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Un miracle, dis-je, arriva et ce fut celui-ci. Comme toujours, il s'était rassemblé autour de nous beaucoup de femmes. Elles se pressaient les unes sur les autres et s'avançaient de leur mieux pour nous bien considérer, de sorte que moi, qui racontais nos infortunes au public, je me trouvais avoir en face comme un mur de voiles bleus et blancs, aligné devant moi. J'en étais à cette phrase, que je répétais souvent avec onction et désespoir:

– Oh! Musulmans! oh! Musulmans! Il n'y a plus d'Islam! La religion est perdue! Je suis du Khamsèh! Hélas! hélas! je suis des environs de Zendjân! J'ai une pauvre mère aveugle, les deux sœurs de mon père sont estropiées, ma femme est paralytique et mes huit enfants expirent de misère! Hélas! Musulmans! si votre charité ne se hâte de me délivrer, tout cela va mourir de faim, et, moi je mourrai de désespoir!

A ce moment même, j'entendis un cri perçant à côté de moi, et une voix que je reconnus tout aussitôt, et qui me traversa le cœur comme une flèche de feu, s'écria:

– En Dieu! par Dieu! pour Dieu! c'est Aga! Je n'hésitai pas une seconde:

– Leïla! m'écriai-je.

Elle avait beau être couverte de son voile épais, sa figure resplendissait vraiment devant mes regards! Je me trouvai transporté par la joie au plus haut de la septième sphère.

– Tiens-toi tranquille, me dit-elle. Tu seras délivré aujourd'hui même ou demain au plus tard!

Là-dessus, se détournant, elle disparut avec deux autres femmes qui l'accompagnaient, et, le soir, comme je me mourais d'impatience, un officier arriva avec un vékyl; on rompit ma chaîne et l'officier me dit:

– Va où tu voudras, tu es libre!

Comme il prononçait ces paroles, je me trouvai serré dans les bras, oui, dans les bras de qui? De mon cousin Abdoullah!

Dieu! que je fus ravi de le voir!

– Ah! mon ami, mon frère, mon bien-aimé, me dit-il, quel bonheur! Quelle réunion! Lorsque j'appris de notre cousin Kérym que tu avais été enlevé par la milice, je ne sais à quel excès de chagrin je ne fus pas sur le point de m'abandonner!

– Ce bon Kérym! m'écriai-je. Nous nous sommes toujours tendrement aimés, lui et moi! Bien que quelquefois, j'avoue que je lui aie préféré Souleyman, et, à ce propos, sais-tu que Souleyman…

Là-dessus, je lui racontai ce que notre digne cousin était devenu et comme il était en train de devenir un moulla très savant et un grand personnage à Meshhed. Ce récit charma Abdoullah.

– Je regrette, me dit-il, que notre parent Kérym n'ait pu obtenir un sort aussi beau. C'est un peu sa faute. Tu sais qu'il avait l'habitude déplorable d'aimer le thé froid avec excès.

Cette expression «le thé froid» indique, comme chacun sait, entre gens qui se respectent, cette horrible liqueur qu'on appelle du raky. Je secouai la tête d'un air désolé et indigné tout à la fois:

– Kérym, répendis-je, buvait du thé froid, je ne le sais que trop; j'ai fait longtemps des efforts extraordinaires pour l'arracher à cette honteuse habitude; je n'y ai jamais réussi.

– Pourtant, continua Abdoullah, sa situation pourrait être pire. Je l'emploie comme muletier, et il conduit pour moi des marchandises sur la route de Tébryz à Trébizonde. Il gagne bien sa vie.

– Qu'entends-je? m'écriai-je, serais-tu devenu marchand?

– Oui! mon frère, répliqua Abdoullah d'un air modeste. J'ai acquis quelque bien, et c'est ce qui m'a permis aujourd'hui de venir à ton aide, quand la malheureuse position où tu te trouvais m'a été révélée par ma femme.

– Par ta femme!

J'étais au comble de la surprise.

– Sans doute; Kérym n'ayant pas le moyen de l'entrenir suivant le mérite de cette créature adorable, a consenti à divorcer avec elle et je l'ai épousée.

Je ne fus pas trop content. Mais que pouvais-je faire? Me soumettre à ma destinée. On n'y échappe pas. Bien souvent, j'avais eu occasion de reconnaître cette vérité. Elle venait me frapper encore une fois, et, je l'avoue, d'une manière qui me fut sensible. Je ne soufflai pas mot. Cependant je suivais Abdoullah. Quand nous fûmes arrivés près de la Porte-Neuve, il m'introduisit dans une fort jolie maison et me conduisit à l'enderoun.

Là, je trouvai Leïla assise sur le tapis. Elle me reçut très bien. Pour mon malheur, je la trouvai plus jolie que jamais, plus saisissante, et j'avais des larmes qui me gonflaient le cœur. Elle s'en aperçut, et lorsque, après avoir pris le thé, Abdoullah, qui avait des affaires, nous eut laissés seuls, elle me dit:

– Mon pauvre Aga, je vois que tu es un peu malheureux.

– Je le suis beaucoup, répliquai-je en baissant la tête.

– Il faut être raisonnable, poursuivit-elle, et je ne te cacherai rien. J'avoue que je t'ai beaucoup aimé et que je t'aime encore; mais aussi je n'ai pas été insensible aux bonnes qualités de Souleyman; la gaieté et l'entrain de Kérym m'ont ravie, et je suis pleine d'estime et d'attendrissement pour les mérites d'Abdoullah. Si l'on me demandait de déclarer quel est celui de mes quatre cousins que je préfère, je demanderais que des quatre on pût faire un seul homme; et celui-là, je suis bien sûre que je l'aimerais passionnément et pour toujours. Mais est-ce possible? je te le demande. Ne pleure pas. Sois persuadé que tu vis toujours dans mon cœur. Je ne pouvais pas épouser Souleyman, qui ne possédait rien. Je me suis adressée à toi. Tu as été un peu léger; mais je te pardonne. Je sais que tu m'es tendrement attaché. Kérym me mettait sur la grande route de la misère. Abdoullah m'a faite riche. Je dois être sage à mon tour, et je lui serai fidèle jusqu'à la mort, tout en pensant à vous trois comme à des hommes… Enfin je t'en ai dit assez. Abdoullah est ton cousin; aime-le; sers-le; et il fera pour toi ce qui sera possible. Tu penses bien que je n'y nuirai pas.

Elle me dit encore beaucoup de paroles affectueuses qui, dans le premier moment, me causèrent un redoublement de tristesse. Cependant, puisqu'il n'y avait pas de ressource, et je ne le comprenais que trop, je me résignai à ne plus être pour Leïla que le fils de son oncle.

Abdoullah, en sa qualité de marchand, avait souvent affaire à de grands personnages. Il leur rendait des services et avait du crédit auprès d'eux. Grâce à lui, on me fit sultan dans le régiment Khassèh ou Particulier, qui demeure toujours à Téhéran, dans le palais, monte la garde, porte l'eau, fend le bois et travaille à la maçonnerie. Me voilà donc capitaine, et je me mis à manger les soldats, comme on m'avait mangé moi-même, ce qui me donna une position très honorable et dont je ne me plains pas.

Nous sommes les Gardes du Roi; il a souvent été question de nous donner un uniforme magnifique, et même on en parle toujours. Je crois qu'on en parlera jusqu'à la fin du monde. Quelquefois on se propose de nous habiller comme les hommes qui veillent sur la vie de l'Empereur des Russes, et qui, à ce qu'il paraît, sont verts avec des galons et des broderies en or. D'autres fois, on veut nous habiller en rouge, toujours avec des galons, des broderies et des crépines d'or. Mais, vêtus ainsi, comment les soldats pourraient-ils se rendre utiles? Et qui est-ce qui paierait ces beaux costumes? En attendant qu'on ait trouvé un moyen, nos gens n'ont que des culottes déchirées et souvent pas de chapeaux.

Quand je me vis officier, je voulus vivre avec mes pareils et je fis beaucoup de connaissances. Mais parmi eux, je m'attachai singulièrement à un sultan, un garçon d'un excellent caractère. Il a vécu longtemps chez les Férynghys, où on l'avait envoyé pour faire son éducation. Il m'a raconté des choses très curieuses. Un soir que nous avions bu un peu plus de thé froid qu'à l'ordinaire, il m'exprima des opinions que je trouvai parfaitement raisonnables.

– Vois-tu, frère, me dit-il, tous les Iraniens sont des brutes, et les Européens sont des sots. Moi, j'ai été élevé chez eux. Ou m'a mis d'abord au collège, et, ensuite, comme j'avais appris aussi bien que ces maudits ce qu'il faut pour passer les examens, j'entrai à leur école militaire, qu'ils appellent Saint-Cyr. J'y restai deux ans, comme ils font eux-mêmes, puis, devenu officier, je suis revenu ici. On a voulu m'employer; on m'a demandé ce qu'il était à propos de faire. Je l'ai dit, on s'est moqué de moi, on m'a pris en haine; on m'a traité d'infidèle et d'insolent, et j'ai été mis sous le bâton. Dans le premier moment, j'ai voulu mourir parce que les Européens regardent pareil accident comme un déshonneur.

– Les niais! m'écriai-je, en vidant mon verre.

– Oui, ce sont des niais, ils ne comprennent pas que tout chez nous, les habitudes, les mœurs, les intérêts, le climat, l'air, le sol, notre passé, notre présent rendent radicalement impossible ce qui, chez eux, est le plus simple. Quand je vis que ma mort ne servirait à rien du tout, je refis mon éducation. Je cessai d'avoir des opinions, de vouloir réformer, de blâmer, de contredire, et je devins comme vous tous: je baisai la main des Colonnes du Pouvoir, et je dis oui! oui! certainement! aux plus grandes absurdités! Alors on cessa peu à peu de me persécuter; mais comme on continue à se défier de moi, je ne serai jamais que capitaine. Nous connaissons tous les deux des généraux qui ont quinze ans et des maréchaux qui en ont dix-huit. Nous connaissons aussi de braves guerriers qui ne savent pas comment on charge un fusil; moi, j'ai cinquante ans sonnés et je mourrai dans la misère, et sous le poids d'une suspicion incurable, parce que je sais comment on mène des troupes et ce qu'il faudrait faire pour venir à bout en trois mois des Turkomans de la frontière. Maudits soient ces scélérats d'Européens qui sont cause de mes malheurs! Passe-moi le raky!

Cette nuit-là, nous bûmes si bien, que ce fut seulement le soir du lendemain que je pus me lever du tapis sur lequel j'étais tombé, et j'y laissai mon camarade.

Grâce à la protection d'Abdoullah, je crois bien que je passerai major cette année, à moins qu'on ne me fasse colonel. Inshallah! Inshallah!

 

V
LES AMANTS DE KANDAHAR

Vous demandez s'il était beau? Beau comme un ange! Le teint un peu basané, non de cette teinte sombre, terreuse, résultat certain d'une origine métisse; il était chaudement basané comme un fruit mûri au soleil. Ses cheveux noirs bouclaient, en profusion d'anneaux, sur les plis serrés de son turban bleu rayé de rouge; une moustache fine, ondée, un peu longue, caressait le contour délicat de sa lèvre supérieure, nettement coupée, mobile, fière, respirant la vie, la passion. Ses yeux doux et profonds s'allumaient facilement d'éclairs. Il était grand, vigoureux, mince, large des épaules, étroit des hanches. A personne l'idée ne fût venue de s'enquérir de sa race; il était clair que le sang afghan le plus pur animait son essence et que, en le contemplant, on avait sous les yeux le descendant authentique de ces anciens Parthes, les Arsaces, les Orodes, sous les pas desquels le monde romain a frémi d'une juste épouvante. Sa mère, à sa naissance, devinant ce qu'il valait, l'avait nommé Mohsèn, le Beau, et c'était de toute justice.

Malheureusement, accompli à ce point quant aux avantages extérieurs, non moins parfait pour les qualités de l'âme, honoré de la plus illustre généalogie, il lui manquait trop: il était pauvre. On venait justement de l'équiper, car il atteignait ses dix-sept ans; ce n'avait pas été chose aisée. Son père avait fourni le sabre et le bouclier; un vieil oncle avait donné le fusil, engin médiocre; Mohsèn ne le regardait qu'avec chagrin et presque avec honte; le misérable mousquet était à pierre, et plusieurs des camarades du jeune gentilhomme possédaient des fusils anglais admirables et du modèle le plus nouveau. Pourtant mieux valait un tel bâton démodé que rien. D'un cousin il tenait un excellent couteau de trois pieds de long et de quatre pouces de large, pointu comme une aiguille et d'un tel poids qu'un coup bien asséné suffisait pour détacher un membre. Mohsèn avait passé à sa ceinture cette arme redoutable et ambitionnait, à en mourir, une paire de pistolets. Mais il ne savait aucunement quand et par quel miracle il pourrait jamais entrer en possession d'un tel trésor; car, encore une fois, l'argent lui manquait de façon cruelle.

Cependant, et il ne le savait pas, il avait, ainsi armé, la mine d'un prince. Son père, quand il parut devant lui, le considéra de la tête aux pieds, sans perdre rien de son air froid et sévère; mais, à la façon dont il passa la main sur sa barbe, il était clair que le vieillard éprouvait un mouvement intérieur de puissant orgueil. Sa mère eut les yeux noyés de larmes et embrassa son enfant avec passion. C'était un fils unique. Il baisa la main de ses parents et sortit avec l'intention arrêtée d'exécuter trois projets, dont l'accomplissement lui semblait nécessaire pour entrer dignement dans la vie.

La famille de Mohsèn, comme on devait s'y attendre au rang qu'elle occupait, avait deux haines bien établies et poursuivait deux vengeances. Elle était un rameau des Ahmedzvys, et, depuis trois générations, en querelle avec les Mouradzyys. Le dissentiment avait eu pour cause un coup de cravache donné jadis par un de ces derniers à un vassal des Ahmedzvys. Or, ces vassaux, qui, n'étant pas de sang afghan, vivent sous l'autorité des gentilshommes, cultivent la terre et exercent les métiers, peuvent bien être malmenés par leurs seigneurs directs, sans que personne ait rien à y voir; mais qu'un autre que leur maître lève la main sur eux, c'est là une offense impardonnable, et l'honneur commande à leur maître d'en faire une revendication aussi terrible que si le coup donné ou l'injure infligée étaient tombés sur un membre même de la famille seigneuriale. Le Mouradzyy coupable avait donc été tué d'un coup de couteau par le grand-père de Mohsèn. Depuis lors, huit meurtres s'étaient accomplis entre les deux maisons, et les derniers avaient eu pour victimes un oncle et un cousin germain du héros de cette histoire. Les Mouradzyys étaient puissants et riches: il y avait danger imminent de voir la famille périr tout entière sous la colère de ces terribles ennemis, et Mohsèn n'imaginait rien moins que de s'attaquer immédiatement à Abdoullah Mouradzyy lui-même, un des lieutenants du prince de Kandahar et de le tuer; action qui ferait, dès l'abord, connaître la grandeur de son courage et ne pourrait manquer de rendre son nom redoutable. Cependant, ce n'était pas encore là ce qui pressait le plus.

Son père, Mohammed-Beg, avait un frère cadet, appelé Osman, et cet Osman, père de trois fils et d'une fille, s'était acquis quelque fortune au service des Anglais, ayant été longtemps soubahdar ou capitaine dans un régiment d'infanterie, au Bengale. Sa pension de retraite payée régulièrement par l'intermédiaire d'un banquier hindou, lui donnait, avec assez d'aisance, une certaine vanité; en outre, il avait sur l'art de la guerre des idées obstinées, très supérieures, suivant lui, à celles de son frère aîné, Mohammed; celui-ci ne faisait cas que du courage personnel. Plusieurs altercations assez aigres avaient eu lieu entre les deux frères, et l'aîné, à tort ou à raison, avait trouvé le respect dû à son âge médiocrement observé. Les relations étaient donc assez mauvaises, quand, un jour, Osman-Beg, recevant la visite de Mohammed, se permit de ne pas se lever à son entrée dans la chambre. A la vue de cette énormité, Mohsèn qui accompagnait son père, ne put contenir son indignation, et n'osant s'en prendre directement à son oncle, il appliqua un vigoureux soufflet au plus jeune de ses cousins, Elèm. Cet accident était d'autant plus à regretter, que jusqu'alors Mohsèn et Elèm avaient éprouvé l'un pour l'autre l'affection la plus vive; ils ne se quittaient pour ainsi dire pas et c'était, entre ces deux enfants, que se tramaient perpétuellement les rêves de vengeance, qui devaient rendre à leur famille l'éclat d'honneur obscurci par les Mouradzyys d'une façon si déplorable.

Elèm, exaspéré de l'action de son cousin, avait tiré le poignard et fait un mouvement pour se jeter sur lui; mais les vieillards s'étaient à temps interposés et avaient séparé les champions. Le lendemain une balle venait se loger dans la manche droite des vêtements de Mohsèn. Personne ne s'y trompa; cette balle sortait du fusil d'Elèm. Six mois se passèrent et un calme menaçant planait sur les deux habitations qui se touchaient et d'où on se surveillait mutuellement. Les femmes seules avaient encore quelquefois des rencontres; elles s'injuriaient; les hommes paraissaient s'éviter. Mohsèn, depuis huit jours, avait résolu de pénétrer chez son oncle et de tuer Elèm; ses mesures étaient prises en conséquence. Tel était le deuxième dessein qu'il voulait mettre à exécution. Quant à sa troisième idée, la voici. Après avoir tué Elèm et Abdoullah-Mouradzyy, il irait se présenter au prince de Kandahar et le sommerait de lui donner un emploi parmi ses cavaliers. Il ne doutait pas qu'un guerrier, tel qu'il allait se faire connaître, ne fût traité avec respect et reçu d'acclamation.

Ce serait, toutefois, lui faire tort que de supposer à la double action, dont son âme était si fortement occupée, un motif d'intérêt vénal. On se tromperait encore, si l'on pensait que mettre à mort son cousin Elèm lui paraissait une action simple et ne lui coûtait pas. Il avait aimé, il aimait encore son compagnon d'enfance; vingt fois dans chaque vingt-quatre heures, quand sa pensée, courant après ses rêves, en heurtait quelqu'un de plus brillant que les autres, il lui passait comme une flamme devant l'esprit; c'était l'image d'Elèm et il se disait: Je le lui raconterai! Qu'en pensera-t-il? Puis soudain, il se retrouvait dans la réalité, et, sans se permettre un soupir, renvoyait de son cœur cette ancienne pensée qui n'y devait plus vivre. L'honneur parlait, il fallait que l'honneur et seulement l'honneur fût écouté. Les Hindous, les Persans peuvent librement s'abandonner au courant de leurs amitiés, aux influences de leurs préférences, mais un Afghan! Ce qu'il se doit à lui-même passe avant tout. Ni affection ni pitié ne sauraient arrêter son bras, quand le devoir parle. Mohsèn le savait, c'était assez. Il lui fallait être considéré comme un homme de cœur et de courage; il voulait que jamais l'ombre d'un reproche, que jamais le soupçon d'une faiblesse n'approchât de son nom. La persistance d'un sentiment si haut coûte quelque chose: on n'a pas sans peine un renom enviable. Est-il trop cher à tout prix? Non. C'était l'opinion de Mohsèn, et la fierté brillante, qui éclatait sur son beau visage, était le reflet des exigences de son âme.

Maintenant, que, une fois vengé, non pas de ses injures personnelles – où étaient celles-ci? qui jamais s'était adressé à lui pour l'offenser? – mais vengé des taches infligées à ses proches, l'estime générale, la justice du prince lui assignassent promptement le rang et les avantages, dignes loyers de l'intrépidité, rien n'était plus naturel, et ce n'était pas chez lui un défaut, un tort, une erreur, une convoitise coupable que de prétendre à son droit.

Le jour était encore trop peu avancé pour qu'il se mît à l'œuvre. Il lui fallait la première heure du soir, le moment où les ténèbres allaient descendre sur la ville. Afin de laisser venir le moment, il s'en alla, marchant d'un pas calme, vers le bazar, conservant dans sa tenue cette dignité froide convenable à un jeune homme de bonne extraction.

Kandahar est une magnifique et grande ville. Elle est enceinte d'une muraille crénelée, flanquée de tours, où les boulets ont souvent mordu. Dans un angle s'élève la citadelle, séjour du prince, théâtre agité de bien des révolutions, et que l'éclat des sabres, le bruit de la fusillade, l'étalage des têtes coupées, accrochées aux montants des portes, n'étonne ni ne fâche. Au milieu du massif des maisons, dont beaucoup sont à plusieurs étages, circulent, comme les artères dans un grand corps, ces vastes couloirs emmêlés, où s'alignent les boutiques des marchands, assis, fumant, répondant à leurs pratiques du haut des petites plates-formes, sur lesquelles sont rangées les étoffes de l'Inde, de la Perse, de l'Europe, tandis que, au long de la voie tortueuse, non pavée, raboteuse, tantôt étroite, parfois très large, circule la foule des Banians, des Ouzbeks, des Kurdes, des Kizzilsbashs s'entassant les uns sur les autres, achetant, vendant, courant, formant groupes. Des files de chameaux se succèdent sous les cris de leurs conducteurs. Çà et là passe à cheval un chef richement vêtu, entouré de ses hommes, qui, le fusil sur l'épaule, le bouclier sur le dos, écartent rudement les passants et se font place. Ailleurs un derviche étranger hurle un mot mystique, récite des prières, demande l'aumône. Plus loin, un conteur, assis sur les talons dans une chaise de bois grossier, retient autour de lui un auditoire excité, tandis que le soldat, serviteur d'un prince ou d'un grand ou simplement cherchant fortune, comme était Mohsèn, passe silencieux, jetant un regard de mépris sur ces gens de rien et timidement évité par eux. La vie est bien différente, en effet, pour eux et pour lui. Ils peuvent rire: rien que les coups les blessent ou les affectent. A moins d'un hasard, ils vivront longtemps: ils sont libres de gagner leur vie de mille manières; toutes leur sont bonnes; personne ne leur demande ni sévérité d'allures, ni respect d'eux-mêmes. L'Afghan, au contraire, pour être ce qu'il doit être, passe son existence à se surveiller lui et les autres et, toujours en soupçon, tenant son honneur devant lui, susceptible à l'excès et jaloux d'une ombre, il sait d'avance combien ses jours seront peu nombreux. Ils sont rares les hommes de cette race, qui, avant quarante ans, n'ont pas reçu le coup mortel, à force d'avoir atteint ou menacé les autres.

Enfin, le jour inclina sous l'horizon, et les premières ombres s'étendirent dans les rues: les terrasses supérieures étaient seules encore dorées par le soleil. Les muezzins, tout d'un accord, se mirent, du haut des mosquées, grandes et petites, à proclamer la prière d'une voix stridente et prolongée. Ce fut, comme de coutume, un cri général qui s'éleva dans les airs, affirmant que Dieu seul est Dieu et Mahomet prophète de Dieu. Mohsèn savait que chaque jour, à cette heure, son oncle et ses fils avaient l'habitude de se rendre à l'office du soir; tous ses fils, sans aucune exception; mais cette fois, il devait y en avoir une. Elèm, atteint de la fièvre, restait malade et couché depuis deux jours. Mohsèn était certain de le trouver dans son lit, la maison déserte, car les femmes, de leur côté, seraient à la fontaine. Depuis le commencement de la semaine, il guettait, et il savait ces détails de point en point.

En marchant, il secoua son long couteau dans sa ceinture, afin de s'assurer que la lame ne collait pas au fourreau. Arrivé à la porte de la maison de son oncle, il entra. Derrière lui, il repoussa les battants, il les assujettit avec la barre, il tourna la clef dans la serrure. Il ne voulait pas être surpris ni empêché. Quelle honte, s'il eût manqué sa première entreprise!

 

Il traversa le corridor sombre conduisant dans la cour étroite et cette cour, elle-même, en sautant par-dessus le bassin, qui en marquait le centre. Puis il monta trois degrés, se dirigeant vers la chambre d'Elèm. Tout à coup il se trouva face à face avec sa cousine, qui, debout au milieu du corridor, lui barrait le passage. Elle avait quinze ans et on l'appelait Djemylèh, «la Charmante».

– Le salut soit sur toi, fils de mon oncle! lui dit-elle, tu viens pour tuer Elèm!

Mohsèn eut un éblouissement et ses yeux se troublèrent. Depuis cinq ans, il n'avait pas vu sa cousine. Comme l'enfant, devenue femme, était changée! Elle se tenait devant lui dans toute la perfection d'une beauté qu'il n'avait imaginée jamais, ravissante par elle-même, adorable dans sa robe de gaze rouge à fleurs d'or, ses beaux cheveux entourés, il ne savait comment, dans des voiles bleus, transparents, brodés d'argent, éclairés d'une rose. Son cœur battit, son âme s'enivra, il ne put répondre un seul mot. Elle, d'une voix claire, pénétrante, douce, irrésistible, continua:

– Ne le tue pas! c'est mon favori; c'est celui de mes frères que j'aime le plus. Je t'aime aussi; je t'aime davantage, prends-moi pour ta rançon! Prends-moi, fils de mon oncle, je serai ta femme, je te suivrai, je deviendrai tienne, me veux-tu?

Elle s'inclina doucement vers lui. Il perdit la tête: sans comprendre ce qui arrivait, ni ce qu'il faisait, il tomba sur les genoux, et contempla avec ravissement l'apparition adorable qui se penchait sur lui. Le ciel s'ouvrait à ses yeux. Il n'avait jamais songé à rien de semblable. Il regardait, il regardait, il était heureux, il souffrait, il ne pensait pas, il sentait, il aimait, et, comme il était absolument perdu dans cette contemplation infinie et muette, Djemylèh, d'un geste charmant, se renversant un peu en arrière, s'appuyant contre la muraille et nouant ses deux bras derrière sa tête, acheva de le rendre fou, en laissant tomber sur lui, du haut de ses beaux yeux, des rayons divins dont il fut comme enveloppé sans pouvoir en soutenir, ni la chaleur, ni l'enchantement. Il baissa le front, si bas, si bas, que sa bouche se trouvant près d'un pan de la robe pourprée, il en saisit le bord avec tendresse et le porta à ses lèvres. Alors Djemylèh soulevant son petit pied nu, le posa sur l'épaule de celui qui, sans parler, se déclarait si bien son esclave.

Ce fut une commotion électrique; ce contact magique portait en lui la toute-puissance; l'humeur fière du jeune homme, déjà bien ébranlée, se brisa comme un cristal sous cette pression presque insensible, et un bonheur sans nom, une félicité sans bornes, une joie d'une intensité sans pareille, pénétra par tous ses débris dans l'être entier de l'Afghan. L'amour demande à chacun le don de ce qu'il a de plus cher; c'est là ce qu'il faut céder; et, si l'on aime, c'est précisément ce que l'on veut donner. Mohsèn donna sa vengeance, donna l'idée qu'il se faisait de son honneur, donna sa liberté, se donna lui-même, et, instinctivement, chercha encore, dans les plus profonds abîmes de son être, s'il ne pourrait donner plus. Ce qu'il avait estimé jusqu'alors au-dessus du ciel lui semblait mesquin en présence de ce qu'il eût voulu prodiguer à son idole, et il se trouva en reste devant l'excès de son adoration.

A genoux, le petit pied tenant son épaule, et, lui, courbé jusqu'à terre, il releva de côté la tête, et Djemylèh le regardant aussi, palpitante, mais sérieuse, lui dit:

– Je suis bien à toi! Maintenant, va-t'en! Viens par ici de peur que mes parents ne te rencontrent, car ils vont rentrer. Il ne faut pas que tu meures; tu es ma vie!

Elle retira son pied, prit la main de Mohsèn, le releva. Il se laissait faire. Elle l'entraîna dans le fond de la maison, le conduisit vers une porte de sortie, et écouta si aucun bruit dangereux ne se faisait entendre. En vérité, la mort les entourait. Avant de lui ouvrir passage, elle le regarda encore, se jeta dans ses bras, lui donna un baiser et lui dit:

– Tu pars! Hélas! Tu pars!.. Oui! Je suis bien à toi!.. pour toujours, entends-tu?

Des pas retentirent dans la maison; Djemylèh ouvrit rapidement la porte:

– Va-t'en! murmura-t-elle. Elle poussa le jeune homme, et celui-ci se trouva dans une ruelle déserte. Le mur s'était refermé derrière lui.

La solitude ne le calma pas; au contraire, le délire, devenu son maître à la vue de sa cousine, et porté alors, du moins il le semblait, à son point le plus extrême, prit une autre direction, une autre forme, et ne diminua pas. Il lui parut qu'il avait toujours aimé Djemylèh, que les quelques minutes écoulées comprenaient sa vie, sa vie entière. Auparavant, il n'avait nullement vécu; il ne se rappelait que vaguement ce qu'il avait voulu, cherché, combiné, approuvé, blâmé une heure en çà. Djemylèh était tout, remplissait l'univers, animait son être; sans elle, il n'était rien, ne pouvait rien, ne savait rien; surtout en dehors d'elle, il eût eu horreur, s'il l'avait pu, de désirer ni d'espérer quoi que ce fût.

– Qu'ai-je fait? se disait-il avec amertume; je suis parti! Quel lâche! J'ai eu peur! Ai-je eu peur? Pourquoi suis-je parti? Où est-elle? La revoir! Oh! la revoir! Seulement la voir encore! Mais quand? Jamais! Jamais je ne la reverrai! Je ne le lui ai pas demandé! Je n'ai pas même eu le courage de lui dire que je l'aimais! Elle me méprise? Que peut-elle penser d'un misérable comme moi? Elle! elle! Djemylèh! Il lui faudrait à ses pieds, sous ses pieds … un Sultan! un maître du monde! Que suis-je? Un chien! Elle ne m'aimera jamais!

Il cacha son visage dans ses mains et pleura amèrement. Cependant le souvenir d'une musique céleste s'éleva dans son esprit.

– Elle m'a dit: Je suis bien à toi!.. L'a-t-elle dit? l'a-t-elle réellement dit?.. Comment l'a-t-elle dit!.. Je suis à toi!.. Pourquoi?.. Toujours?.. Peut-être qu'elle n'a pas pensé ce que je crois… J'y donne un sens qu'elle n'y a pas mis… Elle voulait seulement par là me faire entendre… Ah! que je souffre et comme je voudrais mourir! Elle voulait sauver son frère, rien davantage! Elle voulait me troubler! Elle voulait s'amuser de moi… Les femmes sont perfides! Eh bien! qu'elle s'amuse! qu'elle me trouble! qu'elle me torture! Si cela lui plaît, qui le lui défend? Est-ce moi? Non, certes, je suis son bien, je suis son jouet, la poussière de ses pieds, ce qu'elle voudra! Qu'elle me brise, elle fera bien! Ce qu'elle veut est bien! Ah! Djemylèh! Djemylèh!

Il rentra chez lui, pâle, malade; sa mère s'en aperçut. Elle le prit dans ses bras; il appuya sa tête sur ses genoux et resta une partie de la nuit sans dormir, sans parler. La fièvre le rongeait. Le lendemain, il était tout à fait mal et demeura étendu sur son lit. A la faiblesse étrange qui l'envahissait, détendait ses membres, il lui sembla que sa fin était proche, et il en était content. Une hallucination presque perpétuelle lui montrait Djemylèh. Tantôt elle prononçait, du même accent dont il se souvenait si bien, ces mots qui, désormais, formaient son existence même: «Je suis bien à toi.» Tantôt, et le plus souvent, elle laissait tomber sur lui ce regard de dédain qu'il ne lui avait pas vu, mais qu'il était sûr d'avoir trop bien mérité. Alors il souhaitait d'en finir avec une existence sans bonheur.