en effet, entrés dans une sorte d'Eden, car ils s'avançaient au milieu des vallées du Taurus.