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Par un hasard très favorable, on découvrit aux environs une sorte de camp retranché, construction des anciens païens, avec quatre remparts de pierre et au milieu une sorte de mare. Nous allâmes nous renfermer là pour y passer la nuit; nous fîmes bien; car, à l'aube, les Turkomans revinrent, et comme ils étaient plus nombreux que nous, s'ils nous avaient attaqués de nouveau en rase campagne, nous aurions pu avoir assez de peine.

Derrière nos murs, nous fîmes feu sur les ennemis et nous en tuâmes quelques-uns. Enragés, ils mirent pied à terre et montèrent comme des fourmis sur nos pierres accumulées; alors nous tombâmes dessus à la baïonnette, et Rézy-Khan à notre tête; nous les maltraitâmes tellement que, après dix minutes d'efforts, ils lâchèrent pied et s'enfuirent. Malheureusement Rézy-Khan et le grand Bakhtyary qui combattaient comme des tigres furent tués l'un et l'autre. Moi, je reçus au bras un coup de couteau; mais, Dieu est grand! ce fut une égratignure.

Voyez, néanmoins, quels scélérats sont ces Turkomans! Ils s'enfuirent, mais pas bien loin. Ils revinrent presque tout de suite et commencèrent à cavalcader autour de nos murailles. Ils avaient, à ce qu'il paraît, remarqué que nous n'avions pas tiré beaucoup. Ils s'aperçurent aisément que nous ne tirions plus du tout. La raison en était bonne: de poudre, il n'en restait rien! Pas un grain, pas un atome! Dieu sait parfaitement ce qu'il fait!

Nos ennemis voulurent alors essayer d'un nouvel assaut et une partie d'entre eux se transforma encore une fois en infanterie. Les voilà qui se mettent à grimper sur le talus du fort comme des fourmis! Le vékyl à notre tête, nous sortîmes; nous les bousculons encore, nous en tuons une douzaine, ils s'enfuient, la cavalerie nous charge, nous n'avons que le temps de rentrer dans notre trou, et nous voyons, de loin, la tête du vékyl au bout d'une lance courir au milieu des Turkomans.

Ah! Je ne dois pas oublier de vous dire que nous avions eu grand froid la nuit. Pas un fil n'était sec sur nos pauvres corps. La pluie tombait toujours. Un peu d'herbe mouillée dans nos estomacs nous soutenait mal. Pour moi je souffrais beaucoup, et il nous était mort une soixantaine d'hommes, sans qu'on puisse s'expliquer pourquoi ni comment. Dieu très haut et miséricordieux l'avait voulu ainsi!

La nuit fut encore très mauvaise; nous n'avions que la ressource de nous serrer les uns contre les autres pour essayer de nous rappeler un peu ce que c'était que la chaleur. Pourtant vers le matin, le ciel s'éclaircit. Il faisait froid. Nous nous attendions à être attaqués. Le lieutenant se trouva mort.

Vers midi seulement les Turkomans parurent, mais ils restèrent assez loin; le soir ils s'enhardirent et vinrent à portée de mousquet, tourner autour du retranchement. Puis ils se retirèrent.

La nuit nous emporta encore du monde. En définitive, nous n'étions plus que quatre cents, et personne ne nous commandait. Mais nous savions ce qu'il fallait faire, et, en cas d'attaque, nous serions encore tombés à la baïonnette sur les impies. Pourtant nous étions très affaiblis tous.

C'était à peu près vers l'heure de la prière de l'asr et le soleil penchait vers l'horizon, quand au loin, nous vîmes arriver les bandes turkomanes, en plus grand nombre que les jours précédents. Chacun se leva comme il put et prit son fusil. Mais à notre grand étonnement, toute cette multitude s'arrêta à une longue distance de nous, et quatre ou cinq cavaliers, seulement, se détachant du gros de leurs camarades, s'avancèrent vers nous, en nous faisant des signes d'amitié et indiquant de leur mieux qu'ils désiraient nous parler.

Plusieurs des nôtres étaient d'avis de sortir brusquement et d'aller leur couper la tête; mais à quoi bon? C'est ce que je fis remarquer, ainsi que d'autres camarades, et, après une courte discussion, tout le monde se rangea à mon avis. Nous allâmes donc au-devant de ces fils de chiens, et, leur ayant fait de profonds saluts, nous les introduisîmes dans notre enceinte. Chacun s'assit par terre, de manière à former un cercle autour des nouveaux venus, que nous fîmes prendre place sur des couvertures de chevaux.

Vallah! Billah! Tallah! Il y avait une grande différence entre eux et nous! Nous, nous avions l'air de fantômes roulés dans la boue et ruisselant de misère; eux, ils portaient de bons habits avec des fourrures, des armes brillantes et des bonnets magnifiques. Quand ils eurent pris place, ayant été chargé de porter la parole, je dis à ces maudits:

– Que le salut soit avec vous!

– Et sur vous le salut! répondirent-ils.

– Nous espérons, repris-je, que les santés de Vos Excellences ne laissent rien à désirer, et puissent tous vos cœurs être comblés dans ce monde et dans l'autre!

– Les bontés de Vos Excellences sont infinies, répliqua le plus âgé des Turkomans. C'était un grand vieillard avec un nez aplati, un visage rond comme une pastèque, des poils de barbe par-ci par-là et des yeux en croissant de lune retournée.

– Quels ordres veulent nous transmettre Vos Excellences? poursuivis-je.

– C'est nous, dit le vieux Turkoman, qui venons présenter une requête à Vos Altesses. Vous savez que nous sommes de malheureux pères de famille, de pauvres laboureurs, esclaves du Roi des Rois et serviteurs de l'Iran Bien Gardé! Depuis des siècles, nous nous efforçons par tous les moyens qui sont en notre pouvoir de prouver à l'auguste Gouvernement l'excès de notre affection. Malheureusement, nous sommes très pauvres: nos femmes et nos enfants crient la faim; les champs que nous cultivons ne rapportent pas assez pour les nourrir, et, si nous n'avions pas quelques occasions de réussir dans un petit commerce d'esclaves, ce qui ne fait de mal à personne, il nous faudrait expirer de misère nous et les nôtres. Pourquoi nous persécuter?

– Tout ce que vient de nous exposer Votre Excellence est de la plus exacte vérité, repartis-je. Pour nous, nous sommes de très humbles soldats; si on nous a envoyés ici, nous ne savons pas pourquoi, et, maintenant, déjà comblés de Vos Excellences, nous osons vous prier de nous permettre de retourner à la sainte ville de Meshhed d'où nous sommes venus.

Le Turkoman s'inclina de la manière la plus aimable et me répondit:

– Plût au ciel que cela fût possible! Mes compagnons et moi sommes tout prêts à vous offrir nos chevaux et à vous prier d'accepter mille marques de notre amitié. Mais jugez vous-mêmes de notre triste position. L'auguste Gouvernement nous a attaqués sans motifs, nous qui ne faisions de mal à personne, et en outre les vivres sont rares. Vous n'avez rien à manger; nous, nous n'avons guère mangé depuis une semaine. Venez avec nous. Vous serez bien traités. Nous ne vous vendrons ni à Bokhara ni à Khiva. Nous vous garderons chez nous, et, si vos amis veulent vous racheter, nous serons tout prêts à accepter les rançons les plus raisonnables. Cela ne vaut-il pas mieux d'attendre patiemment votre délivrance sous nos tentes, auprès d'un bon feu, que de risquer d'aller mourir de misère sur la route?

Le vieux Turkoman avait la mine d'un brave homme. Ses camarades se mirent à nous parler de pain frais, de lait caillé et de mouton rôti. Il y eut une grande émotion parmi nous. Subitement, chacun jeta son fusil, et les ambassadeurs s'étant levés, on les suivit de plein gré.

Quand nous arrivâmes avec eux auprès des cavaliers, nous fûmes parfaitement accueillis; on nous plaça au milieu de la bande, et, tandis que nous marchions, nous causions avec nos maîtres qui nous parurent de braves gens; de temps en temps, à la vérité, quelqu'un de nous recevait un bon coup de fouet, mais c'était parce qu'il ne marchait pas assez vite: du reste, tout se passa très bien sauf que, pour des gens aussi fatigués que nous l'étions, ce fut un peu dur d'avoir à faire un trajet de huit heures, à travers les terres épaisses, avant d'avoir atteint le campement vers lequel on nous menait.

Les femmes et les enfants étaient venus à notre rencontre. Ce fut le moment le plus difficile à passer. Il paraît que, dans cette foule, il y avait des veuves de quelques jours, dont nous avions tué les maris et des mères qui étaient fâchées de ce que nous avions fait à leurs fils. Les femmes sont méchantes dans tous les pays du monde; celles-là étaient atroces. Le moins qu'elles auraient voulu nous faire eût été de nous déchirer avec leurs ongles, si on les eût laissées libres. Les enfants ne demandaient pas mieux que de nous traiter aussi mal, et, pour débuter, ils nous accueillirent par des hurlements et une volée de pierres. Par bonheur, les hommes ne se montrèrent pas du tout disposés à nous laisser abîmer et moitié grondant, moitié riant, donnant aussi çà et là quelques horions à ces furies, ils réussirent à nous introduire dans le camp et à mettre nos ennemies et leurs petits auxiliaires, sinon hors d'état de nous injurier, ce qui ne nous causait aucun mal, du moins hors de portée de nous mettre en sang. Quand nous fûmes tous rassemblés sur la place, on nous compta, et on nous avertit que ceux qui chercheraient à s'enfuir seraient tués aussitôt. Après cette déclaration, on nous distribua entre les cavaliers qui nous avaient pris, et dont nous devînmes les esclaves. Tel acquit ainsi dix prisonniers, tel autre cinq et celui-ci deux. Pour moi, je fus adjugé à un garçon encore très jeune, qui m'emmena aussitôt chez lui.

Mon maître n'était pas pauvre; je m'en aperçus en entrant sous sa tente. Cette tente était de l'espèce de celles que l'on nomme alatjyk, faite avec des cloisons et des murs d'osier tressé, recouverts de feutres épais; le plancher était en bois avec des tapis; il y avait trois ou quatre coffres peints de toutes sortes de couleurs, un grand lit avec des coussins, et, au milieu de la tente, un poêle, d'où s'exhalait une agréable chaleur. Dans cette charmante habitation, j'aperçus une jeune femme; elle allaitait un nourrisson. Je la saluai avec respect, c'était certainement ma maîtresse, mais elle ne leva pas les yeux sur moi, et à peine regarda-t-elle son mari. Je vous dirai de suite ce que c'est que les femmes turkomanes. Rien de bien intéressant.

 

Elles sont laides à faire fuir le diable; témoin la jeune dame de la tente où j'étais amené, et que j'appris ensuite être une des beautés du pays. Je ne m'en serais guère douté au premier abord. Elle ressemblait à un portefaix de Tébryz. Elle avait des épaules larges et plates, une grosse tête, des petits yeux, des pommettes saillantes, une bouche comme un four de boulanger, le front plat, et sur la poitrine, deux montagnes. J'en ai vu de pires encore. Ces femmes sont stupides, méchantes, brutales et ne savent que travailler, mais aussi on les fait travailler comme des mules, et on a raison.

Le maître dit à la dame:

– Mets l'enfant de côté et sers-moi à souper,

La dame obéit tout de suite. Elle commença à remuer des plats et des assiettes, et elle me fit signe de la suivre hors de la tente; j'obéis immédiatement, ayant conçu l'idée de l'attendrir par mon zèle. Elle me conduisit dans une espèce de cabane qui servait de cuisine, où bouillait je ne sais quoi dans une marmite. Elle me fit un signe, que je ne compris pas bien; sans me rien expliquer, elle prit un bâton et m'en déchargea un coup sur la tête.

– Voilà, pensai-je, une manière de monstre qui ne me rendra pas la vie facile.

Je me trompais. C'était une brave femme. Elle me battait souvent, elle était ponctuelle, voulait que tout se fît à sa manière; mais elle me nourrissait bien, et, quand elle se fut un peu habituée à moi, elle me parla davantage, et je réussis plus d'une fois à la tromper, sans qu'elle s'en soit jamais aperçue. Quand elle était de bonne humeur, elle me disait en riant aux éclats:

– N'est-ce pas que vous autres gens de l'Iran, vous êtes plus bêtes que nos chevaux?

– Oui, maîtresse, répondais-je avec humilité, c'est bien vrai. Dieu l'a voulu ainsi!

– Les Turkomans, continuait-elle, vous pillent, vous volent, vous emportent vous-mêmes, et vous vendent à qui ils veulent, et vous ne savez pas trouver un moyen de les en empêcher.

– C'est vrai, maîtresse, répliquais-je encore; mais c'est que les Turkomans sont des gens d'esprit, et nous nous sommes des ânes.

Alors elle recommençait à rire aux éclats et ne s'apercevait jamais que son lait et son beurre diminuaient à mon profit. J'ai toujours remarqué que les gens les plus forts sont toujours les moins intelligents. Ainsi voyez les Européens! On les trompe tant que l'on veut, et, partout où ils vont, ils s'imaginent qu'ils sont supérieurs à nous, parce qu'ils sont les maîtres; ils ne savent pas et ne sauront jamais apprécier cette vérité que l'esprit est bien au-dessus de la matière. Les Turkomans se montrent exactement pareils. Ce sont des brutes comme eux.

Je fus employé par mes propriétaires à fendre du bois, à porter de l'eau, à conduire les moutons à la pâture. Quand je n'avais pas d'ouvrage, j'allais me promener à la campagne. Je m'étais fait quelques amis, et je chantais des chansons. Je savais aussi fabriquer des pièges pour prendre les souris et j'appris à quelques femmes à confectionner des plats persans que les hommes trouvaient admirables. On me récompensait, en me donnant du thé beurré et des galettes. Il y avait aussi assez souvent des noces et j'y dansais, ce qui faisait rire beaucoup toute l'assistance, qui, d'ailleurs, était de très bonne humeur, et on peut bien comprendre pourquoi. Notre camp, les camps voisins et toute la nation étaient dans un état d'exaltation à cause de la victoire. Les prisonniers regorgeaient et on s'attendait à gagner gros avec eux. Ensuite, le premier mouvement d'humeur passé, toutes les veuves avaient été enchantées de leur situation, et il ne se pouvait pas qu'il en fût autrement, car une jeune fille turkomane ne vaut pas cinq tomans en or, et il faut des circonstances particulières pour qu'on aille en chercher une, quand on veut se marier. Au contraire, une veuve a beaucoup de valeur, et elle est souvent estimée très haut. Cela dépend de l'expérience qu'elle a acquise pour la conduite d'un ménage, de sa réputation d'économie et de l'habitude qu'elle a de diriger tout autour d'elle. Et, en outre, on sait précisément si elle peut ou non donner des enfants à son mari. Quant à l'amour, vous pouvez bien penser que, avec la figure de ces dames-là, il n'en est pas question, personne n'y songe, ni ne comprend ce que ça peut être. J'essayai une fois de raconter à ma maîtresse la passion si touchante et si belle que Medjnoun éprouvait pour Leïla et qui me rappelait ma Leïla à moi-même, et me jetait dans des transports de douleur. Ma maîtresse me battit outrageusement pour avoir osé l'ennuyer de pareilles sottises. Elle était encore bien jeune; mais elle avait déjà eu deux maris avant celui qu'elle tenait pour le moment, et trois enfants par-dessus le marché. Aussi jouissait-elle d'une immense considération, et c'était un honneur pour moi, auquel j'étais sensible, que d'appartenir à une pareille dame.

Il y avait environ trois mois que je vivais là assez paisiblement, et je commençais à m'habituer à mon sort (en vérité, et comme je l'ai dit, il n'était pas très dur), quand un matin, me promenant désœuvré dans le camp, je fus abordé par deux autres esclaves persans comme moi, soldats du régiment de Goum, qui me dirent savoir d'une façon certaine, et qui me jurèrent sur leurs têtes, que nous allions être délivrés dans la journée et renvoyés à Meshhed.

On avait déjà fait courir ce bruit si souvent, et si souvent il s'était trouvé faux, que je me mis à rire et conseillai à mes camarades de ne pas trop croire à ce qu'on leur avait annoncé et de continuer à faire provision de patience. Cependant, en les quittant, je me trouvais, comme chaque fois que j'entendais de pareilles nouvelles, assez troublé et ému. Je sais bien qu'il se passe assez de vilaines choses dans l'Iran, et qu'on y trouve bien du mal; pourtant, c'est l'Iran, et c'est le meilleur, le plus saint pays de la terre. Nulle part au monde on n'éprouve autant de plaisir ni autant de joie. Quand on y a vécu, on y veut retourner; et quand on y est, on y veut mourir. Je ne croyais pas du tout à ce que mes deux camarades m'avaient dit, pourtant le cœur me battait et je me sentais triste, et si triste que, au lieu de continuer à me promener, je retournai chez mon maître.

Il venait précisément de descendre de cheval et je le vis qui causait avec sa femme. En m'apercevant, il m'appela.

– Aga, me dit-il, tu n'es plus mon esclave, on t'a racheté; tu es mon hôte, et tu vas partir pour Meshhed.

Je fus tellement saisi en entendant ces paroles, que je me crus sur le point d'étouffer, et il me sembla voir la tente tourner autour de moi.

– Est-ce vrai? m'écriai-je.

– Que ces Iraniens sont bêtes! dit la femme en riant; qu'est-ce qu'il y a là d'extraordinaire? Ton Gouvernement a racheté ses soldats au prix de dix tomans par tête. On aurait pu les lui vendre moins bon marché, mais puisque cette sottise est faite et que nous avons touché notre argent, va-t'en chez toi et ne fais pas le sot.

A peine entendis-je ce que disait cette créature. Il me passa comme une vision devant les yeux. Je vis, oui, je vis la jolie vallée du Khamsèh où je suis né; j'aperçus distinctement le ruisseau, les saules, l'herbe touffue, les fleurs, l'arbre au pied duquel j'avais enfoui mon argent, ma belle, mon adorée Leïla dans mes bras, mes chasses, mes gazelles, mes tigres, mon cher Kérym, mon excellent Souleyman, mon bien brave Abdoullah, tous mes cousins, le bazar de Téhéran, la boutique de l'épicier et celle du rôtisseur, les figures des gens que je connaissais; oui, oui, oui, ma vie entière m'apparut à cette minute, et une voix criait en moi: Tu vas la recommencer! Je me sentis ivre de bonheur! J'aurais voulu chanter, danser, pleurer, embrasser tous ceux qui se montraient à mon esprit, en ce moment de félicité suprême, et je me mis à pousser des cris d'angoisse.

– Imbécile! me dit la femme, tu as bu du raky hier soir, et peut-être encore ce matin. Si je t'y reprends jamais!..

Le mari se mit à rire.

– Tu ne l'y reprendras jamais, car il part aujourd'hui même, et, à dater de ce moment, je te le répète, Aga, tu es libre!

J'étais libre! Je me précipitai hors de la tente, et je me dirigeai en courant vers la grande place au milieu du camp. De toutes les habitations sortaient mes pauvres camarades, aussi exaltés que moi. Nous nous embrassions, nous ne manquions pas de remercier Dieu et les Imams; nous criions de tout notre cœur: Iran! cher Iran! Lumière de mes yeux! Et, alors, j'appris peu à peu comment il se faisait que nous sortions tout à coup des ténèbres, pour entrer dans une si belle clarté.

Il paraît que depuis la perte de notre armée et le commencement de notre captivité, il s'était passé bien des choses. Le Roi des Rois, en apprenant ce qui s'était passé, était entré dans une grande colère contre ses généraux, et les accusait d'avoir laissé ses pauvres soldats s'en aller tout seuls contre l'ennemi sans les accompagner; il les avait accusés aussi d'avoir vendu les vivres, la poudre, les armes et les vêtements qui leur étaient destinés, et, enfin, il avait déclaré sa ferme résolution de faire couper le cou à tous les coupables.

Il aurait peut-être bien agi en exécutant cette menace. Mais, après tout, à quoi bon? Après ces généraux-là, il y en aurait eu de tout pareils: c'est le train du monde. Rien n'est à y changer. De sorte que Sa Majesté se conduisit beaucoup plus sagement, en calmant sa colère. Il arriva seulement que les Ministres et les Colonnes de l'Empire reçurent force cadeaux de la part des accusés; on révoqua un ou deux de ceux-ci pour quelques mois; le Roi eut des présents magnifiques, et il fut résolu que les chefs rachèteraient tous les soldats captifs chez les Turkomans, et les rachèteraient à leurs frais, puisqu'ils étaient cause du malheur arrivé à ces pauvres diables.

La question étant ainsi réglée, les généraux avaient naturellement pris à partie les colonels et les majors, qui avaient fait absolument comme eux. Ils les menacèrent de les mettre sous le bâton, de les destituer et même de leur couper la tête, et firent si bien qu'à la fin on s'entendit encore de ce côté-là. Les colonels et les majors donnèrent des cadeaux à leurs supérieurs, et ceux-ci rentrèrent un peu dans les dépenses que le soin de leur sûreté venait de leur faire faire à Téhéran.

Cependant ils avaient envoyé des émissaires parmi les tribus turkomanes, pour traiter du rachat des captifs. On avait eu quelque difficulté à s'entendre. Pourtant on était tombé d'accord, et voilà comment et pourquoi, après avoir passé dans une agitation incroyable, dans une sorte d'extase de bonheur, et après avoir pris congé de nos anciens maîtres et de nos anciens amis turkomans, nous nous mîmes en route pour Meshhed, marchant, je vous en réponds, comme l'oiseau qui va s'envoler.

Le temps était superbe; la nuit, les étoiles brillaient aux cieux comme des diamants; le jour, un beau soleil éclatant couvrait le ciel et la terre de paillettes d'or, qui tombaient à flots de son cercle enflammé. L'univers entier nous riait, à nous autres pauvres malheureux soldats, oui, les plus malheureux, les plus abandonnés, les plus maltraités des êtres, qui sortions d'un excès de mal, pour retomber au moins dans l'espérance, et nous marchions allègrement, et nous chantions à pleins gosiers, et ainsi nous arrivâmes à deux heures de Meshhed. Nous voyions clairement devant nous venir, sur le ciel bleu, et les coupoles, et les minarets, et les murs émaillés de la mosquée sainte, et les innombrables files des maisons de la ville; et, comme nous pensions à ce que nous allions trouver tout à l'heure de bon pour nous dans le sein de cette apparition céleste, nous nous trouvâmes tout à coup arrêtés par deux régiments rangés en travers du chemin et devant lesquels se tenait une troupe d'officiers. Nous nous arrêtâmes et fîmes de profonds saluts.

Un moulla sortit du groupe des officiers et s'avança vers notre troupe. Quand il fut à portée de la voix, il éleva les deux mains en l'air et nous adressa le discours suivant:

– Mes enfants! gloire à Dieu, le Seigneur des mondes, puissant et miséricordieux, qui a retiré le prophète Younès du ventre de la baleine et vous des mains des féroces Turkomans!

– Amen! s'écria toute notre troupe.

– Il faut l'en remercier, en entrant humblement dans Meshhed, humblement, vous dis-je, et comme il convient à des malheureux prisonniers!

– Nous sommes prêts! nous sommes prêts!

–Vous allez donc tous, mes enfants, comme des hommes pieux et des musulmans fidèles, mettre à vos mains des chaînes, et la population entière, attendrie par cette preuve de vos malheurs, vous comblera de ses bénédictions et de ses aumônes.

 

Nous trouvâmes cette idée excellente et nous en fûmes charmés. Alors, des soldats sortis des rangs des deux régiments s'approchèrent. Ils nous mirent au cou des carcans de fer et aux mains des menottes, et on forma ainsi de nous des bandes de huit à dix enchaînés. Cela nous faisait rire beaucoup et nous nous trouvions très bien ainsi, quoique le poids de métal fût un peu accablant; mais il ne s'agissait que de le porter pendant quelques heures et c'était une vétille.

Quand notre toilette fut terminée, les tambours, la musique, les officiers et un régiment partirent en tête; nous venions ensuite dans notre équipage lamentable, mais fort contents, et sur nos talons marchait l'autre régiment. Bientôt nous aperçûmes la foule des Meshhedys venant à notre rencontre. Nous la saluâmes, et nous eûmes le plaisir de nous entendre couvrir de bénédictions. Cependant le tambour roulait, la musique jouait et quelques pièces de canon firent des salves en notre honneur.

Une fois dans la ville, on nous sépara; les uns prirent une rue, les autres une autre, et des soldats nous escortaient. Pour moi, avec les sept camarades enchaînés du même train, les menottes aux poings, le carcan au cou, on nous mena dans un corps de garde et il nous fut permis de nous asseoir sur la plate-forme. Là, le sergent qui commandait notre escorte nous engagea à solliciter la charité des passants. Cette idée était excellente; nous la mîmes à l'instant à exécution avec un succès merveilleux. Les hommes, les femmes, les enfants nous apportaient à l'envi du riz, de la viande et même des friandises; on nous donnait peu d'argent. Je crois que les braves gens qui venaient à notre aide n'en avaient pas beaucoup pour eux-mêmes.

Le soir, un officier arriva. Nous le priâmes de nous faire détacher et de nous laisser vaquer chacun à nos affaires. Pour moi, je ne songeais qu'à aller passer une bonne nuit, dont j'avais grand besoin, chez mon ami et parent, Moulla Souleyman. L'officier nous dit:

– Mes enfants, il faut être raisonnables. Vous autres, vous avez été délivrés par la générosité incomparable et surhumaine de mon oncle, le général Aly-Khan. Il a donné pour chacun de vous, à vos maîtres, dix tomans. Serait-il juste qu'il perdît une si forte somme? Non! ce ne serait pas juste, vous en conviendrez. D'autre part, s'il vous laissait aller, bien que vous soyez tous très honnêtes et incapables de renier vos dettes, le malheur veut que vous n'ayez aucune ressource. De pauvres soldats, où trouveraient-ils de l'argent? Dans cette pensée, mon oncle, la bonté même, va vous en faire trouver. En vous laissant la chaîne au cou jusqu'à ce que vous ayez réuni chacun quinze tomans que vous lui remettrez fidèlement, il vous procure le moyen de toucher le cœur des musulmans et d'exercer la charité publique. Ne vous désolez pas. Racontez vos malheurs, continuez à solliciter ceux qui vous approchent. Appelez-les tous, ces braves gens qui passent là! Ils viendront! Vous voyez qu'ils vous nourrissent très bien. Peu à peu la pitié les touchera davantage, et leurs bourses s'ouvriront. Je ne vous trompe pas. Dans quelques jours, quand vous n'aurez plus d'espoir de rien recueillir ici, on vous fera partir. Vous retournerez ainsi à Téhéran; de là, vous irez à Ispahan, à Shyraz, à Kermanshah, par toutes les villes de l'Iran Bien Gardé, et vous finirez par payer cette dette.

L'officier se tut, mais nous nous mîmes en colère; le désespoir nous prit, nous commençâmes à l'appeler fils de chien, et nous étions en bonne voie de ne pas épargner davantage ni son oncle, ni les femmes, ni la mère, ni les filles de son oncle (il n'en avait peut-être pas), quand, sur un signe de notre bourreau, nos gardiens nous tombèrent dessus, on nous battit, on nous jeta par terre, on nous foula aux pieds. J'eus presque une côte enfoncée, et ma tête fut toute enflée de deux grosses bosses. Alors, il fallut se rendre sage. Chacun se soumit, et après avoir, pour ma part, pleuré dans un coin une bonne demi-heure, je me résignai et commençai, d'une voix lamentable, à solliciter de nouveau les aumônes des passants.

Il ne manquait pas de gens charitables, et tout le monde sait que, grâces soient rendues au Dieu tout-puissant! il y a dans l'Islam grande bonne volonté à venir en aide aux malheureux. Les femmes, surtout, se pressaient en grand nombre autour de nous; elles nous regardaient, elles pleuraient; elles nous demandaient le récit de nos malheurs. Ils étaient grands, et, comme on le peut croire, nous ne cherchions pas à les diminuer; au contraire, nous ne manquions jamais d'ajouter à nos récits que nos femmes, nos cinq, six, sept, huit petits enfants en bas âge nous attendaient à la maison et mouraient de faim. Nous recueillions ainsi force menue monnaie et quelquefois des pièces d'argent. D'ailleurs, certains d'entre nous étaient plus chanceux que les autres.

On sait que nos régiments sont recrutés parmi les pauvres, qui, n'ayant ni amis, ni protecteurs, ne peuvent se soustraire à la vie militaire. Quand on veut des soldats, on ramasse dans les rues et dans les cabarets des villes, et dans les maisons des villages, ce qui ne peut pas se faire réclamer. Ainsi, nous étions là, à notre chaîne, des hommes faits, des enfants de quinze ans et des vieillards de soixante et dix, parce que, quand on est soldat, c'est pour toute sa vie, à moins qu'on ne trouve moyen de se faire exempter ou de s'enfuir.

Ceux qui parmi nous recevaient le plus d'aumônes, c'étaient les plus jeunes. Il y en avait un, joli garçon de seize ans, né à Zendjân, qui fut délivré au bout de quinze jours tant on le comblait de toutes parts. Il est vrai qu'il avait la figure d'un ange. Pour moi, je réussis à faire prévenir Moulla Souleyman de mon triste sort. Le brave homme accourut, se jeta à mon cou, et, au nom de notre chère Leïla, il me donna un toman. C'était beaucoup. Je le remerciai fort. Peut-être en aurais-je obtenu davantage; mais, le lendemain, on nous fit partir de Meshhed pour nous diriger sur Téhéran.

Mes camarades et moi, nous fîmes une chanson qui racontait nos malheurs, et nous en régalions les paysans le long de la route. Cela nous valait toujours quelque peu. D'ailleurs, la charité des Musulmans nourrissait les pauvres captifs mieux qu'elle ne l'avait fait jadis pour les soldats du Roi, et nos gardiens en profitaient comme nous. Seulement, il fallait que chacun de nous prit bien garde à ses petites recettes, car soit nous-mêmes, soit nos soldats, nous ne pensions naturellement qu'à nous emparer de ce qui n'était pas à nous. Pour moi, je tenais mon argent serré dans un morceau de coton bleu; je ne le montrais à personne et l'avais attaché sous mes habits, par une corde. Quand nous arrivâmes dans la capitale, je peux bien avouer maintenant que je possédais, avec le toman en or que m'avait donné mon cousin, quelques sahabgrans en argent et force shahys de cuivre, environ trois tomans et demi. Certains de mes camarades étaient, j'en suis sûr, plus riches que moi; mais d'autres étaient plus pauvres; car un vieux canonnier appelé Ibrahim, qui était mon voisin de chaîne, n'obtenait jamais rien, tant il était laid.

En arrivant à Téhéran, on nous conduisit justement à mon ancien corps de garde et on nous mit en exposition sur la plate-forme. Les gens du quartier, me reconnaissant, accoururent: je fis le récit de nos malheurs, et on était en train de nous donner beaucoup, lorsque arriva un véritable miracle. Dieu soit loué! Que les Saints Imams soient bénis et que leurs noms sacrés soient exaltés! Amen! Amen! Gloire à Dieu, le Seigneur des mondes! Gloire à Dieu!