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Il lui arrivait aussi de chercher les moyens de revoir la fille de son oncle. Mais aussitôt son imagination était bridée par les impossibilités. Il avait pu une fois, une fois unique, en bravant tout, pénétrer dans l'intérieur de la maison ennemie. On sait ce qu'il allait y faire. Voulait-il, maintenant, risquer de perdre, avec lui-même et plus sûrement encore que lui-même, celle qu'il aimait? Que penserait-elle, d'ailleurs, en le revoyant? Le voulait-elle? L'appelait-elle? Ce lui serait, sans doute, une joie que de mourir dans les lieux où elle vivait, que de tomber sur le sol même foulé par ses pieds chéris, que d'expirer dans l'air sacré qu'elle respirait; non, ce ne serait pas autre chose qu'un bien suprême; mais, au moment de fermer les yeux, sous la morsure cruelle du fer ou de la balle, rencontrer le regard de Djemylèh et en éprouver la glaciale indifférence, quoi? la haine méprisante, ce serait trop. Non, il ne fallait pas aller tomber dans cette maison.

Mohsèn n'était certain, convaincu que d'une chose: c'est qu'il n'était pas aimé. Pourquoi le croyait-il? C'est qu'il aimait trop. La folie de la tendresse l'avait saisi à l'improviste, brusquement, rudement, complètement; il n'avait rien compris à ce qui lui arrivait. Il se rappelait toutefois ce que Djemylèh lui avait dit. Hélas! les paroles, une à une, comme des perles, étaient conservées dans son cœur; mais, à force de les écouter, de les redire, de les écouter encore, de les considérer, il ne les comprenait plus, et il savait seulement qu'il n'avait pu répondre un seul, un unique mot; il était bien misérable.

Sa mère le voyait s'éteindre. La poitrine du pauvre enfant s'embarrassait, une chaleur torpide le dévorait. Il s'en allait. Toutes les maisons voisines connaissaient son état, et, comme rien n'expliquait un mal si subit, on était généralement d'accord qu'un maléfice avait été jeté sur lui, et on se demandait d'où venait le coup. Les uns prétendaient savoir que les Mouradzyys l'avaient commandé, les autres accusaient tout bas le vieil Osman d'être le meurtrier et d'avoir payé l'assassinat magique à un docteur juif.

C'était un soir, assez tard. Depuis deux jours, le jeune homme n'avait plus dit une seule parole. Sa tête était tournée contre la muraille, ses bras traînaient insensibles sur le lit; sa mère, après avoir étalé bien des amulettes autour de lui, n'ayant plus d'espérance, s'attendait à le voir expirer, le regardait avec des yeux avides, quand soudain, à la grande surprise de la pauvre, presque à son effroi, Mohsèn retourna brusquement la tête vers la porte; et, l'expression de son visage changeant, une lueur de vie l'illumina. Il écoutait. Sa mère n'entendait rien. Il se souleva, et d'une voix assurée prononça ces paroles:

– Elle sort de sa maison et vient ici!

– Qui? mon fils! qui vient ici?

– Elle-même, ma mère, elle vient! Ouvrez-lui la porte! reprit Mohsèn d'une voix éclatante. Il était hors de lui; mille flammes étincelaient dans ses yeux. La vieille femme, sans savoir elle-même ce qu'elle faisait, obéit à cet ordre impérieux, et, sous sa main palpitante, la porte s'ouvrit toute grande. Elle ne vit personne. Elle écouta; elle n'entendait rien; elle regarda dans le corridor; tout était sombre, elle ne vit rien; une minute, deux minutes passèrent dans cette attente pleine d'angoisses pour elle, pleine d'une foi certaine pour lui. Alors un léger bruit s'éveilla; l'entrée de la maison s'ouvrait; un pas furtif, rapide, frôla les dalles de pierre; une forme, d'abord indistincte, se détacha des ténèbres; une femme se montra, arriva sur le seuil de la chambre, un voile tomba, Djemylèh se précipita vers le lit, et Mohsèn, poussant un cri de bonheur, la reçut dans ses bras.

– Te voilà! c'est toi! Tu m'aimes?

– Plus que tout!

– Malheureux enfant, s'écria la mère, c'était donc là ce qui te tuait!

Les deux amants restaient embrassés et ne parlaient pas; ils balbutiaient; ils étaient noyés de larmes, ils se regardaient avec une passion inextinguible, et, comme une lampe presque épuisée dans laquelle on verse de l'huile, l'âme de Mohsèn reprenait la vie et son corps se ranimait.

– Que signifie cela? dit la vieille. Avez-vous juré votre perte et la nôtre? Est-ce que ton oncle ne va pas s'apercevoir de la fuite de Djemylèh? Qu'arrivera-t-il? Quelles calamités vont tomber sur nous? Ne sommes-nous pas assez éprouvés? Fille de malheur, retourne chez-toi! Laisse-nous!

– Jamais! s'écria Mohsèn. Il se leva tout à fait, rattacha sa robe, serra sa ceinture, étendit la main vers la muraille, décrocha ses armes, les mit sur lui, renouvela l'amorce de son fusil, le tout en une seconde. La dernière trace d'abattement avait disparu. S'il avait la fièvre, c'était une fièvre d'action. L'enthousiasme éclatait sur sa figure. Djemylèh l'aida à boucler le ceinturon de son sabre. Des sentiments pareils à ceux du jeune homme animaient ses traits charmants. En ce moment, le vieux Mohammed suivi de deux de ses hommes entra dans la chambre. En voyant sa nièce qui se précipita à ses pieds et lui baisa la main, il eut un moment de surprise et ne put cacher une sorte d'émotion. Ses traits rudes et hautains se contractèrent.

– Ils s'aiment! dit sa femme en montrant les deux enfants.

Mohammed sourit et caressa sa moustache.

– Que la honte soit sur mon frère et sur sa maison! murmura-t-il.

Il eut un instant l'idée de jeter Djemylèh à la porte et d'aller dire partout qu'il l'avait traitée comme une fille perdue. Sa haine eût été franchement repue du mal qu'il aurait fait. Mais il aimait son fils; il le regarda; il comprit que les choses ne se passeraient pas aisément ainsi et se contenta de la mesure de vengeance possible.

– Fermons les portes, dit-il. Nous ne tarderons! pas à être attaqués, sans doute, et vous, femmes, chargez les fusils!

Djemylèh n'avait pas quitté la maison de son père depuis un quart d'heure, qu'on s'était déjà aperçu de son absence. Elle ne pouvait pas être à la fontaine; il était trop tard, ni chez aucune amie, sa mère en eût été prévenue. Où était-elle? On soupçonna quelque malheur. Depuis plusieurs jours, on l'avait trouvée sombre et agitée. Qu'avait-elle? Le père, les frères, la mère sortaient dans le quartier. La rue était déserte; on n'entendait plus aucun bruit. Osman, guidé par une sorte d'instinct, s'approcha à pas de loup de la demeure de Mohammed, et il entendit, en se servant contre la muraille de la cour, que l'on parlait dans la maison. Il écouta. On entassait des pierres contre la porte. On apprêtait des armes, on s'arrangeait pour repousser une attaque.

– Quelle attaque? se dit Osman. S'il s'agissait des Mouradzyys, mon frère m'eût prévenu; car, à cet égard, nous nous entendons. Il le sait bien. Je l'aiderais. Si ce n'est pas de cela qu'il s'agit, c'est de moi. Il écouta avec un surcroît d'attention et, par malheur, il entendit cet échange de paroles:

– Djemylèh, donne-moi la carabine.

– La voici!

C'était la voix de sa fille. Un frisson lui parcourut le corps depuis la pointe des cheveux jusqu'à la plante des pieds. Il comprit tout. Quand, dans ces derniers jours, lui et ses fils avaient raconté en riant que Mohsèn allait mourir, Djemylèh n'avait pas dit un mot, n'avait exprimé aucune joie et il se souvenait même de lui en avoir fait un reproche. Maintenant tout s'expliquait: La malheureuse aimait son cousin, et, ce qui était horrible à penser, elle venait de pousser l'égarement au point de trahir sa famille, son père, sa mère, ses frères, leurs aversions, leur haine, pour se précipiter, à travers les lambeaux de sa réputation, dans les bras d'un misérable! Jamais Osman n'avait rêvé qu'un si sanglant outrage eût pu l'atteindre. Il restait comme anéanti sur la place où le son des voix, une imperceptible vibration de l'air, venait de lui asséner un coup, de lui ouvrir une blessure plus cruelle et plus douloureuse que jamais plomb ni acier n'auraient pu faire.

Dans les premiers instants, le mal fut si intense, la souffrance si poignante, l'humiliation si complète, si profonde, qu'il ne songeait même pas à ce qu'il lui fallait décider. Il n'apercevait pas l'idée d'une revanche. Mais cette atonie dura peu. Le sang reprit son cours, la tête se dégagea, le cœur recommença à battre, il eut une conception rapide, se secoua, rentra chez lui. Il dit à sa femme et à ses fils:

– Djemylèh est un monstre. Elle aime Mohsèn et s'est enfuie chez ce chien de Mohammed. Je viens d'entendre sa voix dans la cour de ces gens-là. Toi, Kérym, avec trois de mes hommes, tu iras frapper à la porte de ces bandits: tu leur diras que tu veux ta sœur à l'instant. Tu feras beaucoup de bruit, et, comme ils parlementeront, tu les écouteras, tu répondras, tu laisseras traîner les choses en longueur. Toi, Serbàz, et toi, Elèm, avec nos cinq autres soldats, vous prendrez des pioches et des pelles et me suivrez. Nous attaquerons, sans bruit, le mur de ces infâmes du côté de la ruelle, et, quand nous aurons pratiqué un trou suffisant, nous entrerons. Maintenant, écoutez-moi bien et ce que je vais vous dire, répétez-le à vos hommes et forcez-les d'obéir: Dans cette encoignure, ici, à la tête de mon lit, vous la voyez? demain matin, j'aurai trois têtes: celle de Mohammed, celle de Mohsèn, celle de Djemylèh! Maintenant, au nom de Dieu, à l'ouvrage!

Les habitants de la maison de Mohammed avaient à peine achevé leurs préparatifs de défense, que l'on frappa à leur porte.

– C'est le début! murmura le chef de la famille. Il se plaça à la tête des siens, dans le corridor conduisant à l'entrée du logis. Derrière lui se tenait sa femme, portant un fusil de rechange; près de lui était Mohsèn avec son mousquet: près de Mohsèn, tout contre lui, Djemylèh, tenant la pique de son amant; derrière eux, les trois vassaux armés de dagues. La garnison n'avait pour elle ni la bonté ni le nombre des armes; mais elle était résolue. Personne n'y tremblait. Les sentiments les plus forts, qui puissent occuper le cœur, régnaient là sans partage; aucune sensation mesquine ne se tenait à leur côté; aimer, haïr, et cela dans une atmosphère d'intrépidité héroïque, avec l'oubli le plus absolu des avantages de la vie et des amertumes supposées de la mort, il n'y avait pas autre chose qui planât sur ces têtes.

 

On n'avait rien répondu au premier appel des assiégeants. Une nouvelle avalanche de coups de crosse et de coups de pied donna à la porte un second ébranlement qui retentit dans la maison.

– Qui frappe ainsi? dit Mohammed d'une voix brusque.

– C'est nous, mon oncle, répondit Kérym. Djemylèh est chez vous; faites-la sortir!

– Djemylèh n'est pas ici, repartit le vieil Afghan. Il est tard; laissez-moi en repos.

– Nous enfoncerons vos planches et vous savez ce qui arrivera!

– Sans doute! vos têtes seront cassées et rien de plus.

Il y eut un moment de silence. Alors Djemylèh, se penchant vers Mohsèn, lui dit tout bas:

– J'entends du bruit de l'autre côté de la muraille. Permets-moi d'aller dans la cour savoir ce qui se passe.

– Va, dit Mohsèn.

La jeune fille s'avança vers l'endroit qu'elle avait désigné et prêta l'oreille un instant. Puis, sans s'émouvoir, elle revint à sa place et dit:

– Ils creusent et vont faire une brèche.

Mohsèn réfléchit. Il savait que la muraille n'était qu'en pisé; un peu épaisse, à la vérité, mais, en somme, de faible résistance. Kérym avait repris l'entretien par de longues menaces embrouillées, auxquelles Mohammed répondait. Son fils l'interrompit et lui communiqua ce qu'il venait d'apprendre.

– Montons sur la terrasse, dit-il en finissant, nous ferons feu de là-haut et on aura peine à nous prendre.

– Oui, mais à la fin, on nous prendra et nous ne serons pas vengés. Monte sur la terrasse; de là, saute avec Djemylèh sur la terrasse voisine; fuyez, gagne l'extrémité de la rue; de là, descends et cours sans t'arrêter jusqu'à l'autre bout de la ville chez notre parent Iousèf. Il te cachera. Djemylèh sera perdue pour les siens. Jusqu'à ce qu'on sache où tu es et où tu l'as mise, il se passera des jours. Le visage de nos ennemis sera noir de honte.

Sans répondre, Mohsèn jeta son fusil sur son dos, instruisit la jeune fille de ce qu'il fallait faire, embrassa la main de sa mère, et les deux amants gravirent à la hâte l'escalier étroit et raboteux qui menait à la plate-forme dominant la maison; ils sautèrent un mur, franchirent une terrasse, deux, trois, quatre terrasses en courant, Mohsèn soutenant avec une tendresse infinie la compagne de sa fuite, et ils atteignirent la coupure au fond de laquelle serpentait la rue étroite. Il sauta en bas et reçut celle qu'il aimait dans ses bras, car elle n'hésita pas une seconde à l'imiter. Puis ils partirent. Ils s'enfoncèrent dans les détours ténébreux de leur chemin.

Cependant, Mohammed feignant d'être dupe, continuait d'échanger avec les assaillants placés de l'autre côté de la porte, des injures et des cris dont il comprenait désormais très bien le but. La porte, sans cesse ébranlée par de nouveaux assauts plia, les ais se disjoignirent, l'amas de planches tomba avec grand bruit; Mohammed et les siens ne firent pourtant pas feu. Presque au même moment, une ouverture assez grande béait dans la muraille, et ainsi les habitants de la maison se trouvèrent entre les deux bandes d'adversaires qui les prenaient comme dans un étau. Mohammed s'écria:

– Je ne tirerai pas sur mon frère, ni sur les fils de mon frère! Dieu me garde d'un pareil crime! mais, par le salut et la bénédiction du prophète! qu'avez-vous donc? Quelle est cette rage? Que parlez-vous de Djemylèh? Si elle est ici, cherchez! Emmenez-la! Pourquoi venez-vous troubler au milieu de la nuit des gens pacifiques, vos parents?

Ce langage plaintif, si peu conforme aux habitudes du maître du logis, étonna ceux auxquels il était adressé. D'ailleurs, on leur assurait que Djemylèh n'était pas là. S'étaient-ils trompés? L'indécision les calma un peu. Les colères se tempérèrent. Osman s'écria avec dureté:

– Si Djemylèh n'est pas ici, où est-elle?

– Suis-je son père? repartit Mohammed. Que ferait-elle chez moi?

– Cherchons! cria Osman aux siens.

Ils se répandirent dans les chambres, levèrent les tentures, ouvrirent les coffres, visitèrent les recoins, et on sait qu'ils ne pouvaient rien rencontrer. Cette déconvenue, l'air de profonde innocence affecté par Mohammed et ses hommes augmenta leur désarroi.

– Fils de mon père, reprit Mohammed d'une voix affectueuse, il me paraît qu'un grand chagrin vous accable et j'en prends ma part. Que vous est-il arrivé?

– Ma fille s'est enfuie, répondit Osman, ou bien on me l'a prise. Dans tous les cas, elle me déshonore.

– J'en prends ma part, répéta Mohammed, car je suis votre aîné et son oncle.

Cette remarque fit quelque impression sur Osman, et un peu honteux du bruit inutile qu'il venait de faire, il prit congé de son frère presque amicalement et emmena son monde. Le vieux Mohammed, quand il se trouva seul, se mit à rire; non seulement il avait frappé au cœur son ennemi, mais encore il l'avait trompé et bafoué. Quant à Osman, complètement découragé, ne sachant quel parti prendre, livré à un transport de rage que l'impuissance exaltait, il rentra chez lui avec ses fils et ses hommes, non pour se coucher, non pour dormir, mais pour s'asseoir dans un coin de sa chambre et, les deux poings fermés appuyés sur son front, chercher dans les ténèbres de sa raison une façon de s'y prendre pour retrouver les traces de sa fille. L'aube naissante le trouva dans cet état.

A ce moment, un de ses hommes, son lieutenant, son nayb, entra dans la chambre et le salua:

– J'ai trouvé votre fille, dit-il.

– Tu l'as trouvée?

– Du moins je ne crois pas me tromper; et, dans tous les cas, si la femme que je prends pour elle, n'est pas elle, j'ai trouvé Mohsèn-Beg.

Osman eut une illumination subite dans l'esprit. Il s'aperçut pour la première fois que, lorsqu'il était entré dans la maison de son frère, il n'avait pas aperçu son neveu, en effet; mais il était tellement hors de lui et si occupé alors à se modérer, afin de ne pas manquer son but, qu'à peine avait-il pu se rendre compte des faits les plus nécessaires. Il s'indigna secrètement contre lui-même de son aveuglement, mais, d'un geste impérieux, il ordonna au nayb de poursuivre son récit. Celui-ci, pour bien maintenir l'égalité du rang auquel sa naissance lui donnait droit, s'assit et reprit la parole en ces termes:

– Quand nous entrâmes chez Mohammed-Beg, je considérai tous les assistants; cela sert à savoir avec précision à qui l'on a affaire. Mohsèn-Beg n'était pas présent. Je m'en étonnai. Je ne trouvai pas naturel que, dans une nuit où il devait y avoir des coups de fusil échangés, un si brave jeune homme se fût absenté. Cette étrangeté m'ayant donné à réfléchir, je ne rentrai pas au logis avec vous, mais m'en allai par le bazar, tournant autour de la demeure de votre frère. Je demandai aux gardes de police s'ils n'avaient pas connaissance d'un jeune homme que je leur décrivis, seul ou suivi d'une femme. Aucun n'avait rien remarqué de semblable, jusqu'à ce que j'en interrogeai un qui, non seulement, satisfit à ma demande par un oui, mais encore ajouta que le personnage qu'il venait de voir passer, accompagné comme je le lui disais, était précisément Mohsèn-Beg, fils de Mohammed-Beg, des Ahmedzyys; il étendit le bras dans la direction suivie par les deux fugitifs et me dit l'heure où il les avait aperçus; c'était précisément pendant que nous commencions à enfoncer la porte de votre frère. Je continuai ma recherche, certain, désormais, qu'elle en valait la peine, et, après plusieurs heures passées à suivre un chemin, à le quitter, à en prendre un autre, à interroger les guetteurs de nuit, à me tromper, à retrouver la piste, j'arrivai enfin à découvrir de loin les deux fugitifs que je cherchais.

C'était dans un quartier désert, au milieu de maisons ruinées. Mohsèn soutenait la marche de sa compagne, épuisée de fatigue, à ce qu'il semblait, et jetait autour de lui des regards inquiets et soupçonneux. Je me cachai à sa vue derrière un pan de muraille, et, de là, j'observai bien ce qu'il faisait. Il cherchait un abri, évidemment, dans l'intention de trouver quelque repos. Il eut ce qu'il voulait. Il descendit dans un caveau à moitié effondré et y fit entrer celle qu'il conduisait. Au bout de peu d'instants, il remonta seul, considéra avec soin les alentours et, croyant n'avoir pas été aperçu, car je me dissimulais avec un soin extrême, il disposa quelques grosses pierres afin de masquer le lieu de sa retraite, et rejoignit la femme dans le souterrain. Je restai quelques minutes pour me convaincre qu'il n'allait pas sortir. Il ne bougea pas. L'aube commençait à rougir le ciel; je vous avertis, et, maintenant, prenez tel parti qui vous paraîtra le plus sage.

Osman n'avait pas interrompu le récit de son nayb. Quand celui-ci cessa de parler, il se leva et lui donna l'ordre de réveiller ses fils et ses hommes. Ce monde s'étant mis sur pied, la troupe vengeresse entra en campagne sous la conduite de celui qui venait de révéler la retraite des amants et on ne doutait pas qu'ils ne fussent à cette heure profondément endormis, se croyant en parfaite sécurité.

Pour se trouver ainsi réduits à l'asile des chacals et des chiens, il fallait qu'un accident imprévu les eût privés de la protection qu'ils avaient la confiance de trouver, quand ils étaient sortis de la demeure assiégée de Mohammed. En effet, les malheureux enfants n'avaient pas eu de bonheur. Ils étaient, à la vérité, arrivés sans malencontre jusqu'à la maison de leur parent Iousèf, très éloignée de celle qu'ils quittaient. Djemylèh, peu accoutumée à des marches si longues, et, d'ailleurs, frêle et délicate, éprouvait une fatigue extrême, mais qu'elle n'avouait pas; elle se consolait par le bonheur d'être auprès de Mohsèn et l'espérance de se trouver bientôt en sûreté avec lui. Mais celui-ci eut beau ébranler la porte à coups de crosse de fusil; après avoir frappé longtemps d'une manière plus modeste, il ne réussit pas à se faire ouvrir, et, comme il pensait sérieusement à défoncer l'obstacle, un voisin lui cria que, depuis quinze jours, Iousèf-Beg et tous les siens étaient partis pour Peshawèr et ne reviendraient certainement pas de l'année.

Ce fut la foudre sur la tête des fugitifs. Pendant tout le trajet, Mohsèn avait marché derrière Djemylèh, la main sur la batterie de son mousquet, s'attendant à chaque minute à entendre les pas de l'ennemi. Il ne pouvait imaginer combien de temps son père parviendrait à tenir bon; il savait, au contraire, de façon certaine, que la maison finirait par être forcée; sur ce qui se passerait alors, il ne s'interrogeait pas, et son courage et sa gaieté étaient tenus debout par la certitude d'avoir un refuge assuré, où, pendant des semaines, il resterait caché avec son trésor, sans que celui-ci courût aucun risque.

Mais quand il vit que son oncle lui manquait et qu'il était dans la rue, et qu'il ne savait où aller, et qu'il n'avait pas un endroit sur la terre, non, pas un endroit dans l'univers entier où Djemylèh pût être à l'abri de l'injure et de la mort, lorsqu'au contraire, il sentit, aux frissons de sa chair, aux angoisses de son âme, que l'injure, la vengeance couraient après la passion de sa vie, après la fille charmante qu'il emmenait et dont il était si tendrement aimé, qu'il aimait, lui, à en mourir, et que la mort, l'injure, allaient atteindre cette merveille sacrée, tout à l'heure, peut-être avant une minute; qu'elles tournaient, peut-être, à ce moment, le coin de la rue où il était, là, avec elle, ne sachant que devenir, alors il ne sentit pas son courage s'éteindre, non, il ne sentit pas cela, mais il s'aperçut que ce courage s'alanguissait, s'étonnait, se raidissait, et quant à sa gaieté, elle disparut.

Djemylèh, tout au contraire. Elle regarda son amant, et le voyant pâle:

– Qu'as-tu? lui dit-elle, ne suis-je pas avec toi? Ma vie n'est-elle pas dans la tienne? Si l'un de nous meurt, l'autre ne va-t-il pas mourir tout de suite aussi? Qui nous séparera?

– Personne! répondit Mohsèn. Mais, toi, toi, toi, devenir malheureuse! Toi, frappée!

A cette pensée, il cacha son visage dans ses mains et se mit à pleurer amèrement. Elle écarta gentiment les doigts mouillés de larmes, crispés sur le front et sur les joues qu'elle aimait, et jetant les bras autour du cou de Mohsèn:

– Non! oh! non! non! continua-t-elle, ne pense pas à moi seule, pense à nous deux, et tant que nous sommes ensemble, tout est bien! Cachons-nous! Que sais-je? Gagnons du temps! ne nous laissons pas prendre!

– Mais que faire! s'écria Mohsèn en frappant du pied. Pas une ressource! et ton père nous poursuit certainement à cette heure! Il nous trouvera, il va nous trouver! Où aller? Que devenir?

 

– Oui, où aller? poursuivit Djemylèh; moi, je ne sais pas: mais tu le trouveras, j'en suis sûre! tu Aras le trouver tout à l'heure dans ta tête; parce que, toi, tu es brave, tu ne trembles devant aucun péril, mon cher, cher Mohsèn, et tu sauveras ta femme!

Elle le tenait toujours enserré, seulement sa main droite s'était retirée du cou du jeune homme et lui caressait les yeux et en essuyait les larmes. Soit réaction du mouvement de faiblesse qu'il venait d'éprouver, soit effet de cette magnétique influence que l'amour étend sur ceux dont il est maître, Mohsèn, tout à coup, revint à lui, la clarté rentra dans sa tête, et se dégageant doucement de l'étreinte chérie qui le retenait, il regarda Djemylèh d'un air calme, et, devenant un autre homme, il dit posément:

– Ce quartier est absolument désert et contient bien des ruines. Cherchons un abri momentané, une cave, s'il se peut. Tu vas t'y reposer, y dormir. Ce serait un grand hasard si l'on nous y découvrait. Dans la journée, je tacherai de sortir avec les précautions possibles et d'avoir à manger. A tout prendre, nous pouvons supporter la faim jusqu'à ce soir, et, ayant ainsi douze à quinze heures devant nous, peut-être une idée heureuse nous viendra-t-elle et saurons-nous comment employer la prochaine nuit pour notre salut.

Djemylèh approuva le plan que venait de lui exposer son jeune protecteur, et ils se mirent en route. Ils commencèrent bientôt à entrer dans les décombres. Ils franchirent plusieurs murailles. Quelques serpents et des bêtes venimeuses fuyaient, çà et là, devant eux; mais ils ne s'en inquiétèrent pas. Ils avaient une impression générale de méfiance et regardaient autour d'eux, mais ne se doutaient pas qu'ils étaient découverts et ne sentaient pas sur eux les regards de l'espion.

Ils arrivèrent de la sorte jusqu'au caveau où le nayb d'Osman les avait vus entrer. Après un instant, Djemylèh, qui avait posé sa tête sur les genoux de Mohsèn, s'endormit d'un sommeil profond, résultat naturel de sa grande jeunesse et de l'épuisement de ses forces, et, pendant quelques minutes, son amant subit la même influence. Mais, tout à coup il se réveilla complètement. Un malaise indéfinissable chassa, pour lui, jusqu'à l'apparence de la lassitude. Son sang courait vif dans ses veines et bouillait. Il sentait un danger. Il avait trop à perdre. Il ne pouvait pas trop garder, pas trop se tenir prêt à tout; il contempla la dormeuse avec un attendrissement, avec une passion, avec une émotion d'attachement dévoué, qui courut dans toutes les fibres de son être, et alors, ayant soulevé doucement la tête de Djemylèh, il posa cette tête adorée sur une touffe d'herbes et sortit pour surveiller les alentours.

Il n'aperçut rien. Le jour grandissait rapidement. Sur l'horizon bleu se découpaient, comme une silhouette dorée et verte, les terrasses de quelques maisons et plusieurs arbres touffus, ornements des cours voisines. Il se coucha par terre, afin d'être mieux caché et pendant assez longtemps, peut-être pendant une heure, resta ainsi, entouré d'un calme absolu. A la fin, il entendit distinctement des pas assez nombreux. Il prêta l'oreille et saisit des chuchotements.

– Les voici! pensa-t-il rapidement. Rien qui ressemblât à de la peur ne toucha son courage, dur comme l'acier.

Il se releva sur un genou et tira son long couteau qu'il assura fortement dans sa main, et, à peine était-il ainsi préparé, un homme franchit le mur derrière lequel il se tenait. C'était le nayb d'Osman-Beg. Il servait de guide à l'ennemi. Mohsèn se releva brusquement et presque avant que le nayb l'eût même aperçu, il porta à celui-ci un coup furieux sur la tête, fendit son turban de toile bleu clair rayé de rouge et l'étendit mort sur la place, puis se jeta sur un autre assaillant qui parut à côté du nayb: c'était un de ses cousins, l'aîné: il l'abattit d'un vigoureux coup de taille et aborda son oncle lui-même. Celui-ci n'eut que le temps tout juste de parer du sabre; alors, le plus inégal de tous les combats commença entre Mohsèn et la bande qui le poursuivait.

Mais, sans le savoir, il avait deux avantages sur ses adversaires. D'abord la rapidité, la violence, le succès de son attaque les avait jetés dans la défensive et ils en étaient tellement abasourdis qu'en eux-mêmes ils se demandaient si, vraiment, Mohsèn était seul. Ensuite, Osman-Beg avait donné l'ordre de le prendre vivant; on n'irait donc pas le frapper, et, tandis que ses coups à lui portaient dru, on se contentait de le serrer, ne se fiant pas à approcher de trop près et on ne comptait que sur sa fatigue pour le mettre à bas. Il était loin encore de cette extrémité; ses forces semblaient s'accroître à chaque coup porté à droite et à gauche. Cependant, le calcul d'Osman-Beg se fût à la longue trouvé juste. L'épuisement serait venu pour le brave combattant. Par bonheur, un incident, sur lequel personne ne comptait, vint changer bientôt la face des affaires.

Mohsèn, en tuant le nayb, en blessant son cousin, en en atteignant bien d'autres, avait poussé devant lui tous ses assaillants et ceux-ci embarrassés de tenir pied continuaient à reculer, si bien que, sans le vouloir et sans le prévoir, ils sortirent tous ensemble des ruines et se trouvèrent sur le bord de la rue. La population s'assembla pour juger des coups avec l'intérêt extrême qu'une affaire de ce genre excite en chaque pays, mais surtout parmi des gens aussi belliqueux que le sont les Afghans. Un intérêt très prononcé se manifestait dans la foule pour le beau et brave jeune homme, malmenant d'une façon si rude et à lui seul un si grand nombre d'adversaires. On n'était pas précisément choqué de voir ses ennemis l'assaillir avec des forces disproportionnées; de semblables délicatesses ne sont ni de tous les temps ni de tous les lieux, et, en général, on conçoit l'utilité de tuer son ennemi comme on peut; mais Mohsèn était vaillant, on le voyait, on en jouissait, chacun de ses coups d'audace excitait un frémissement d'enthousiasme et de sympathie; néanmoins, on ne faisait rien pour le tirer du péril, sinon de prononcer tout haut des vœux dont les femmes surtout, garnissant le haut des terrasses, étaient prodigues. A ce moment, parut un jeune homme à cheval.

Son turban bleu, rayé de rouge, était de soie fine et la frange en retombait élégamment sur l'épaule. Il avait une tunique courte de cachemire, serrée à la taille par un ceinturon garni de pierreries, auquel pendait un sabre magnifique et ses pantalons étaient de cendal rouge. Quant aux harnachements de sa monture, vrai turcoman blanc de pure race, ils reluisaient d'or, de turquoises, de perles et d'émaux. Devant ce cavalier, marchaient douze serviteurs militaires, armés de boucliers, de sabres, de poignards, de pistolets et le fusil sur l'épaule. Il s'arrêta brusquement avec ses hommes, pour regarder ce qui se passait et cela lui déplut. Son sourcil se fronçait, sa physionomie revêtit une expression arrogante et terrible, et il s'écria d'une voix forte:

– Quels sont ces hommes?

– Des Ahmedzyys! répondit une voix dans la foule; et pourquoi Osman-Beg Ahmedzyy veut-il prendre le sang du jeune homme qui est là à se défendre depuis un quart d'heure, Dieu le sait!

– Mais, moi, je ne le sais pas, et il semble trop insolent qu'une famille maudite vienne assassiner les gens dans un quartier qui n'est pas le sien et qui est le mien! Holà, Osman-Beg, cède, recule, laisse ta proie, va-t'en, ou, j'en jure par les tombeaux de tous les saints, tu ne sortiras pas d'ici vivant!