Za darmo

Nouvelles Asiatiques

Tekst
0
Recenzje
iOSAndroidWindows Phone
Gdzie wysłać link do aplikacji?
Nie zamykaj tego okna, dopóki nie wprowadzisz kodu na urządzeniu mobilnym
Ponów próbęLink został wysłany

Na prośbę właściciela praw autorskich ta książka nie jest dostępna do pobrania jako plik.

Można ją jednak przeczytać w naszych aplikacjach mobilnych (nawet bez połączenia z internetem) oraz online w witrynie LitRes.

Oznacz jako przeczytane
Czcionka:Mniejsze АаWiększe Aa

Ce n'est pas que je fusse beaucoup plus casanier que mes camarades. Suivant le conseil du vékyl, j'étais devenu maçon et, en effet, je gagnais quelque argent; mais, ce qui me réussissait mieux, c'était d'en prêter. Le magnifique habit de Kérym, que je n'avais pas tardé à vendre à un fripier, m'avait mis en fonds, et je commençai à faire des avances, soit à mes camarades, soit à des connaissances, que je ne tardai pas à voir pulluler autour de moi. Je n'accordais que des prêts très petits et je voulais des remboursements très prompts. Tant de prudence était absolument nécessaire, elle me réussissait assez. Cependant, il m'arrivait aussi d'avoir affaire à des débiteurs dont je ne pouvais rien obtenir; pour contrebalancer ces inconvénients, j'empruntais moi-même et ne rendais pas toujours. De sorte que, en somme, j'estime que je n'ai jamais subi de bien fortes pertes. Entre temps, je prenais soin de me rendre agréable à mes supérieurs; je me présentais quelquefois chez le colonel; je me montrais empressé auprès du major; j'étais, j'ose le dire, l'ami du sultan; le nayb me faisait des confidences; je cultivais constamment la bienveillance du vékyl, à qui je présentais souvent des petits cadeaux; tout cela me permit de ne jamais mettre les pieds à la caserne; on ne m'a pas vu davantage à l'exercice, et j'employais le reste de mon temps, soit à mes affaires, soit à mes plaisirs, sans que personne y ait trouvé à redire. J'avoue que je fréquentais volontiers les cabarets des Arméniens et des Juifs; mais, un jour que je passais devant le collège du Roi, il me prit fantaisie d'entrer, et j'assistai dans le jardin à une leçon du savant Moulla-Aga-Téhérany. J'en fus charmé. A dater de ce jour, je pris du goût pour la métaphysique, et l'on me vit souvent parmi les auditeurs de ce professeur sublime. Il y avait là, du reste, bonne et nombreuse compagnie: des étudiants, des soldats comme moi, des cavaliers nomades, des seigneurs, des bourgeois. Nous discutions sur la nature de l'âme et sur les rapports de Dieu avec l'homme. Il n'y avait rien de plus ravissant. Je commençai alors à fréquenter la société des gens doctes et vertueux. Je me procurai la connaissance de quelques personnages taciturnes qui me communiquèrent certaines doctrines d'une grande portée, et je commençai à comprendre, ce que je n'avais pas fait jusque-là, que tout va de travers dans le monde. Il est incontestable que les empires sont gouvernés par d'horribles coquins, et si on mettait à tous ces gens-là une balle dans la tête, on ne ferait que leur rendre justice; mais, à quoi bon? Ceux qui viendraient après seraient pires. Gloire à Dieu qui a voulu, pour des raisons que nous ne connaissons pas, que la méchanceté et la bêtise conduisent l'univers!

Il m'arrivait aussi assez souvent de penser à ma chère Leïla et à mon bien-aimé Kérym. Alors, je sentais que les larmes me montaient aux yeux, mais ce n'était pas de longue durée. Je retournais à mes débiteurs, à mes créanciers, à mon ouvrage de maçon, à mes cabarets, à mes camarades de compotation, à la philosophie de Moulla-Aga-Téhérany, et je m'abandonnais absolument à la volonté suprême qui a tout arrangé suivant ses vues.

Pendant un an, tout alla de la sorte, c'est-à-dire fort bien. Je suis un vieux soldat et je puis dire que l'on n'a jamais rien vu de mieux ordonné. Un soir, après être resté trois jours absent, je rentrai au corps de garde vers dix heures et je fus extrêmement étonné d'y trouver presque tous mes camarades et le nayb lui-même. Ils étaient assis par terre, en cercle; une lampe bleue les éclairait à peu près et tous fondaient en larmes. Mais celui qui pleurait le plus fort, c'était le nayb.

– Le salut soit sur vous, Excellence! lui dis-je; qu'est-ce qu'il y a donc?

– Le malheur s'est abattu sur le régiment, me répliqua l'officier avec un sanglot. L'auguste gouvernement a résolu d'exterminer la nation turkomane, et nous avons l'ordre de partir demain pour Meshhed!

A cette nouvelle, je sentis mon cœur se serrer et je fis comme les autres: je m'assis et je pleurai.

Les Turkomans sont, comme chacun sait, des gens terribles. Ils font constamment des incursions, qu'ils appellent «tjapaô», dans les provinces de l'Iran Bien Gardé qui avoisinent leurs frontières, et ils enlèvent par centaines les pauvres paysans. Ils vont les vendre aux Ouzbeks de Khiva et de Bokhara. Je trouve naturel que l'auguste gouvernement ait pris la résolution de détruire jusqu'au dernier de ces pillards, mais il était extrêmement pervers d'y envoyer notre régiment. Nous passâmes donc une partie de la nuit à nous désoler; pourtant, comme tout ce désespoir ne nous avançait à rien, nous finîmes par nous mettre à rire, et nous étions de très bonne humeur quand, à l'aube du jour, des hommes du régiment de Damghân vinrent nous remplacer. Nous prîmes nos fusils, et, après une bonne heure employée à faire nos adieux à nos amis du quartier, nous sortîmes de la ville et allâmes rejoindre le reste du régiment, qui était rangé en bataille devant la porte de Dooulèt. J'appris alors que le roi, lui-même, allait nous passer en revue. Il y avait là quatre régiments; chacun devait être d'un millier d'hommes, mais, par le fait, n'en comptait guère plus de trois ou quatre cents. C'était le nôtre, le second du Khamsèh, un régiment d'Ispahan, un autre de Goum et le premier d'Ardébyl; puis deux batteries d'artillerie et à peu près mille cavaliers des Sylsoupours, des Kakevends et des Alavends. Le coup d'œil était magnifique. Nos uniformes rouges et blancs faisaient un effet superbe à côté des habits blancs et bleus des autres corps; nos officiers avaient des pantalons étroits avec des bandes d'or et des koulydjèhs orange, ou bleu de ciel ou roses; puis arrivèrent successivement le myrpendj, général de division, avec sa suite; l'Emyr Touman, qui commande deux fois plus de monde, avec une grosse troupe de cavaliers; le Sypèh-Salar, encore plus entouré, et, enfin, le Roi des Rois lui-même, les ministres, toutes les colonnes de l'Empire, une foule de serviteurs; c'était magnifique. Les tambours roulaient avec un tapage épouvantable; la musique européenne jouait en mesure, pendant que les hommes, pourvus de leurs instruments extraordinaires, se dandinaient sur place afin de ne pas manquer d'ensemble, les flûtes et les tambourins de l'artillerie à chameaux sifflaient et ronflaient; la foule d'hommes, de femmes et d'enfants qui nous entouraient de toutes parts était ivre de joie, et nous partagions, avec orgueil, la satisfaction générale.

Tout à coup, le Roi s'étant placé avec les grands seigneurs sur une éminence, on donna l'ordre de faire courir de côté et d'autre les officiers de tamasha. Il est assez curieux que les Européens dont les langages sont aussi absurdes que l'esprit, aient eu l'avantage de nous emprunter ce mot qui rend parfaitement la chose. Seulement dans leur impuissance de bien prononcer, ces imbéciles disent «État-Major». «Tamasha», comme on sait, c'est tout ce qui sert à faire un beau spectacle et c'est la seule chose utile que j'aie jamais remarquée dans la tactique européenne. Mais il faut avouer que c'est charmant. De très jolis jeunes gens, habillés le mieux possible, montés sur de beaux chevaux, se mettent à courir ventre à terre, de tous les côtés; ils vont, ils viennent, ils retournent; c'est ravissant à voir; il ne leur est pas permis d'aller au pas, ce qui détruirait le plaisir, c'est une très jolie invention, Dieu en soit loué!

Quand le Roi se fut amusé quelque temps à considérer ce tamasha, on voulut lui montrer comment on allait traiter les Turkomans, et pour cela on avait préparé une mine que l'on fit sauter. Seulement, on ne se donna pas le temps d'attendre que les soldats, aux environs, fussent avertis de se retirer, de sorte qu'on en tua trois ou quatre; sauf cet accident, tout alla très bien et on s'amusa beaucoup. Ensuite, on fit partir trois ballons, ce qui excita de grands applaudissements et enfin, infanterie, cavalerie, artillerie défilèrent devant le Roi, et le soir, on reçut l'ordre de se mettre en marche immédiatement, ce que l'on fit deux jours après.

La première semaine de notre voyage se passa bien. Le régiment s'avançait en longeant le pied des montagnes, et suivant la direction du nord-est. Nous devions trouver notre général, notre colonel, le major, la plus grande partie des capitaines, après deux mois de route, à Meshhed ou ailleurs. Nous étions tous simples soldats, avec trois ou quatre sultans, les naybs et nos vékyls. On marchait de bon courage. Chaque jour, vers deux heures du matin, on se mettait en route, on arrivait vers midi à un endroit quelconque où il y avait de l'eau, et on s'installait. La colonne s'avançait par petits groupes, chacun s'unissant à ses amis, suivant sa convenance. Si l'on était fatigué, on s'arrêtait en route et on dormait son comptant, puis on rejoignait. Nous avions avec nous, suivant l'usage de tous les régiments, une grande file d'ânes portant nos bagages, les provisions de ceux qui en avaient, et nos fusils, avec nos gibernes, car vous pouvez bien penser que personne n'était si sot que de s'embarrasser de ses armes pendant le chemin; à quoi bon? Quelques officiers possédaient à eux seuls dix ou douze ânes, mais deux soldats de notre compagnie en possédaient une vingtaine qu'ils avaient achetés à Téhéran au moment du départ et je m'étais associé à eux, car ils avaient eu là une bonne idée.

Ces vingt ânes étaient chargés de riz et de beurre. Quand on arrivait au menzil, c'est-à-dire à la station, nous déballions notre riz, notre beurre, et même du tombéky et nous vendions à un prix assez élevé. Mais on achetait, et notre spéculation était fort heureuse, car il fallait bien avoir recours à nous, sans quoi on se fût trouvé dès les premiers jours dans une grande pénurie. Chacun sait que, dans les grandes vallées de l'Iran, celles précisément que traversent les routes, il y a fort peu de villages; les paysans ne sont pas si fous que d'aller s'établir précisément sur le passage des soldats. Ils n'auraient ni trêve ni repos et finiraient par mourir de faim, sans compter les désagréments de toute espèce qui ne manqueraient pas de leur arriver. Ils se mettent donc, au contraire, loin des routes et de façon à ce qu'il ne soit pas toujours facile de parvenir jusqu'à eux. Mais les soldats, non plus, ne sont pas maladroits; en arrivant au menzil, ceux d'entre nous qui connaissaient le pays, nous renseignaient. Les moins fatigués de la marche se mettaient en quête; il s'agissait quelquefois de faire encore trois ou quatre lieues pour aller et autant pour revenir. Mais l'espoir d'augmenter nos provisions nous soutenait. Il fallait surprendre un village. Ce n'était pas toujours facile. Ces paysans, les chiens maudits, ont tant de ruse! Nous avait-on aperçus de loin, tout le monde, hommes, femmes, enfants s'enfuyait, emportant avec soi jusqu'au dernier atome de son bien. Alors nous trouvions les quatre murs de chaque maison, et rien à emporter, et il fallait nous en revenir à l'étape avec notre surcroît de fatigue pour subir les mauvaises plaisanteries de nos camarades. Quand nous étions plus chanceux et que nous mettions la main sur les villageois, par Dieu! le bâton faisait rage, nous tapions comme des sourds et nous revenions avec du blé, du riz, des moutons, des poules. Mais ça n'était pas souvent, il nous arrivait aussi de rencontrer des gens cruels et hargneux qui, plus nombreux que nous, nous recevaient à coups de fusils et alors, il fallait prendre la fuite, trop heureux de revenir sans quelque pire aventure. En ces occasions-là, qui ne possède pas de bonnes jambes, n'est réellement qu'un pauvre diable!

 

Il serait injuste de cacher que l'auguste gouvernement nous avait annoncé que nous serions fort bien nourris pendant toute la campagne. Mais personne n'y avait cru. Ce sont de ces choses que les augustes gouvernements disent tous, mais qu'il leur est impossible d'exécuter. Le général en chef ne va jamais s'amuser à dépenser pour faire bonne chère aux soldats son argent qu'il peut garder dans sa poche. La vérité est qu'au bout de quinze jours, n'ayant plus de riz à vendre, mes deux camarades et moi fermâmes boutique; on n'eût pas trouvé deux malheureux pains dans tout le régiment, et nous commençâmes à manger les ânes. Je n'ai jamais vu de paysans plus féroces que ceux du Khorassan. Ils habitent dans des villages fortifiés; quand un pauvre soldat s'approche, ils ferment leurs portes, montent sur leurs murailles et si l'on ne prend la précaution de s'éloigner en toute hâte, on reçoit une volée de balles qui ne vous manquent pas. Puissent les pères et les grands-pères de ces horribles assassins brûler éternellement dans le plus profond de l'enfer et ne jamais trouver de soulagement! Inshallah! Inshallah! Inshallah!

Nous commençâmes donc à manger les ânes. Les malheureux! j'ai oublié de vous dire qu'il n'en restait pas beaucoup. N'ayant rien à recevoir eux-mêmes, ils avaient pris le parti de mourir successivement et leurs cadavres marquaient notre route. Le peu que nous en gardions avec infiniment de peine était mal sustenté; nous avions, en arrivant à chaque station, la peine d'aller chercher de l'herbe pour eux encore loin dans les montagnes. Ils étaient d'ailleurs épuisés de fatigue. Je sais bien que nous avions commencé à les décharger assez tôt de nos fusils et de nos fourniments que nous jetions dans le désert; mais nous avions tenu le plus longtemps possible à conserver nos bagages. Bref, il fallut nous mettre nous-mêmes sur le dos, ce que nous considérions comme le plus précieux. Ce qui était terrible, c'est que l'eau manquait. Il fallait passer plus de la moitié du jour à faire des trous dans la terre pour en découvrir un peu. Quand nous étions le plus favorisés, nous réussissions à mettre au jour une boue saumâtre, qu'on clarifiait du mieux possible à travers des chiffons. Nous finîmes par n'avoir plus que de l'herbe à manger, un peu d'herbe. Beaucoup de nos camarades firent comme nos ânes: ils moururent. Cela ne nous empêchait pas de chanter; car s'il fallait se désespérer des maux inséparables de la vie, mieux vaudrait n'être pas au monde, et, d'ailleurs, avec de la patience, tout s'accommode. La preuve en est que les restes du régiment parvinrent à gagner Meshhed.

En vérité, nous n'avions pas une grande mine, quand nous entrâmes dans la ville Sainte. Le major était venu au-devant de nous avec quelques capitaines et un certain nombre de marchands de toutes sortes de victuailles. Nous payâmes assez cher ce qu'ils nous donnèrent; nous avions si faim que nous n'eûmes pas la peine de trop marchander. On ignore, quand on n'a pas éprouvé de telles traverses, on ignore, ce que c'est que de contempler tout à coup, de ses deux yeux, une tête de mouton bouillie qui vous est offerte. Le bon repas que nous fîmes là nous remit la joie au cœur. Le major nous appela fils de chiens parce que nous avions perdu nos fusils; mais il nous en fit distribuer un certain nombre d'autres que l'on emprunta au régiment de Khosrova pour cette circonstance, et, nous étant cotisés pour lui faire un petit présent, la bonne harmonie se rétablit entre lui et nous. Il fut convenu qu'il ferait de notre conduite un rapport favorable au colonel pour lequel nous préparâmes encore un cadeau qui se montait à une dizaine de tomans. Ces arrangements pris, notre entrée à Meshhed fut fixée pour le lendemain.

A l'heure dite, les tambours des autres régiments déjà arrivés dans la ville vinrent se mettre à notre tête. C'était indispensable, car nous avions jeté les nôtres aussi bien que nos fusils. Une grande troupe d'officiers montés sur les chevaux que l'on avait pu trouver, se plaça derrière les tambours et ensuite nous nous avancions en aussi bon ordre que possible. Nous pouvions bien être deux à trois cents environ. Les gens de la ville nous reçurent avec assez d'indifférence, car depuis un mois on les régalait souvent du spectacle de pareilles entrées qui n'avaient rien de bien attrayant pour eux. On nous assigna ensuite un terrain pour y camper; mais, comme le sol en était marécageux, chacun se dispersa, espérant trouver en ville un abri et de quoi se pourvoir.

Pour moi, je me dirigeai de suite vers la mosquée des saints Imams. La dévotion m'y attirait, mais aussi l'idée que je pourrais y attraper une des portions de soupe que l'on y distribue d'ordinaire aux malheureux; et, malheureux, j'avais des droits à prétendre l'être. L'univers entier ne connaît rien de plus beau que la vénérable mosquée de Meshhed. Sa grande coupole, sa porte somptueuse et magnifique, les clochetons élégants dont elle est flanquée, le tout revêtu, du haut en bas, de tuiles émaillées de bleu, de jaune et de noir, et sa superbe cour avec le vaste bassin destiné aux ablutions, ce spectacle transporte d'admiration. Du matin au soir des multitudes de pèlerins, venant de l'Iran, du Turkestan, du fond de l'Inde et des pays lointains du Roum, apportent à l'Imam Riza (que son nom soit glorifié!) un tribut incessant de génuflexions, de prières, de dons et d'aumônes. L'espace sacré est toujours rempli d'une foule bruyante; des bandes de pauvres viennent recevoir la nourriture que les Moullas leur préparent chaque jour. Aussi se feraient-ils tuer avec joie pour les privilèges de la mosquée. Je m'avançai, avec respect et émotion, à travers les groupes, et comme je demandais discrètement à un des portiers, dont la tête était couverte d'un vaste et scientifique turban blanc, où je devais me rendre, pour obtenir ma part de la distribution, ce digne et respectable turban ou plutôt la tête qui en était chargée me montra une physionomie surprise, puis joyeuse, et une large bouche, s'ouvrant au milieu d'une vaste barbe noire, pendant que des yeux de jais s'illuminaient de joie, se mit à pousser des cris de satisfaction.

– Que les saints Imams soient bénis! C'est toi, c'est toi-même, Baba-Aga?

– Moi-même! répondis-je en regardant fixement mon interlocuteur, et, après un moment d'hésitation, l'ayant parfaitement reconnu:

– Vallah! Billah! Tallah! m'écriai-je, c'est toi, cousin Souleyman?

– Moi-même, mon ami, mon parent, lumière de mes yeux! Qu'as-tu fait de notre Leïla?

– Hélas! lui dis-je, elle est morte!

– Oh! mon Dieu! quel malheur!

– Elle est morte, continuai-je d'un air désolé, car sans cela serais-je ici? Je suis capitaine dans le 2e régiment du Khamsèh et bien heureux de te revoir!

Il m'était venu dans l'esprit de dire à Souleyman que Leïla était morte, parce que je n'aimais pas à lui parler d'elle et que je voulais passer, le plus vite possible, à un autre sujet de conversation; mais il ne s'y prêta pas.

– Dieu miséricordieux! s'écria-t-il, morte! Leïla est morte! Et tu l'as laissée mourir, misérable que tu es! Ne savais-tu donc pas que je n'aime qu'elle seule au monde et qu'elle n'a jamais aimé que moi!

– Oh! que toi, lui répondis-je avec colère, que toi, c'est un peu hardi ce que tu me dis là! Pourquoi, dans ce cas, ne l'as-tu pas épousée?

– Parce que je ne possédais absolument rien du tout! Mais, le jour même de ton mariage, elle m'a juré qu'elle divorcerait d'avec toi, pour venir me trouver, aussitôt que je pourrais lui donner une maison convenable! C'est pourquoi je suis parti, je suis venu ici, je suis devenu un des portiers de la Mosquée, et j'allais lui faire connaître ma fortune présente, quand voilà que tu m'accables par ce coup inattendu!

Là-dessus, il se mit à crier et à pleurer, en balançant la tête. J'avais grande envie de lui asséner un bon coup de poing à travers le visage, car je n'étais pas content du tout de ce qu'il venait de me révéler; heureusement, je me rappelai soudain que c'était beaucoup plus, désormais, l'affaire de Kérym que la mienne et je me bornai à m'écrier:

– Pauvre Leïla! Elle nous a bien aimés tous les deux! Ah! quel malheur qu'elle soit morte!

Souleyman, à ce mot, se laissa tomber dans mes bras et me dit:

– Mon ami, mon cousin, nous ne nous consolerons jamais ni l'un ni l'autre! Viens dans ma maison; je veux que tu sois mon hôte, et, pendant tout le temps que tu resteras à Meshhed, j'entends que tout ce que je possède soit à toi!

Je fus profondément attendri par cette marque de bonté de ce cher Souleyman, que j'avais toujours chéri du fond du cœur, et, le voyant si affligé comme il l'était, je pris la part la plus sincère à son chagrin et mêlai mes larmes aux siennes. Nous nous en allâmes à travers la cour, et, chemin faisant, il me présentait aux Moullas que nous rencontrions.

– Voilà, leur disait-il, mon cousin Aga-Khan, major du régiment de Kamsèh, un héros des anciens temps! ni Roustem, ni Afrasyâb ne l'ont égalé en valeur! Si vous voulez venir prendre une tasse de thé avec nous, vous honorerez singulièrement ma pauvre maison.

Je passai quinze jours chez Moulla-Souleyman. Ce fut un moment, un bien court moment de délices. Pendant ce temps on rassemblait les débris des régiments, dont la plupart n'étaient pas en meilleur état que le nôtre, ce qui est bien concevable, après un long voyage. On nous donna, à quelques-uns du moins, des souliers; on nous remit des fusils, ou, du moins, des instruments qui ressemblaient à des fusils. J'en parlerai plus tard. Quand nous fûmes à peu près équipés, nous apprîmes un beau matin, que l'ordre du départ était donné et que le régiment allait se mettre en route pour Merw. Je ne fus pas trop content. C'était aller, cette fois, au milieu des hordes turkomanes, et Dieu sait ce qui pouvait arriver! Je passai une soirée fort triste avec Moulla-Souleyman; il tâcha de me consoler de son mieux, le brave homme, et me versa force thé bien sucré; nous bûmes aussi un peu de raky. Il revint sur l'histoire de Leïla et me fit raconter les circonstances de la mort de cette pauvre enfant pour la dixième fois, peut-être. J'eus quelque idée de le détromper, mais puisque j'avais tant fait que de lui raconter les choses d'une façon, il me parut plus naturel de continuer et de ne pas le jeter dans de nouvelles perplexités. Le pauvre ami! Il avait été si bon pour moi, que je me fis un plaisir mélancolique, dans la disposition où j'étais, de me rappeler de nombreux détails où, cette fois, je mêlai des souvenirs qui m'avaient échappé jusque-là, et d'où il résultait que, avant d'expirer, la chère enfant que nous regrettions tous les deux, s'était souvenue de lui avec beaucoup d'affection. Je ne peux pas prétendre tout à fait que mes récits fussent mensongers; car j'avais tant besoin de m'attendrir sur moi et sur les autres qu'il m'était tout à fait aisé de parler de choses tristes et touchantes, et, vraiment, je puis affirmer que je le faisais d'abondance de cœur. Souleyman et moi nous mêlâmes encore nos larmes, et, quand je le quittai vers le matin, je lui jurai du plus profond de mon cœur de ne jamais l'oublier, et on voit que j'ai tenu parole. Il m'embrassa, de son côté, avec une véritable affection. Je rejoignis alors mes camarades: le régiment se mit en marche, et moi, avec lui, dans les rangs, à côté de mon vékyl.

 

Nous étions fort nombreux. Je vis passer de la cavalerie; c'étaient des hommes des tribus du sud et de l'ouest. Ils avaient assez bonne mine, meilleure que nous; mais leurs chevaux mal nourris ne valaient pas grand'chose. Les généraux étaient restés à Meshhed. Il paraît que c'est absolument nécessaire ainsi; parce que de loin on dirige mieux que de près. Les colonels avaient imité les généraux, sans doute pour la même raison. En somme, nous avions peu d'officiers au-dessus du grade de capitaine, et c'est très à propos, attendu que les officiers ne sont pas faits pour se battre, mais pour toucher la paye des soldats. Presque tous les chefs étaient des cavaliers nomades: ceux-là étaient venus avec nous; mais on sait que ce genre d'hommes est très peu cultivé, grossier et ne pensant qu'à la bataille. On avait envoyé l'artillerie en avant.

Nous marchions depuis trois jours. Il pleuvait à verse et il faisait un temps très froid. Nous marchions avec beaucoup de peine sur un terrain limoneux, où ceux qui ne glissaient pas s'enfonçaient quelquefois à mi-jambe; à chaque instant, on avait à franchir de larges coupées pleines d'eau bourbeuse; ce n'était pas une petite affaire. J'avais déjà perdu mes souliers et, comme mes compagnons, à force de tomber dans les bourbiers, de me mettre à l'eau jusqu'à la ceinture et de grimper à quatre pattes sur des berges abruptes, j'étais couvert de fange et tellement mouillé que je grelottais. Depuis la veille au soir, je n'avais rien mangé. Tout à coup, nous entendîmes le canon. Nos bandes s'arrêtèrent subitement.

Nous entendîmes le canon. Il y eut plusieurs décharges; puis, tout d'un coup, nous n'entendîmes plus rien. Il y eut un moment de silence; soudain nous vîmes tomber au milieu de nous un train de canonniers, fouettant les chevaux à toute outrance et se jetant sur nous. Quelques hommes furent écrasés, ceux qui purent se rangèrent. Les canons cahotés, sautant, s'arrêtant, tombèrent les uns dans la boue, les autres dans l'eau; les canonniers coupèrent les traits des attelages et s'enfuirent, vite comme le vent. Ce fut un hourvari, un tourbillon, une mêlée, un éclair: nous n'eûmes pas le temps de comprendre, et presque aussitôt ceux qui étaient en première ligne aperçurent un nuage de cavalerie qui se dirigeait rapidement de notre côté. Un cri général s'éleva:

– Les Turkomans! les Turkomans! faites feu!

Je ne distinguai absolument rien, je vis quelques hommes qui, au lieu d'abaisser leurs armes, se jetaient à la suite des canonniers. J'allais faire de même, quand le vékyl, m'arrêtant par le bras, cria dans mon oreille au milieu du tapage:

– Tiens bon, Aga-Beg! Ceux qui fuient aujourd'hui sont des gens perdus!

Il avait raison, tout à fait raison, le brave vékyl, et mes yeux m'en portèrent immédiatement le témoignage. Je vis, comme je vous vois, cette masse de cavalerie dont je viens de parler, se diviser, comme par enchantement, en des myriades de pelotons, qui courant à travers la plaine et évitant les obstacles avec l'habileté de gens au fait du pays, tournaient, enveloppaient, saisissaient les fuyards et les accablant de coups, prenaient leurs armes et faisaient des centaines de prisonniers.

– Vous voyez! vous voyez, mes enfants! s'écria de nouveau le vékyl, voilà le sort qui vous attend, qui nous attend, si nous ne savons pas nous tenir ensemble! Allons! Courage! Ferme! Feu!

Nous étions là une cinquantaine à peu près. Le spectacle effrayant étalé sous nos regards donna une telle force aux exhortations du sergent, que, lorsqu'un gros de ces pillards maudits s'avança vers nous, notre troupe se pelotonna rapidement et nous fîmes feu en effet, et nous rechargeâmes, et nous fîmes feu une seconde fois, et une troisième fois, et une quatrième fois. Par les saints Imams! nous vîmes tomber quelques-uns de ces hérétiques, de ces chiens maudits, de ces partisans d'Aboubeckr, d'Omar et d'Osman; puissent ces monstres brûler éternellement dans l'enfer! nous les vîmes tomber, vous dis-je, et cela nous donna un tel entrain que, sur le commandement du vékyl et sans nous disjoindre, nous partîmes d'un mouvement en avant, pour aller chercher cet ennemi qui s'était arrêté et ne venait pas à nous. Après un moment d'hésitation, il recula et s'enfuit. Pendant ce temps, les autres bandes turkomanes continuaient à donner la chasse aux fuyards, à les ramasser, à en tuer quelques-uns, à battre les autres, à emmener ce qui pouvait marcher. Nous poussâmes des cris de triomphe: Allah! Allah! ya Aly! ya Hassan! ya Houssein! Nous étions au comble de la joie; nous étions délivrés et nous n'avions pour de rien.

Au fond, nous étions parfaitement heureux. Sur cinquante environ que nous étions, nous avions éprouvé que trente de nos fusils étaient en état de servir. Le mien, je ne dis pas; d'abord, il n'avait pas de chien et, ensuite, le canon était fendu. Mais c'était pourtant une bonne arme, comme je l'éprouvai par la suite; j'avais attaché la baïonnette, qui n'avait pas de douille, avec une forte corde; cette baïonnette tenait à merveille et je n'attendais qu'une occasion de m'en servir.

Je vous dirai que notre exemple avait été suivi. Nous aperçûmes, à une petite distance, trois ou quatre groupes de soldats faisant feu, et les Turkomans n'osaient approcher. En outre, une troupe de trois à quatre cents cavaliers, à peu près, avait chargé lestement l'ennemi, et lui avait repris des prisonniers et un canon. Malheureusement on ne savait ce que les canonniers étaient devenus, ni leurs caissons. Nous jetâmes la pièce dans un fossé. Pendant une heure, nous aperçûmes les Turkomans, qui, au loin, continuaient à prendre des hommes; puis ils disparurent à l'horizon avec leurs captifs. Alors, nos différents groupes se rapprochèrent, nous vîmes qu'en tout nous pouvions être à peu près au nombre de 7 à 800. Ce n'était pas beaucoup sur 6 à 7.000 qui étaient sortis de Meshhed. Mais, enfin, c'était quelque chose, et quand nous nous retrouvâmes, considérant quels lions terribles nous étions, nous ne doutâmes pas un instant d'être en état de regagner un terrain où les Turkomans ne seraient pas en état de nous prendre. Nous étions si contents que rien ne; nous semblait difficile.

Notre chef se trouva être le Youz-Bashy des cavaliers. C'était un Kurde, appelé Rézy-Khan, grand, bel homme, avec une barbe courte, des yeux de feu et magnifiquement équipé. Il était tellement joyeux que son bonheur semblait exalter son cheval même, et l'homme et la bête lançaient des flammes par tous leurs mouvements. Il y avait aussi un certain Abdoul-rahym des Bakhtyarys, un grand gaillard avec des épaules d'éléphant. Il nous criait:

– Mes enfants! mes enfants! Vous êtes de vrais Roustems, et des Iskenders! Nous exterminerons cette canaille turkomane jusqu'au dernier homme!

Nous étions ravis. On se mit à chanter. L'infanterie avait deux chefs: un lieutenant que je ne connais pas et notre vékyl. Le brave homme s'écria:

– Maintenant, il faut des vivres et de la poudre!

On s'aperçut qu'on mourait de faim. Il y avait pourtant du remède. Nous nous mîmes tous à arracher des herbes dans la plaine. Une partie fut réservée pour les chevaux. Avec le reste, on résolut de faire la soupe. Mais la pluie continuait à tomber à flots, et il était d'autant plus difficile d'allumer du feu, qu'il n'y avait pas de bois. On aurait pu en faire avec de l'herbe sèche. De l'herbe desséchée, on en avait tant qu'on voulait; seulement elle était gonflée d'eau. On prit donc son parti de manger l'herbe comme elle était. Ça n'était pas bon, mais l'estomac était rempli et ne criait plus. Pour la poudre, la question restait difficile. En partant de Meshhed, on ne nous en avait guère donné. Les généraux l'avaient vendue. Quand il fallut s'en procurer, cette fois, ce fut laborieux. Sur les morts on ramassa quelques cartouches. Nous avions environ trois cents fusils en état de partir, et tout compte fait, pour chaque fusil on eut trois charges. Rézy-Khan recommanda bien à chacun de ne pas tirer avant qu'il en donnât l'ordre. Mais on était si content que quelques-uns brûlèrent leurs charges le soir même pour célébrer la victoire: du reste, il importait peu; nous avions de bonnes baïonnettes.