Za darmo

Nouvelles Asiatiques

Tekst
0
Recenzje
iOSAndroidWindows Phone
Gdzie wysłać link do aplikacji?
Nie zamykaj tego okna, dopóki nie wprowadzisz kodu na urządzeniu mobilnym
Ponów próbęLink został wysłany

Na prośbę właściciela praw autorskich ta książka nie jest dostępna do pobrania jako plik.

Można ją jednak przeczytać w naszych aplikacjach mobilnych (nawet bez połączenia z internetem) oraz online w witrynie LitRes.

Oznacz jako przeczytane
Czcionka:Mniejsze АаWiększe Aa

IV
LA GUERRE DES TURCOMANS

Je m'appelle Ghoulam-Hussein. Mais comme c'était le nom de mon grand-père, et que, naturellement, mes parents, en parlant de lui, disaient toujours «Aga», c'est-à-dire monseigneur, on m'appelait seulement Aga, par respect pour le chef de la famille, dont le nom ne saurait se prononcer légèrement; et c'est ainsi que je me nomme, comme les innombrables compatriotes que j'ai dans le monde et qui répondent à ce nom d'Aga, par le même motif que leurs grands-pères se nommaient comme eux Aly, Hassan, Mohammed ou tout autre chose. Ainsi je suis Aga. Avec le temps et quand la fortune m'a souri, c'est-à-dire quand j'ai eu un habit un peu propre et quelques shahys dans ma poche, j'ai trouvé convenable de me donner le titre de «Beg». Aga-Beg ne fait pas mal. Malheureusement, j'ai été d'ordinaire si peu chanceux, que mon titre de Beg a dispara en maintes circonstances devant la triste physionomie de mon équipage. Dans ce cas-là, je suis devenu Baba-Aga, l'oncle Aga. J'en ai pris mon parti. Depuis que des circonstances dans lesquelles, je l'avoue, ma volonté n'est entrée pour rien, m'ont permis de visiter, dans la sainte ville de Meshhed, le tombeau des Imams, et de manger la soupe de la mosquée le plus souvent que j'ai pu, il m'a paru au moins naturel de me décorer du titre de Meshhedy, pèlerin de Meshhed. Cela donne un air d'homme religieux, grave et posé. J'ai ainsi le bonheur de me voir généralement connu, tantôt sous le nom de Baba-Meshhedy-Aga, ou sous celui que je préfère de Meshhedy-Aga-Beg. Mais Dieu dispose de tout ainsi qu'il lui plaît!

Je suis né dans un petit village du Khamsèh, province qui confine à l'Azerbeydjân. Mon village est situé au pied des montagnes, dans une charmante petite vallée, avec beaucoup de ruisseaux murmurants, qui courent à travers les grandes herbes en gazouillant de joie, et sautant sur les pierres polies. Leurs rives sont comme encombrées de saules épais dont le feuillage est si vert et si vivant, que c'est un plaisir de le regarder, et les oiseaux y nichent en foule et y font un remue-ménage qui jette la joie dans le cœur. Il n'y a rien de plus agréable au inonde que de s'asseoir sous ces abris frais en fumant un bon kaliân plein de vapeurs odorantes. On cultivait chez nous beaucoup de blé; nous avions aussi des rizières et du coton nain, dont les tiges délicates étaient soigneusement abritées contre les chaleurs de l'été par des ricins plantés en quinconce; leurs larges feuilles faisaient parasol au-dessus des flocons blancs de leurs camarades. Un moustofy, conseiller d'État de Téhéran, homme riche et considéré nommé Abdoulhamyd-Khan, touchait la rente du village. Il nous protégeait avec soin, de sorte que nous n'avions rien à craindre ni du gouverneur du Khamsèh, ni de personne. Nous étions parfaitement heureux.

Pour moi, j'avoue que le travail des champs ne m'agréait cas, et je préférais infiniment savourer les raisins, les pastèques, les melons et les abricots, à m'occuper de leur culture. Aussi, j'avais à peine quinze ans que j'avais embrassé une profession qui me plaisait beaucoup plus que la paysannerie. Je m'étais fait chasseur. J'abattais les perdrix, les gélinottes, les francolins, j'allais chercher les gazelles et les chevreuils dans la montagne; je tuais par-ci par-là un lièvre, mais j'y tenais peu, attendu que cet animal ayant la mauvaise habitude de se nourrir de cadavres, personne n'aime à en manger, et comme il est difficile de le vendre, tirer sur lui c'est de la poudre perdue. Peu à peu, j'étendis mes courses fort loin en descendant au milieu des forêts du Ghylàn; j'appris des habiles tireurs de ce pays à ne jamais manquer mon coup, ce qui me donna comme à eux la confiance d'aller à l'affût du tigre et de la panthère. Ce sont de bons animaux et leurs peaux se vendent bien. J'aurais donc été un homme extrêmement content de son sort, m'amusant de mon métier et gagnant assez d'argent, ce que, naturellement, je ne disais ni à mon père ni à ma mère, si, tout à coup, je n'étais devenu amoureux, ce qui gâta tout. Dieu est le maître!

J'avais une petite cousine âgée de quatorze ans qui s'appelait Leïla. J'aimais beaucoup à la rencontrer et je la rencontrais fort souvent. Comme nous avions à nous dire une foule de choses et que nous n'aimions pas à être interrompus, nous avions fait choix d'une retraite précieuse sous les saules qui bordaient le ruisseau principal, à l'endroit le plus épais, et nous restions là pendant des heures sans nous apercevoir de la longueur du temps. D'abord, j'étais très heureux, mais je pensais tant et tant à Leïla, que, lorsque je ne la voyais pas, je me sentais de l'impatience et de l'inquiétude, et je courais de côté et d'autre pour la trouver. C'est ainsi que je découvris un secret qui me précipita dans un abîme de chagrin; je m'aperçus que je n'étais pas le seul à qui elle donnait des rendez-vous.

Elle était si candide, si gentille, si bonne, si tendre, que je ne la soupçonnai pas un seul instant d'infidélité. Cette pensée m'aurait fait mourir. Pourtant je fus bien fâché de trouver que d'autres pouvaient l'occuper, l'amuser, au moins la distraire, et, après m'être beaucoup demandé si je devais lui confier mon chagrin, ce qui m'humiliait, et être convenu qu'il ne fallait pas me plaindre, je lui dis tout.

– Vois-tu, fille de mon oncle, m'écriai-je un jour en pleurant à chaudes larmes, ma vie s'en va et dans quelques jours on me portera au cimetière! Tu causes avec Hassan, tu parles avec Kérym, tu ris avec Suleyman et je suis à peu près sûr que tu as donné une tape à Abdoullah! Je sais bien qu'il n'y a pas de mal et qu'ils sont tous tes cousins comme moi et que tu es incapable d'oublier les serments que tu m'as faits de n'aimer que moi seul et que tu ne veux pas me faire de la peine! Mais avec tout cela, je souffre, j'expire, je meurs, je suis mort, on m'a enterré, tu ne me verras plus! O Leïla, mon amie, mon cœur, mon trésor, prends pitié de ton esclave, il est extrêmement malheureux!

Et en prononçant ces mots, je redoublai mes pleurs, j'éclatai en cris, je jetai mon bonnet, je me donnai des coups de poing sur la tête et je me roulai par terre.

Leïla se montra fort émue à l'aspect de mon désespoir. Elle se précipita à mon cou, m'embrassa sur les yeux et me répondit:

– Pardonne-moi, ma lumière, j'ai eu tort, mais je te jure par tout ce qu'il y a de plus sacré, par Aly, par les Imams, par le Prophète, par Dieu, par ta tête, que je ne recommencerai plus, et la preuve que je tiendrai parole, c'est que tu vas tout de suite me demander en mariage à mon père! Je ne veux pas d'autre maître que toi et je serai à toi, tous les jours de ma vie!

Et elle recommença à m'embrasser plus fort qu'auparavant. Moi, je devins fort inquiet et soucieux. Je l'aimais bien sans doute, mais je ne lui avais jamais dit que j'eusse de l'argent, parce que j'avais peur qu'elle ne voulût l'avoir et ne réussît à me le prendre. La demander en mariage à mon oncle, c'était inévitablement être obligé d'avouer à mon père, à ma mère, à toute la parenté aussi bien qu'à elle l'existence de mon petit trésor. Alors que deviendrais-je? J'étais un homme ruiné, perdu, assassiné! D'autre part, j'avais une envie extrême d'épouser Leïla, ce qui me comblerait des bonheurs les plus grands que l'on puisse imaginer dans ce monde et dans l'autre. En outre, je n'aurais plus rien à craindre des empressements de Hassan, de Kérym, de Suleyman et d'Abdoullah, qui me faisaient cuire à petit feu. Pourtant je n'avais pas encore envie de donner mon argent, et je me vis dans une perplexité si grande que mes sanglots redoublèrent, et je serrai Leïla dans mes bras en proie à une angoisse inexprimable.

Elle crut que c'était elle seule qui était cause de ces transports et elle me dit:

– Mon Ame, pourquoi as-tu tant de chagrin au moment où tu sais que tu vas me posséder?

Sa voix m'arriva si douce au fond du cœur, lorsqu'elle prononça ces paroles, que je commençai à perdre la tête et je répliquai:

– C'est que je suis si pauvre, que je dois même l'habit que je porte! Je jure sur ta tête que je n'ai pas été en état de le payer, bien qu'il ne vaille pas à coup sur cinq sahabgrâns! Comment donc pourrai-je payer à mon oncle la dot qu'il réclamera de moi? S'il voulait se contenter d'une promesse!.. Crois-tu que ce serait impossible?

– Oh! Impossible! Tout à fait impossible! répliqua Leïla en secouant la tête. Comment veux-tu que mon père donne pour rien une fille aussi jolie que moi? Il faut être raisonnable.

En disant cela, elle se mit à regarder l'eau et à cueillir d'une main distraite quelques menues fleurettes qui couraient dans les herbes, le long de la rive; en même temps, elle faisait une petite moue si gentille que je me sentis hors de moi. Cependant, je répondis avec sagesse:

– C'est un bien grand malheur! Hélas! je ne possède rien au monde!

– Bien vrai? dit-elle, et elle me jeta les bras autour du cou, me regardant d'un tel air en penchant sa tête de côté que, sans savoir comment et perdant tout à fait l'esprit, je murmurai:

– J'ai trente tomans en or, enterrés à deux pas d'ici.

Et je lui montrai du doigt le tronc d'arbre au pied duquel j'avais enfoui mon trésor.

Elle se mit à rire, pendant qu'une sueur froide me coulait du front.

– Menteur! s'écria-t-elle en me donnant un baiser sur les yeux: comme tu m'aimes peu! Ce n'est qu'à force de prières que je t'arrache la vérité! Maintenant va trouver mon père et demande-moi à lui. Tu lui en promettras sept, et tu lui en donneras cinq, en lui jurant que tu lui apporteras les deux autres plus tard. Il ne les verra jamais. Pour moi, je saurai bien lui en arracher deux que je te rapporterai et, de cette façon-là, je ne t'aurai coûté que trois tomans. Est-ce que tu ne vois pas combien je t'aime?

Je fus ravi de cette conclusion et m'empressai d'aller trouver mon oncle. Après deux jours de débats qui furent mêlés de bien des supplications, des serments et des larmes de ma part, je finis par réussir et j'épousai ma bien-aimée Leïla. Elle était si charmante, elle avait un art si accompli de faire sa volonté (plus tard je sus comment elle s'y prenait et d'où venait ce pouvoir si irrésistible), que, lorsque quelques jours après la noce Leïla m'eut persuadé d'aller m'établir avec elle à Zendjân, capitale de la province, elle trouva moyen de se faire donner encore un âne superbe par son père et, de plus, elle lui emporta un beau tapis, sans lui en demander la permission. La vérité est que c'est la perle des femmes.

 

Nous étions à peine installés dans notre nouvelle demeure, où, grâce aux vingt-cinq tomans qui me restaient, nous commençâmes à mener joyeuse vie parce que Leïla voulait s'amuser et que j'y étais moi-même fort consentant, nous vîmes arriva Kérym, un de ses cousins dont j'avais été si jaloux. Dans le premier moment, j'eus quelques velléités de l'être encore; mais ma femme se moqua de moi si bien qu'elle me fit rire moi-même et, d'ailleurs, Kérym était si bon garçon! Je me pris pour lui d'une amitié extrême, et, à vrai dire, il le méritait, car je n'ai jamais vu un rieur si déterminé; il avait toujours à nous raconter des histoires qui me faisaient pâmer. Nous passions une bonne partie des nuits à boire du raky ensemble, et il avait fini, sur ma prière, par demeurer dans la maison.

Les choses allèrent ainsi très bien pendant trois mois. Puis je devins de mauvaise humeur. Il y avait des choses qui me déplaisaient. Quoi? je ne saurais le dire; mais Leïla m'ennuyait et je me pris à chercher pourquoi je m'étais si fort monté la tête pour elle. J'en découvris un jour la raison en raccommodant mon bonnet qui s'était décousu dans la doublure. Là je trouvai avec étonnement un petit paquet composé de fil de soie, de laine et de coton, de plusieurs couleurs, auxquels était mêlée une mèche de cheveux, précisément de la couleur de ceux de ma femme, et il ne me fut pas difficile de reconnaître le talisman qui me tenait ensorcelé. Je me hâtai d'enlever ces objets funestes et quand je remis mon bonnet sur ma tête, mes pensées avaient pris un tout autre cours; je ne me souciais pas plus de Leïla que de la première venue. En revanche, je regrettais amèrement mes trente tomans dont il ne me restait guère, et cela me rendit songeur et morose. Leïla s'en aperçut. Elle me fit des agaceries auxquelles je restai parfaitement insensible, comme cela devait être, puisque ses sortilèges n'agissaient plus sur moi; alors, elle se fâcha, Kérym s'en mêla, il s'en suivit une dispute. Je ne sais pas trop ce que je dis ni ce que mon cousin me répondit, mais, tirant mon gâma, je voulus lui en donner un bon coup à travers le corps. Il me prévint, et du sien qu'il avait levé, il me fit une entaille à la tête d'où le sang commença à couler abondamment. Aux cris affreux de Leïla, les voisins accoururent et avec eux, la police, de sorte que l'on mettait déjà la main sur le malheureux Kérym pour le conduire en prison, quand je m'écriai:

– En Dieu! pour Dieu! et par Dieu! ne le touchez pas! C'est mon cousin, c'est le fils de ma tante! C'est mon ami et la lumière de mes yeux! mon sang lui est permis!

J'aimais beaucoup Kérym et infiniment plus que Leïla, et j'aurais été désolé qu'il lui arrivât malheur pour une méchante histoire, que nous étions bien libres, je pense, de débrouiller ensemble. Je parlais avec tant d'éloquence que, bien que le sang me ruisselât sur la figure, tout le monde finit par se calmer: on nous laissa seuls, Kérym banda ma blessure, ainsi que Leïla, nous nous embrassâmes tous les trois, je me couchai et je m'endormis.

Le lendemain, je fus mandé par le ketkhoda ou magistrat du quartier qui m'apprit que j'avais été enregistré parmi les hommes destinés à être soldats. J'aurais bien dû m'y attendre ou à quelque chose de semblable. Personne ne me connaissait à Zendjân où j'étais étranger; je n'y avais pas de protecteur. Comment ne serais-je pas tombé tout des premiers dans un trou pareil où chacun, naturellement, s'était empressé de me pousser, afin de s'exempter soi ou les siens? Je voulus crier et faire des représentations; mais, sans s'émouvoir autrement, le ketkhoda me fit attacher au fèlekeh. On me jeta sur le dos; deux ferrashs, prenant les bouts du bâton me soutinrent les pieds en l'air, deux exécuteurs brandirent, d'un air féroce, chacun une poignée de verges et ils administrèrent au bâton auquel j'étais attaché une volée de flagellations, parce que je leur avais, en tombant, glissé à chacun un sahabgrân dans la paume de la main.

Il n'en est pas moins vrai que je comprenais désormais fort bien à quoi je devais m'attendre, si j'essayais de faire plus longtemps opposition à mon sort. Puis, je réfléchis que je n'avais pas le sou, que je ne savais à quel saint me vouer; qu'il était peut-être ennuyeux de tourner à droite et à gauche et de faire ces mouvements ridicules qu'on force les fantassins à exécuter, mais que, en somme, il y avait peut-être aussi, dans ce métier, des consolations et des revenants-bons que je ne connaissais pas encore. Enfin, par-dessus tout, je réfléchis que je ne pouvais pas échapper à mon destin, et que, mon destin étant d'être soldat, il fallait s'y résigner et faire bonne! mine.

Quand Leïla apprit ce qui m'arrivait, elle poussa des cris affreux, se donna des coups de poing dans le visage et dans la poitrine, et s'arracha quelque chose de la tête. Je la consolai de mon mieux et Kérym ne s'y épargna pas. Elle finit par se laisser persuader, et, la voyant dans une disposition plus calme, je lui tins le discours que voici:

– Lumière de mes yeux, tous les Prophètes, les Imams, les Saints, les Anges et Dieu lui-même me sont témoins que je ne peux vivre qu'auprès de toi, et, si je ne t'avais pas, je jure sur ta tête que je serais comme si j'étais mort et bien pis! Dans ce triste état, je ne me suis occupé que de ton bonheur, et puisqu'il faut que je m'en aille, que vas-tu devenir? Le plus sage est que tu reprennes ta liberté et puisses trouver un mari moins infortuné que moi!

– Cher Aga, me répondit-elle en m'embrassant, ce que tu éprouves d'amour infini pour moi, je l'ai de même dans mon cœur pour ce cher et adoré mari, qui est le mien, et comme, par un effet naturel de ce que les femmes sont bien plus dévouées que les hommes à ce qu'elles chérissent, je suis encore beaucoup plus disposée, que tu ne peux l'être, à me sacrifier; je pense donc, quoi qu'il m'en coûte, que je ferai mieux de te rendre ta liberté. Quant à moi, mon sort est fixé: je demeurerai ici, à pleurer, jusqu'à ce qu'il ne demeure plus une seule larme dans mon pauvre corps, et alors j'expirerai!

A ces tristes paroles, Leïla, Kérym et moi, nous commençâmes à gémir de compagnie. On aurait pu nous voir, tous les trois, assis sur le tapis, en face les uns des autres, avec un baggaly de raky, en verre bleu, entre nous et nos trois tasses, et balançant nos têtes et poussant des cris lamentables, entrecoupés d'exclamations:

– Ya Aly! Ya Hassan! Ya Houssein! ô mes yeux! ô ma vie! Je suis mort!

Puis nous nous embrassions, et nous recommencions de plus belle à sangloter. La vérité est que Leïla et moi nous nous adorions, et jamais le Dieu tout-puissant n'a créé et ne saura créer une femme plus attachée et plus fidèle. Ah! oui! ah! oui! C'est bien vrai, et je ne peux m'empêcher de pleurer encore quand j'y songe!

Le lendemain, au matin, ma chère épouse et moi, nous nous rendîmes de bonne heure chez le moulla et nous fîmes dresser l'acte de divorce, puis elle rentra chez elle, après m'avoir l'ait les plus tendres adieux. Quant à moi, je me rendis tout droit au bazar, dans la boutique d'un Arménien, vendeur de raky, où j'étais sûr de rencontrer Kérym. J'avais depuis trois jours une idée qui, au milieu de mes chagrins, ne laissait pas que de me préoccuper fortement.

– Kérym, lui dis-je, j'ai l'intention de me présenter aujourd'hui devant mon sultan, c'est-à-dire mon capitaine. On m'a dit que c'était un homme pointilleux et qui se pique de délicatesse. Si je vais lui faire ma révérence dans cet habit troué et taché que je porte, il me recevra fort mal et ce fâcheux début pourra influer malheureusement sur mon avenir militaire. Je te prie donc de me prêter ton koulydjèh neuf pour cette occasion importante.

– Mon pauvre Aga, me répondit Kérym, je ne poux absolument pas t'accorder ce que tu souhaites. J'ai une grande affaire aujourd'hui; je me marie, et il faut absolument, pour ma considération aux yeux de mes amis, que je sois habillé de neuf. En outre, je tiens extrêmement à mon koulydjèh; il est de drap jaune foulé d'Hamadan, bordé d'un joli galon en soie de Kandahar; c'est l'œuvre de Baba-Taher, le tailleur qui travaille pour les plus grands seigneurs de la province, et il m'a assuré lui-même qu'il n'a jamais confectionné quelque chose d'aussi parfait. Je suis donc décidé, après la cérémonie de mes noces, à mettre mon koulydjèh en gage, parce que, n'ayant pas d'argent aujourd'hui, j'aurai beaucoup de dettes demain, et, d'après cela, tu conçois que je ne saurais, même pour te faire plaisir, me priver de mon unique ressource.

– Alors, répliquai-je, en m'abandonnant au plus profond désespoir (car, vraiment, ce koulydjèh me ravissait, et je ne pensais qu'à cela), je suis un homme perdu, ruiné, abandonné de l'univers entier et sans personne qui prenne le moindre souci de mes peines.

Ces paroles cruelles émurent mon ami. Il commença à me raisonner; il me dit tout ce qu'il put imaginer de consolant, continua à s'excuser sur son mariage, sur sa pauvreté notoire, sur mille autres choses encore, et, enfin, me voyant si désolé, il s'attendrit et me jeta ces paroles consolantes:

– Si j'étais sûr que tu me rendrais mon koulydjèh dans une heure!

– Par quoi veux-tu que je te le jure? répondis-je avec feu.

– Tu me le rendras?

– De suite! Avant une heure! Le temps de me montrer et de revenir! Par ta tête! Par mes yeux! Par la vie de Leïla! Par mon salut! Puissé-je être brûlé comme un chien maudit pendant toute l'éternité, si tu n'as pas ton habit avant même de l'avoir désiré!

– Alors, viens.

Il me mena dans sa chambre, et je vis le magnifique vêtement. Il était jaune! Il était superbe! J'étais ravi; je l'endossai vivement. Kérym s'écria que c'était un habit comme on n'en voyait pas, que le tailleur était un homme admirable, et que, certainement, il le paierait quelque jour par reconnaissance.

– Mais, ajouta-t-il, il n'est pas possible, sans déshonneur, de porter un tel habit avec des pantalons déchirés de toile bleue. Tiens! voilà mes shalvars neufs en soie rouge.

Je les passai rapidement. J'avais l'air d'un prince, et je me précipitai hors de la maison. Je me promenai pendant deux heures dans tous les bazars. Les femmes me regardaient. J'étais au comble du bonheur. Je rencontrai alors deux garçons, engagés, comme moi, dans le régiment. Nous allâmes ensemble nous rafraîchir chez un Juif. Ils partaient le soir même pour Téhéran et rejoignaient le corps. Je me décidai à m'en aller avec eux, et, ayant emprunté de l'un d'eux quelques vêtements, de l'autre le reste, je pliai avec soin mon magnifique costume, et, pendant que le Juif avait le dos tourné, nous gagnâmes la porte, puis la rue, puis la sortie de la ville, et, en riant à gorge déployée de toutes sortes de folies que nous disions, nous entrâmes dans le désert et nous marchâmes la moitié de la nuit.

Notre voyage fut très gai, très heureux, et je commençai à trouver que la vie de soldat me convenait parfaitement. Un de mes deux compagnons, Roustem-Beg, était vékyl, sergent d'une compagnie. Il me proposa d'entrer sous ses ordres et j'acceptai avec empressement.

– Vois-tu, frère, me dit-il, les imbéciles s'imaginent que c'est fort malheureux d'être soldat. Ne tombe pas dans cette erreur. Il n'y a de malheureux en ce monde que les nigauds. Tu n'en es pas, ni moi non plus, ni non plus Khourshyd, que voilà. Sais-tu un métier?

– Je suis chasseur.

– A Téhéran, ce n'est pas une ressource. Fais-toi maçon; il est forgeron, notre ami Khourshyd; moi, je suis cardeur de laine. Tu me donneras un quart de ta solde; le sultan aura la moitié, en sa qualité de capitaine: tu feras de temps en temps un petit cadeau au nayb ou lieutenant, qui n'est pas trop fin, mais non plus pas méchant; le colonel, naturellement, prend le reste, et tu vivras comme un roi avec ce que tu gagneras.

– Les maçons gagnent donc beaucoup à Téhéran?

– Ils gagnent quelque chose. Mais il y a, en outre, une foule de moyens de se rendre la vie agréable et je te les enseignerai.

Il m'en enseigna un en route et ce fut bien amusant. Comme il avait sur lui sa commission de vékyl, nous nous présentâmes dans un village en qualité de collecteurs des impôts. Les paysans furent complètement nos dupes, et, après beaucoup de pourparlers, nous firent un petit présent pour que nous consentissions à ne pas lever les tailles et à leur donner un sursis de quinze jours; ce que nous accordâmes volontiers, et nous partîmes couverts de bénédictions. Après quelques autres plaisanteries du même genre, qui, toutes, tournèrent à notre profit, à notre amusement et à notre gloire, nous fîmes enfin notre entrée dans la capitale, par la porte de Shimiran, et nous allâmes, un beau matin, nous présenter à notre serheng, le colonel Mehdy-Khan.

 

Nous saluâmes profondément ce grand personnage, au moment où il traversait la cour de sa maison. Le vékyl, qui le connaissait déjà, nous présenta, Khourshyd et moi, et fit, en fort bons termes, l'éloge de notre bravoure, de notre soumission et de notre dévouement à notre chef. Le colonel parut enchanté de nous et nous envoya aux casernes avec quelques bonnes paroles. Je me trouvai dès lors incorporé dans le 2e régiment du Khamsèh.

Il faut avouer, pourtant, que certains côtés de l'existence militaire ne sont pas gais du tout. Ce n'est rien que de perdre sa solde, et, au fond, puisque les vizirs mangent les généraux, j'avoue qu'il me paraît naturel que ceux-ci mangent les colonels, qui, à leur tour, vivent des majors, ceux-ci des capitaines et les capitaines de leurs lieutenants et des soldats. C'est à ces derniers à s'ingénier pour trouver ailleurs de quoi vivre, et, grâce à Dieu, personne ne le leur défend. Mais le mal, c'est qu'il y a des instructeurs européens, et tout le monde sait qu'il n'est rien de brutal et d'inepte comme l'un ou l'autre de ces Férynghys. Ils ont toujours à la bouche les mots d'honnêteté, de probité et prétendent vouloir que la paye du soldat soit régulièrement acquittée. Cela, en soi, ne serait pas mauvais; mais, en revanche, ils voudraient faire de nous des bêtes de somme, ce qui serait détestable et, franchement, s'ils devaient réussir dans leurs projets, nous serions tellement à plaindre que la vie ne vaudrait plus rien. Ils voudraient, par exemple, nous forcer à demeurer effectivement dans les casernes, à y coucher chaque nuit, à rentrer et à sortir précisément aux heures que leurs montres leur indiquent. De sorte que l'on deviendrait absolument comme des machines, et on n'aurait plus même la faculté de respirer qu'en mesure: ce que Dieu n'a pas voulu. Ensuite, ils nous feraient tous, sans distinction, venir sur la plaine au soleil l'été, à la pluie l'hiver, pour quoi faire? Pour lever et baisser les jambes, agiter les bras, tourner la tête à droite ou à gauche. Vallah! Billah! Tallah! Il n'y a pas un d'entre eux qui soit capable d'expliquer à quoi ces absurdités peuvent servir! J'avoue, quant à moi, que, lorsque je vois passer quelqu'un de ces gens-là, je me range, parce qu'on ne sait jamais quel accès de frénésie va les saisir. Heureusement le ciel, en les créant très brutaux, les a faits au moins aussi bêtes, de sorte que, généralement, on leur peut persuader tout ce qu'on veut. Gloire à Dieu, qui a donné ce moyen de défense aux Musulmans!

Pour moi, j'ai vu tout de suite ce que c'étaient que les instructeurs européens et je m'en suis tenu le plus loin possible; comme le vékyl, mon ami, avait eu soin de me recommander au sultan, je n'allais jamais à ce qu'on appelle l'exercice, et mon existence était fort supportable. Notre régiment était venu remplacer celui de Souleymanyèh, qu'on avait envoyé à Shyraz; de sorte que j'appartenais à un détachement occupant un des postes dans le bazar. Ces chiens d'Européens, que Dieu maudisse! prétendaient que, tous les jours, on devait relever les postes et renvoyer les hommes à la caserne. Ils ne savent qu'inventer pour tourmenter le pauvre soldat. Heureusement, le colonel ne se souciait pas d'être ennuyé et dérangé constamment, de sorte qu'une fois dans un corps de garde, on s'y établit, on y prend ses aises et on s'y loge, non pas pour vingt-quatre heures, mais pour deux ou trois ans, quelquefois, enfin, pour le temps que le régiment tient garnison dans la ville.

Notre poste était assez agréable. Il tenait le coin de deux avenues du bazar. C'était un bâtiment composé d'une chambre pour le nayb et d'une vaste salle pour les soldats. Il n'y avait pas de fenêtres, mais seulement une porte qui donnait sur une galerie en bois, longeant la rue, et le tout était élevé de terre de trois pieds. Aux environs de notre édifice beaucoup de boutiques nous présentaient leurs séductions. D'abord, c'était un marchand de fruits, qui avait ses raisins, ses melons et ses pastèques étalés en pyramides ou dessinant des festons au-dessus de la tête des chalands. Dans un coin de l'établi, se carrait une caisse de figues sèches, dont le digne marchand nous permettait toujours de prendre quelque chose, lorsque, le soir, nous allions causer avec lui de toutes sortes de sujets intéressants. Un peu plus loin logeait un boucher, qui nous vendait du mouton excellent; mais, pour un quartier qu'on lui en payait, je crois bien qu'il y en avait quatre dont la disparition restait pour lui un mystère insondable. Il nous racontait chaque jour avec désespoir les détournements dont il était victime, et, comme nous lui amenions de temps en temps un voleur qui reconnaissait la fraude, restituait l'objet volé, se faisait pardonner, il n'eut jamais l'injustice de nous soupçonner. Je me rappelle encore avec attendrissement un rôtisseur dont les fourneaux exhalaient des parfums dignes du paradis. Il savait une manière de préparer des kébabs, qui était absolument inimitable. Chaque morceau de viande était grillé si à point et si bien saturé des sucs de la feuille de laurier et du thym, que l'on croyait avoir dans la bouche tout le bonheur céleste. Mais, un des grands attraits de notre voisinage, c'était surtout le conteur d'histoires établi dans la cour d'une maison en ruines; il récitait chaque jour, devant un auditoire pénétré d'admiration et haletant de curiosité, des histoires de fées, de génies, de princes, de princesses, de héros terribles, le tout entremêlé de pièces de vers tellement doux à entendre que l'on en sortait à moitié fou. J'ai passé là bien des heures qui m'ont causé des délices que je ne saurais exprimer.

En somme, il est parfaitement vrai que c'est une vie charmante que celle du corps de garde. Notre nayb, un beau garçon, ne paraissait jamais. Non seulement il abandonnait sa solde entière à ses supérieurs, mais il leur faisait encore de jolis cadeaux, de sorte qu'il lui était permis d'être pishkedmèt, valet de chambre dans une grande maison, ce qui valait mieux que sa lieutenance. Le vékyl, mon ami, partait chaque matin, et je le vois encore dans ses grands pantalons qui avaient été blancs autrefois, sa veste en toile rouge percée aux coudes, son baudrier d'une couleur incertaine, son bonnet défoncé et son grand bâton à la main. Il s'en allait exercer sa profession de cardeur de laine et souvent ne rentrait pas de huit jours. Nous autres, qui ne savions où coucher, nous revenions d'ordinaire au poste entre minuit et deux heures du matin; mais, généralement, à huit ou neuf heures, nous étions tous partis, sauf un ou deux qui, pour une raison quelconque, consentaient à garder la maison. Il est bien connu que des soldats, dans un poste, ne servent absolument qu'à présenter les armes aux grands personnages qui passent. C'est aussi ce que nous faisions très régulièrement. Du plus loin qu'un seigneur à cheval, entouré de domestiques, se montrait dans une des avenues aboutissant à notre corps de garde, tous les boutiquiers nous avertissaient à grands cris. Notre détachement, composé d'une vingtaine d'hommes, n'avait jamais plus de quatre ou cinq représentants qui, naturellement s'occupaient à causer ou à dormir; souvent même, il n'y avait personne. Alors, de toutes les boutiques s'élançaient des auxiliaires qui enlevaient nos fusils des coins où nous les avions jetés, se mettaient en rang dans une superbe ordonnance, un d'entre eux faisait le vékyl, un autre le nayb, et tous présentaient les armes avec la gravité martiale des Européens les plus farouches. Le grand personnage s'inclinait avec bonté et chaque chose était en ordre. Je me rappelle avec plaisir cet excellent corps de garde, ces braves voisins, la vie charmante que j'ai menée alors, et je souhaite fortement, dans mes vieux jours, de retrouver une situation pareille. Inshallah! Inshallah!