Za darmo

Nouvelles Asiatiques

Tekst
0
Recenzje
iOSAndroidWindows Phone
Gdzie wysłać link do aplikacji?
Nie zamykaj tego okna, dopóki nie wprowadzisz kodu na urządzeniu mobilnym
Ponów próbęLink został wysłany

Na prośbę właściciela praw autorskich ta książka nie jest dostępna do pobrania jako plik.

Można ją jednak przeczytać w naszych aplikacjach mobilnych (nawet bez połączenia z internetem) oraz online w witrynie LitRes.

Oznacz jako przeczytane
Czcionka:Mniejsze АаWiększe Aa

Et comme si ces paroles n'eussent pas été assez péremptoires, le cavalier mit le sabre à la main, fit sauter son cheval au milieu des combattants, et ses serviteurs, empoignant leurs boucliers et tirant leurs sabres, bousculèrent les hommes d'Osman-Beg, et, beaucoup plus nombreux; les éloignèrent brusquement de Mohsèn, qui se trouva d'un coup protégé par un rempart vivant, bien vivant et prêt à ôter la vie à ceux qui menaçaient la sienne.

Osman-Beg jugea tout de suite sa situation. Il comprit l'impossibilité de la lutte, et, dédaignant toute récrimination, donna, d'un ton bref, le signal à son monde, le rallia et partit, non sans avoir affronté son nouvel adversaire d'un regard chargé de haine, de défi et de promesses vengeresses.

Alors on put se reconnaître. Mohsèn, délivré inespérément des étreintes d'une lutte si inégale et dominé par la pensée de celle qu'il aimait, eut tout d'abord l'instinct de se retourner vivement vers l'endroit où il l'avait cachée; mais, elle était à côté de lui et lui tendait son fusil qu'il avait laissé dans le caveau. Cette action de femme soumise et dévouée, apportant, au milieu du combat, une arme à son mari, plut à la foule rassemblée et parut impressionner plus favorablement encore le jeune cavalier qui avait pris le parti du faible. Il salua Mohsèn avec une courtoisie grave et lui dit:

– Béni soit Dieu qui m'a fait arriver à propos!

Et indiquant du doigt le corps du nayb expirant:

– Vous avez le bras ferme pour votre âge!

Mohsèn sourit froidement; ce compliment l'enchantait; il mit le pied sur la poitrine de son ennemi, avec la même indifférence affectée qu'il eût fait pour quelque reptile écrasé, et, sans plus s'en occuper autrement, répondit:

– Quel est le noble nom de Votre Excellence afin que je puisse la remercier comme je le dois?

– Mon nom, repartit le cavalier, est Akbar-Khan et je suis de la tribu des Mouradzyys.

C'était à l'adversaire acharné de sa race que, pour le moment, Mohsèn devait la vie et cet adversaire ajouta en élevant la voix:

– Mon père est Abdoullah-Khan, et sans doute vous connaissez qu'il est le lieutenant favori et le ministre tout puissant de Son Altesse, que Dieu conserve!

Ainsi c'était non seulement un homme d'une race héréditairement hostile, c'était le fils même du plus cruel des persécuteurs de sa maison qui venait, à la vérité, de sauver Mohsèn et Djemylèh, mais qui, de fait, les tenait entre ses mains, aussi serrés que le moineau le peut être dans les serres de l'autour.

Le fils de Mohammed-Beg s'était cru sauvé, au moins pour quelque temps, et son imagination rapide venait même de lui présenter dans un tableau délicieux, Djemylèh, reposée, calme, heureuse. Le tableau fut brutalement arraché de sa tête et en place la réalité odieuse se peignit en couleurs noires. Derrière les amants, menaçaient l'oncle et la bande meurtrière; si en cachant leurs noms et à la faveur de quelques mensonges, ils réussissaient à se débarrasser d'Akbar-Khan, ils allaient dans quelques minutes, tout au plus dans quelques heures, retomber sous le péril qui, certainement, les guettait. Il était grand jour, ils ne pouvaient plus songer à se cacher. Ne sachant où trouver un refuge, ils allaient être repris et perdus. Se mettre sous la protection d'Akbar-Khan, toujours au moyen de quelque fraude, et en se faisant passer pour autres qu'ils n'étaient, c'était périr à coup sûr. Osman-Beg n'allait probablement pas tarder à les dénoncer, à les faire connaître et alors non seulement Akbar les ferait périr, mais il les traiterait de lâches et leur reprocherait, non sans apparence de raison, d'avoir eu peur de lui; alors que deviendrait Djemylèh?

Dans son angoisse, Mohsèn la regarda; un fier sourire brillait sur le visage de la jeune fille. Une inspiration singulière était dans ses beaux yeux. Elle ne dit pas un mot, il la comprit:

– Je ne connais pas votre père, dit-il à Akbar, mais qui n'a pas entendu son nom? Vous plaît-il de ne pas retirer la main que vous avez étendue sur ma tête? Alors menez-moi auprès de lui et je vous parlerai à tous deux.

Le jeune chef fit un signe d'assentiment. Mohsèn se plaça à côté de son cheval; Djemylèh marchait derrière lui; les soldats reprirent la tête, et tous les Mouradzyys, avec les deux Ahmedzyys au milieu d'eux, protégés par eux, inconnus de tous, traversèrent les bazars, traversèrent la grande place, arrivèrent devant la citadelle, en franchirent la porte, encombrée de soldats, de serviteurs et de dignitaires, et, ayant parcouru deux ruelles étroites, parvinrent au palais occupé par Abdoullah-Khan, où toute la compagnie entra.

Akbar avait dit deux mots à un esclave beloutje, qui s'était hâté de le devancer dans l'intérieur de la cour. Au moment où le chef descendait de cheval, cet esclave revint accompagné d'une servante qui, s'adressant à Djemylèh avec respect, l'engagea à la suivre dans le harem, où elle allait la conduire. Aucune proposition ne pouvait être plus convenable et plus polie, et Akbar, en ménageant cet accueil à la femme de son hôte, qu'il n'avait pas même semblé apercevoir, s'était conduit comme on devait l'attendre d'un homme de sa condition.

Mohsèn, d'un geste de sa main gauche, parut engager la jeune femme à accepter l'invitation, et Djemylèh se dirigea vers la porte basse conduisant à l'appartement des femmes; elle était à peine engagée dans le couloir étroit que, tout à coup, par un mouvement rapide, Mohsèn se jeta sur ses pas, l'atteignit au moment où la servante levait le voile intérieur, la prit par la main, l'entraîna, et se mettant à courir avec elle, jetant brusquement de côté deux domestiques qui essayèrent de l'arrêter, il se précipita dans un petit jardin rempli de fleurs, au milieu duquel était un bassin de marbre blanc avec un jet d'eau; et, montant les trois degrés qu'il vit conduire à une portière de soie bariolée à fond rouge, il écarta l'étoffe, entra dans une vaste salle, où, apercevant, assises sur le tapis, dans un coin, trois dames, dont l'une était âgée et l'autre très jeune, il se prosterna devant la plus âgée, Djemylèh à son côté, et, prenant dans ses mains le bord de la robe de celle qu'il supposait être la maîtresse de la maison, il s'écria:

– Protection!

La stupéfaction se peignit sur les traits de celle qu'il implorait ainsi et de ses deux compagnes. Leurs regards se portaient alternativement sur le téméraire envahisseur du lieu saint et sur celle qui l'accompagnait; mais, s'ils étaient toujours étonnés, ils n'exprimaient rien d'hostile. La charmante figure de Mohsèn n'indiquait pas un fou, encore moins un insolent, et Djemylèh, qui venait de jeter son voile, était si jolie, si digne, si noble dans toute sa contenance, qu'un sentiment de compassion, de sympathie, d'affection commençait à naître dans les yeux de celles dont on implorait le secours, et qui n'avaient pas encore pu trouver la force de dire un seul mot, quand, par deux portes, Abdoullah-Khan et Akbar entrèrent dans l'appartement.

Le premier, un vieillard, à l'air sombre et préoccupé, arrivait par hasard. Il entrait chez sa femme et venait voir sa fille et sa bru. L'autre, d'abord confondu par l'action inouïe de Mohsèn, courait après lui, résolu à châtier ce qu'il avait quelque droit de considérer comme monstrueux. Voyant son père debout devant la porte, et là, sur le tapis, prosterné, Mohsèn aux pieds de sa mère, il s'arrêta.

– Qu'est cela? demanda Abdoullah-Khan.

– Madame, dit Mohsèn, tenant toujours de ses deux mains la robe de sa protectrice, madame, je suis un Afghan; je suis noble; j'aime cette femme qui est à mon côté; elle m'aime; son père est l'ennemi du mien; nous nous sommes enfuis; on veut nous tuer; je veux bien mourir, mais non pas qu'elle meure, ni qu'on la maltraite, ni qu'on l'afflige… Madame, on nous poursuit, on nous épie, votre noble fils nous a sauvés tout à l'heure; lui, parti, nous péririons plus sûrement. Sauvez-nous!

La dame ne répondit rien, mais regarda son mari d'un air suppliant, et les deux jeunes femmes en firent de même, l'une pour son père et son frère, l'autre pour son mari. Mais Abdoullah-Khan fronça le sourcil, et, s'asseyant dans un angle du salon, laissa tomber ces paroles amères:

– Que signifient ces folles équipées? Eh! depuis quand un Afghan, un noble, est-il tellement égaré par la peur, qu'il ne se croie pas en sûreté suffisante quand il est chez moi? Du moment que mon fils vous protège, qu'avez-vous à réclamer davantage? Qui vous aurait osé toucher?

– Vous! repartit Mohsèn en le regardant entre les deux yeux.

– Moi? s'écria le vieux chef.

Il secoua la tête avec dédain et continua:

– Vous êtes fou! mais comme l'irréflexion ne saurait servir d'excuse pour une témérité telle que la vôtre, vous serez châtié.

Et Abdoullah-Khan fit le signe de frapper dans ses mains pour appeler ses gens. Mais Mohsèn, s'adressant de nouveau à la dame âgée, lui dit:

– Votre époux ne me touchera pas! Il ne me fera ni châtier, ni insulter, vous me garderez de lui, madame; je suis Mohsèn, fils de Mohammed, Ahmedzyy, et celle-ci est ma cousine, fille de mon oncle Osman; les vôtres ont fait périr deux de mes proches, il n'y a pas plus de trois ans; me voilà, moi; la voilà, elle, vous pouvez nous tuer sans, nulle peine, le ferez-vous?

En prononçant ces dernières paroles, Mohsèn se releva tout droit, et Djemylèh avec lui. Ils se prirent par la main et regardèrent fixement Abdoullah.

Celui-ci serrait avec force le manche de son couteau, et ses yeux creux ne promettaient rien de bon, quand la vieille dame lui dit:

– Monseigneur, écoutez la vérité! Si vous touchez à ces enfants, qui ont réclamé mon appui en tenant un pan de ma robe, vous perdez votre honneur devant les hommes, et, à leurs yeux, votre visage, qui est étincelant comme l'argent, deviendra noir!

Abdoullah n'eut pas l'air convaincu. Il était clair que les sentiments les plus vindicatifs flambaient dans son cœur, hargneux, féroces, affamés de la proie tombée à leur portée, et que, si d'autres considérations s'élevaient et les contenaient, celles-ci avaient peine à résister, et, d'un moment à l'autre, pouvaient plier.

 

D'après les usages de ce peuple afghan, belliqueux, farouche, sanguinaire, mais singulièrement romanesque, un ennemi mortel ne saurait plus être attaqué du moment où il s'est jeté dans le harem de son adversaire et a conquis la protection des femmes. L'honneur veut que ce suppliant devienne, à l'instant, sacré; on ne le toucherait pas sans se couvrir d'infamie, et il existe d'illustres exemples de l'empire exercé par cette coutume sur des âmes excessivement difficiles à attendrir. Mais l'honneur étend encore plus loin, s'il se peut, ses exigences, et veut que, lorsque des amants fugitifs réclament l'appui de l'homme le plus étranger à leur cause, cet homme, s'il se pique de vaillance et de générosité, ne puisse décliner son aide et devienne le soutien de ceux qui ont assez bien pensé de lui, pour le choisir comme champion. Encore, en cette circonstance, l'inimitié antérieure ne change rien au devoir; elle doit cesser, elle doit être mise en oubli, au moins pour un temps, et plus les dangers sont grands à embrasser la querelle des amants poursuivis, plus l'obligation de tout braver est étroite. Il est connu dans l'Inde, en Perse et dans le pays de Kaboul, de Kandahar et de Hérat, que la majeure partie des discussions et des combats entre les familles et les tribus afghanes, et souvent des haines héréditaires terriblement ensanglantées, n'ont pas eu d'autre origine que le secours donné et maintenu à des amants malheureux.

Tout cela est certain. Néanmoins épargner ce qu'on déteste, quand, une fois, on le tient, secourir ce qu'on hait, pardonner par point d'honneur, ne sont pas choses faciles, et, lorsqu'il faut s'y soumettre, on hésite. Le silence régna quelque temps dans le salon du harem d'Abdoullah-Khan. Lui, sentait mille serpents ronger son cœur et, reconnaissant enfin la nécessité de les en arracher, il ne le pouvait faire. Akbar, volontiers, aurait poignardé Mohsèn, mais il ne lui était pas difficile de s'en retenir; l'affection et l'estime qu'il avait conçues pour lui dans le quartier désert en le voyant tenir tête si valeureusement à tant de gens acharnés à la perte du jeune homme, lui étaient restées devant les yeux, et, sans peine, il avait écouté la voix de sa mère, compris et accueilli les regards de sa sœur et de sa femme, de sorte qu'il était tombé d'accord avec son honneur que toucher du bout du doigt les deux Ahmedzyys, dans l'intention de leur nuire, serait une honte dont sa maison ne se rachèterait jamais. Mais c'était peu qu'il en fût convaincu; tant que son père ne l'était pas, il n'avait pas même à donner un avis.

Abdoullah regardait Mohsèn et Djemylèh fixement, et, l'un et l'autre le regardaient de même. Ils n'imploraient pas, ils ne demandaient rien, ils avaient sur lui un droit et l'exerçaient. Ce droit, il est vrai, était de ceux que les âmes nobles permettent seules de prendre sur elles; les âmes viles n'en connaissent rien. C'est précisément ce que les yeux des deux captifs disaient à Abdoullah. Du moins, il le comprit ainsi. Il se leva, marcha droit à eux et leur dit:

– Vous êtes mes enfants!

Et il les embrassa sur le front. Ils lui baisèrent les mains avec respect et allèrent remplir le même devoir auprès de la femme du chef, en s'agenouillant devant elle; mais les jeunes femmes prirent Djemylèh dans leurs bras avec passion, et Akbar fut le premier à saluer Mohsèn de cette façon aisée et grande, privilège des hommes d'élite de sa nation. Le jeune Ahmedzyy lui rendit son salut avec déférence comme à un frère aîné et sortit avec lui, après s'être incliné devant les habitantes du harem, où les convenances les plus strictes ne lui permettaient plus de rester, du moment qu'il avait obtenu ce qu'il souhaitait.

Akbar conduisit aussitôt son nouvel ami dans une des chambres du palais, où il fit apporter des kaliâns et du thé, et répéta à Mohsèn qu'il devait se considérer comme dans sa propre demeure et disposer librement de ce qui était autour de lui. Mais le cérémonial même auquel le jeune Mouradzyy se conformait avec une sorte de précision et de pompe, montrait assez qu'il remplissait un devoir et se piquait de le remplir dans toute son étendue, plutôt qu'il n'obéissait à un mouvement spontané. Mohsèn non seulement le comprit ainsi, mais, comme il partageait les sentiments de son hôte à cet égard, il ne lui fut pas difficile de répondre à de telles avances par des démonstrations de reconnaissance fièrement exprimées, et de bien faire sentir à son tour que la nécessité la plus pressante avait pu seule le contraindre à solliciter un appui que, pour lui seul, il n'eût jamais recherché. Ainsi, le protecteur et l'obligé, au milieu de démonstrations assez solennelles d'un mutuel dévouement, maintinrent intacts les droits imprescriptibles de l'animosité ancienne et se les reconnurent l'un à l'autre. Cependant, ils se mirent à causer avec un abandon généreux, et Mohsèn fit le récit complet de ce qui lui était arrivé depuis la veille. Il passa sous silence ce qui avait un rapport direct avec son amour, ne parla de Djemylèh qu'en l'appelant ma maison, et, à son tour, Akbar, dans ses questions et ses remarques, évita avec le plus grand soin toute allusion à la jeune fille, bien que, au fond, il ne fût uniquement question que d'elle dans ce long entretien.

Cependant, un prêtre s'était présenté au palais et avait demandé à parler à Abdoullah-Khan. Il avait été introduit auprès du chef qui, l'ayant salué avec respect, le pria de s'asseoir et lui désigna la place la plus distinguée. Après les compliments et quand le thé eut été servi, puis emporté, le prêtre parut se recueillir un instant et se mettre en devoir d'exposer l'objet de sa visite. C'était un homme d'une cinquantaine d'années, de belle figure, d'un aspect bienveillant, et dont le turban blanc faisait valoir le teint un peu olivâtre.

– Excellence, dit ce personnage, je me nomme Moulla-Nour-Eddyn et je suis natif de Ferrah. Ma profession vous explique assez que je cherche partout paix et concorde, et c'est pourquoi j'ai accepté d'Osman-Beg Ahmedzyy, une mission auprès de vous. Si elle réussit, les conséquences probables d'un malentendu fâcheux pourront être écartées.

– Moulla, répondit Abdoullah-Khan, je suis moi-même un homme pacifique, et ne demande pas mieux que de vivre en termes d'amitié avec le seigneur dont vous venez de prononcer le nom. Malheureusement, il existe entre sa famille et la nôtre plus d'une difficulté, et je voudrais savoir quelle est celle dont vous vous préoccupez en ce moment.

– De la dernière rencontre, répondit Moulla-Nour-Eddyn. Un homme sans mœurs a trouvé moyen de pénétrer dans les chambres saintes de la maison d'Osman-Beg et d'en enlever un des ornements principaux. Dans la générosité bien connue de votre âme, vous donnez asile à ce malfaiteur, et Osman-Beg, en vous informant de l'indignité de son adversaire, qui ne vous est certainement pas connue, ne doute pas un instant que vous allez lui livrer le coupable, afin qu'il reçoive un juste châtiment.

– En effet, repartit froidement Abdoullah-Khan, les détails que Votre Sainteté veut bien me donner me sont tout à fait nouveaux, et, réellement, vous m'ouvrez les yeux. On m'avait menti impudemment. Je croyais que Mohsèn-Beg était le propre neveu de Son Excellence Osman-Beg et ne comprenais pas pourquoi une alliance ne pouvait s'effectuer entre deux branches si rapprochées d'une même famille. Je vous demande pardon de ma faute, Moulla.

– Votre Excellence ignore donc que les deux frères, Osman et Mohammed, ne vivent pas en parfaite intelligence?

– Je ne me rappelle pas trop si je l'ignorais, répliqua Abdoullah avec une expression méprisante; les Ahmedzvys sont généralement des gens de trouble, et on n'aurait jamais fini de compter leurs querelles. Pour le moment, d'après ce que vous avez la bonté de me dire, Osman déteste son frère Mohammed et le fils de celui-ci; il ne veut pas d'union entre les deux familles, poursuit son neveu pour l'égorger et sa fille pour l'assassiner, et Mohsèn s'enfuit chez moi, et demande asile aux Mouradzyys. Vous conviendrez, Moulla, que voilà des gens bien dignes d'intérêt.

Ici Abdoullah secoua la tête, enchanté de sa démonstration et du mépris dont il venait d'accabler ses ennemis héréditaires. Mais le Moulla ne se laissa pas intimider par ce ton de sarcasme, et, avec sang-froid, reprit ainsi la parole:

– Sans nul doute, la jeune fille mourra et son complice avec elle. Ce n'est pas là ce qui fait la question. Osman-Beg désire seulement apprendre si vous consentez à lui livrer ses esclaves fugitifs ou prétendez les défendre; c'est uniquement ce que je viens vous demander.

– Supposons, dit Abdoullah, en se penchant vers le prêtre d'un air confidentiel, que je ne sois pas éloigné de vous complaire, qu'en résulterait-il d'avantageux pour moi? Puis-je vous questionner sur ce point, Moulla?

– Assurément. Si Votre Excellence consent à me remettre les coupables, je puis lui promettre que la famille d'Osman-Beg tout entière abjurera ses sentiments anciens à l'égard des Mouradzyys. Les fils entreront dans votre maison et vous ne leur donnerez pas de solde, et, quant au père, il sait que vous cherchez un instructeur pour apprendre à vos esclaves militaires la discipline européenne: il sera cet instructeur, et, nuit et jour, vous pourrez compter sur lui. Je n'ai pas besoin de vous donner l'assurance que tous les serments possibles sur le livre saint, Osman-Beg est prêt à les prêter, si vous exigez cette garantie de sa fidélité.

– J'estime grandement de telles propositions, et elles me sont fort avantageuses, s'écria Abdoullah-Khan. Mais, pourtant, admettons que je les repousse. Que m'arrivera-t-il?

– Je pourrais vous l'expliquer d'une façon certaine, répondit le Moulla; mais une visite vous arrive, et vous allez savoir avant une minute à quoi vous en tenir; vous allez le savoir, dis-je, d'une façon beaucoup plus complète et plus propre à vous convaincre que si un pauvre homme tel que moi continuait à porter la parole.

A ce même moment, entrait dans la cour, au milieu d'un flot de serviteurs et dans tout le faste d'une tenue magnifique, le médecin en chef du prince de Kandahar, personnage considérable par la faveur dont il jouissait auprès du maître. Ce n'était pas un Afghan de race, mais, seulement, ce qu'on appelle un Kizzilbash, descendu de colons persans, quelque chose d'analogue à un bourgeois. On n'estime pas la naissance de ces gens-là, mais on fait cas de leurs richesses et, à l'occasion, de leurs talents. Celui-ci s'appelait Goulâm-Aly et fut reçu avec la distinction que son poste à la Cour lui méritait. C'était, d'ailleurs, un ami d'Abdoullah-Khan.

– Eh bien! lui dit celui-ci, après que les exigences de l'étiquette eurent reçu satisfaction et qu'on fut sorti des compliments, si j'en crois le Moulla, vous venez ici pour me donner vos conseils?

– Dieu m'en préserve! s'écria le médecin. Comment une telle impertinence serait-elle possible vis-à-vis de puis sage que moi? Est-il vrai que vous ayez recueilli chez vous un certain malfaiteur appelé Mohsèn?

– Mohsèn-Beg, Ahmedzyy, est dans ma maison. Est-ce de lui que Votre Excellence veut parler?

– Précisément. Vous savez que Son Altesse le Prince (Dieu puisse éterniser ses jours!) est un miroir de justice?

– De justice et de générosité! qui en doute?

– Personne. Mais le Prince a juré tout à l'heure que celui qui empêcherait Osman-Beg de punir sa fille et son neveu serait lui-même mis à mort, sa maison pillée et son bien confisqué.

– Le Prince a fait un tel serment?

– Je vous l'affirme sur ma tête.

– Pourquoi prendre une résolution si vive?

– Vous allez le comprendre. Le Prince a un enfant malade dans le harem. Il a fait vœu hier au soir, afin d'obtenir la guérison de l'être aimé et de calmer la mère, d'accorder ce matin la première demande que lui ferait la première personne qu'il rencontrerait. Le sort a voulu que cette première personne fût Osman-Beg. Vous n'ignorez pas que le Prince tient ses promesses?

– Surtout celles-là, murmura Abdoullah-Khan consterné.

Il regarda le Moulla, il regarda le médecin et se trouva fort embarrassé. Le Prince de Kandahar n'était ni méchant, ni tyrannique; mais il aimait tendrement ses femmes et ses enfants, et, puisqu'il avait fait un vœu pour chasser la maladie de son harem, il ne voudrait certainement y manquer, pour rien au monde. En outre, Abdoullah-Khan ne laissait pas de se rendre compte de la magnificence de son propre palais, de la beauté de ses tentures et de ses tapis, de la plénitude connue de ses coffres, et il ne trouvait pas que cette splendeur constituât, en sa faveur, une circonstance atténuante, si, par une rébellion inopportune, il tombait sous le coup de la confiscation. Plus il réfléchissait, plus il devenait perplexe, et ses deux interlocuteurs le laissaient tout à fait libre, par leur silence, de poursuivre une méditation qu'ils jugeaient salutaire et dont ils attendaient les meilleurs résultats. Enfin, Abdoullah-Khan releva la tête et s'écria péremptoirement:

 

– Qu'on fasse venir mon fils Akbar!

Au bout d'un moment, Akbar entra, salua et se tint debout près de la porte.

– Mon fils, dit Abdoullah d'une voix traînante et assez humble, fort différente de son accent ordinaire, il plaît au Prince (que les vertus de Son Altesse soient récompensées sur la terre et dans le ciel!), il plaît au magnifique Prince de m'ordonner l'expulsion de Mohsèn. Il faut que ce vagabond soit livré à son oncle, qui va le traiter comme il paraît le mériter, ainsi que l'autre personne coupable! Tout ce que le Prince ordonne est bien. Je vais me rendre immédiatement auprès de Son Altesse, afin de prendre ses ordres et d'obtenir de sa bonté souveraine un moyen de faire les choses sans noircir mon visage. Pour vous, gardez bien cette maison pendant ma courte absence. Veillez à ce que les deux scélérats qui y sont entrés ne s'en échappent pas!.. Veillez-y avec soin, mon fils! Vous pouvez assez comprendre quel malheur affreux serait leur fuite! S'ils gagnaient la campagne, on ne parviendrait peut-être jamais à les rejoindre! Vous m'avez bien compris, mon fils?

Akbar s'inclina et mit les deux bras en croix sur sa poitrine.

Abdoullah continua son propos en s'adressant au Moulla et au médecin.

– Ne vous étonnez pas des recommandations expresses que je lui fais. La jeunesse est peu intelligente, elle est étourdie, je ne voudrais pour rien au monde qu'un homme condamné par Son Altesse échappât au châtiment mérité, et surtout par une négligence quelconque de ma part.

Les deux assistants, également charmés et édifiés de ce qu'ils voyaient et entendaient, voulurent prendre congé d'Abdoullah-Khan; mais celui-ci les retint.

– Non! leur dit-il, il ne convient pas que vous me quittiez. On pourrait dire plus tard que j'ai parlé secrètement à Mohsèn, on pourrait dire beaucoup de choses… L'innocence même et la fidélité ne doivent pas s'exposer au soupçon. Soyez assez bons pour m'accompagner l'un et l'autre auprès du Prince.

Cette demande fut facilement accordée et les trois personnages étant sortis ensemble de la cour, montés sur leurs chevaux de parade et entourés de leurs suites respectives, arrivèrent bientôt au palais et furent introduits en présence du Prince.

Celui-ci accueillit son lieutenant avec sa bonté accoutumée. Mais pendant que l'entrevue durait, et elle fut longue parce que Abdoullah employa tous ses efforts, tout son esprit, toutes les ressources de son intelligence pour la rendre interminable, il arriva chez lui ce qu'on va lire.

Akbar revenu dans l'appartement où se tenait Mohsèn, lui dit:

– Le Prince ordonne qu'on vous livre à vos ennemis. Mon père ne peut pas le braver ouvertement; Son Altesse a trop de forces, mais il vous défendra par la ruse. Nous allons monter à cheval et, sans perdre de temps, nous sortirons de la ville, nous gagnerons la campagne. Demain sera demain et on verra alors ce qu'il faudra faire.

– Allons! répondit Mohsèn en se levant. Mais il avait le cœur gros. Depuis une heure et plus il s'était habitué à croire Djemylèh en dehors de toutes les épreuves. Il causait avec son hôte et gardait extérieurement la froide apparence dont un guerrier ne peut se départir; mais derrière cet aspect menteur de son visage et de sa contenance, il rêvait. Toutes les flammes de la joie, toutes les flammes de l'amour possédaient son être. Quand on aime, on ne fait qu'aimer. A travers tout, en dessus de tout, on aime, et cette trame d'or forme le fond invariable sur lequel se brodent toutes les pensées véritables. Ce qu'on dit en dehors n'est que du verbiage. On n'y tient pas, cela n'est pas de vous, et, si on s'y intéresse c'est que, secrètement, cela tient à l'amour ou y revient. Hors de l'amour, qu'y a-t-il? Que peut-il y avoir? Quelle joie, quels transports de s'y abandonner tout entier, sans rien réserver pour quoi que ce soit qui s'en éloigne. Projets, espérances, désirs, craintes, terreurs profondes, subites bravoures, certitudes infinies, échappées vers l'enfer, perspectives sans fin, fleuries, étincelantes de soleil qui atteignent au paradis, tout est l'amour, et dans celle qui est aimée se viennent enfermer les mondes. En dehors, il n'y a que le néant, moins que le néant et comme voile, par-dessus, le plus profond mépris. C'était ce que sentait Mohsèn.

Mais, à ce moment, il lui fallait passer de la lumière à l'ombre, dans cette ombre où il avait marché depuis la veille, et dont il était sorti depuis quelques instants que le plus poignant bonheur avait envahi et possédé son être. Ce temps de félicité était déjà passé. Il fallait recommencer à gravir dans les ténèbres la route pierreuse et défoncée des périls. Ce qu'il sentait, c'était pourtant toujours l'amour, l'amour éperonné par la douleur même, plus superbe, peut-être, plus intense, plus orgueilleux et puisant dans sa force la certitude de ne jamais mourir, se nourrissant d'amertume, mais préférant ce mal à tout bien. Et d'ailleurs, il faut le dire, il n'y avait pas là cette peine, la plus âpre, la plus dure, la plus impardonnable de toutes au destin qui l'impose: il n'était question, du moins, ni de séparation ni d'absence.

Il ne fut pas facile de faire accepter aux dames du harem la nécessité présente. Khadidjèh, la mère d'Akbar, Amynèh, sa sœur et Alyèh, sa femme, poussèrent des cris et se mirent à pleurer, mais le temps passait; l'affection même, que les maîtresses du logis avaient conçue pour Djemylèh, aida à leur faire comprendre combien les minutes étaient précieuses, et, malgré leurs sanglots et leurs cris, elles laissèrent la jeune proscrite s'arracher de leurs bras et suivre Akbar qui l'amena à son amant.

On avait en grande hâte équipé et amené les chevaux. Akbar, Mohsèn et Djemylèh se mirent en selle, une douzaine de soldats fit comme eux, et la cavalcade, prenant une rue détournée, gagna au pas une des portes de la citadelle qui donnait sur la campagne, bien résolue à passer sur le ventre des gardes, si ceux-ci cherchaient à l'arrêter; mais ils n'y songèrent pas, et, une fois dehors, Akbar mit sa monture au galop, et ses compagnons l'imitèrent.

Pendant deux heures, l'allure ne se ralentit pas un instant pour laisser souffler les chevaux. Mais ceux-ci étaient de la bonne race du nord, et leur pas allongé, la fermeté avec laquelle ils le soutinrent, firent faire beaucoup de route. On ne parlait pas, naturellement; cependant Akbar, jugeant qu'on était assez loin et que la poursuite n'était plus possible, d'autant que personne ne pouvait savoir, en ville, la direction qu'il avait prise, Akbar se mit au pas, et, discrètement, se tint à une distance assez grande des deux amants pour leur laisser toute liberté de s'entretenir. Il servait de guide. Les cavaliers étaient, partie à ses côtés, partie en arrière-garde, partie dispersés sur les flancs, tous regardant autour d'eux l'horizon, à mesure qu'ils cheminaient; et ainsi, Mohsèn et Djemylèh se voyaient comme seuls.

– Ne te repens-tu pas? dit le jeune homme.

– De quoi?

– De m'avoir aimé, de m'avoir cherché, de m'avoir suivi?