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Ce majestueux dignitaire s'avança d'un air composé vers le pishkhedmèt, qui le salua en mettant sa main sur son cœur; mais Gambèr-Aly ne se permit pas une pareille familiarité; il fit glisser ses mains contre ses jambes depuis le haut de la cuisse jusqu'au-dessous du genou, et, s'étant ainsi incliné, autant que la chose était possible, sans donner du nez en terre, il se redressa, cacha ses doigts dans sa ceinture, et attendit modestement et les yeux baissés qu'on lui fit l'honneur de lui adresser la parole.

Le Ferrash-Bachi passa la main sur sa barbe d'un air approbateur, et, par un coup d'œil gracieux, avertit Assad-Oullah de sa satisfaction. Celui-ci s'empressa de dire:

– Le jeune homme a du mérite, il est rempli d'honnêteté et de discrétion; je puis le jurer sur la tête de Votre Excellence. Je sais qu'il recherche les gens convenables et fuit la mauvaise compagnie! Votre Excellence le couvrira, certainement, de son inépuisable bonté. Il fera tout au monde pour la satisfaire et nous en sommes expressément convenus.

– C'est au mieux, répondit le Ferrash-Bachi, mais avant de conclure, j'ai une question à adresser en particulier à ce digne jeune homme.

Il prit Gambèr-Aly à part et lui dit:

– Le seigneur Assad-Oullah se conduit avec vous comme un père. Mais, avouez-le-moi, combien lui avez-vous offert?

– Que votre bonté ne diminue pas! dit ingénument Gambèr-Aly; je ne me permettrais pas d'offrir un cadeau à n'importe qui, alors que ma misérable fortune m'oblige à attendre, en comptant les jours, jusqu'à ce que j'aie pu présenter mes respects à Votre Excellence.

– Mais, au moins, tu lui as promis quelque chose? reprit le Ferrash-Bachi en souriant. Combien lui as-tu promis?

– Par votre tête, par celle de vos enfants! s'écria Gambèr-Aly, je ne me suis avancé en aucune manière, me réservant de prendre vos ordres à ce sujet.

– Tu as bien fait. Agis toujours aussi discrètement et tu t'en trouveras mieux. Voici le conseil désintéressé que je te donne. Pour ce qui est de moi, ne te gêne pas. Je suis trop heureux de pouvoir te servir. Mais comme tu débutes dans le monde, il te faut apprendre à rendre à chacun selon son rang, sans quoi les étoiles elles-mêmes ne pourraient pas fonctionner dans le ciel, et l'univers entier serait la proie du désordre. Tu sais qu'un pishkhedmèt n'est pas un ferrash-bachi; dès lors, tu ne peux légitimement donner au premier que la moitié juste de ce que tu destines au second, et afin de te préciser les choses, remets à Assad-Oullah-Bey, aussitôt que tu le pourras, cinq tomans et quatre pains de sucre, pas davantage! Tu vois que je tiens aménager tes petits intérêts!

Là-dessus, le Ferrash-Bachi donna une légère tape d'amitié sur la joue de Gambèr-Aly, et, après lui avoir notifié qu'il faisait désormais partie des hommes du Prince, il se retira, se rendant où son devoir l'appelait. Le nouveau serviteur des grands ne put s'empêcher d'éprouver quelque souci de sa situation. Le Lion de Dieu ne lui avait indiqué que le tiers de ce qu'il aurait à débourser; au lieu de cinq tomans et quatre pains de sucre, il se trouvait engagé pour quinze tomans et douze pains de sucre. Ce n'était pas la même chose. Mais il s'étourdit sur ces misères, remercia avec effusion son protecteur, baisa le bas de sa robe, et, comme il en avait désormais le droit, se mit à errer de côté et d'autre dans les cours du palais, accostant ses camarades, dont il connaissait déjà quelques-uns pour les avoir rencontrés chez les gens rangés qu'il fréquentait d'ordinaire, et liant conversation avec les autres. Il fut tout de suite, apprécié et on lui témoigna des amitiés incroyables. Le thé du Prince lui parut bon, et il put même faire passer, sans qu'on y prit trop garde, un certain nombre de morceaux de sucre dans ses poches. Ensuite on joua à toutes sortes de jeux inoffensifs, et, comme Gambèr-Aly n'y était pas novice, il retira de cette opération, conduite avec art, une douzaine de sahabgrans (une quinzaine de francs) et l'estime générale. Bref, il parut à chacun ce qu'il était en réalité, un fort joli garçon au physique et au moral.

Quand il rentra le soir chez lui, sa mère s'empressa de l'interroger.

– Je suis accablé de fatigue, répondit-il d'un air nonchalant. Le Prince a tenu absolument à me faire dîner avec lui. Nous avons eu les cartes toute la journée, et, par discrétion, je n'ai voulu lui gagner que le peu de monnaie que voici. Une autre fois, quand je serai tout à fait ancré dans ses bonnes grâces, je ne le traiterai pas si bien. Nous sommes convenus que, pour ne pas donner d'ombrage aux jaloux, je feindrais, pendant quelque temps, de faire partie de ses ferrashs, ensuite je deviendrai vizir. En attendant, je n'aurai rien à faire que m'amuser tout le jour. Nous partons sous peu pour Téhéran, et Son Altesse a l'intention de me recommander au Roi.

Bibi-Djânèm serra son adorable fils dans ses bras. Lui trouvant un peu d'agitation, elle lui promit, pour le lendemain matin, un bol considérable d'infusion de feuilles de saule, préservatif merveilleux contre la fièvre, et, comme Mirza-Hassan-Khan avait rapporté à la maison dix sahabgrans, produit de la vente de deux encriers, elle préparait des pâtisseries feuilletées et un plat de kouftehs, boulettes de hachis, frites dans des feuilles de vignes, dont la perfection lui avait toujours valu une gloire incontestée. On mangea et on but, et la moitié de la nuit se passa au sein d'une joie parfaite.

Au matin, Gambèr-Aly, ayant pris son élixir et reçu pour recommandation maternelle de ne se laisser attraper par personne, alla reprendre ses fonctions au Palais.

C'est une chose admirable que la vérité! Elle se glisse partout, au travers du mensonge, sans que les hommes puissent savoir comment. Le prochain départ du Prince-Gouverneur pour la capitale, annoncé par le jeune ferrash, qui n'avait sur ce point que les indices fournis par la fougue de son imagination, se trouva être parfaitement exact, et Gambèr-Aly fut tout étonné quand ses camarades lui annoncèrent qu'on s'en allait sous huit jours, attendu que le prince était rappelé et même remplacé, preuve nouvelle de la sagesse bien connue du gouvernement.

On ne s'amuse pas, dans ces pays-là, à compter minutieusement avec les mandataires du pouvoir. On les nomme, on les envoie; ils recueillent le produit des impôts; ils en gardent la plus grande partie pour eux, sous le prétexte que les récoltes ont été mauvaises, que le commerce ne va pas, que les travaux publics absorbent les ressources. On ne leur cherche pas de mauvaises chicanes et on reçoit pour bon ce qu'ils disent. Puis, au bout de quatre ou cinq ans, on les destitue; on les fait venir; on leur demanda ce qu'ils préfèrent, ou rendre des comptes ou payer une somme d'argent indiquée. Ils choisissent toujours le second terme de la proposition, parce qu'il leur serait difficile de présenter des pièces en règle. On leur enlève ainsi la moitié ou les deux tiers de ce qu'ils ont amassé, et avec ce qui leur reste, ils font des cadeaux au Roi, aux ministres, aux dames du harem, aux gens influents, et, à bon prix, on leur confère un autre gouvernement qu'ils vont administrer, sans changer de système, pour arriver à la même conclusion. C'est une méthode dont il n'est pas besoin de faire ressortir les mérites; l'avantage en saute aux yeux. Les peuples sont charmés de voir leurs gouverneurs rendre gorge: les gouverneurs passent leur vie à s'enrichir, et, finalement, ils meurent pauvres, sans jamais s'être doutés que telle devait être leur fin inévitable. Quant au pouvoir suprême, il s'épargne les soucis de la surveillance et une taquinerie de mauvais goût envers ses agents.

Son Altesse le Prince ayant exploité la province dont Shyraz est la capitale pendant une durée de temps suffisante, on le priait de venir raconter ses affaires aux colonnes de l'Empire, c'est-à-dire aux chefs de l'État; tout marchait ainsi, suivant la règle; mais, comme de coutume, et parce que rien n'est parfait en ce monde, c'était un dur moment à passer pour le disgracié. Une savait pas au juste dans quelle mesure on allait le rançonner.

Le matin, de bonne heure, et même avant le jour, son intendant avait pris la fuite, emportant quelques menus souvenirs de valeur. Le Ferrash-Bachi était sombre. Il se défiait de sa situation qui, difficilement, pouvait continuer à être aussi lucrative que par le passé. Les pishkhedmèts se communiquaient tout bas bien des réflexions; les gens de l'écurie, les ferrashs, les soldats, les kavédjys, n'ayant rien à perdre, étaient au comble du bonheur de changer de place. De moment en moment, un objet ou l'autre disparaissait et se serait retrouvé à un mois de là dans une boutique quelconque du Bazar. Quant au peuple de Shyraz, lorsqu'il apprit la nouvelle, il s'abandonna à une joie pareille à un délire. Partout on éleva au ciel la justice, la générosité et la bonté du Roi; on le compara à Noushirwan, un ancien monarque auquel on prête des vertus que, de son temps, sans doute, on prêtait à quelqu'autre, et ce fut une explosion de chansons, toutes plus malveillantes et plus audacieusement calomniatrices les unes que les autres, sur toute l'étendue des bazars de la ville. Rien n'égale l'ingratitude du peuple.

Le Ferrash-Bachi prit à part Gambèr-Aly:

– Mon enfant, lui dit-il, tu vois que je suis fort occupé; il me faut mettre les tentes en bon état pour le voyage, avoir soin que les mulets soient ferrés et que, enfin, rien ne manque. Je n'ai donc pas le temps de m'occuper de mes propres intérêts. Tiens, voilà un billet de huit tomans qui m'a été souscrit par un des écrivains de l'arsenal, Mirza-Gaffar, lequel demeure sur la place Verte, à gauche, à côté de la mare. Va trouver mon débiteur; dis-lui que je ne peux pas attendre davantage, parce que je ne sais quand je reviendrai, et que je pars la semaine prochaine. Termine cette petite affaire à ma satisfaction, et tu n'auras pas lieu d'en être fâché.

 

Là-dessus, il cligna de l'œil d'une manière hautement significative. Gambèr-Aly, enchanté, lui promit de réussir et s'en alla rapidement où son supérieur l'envoyait. Il n'eut aucune peine à découvrir la maison de Mirza-Gaffar, et, s'étant approché, il frappa rudement à la porte. Il avait mis son bonnet de travers et s'était armé de son air le plus délibéré.

Au bout d'une minute, on vint lui ouvrir; il se trouva en présence d'un petit vieillard qui portait, sur un nez crochu, une immense paire de lunettes.

– Le salut soit sur vous! dit brusquement Gambèr-Aly.

– Et sur vous le salut, mon aimable enfant! repartit le vieillard d'une voix mielleuse.

– Est-ce au très élevé Mirza-Gaffar que je parle?

– A votre esclave.

– Je viens de la part du Ferrash-Bachi, et j'ai là un billet de huit tomans que Votre Excellence va me payer sur l'heure.

– Assurément. Mais ne me laisserez-vous pas me charmer à l'aspect de votre beauté? Les anges du ciel ne sont rien en comparaison de vous. Honorez ma maison en y acceptant une tasse de thé. Il fait chaud, et vous avez pris trop de peine en daignant transporter Votre Noblesse jusqu'ici.

– Que votre bonté ne diminue pas! répondit Gambèr-Aly, devenant plus rogue en voyant la grande politesse du petit vieillard.

Cependant il consentit à entrer et s'assit dans la salle.

En un tour de main, Mirza-Gaffar apporta un réchaud, y mit du feu, posa une bouilloire de cuivre au-dessus des charbons, disposa du sucre, atteignit la boite à thé, alluma le kaliân, l'offrit à son hôte et, après s'être informé des nouvelles de son illustre santé et avoir rendu grâces au ciel de ce que tout allait bien de ce côté, il entama la conversation ainsi:

– Vous êtes un jeune homme si parfaitement accompli et orné des dons du ciel, que je n'hésite pas à vous dire toute la vérité, et puisse la malédiction et la damnation tomber sur moi, si je m'écarte d'une ligne de la sincérité la plus parfaite, soit à droite, soit à gauche. Je vais vous payer à l'instant, seulement je ne sais pas comment faire, parce que je n'ai pas le sou.

– Que votre bonté ne diminue pas! répondit froidement Gambèr-Aly, en lui passant le kaliân; mais je ne suis pas autorisé par mon vénérable chef à entendre de pareils discours, et il me faut de l'argent. Si vous ne me le donnez pas, vous savez ce qui arrivera: je brûlerai votre grand-père et le grand-père de votre grand-père, lui-même!

Cette menace parut agir fortement sur le vieil écrivain qui, probablement, ne se souciait pas d'un tel dégât parmi ses ascendants. Il s'écria alors d'une voix lamentable:

– Il n'y a plus d'Islam! il n'y a plus de religion! Où trouverai-je un protecteur, puisque cette figure de houri, cette pleine lune de toutes les qualités, me regarde sans bienveillance? Si je vous offrais humblement deux sahabgrans, parleriez-vous en ma faveur?

– Votre bonté est excessive! repartit Gambèr-Aly. Où a-t-on vu un ferrash du Prince se déshonorer en acceptant pareille somme?

– Je déposerais à vos pieds tous les trésors de la terre et de la mer, si je les possédais, et ne voudrais en rien garder pour moi; mais je ne les possède pas! Sur votre tête, sur vos yeux, par pitié pour un misérable vieillard, acceptez les cinq sahabgrans que je vous offre de bon cœur, et veuillez bien dire à Son Excellence le très élevé Ferrash-Bachi que vous avez vu vous-même ma profonde misère.

– Je soumets une humble requête, interrompit le ferrash. Je ne demande pas mieux que de vous aider et d'obtenir le bénéfice de vos prières; mais il faut aussi que Votre Excellence soit raisonnable. J'accepterai, pour vous faire plaisir, le cadeau d'un toman dont vous m'honorez; c'était inutile, mais j'aurais une confusion inexprimable si je vous désobligeais. Ainsi, un toman et n'en parlons plus. Vous me remettrez deux tomans pour mon chef, et je me charge d'arranger l'affaire. Seulement, comme notre homme est assez vif et impétueux, il est à propos que d'ici à huit jours Votre Excellence ne paraisse pas dans sa noble maison. Il pourrait arriver des désagréments.

On discuta une heure, on prit plusieurs tasses de thé, on s'embrassa fort, puis, comme Gambèr-Aly resta inébranlable, l'écrivain de l'arsenal s'exécuta, lui remit un toman pour lui et deux tomans pour son chef, et on se sépara avec les assurances réciproques de la plus parfaite affection.

– Que le salut soit sur vous! dit Gambèr-Aly au chef des ferrashs.

– C'est bon! Qu'as-tu obtenu?

–Excellence, j'ai trouvé ce misérable sur la route, il s'enfuyait; je l'ai pris au collet, je lui ai reproché son crime, et, malgré des passants qui voulaient s'interposer entre nous, j'ai retourné ses poches et je vous apporte le toman que j'ai trouvé dedans, il n'y avait rien de plus!

– Tu mens!

– Sur votre tête! sur ma tête! sur mes yeux! sur ceux de ma mère, de mon père et de mon grand-père! Par le livre de Dieu, par le Prophète et tous ses prédécesseurs (que le salut soit sur eux et la bénédiction) je ne vous dis que la vérité pure!

Le Ferrash-Bachi partit comme une flèche et, bouillant d'indignation, il courut à la maison de l'écrivain, frappa, on ne répondit rien. Il demanda des nouvelles à un cordier qui demeurait à peu de distance. Le cordier lui assura que Mirza-Gaffar était parti depuis deux jours et soutint son dire par un flot de serments. Ce qui était incontestable, c'est que le Ferrash-Bachi était attrapé. Il revint au Palais fort triste. Évidemment, Gambèr-Aly n'avait aucun tort.

– Mon fils, lui dit son supérieur, tu as fait ton possible, mais le destin était contre nous!

Après cette affaire, la faveur de Gambèr-Aly s'accrut encore et il fut considéré comme la perle de la maison du Prince. On le chargeait de toutes les commissions; il y trouvait ses intérêts, et bien que, en général, il ne réussît pas complètement au gré de ceux qui l'employaient, sa candeur était si grande et sa figure si sincère, qu'on ne pouvait s'en prendre à lui du malheur des circonstances. Sur ces entrefaites, les préparatifs de départ étant achevés, le prince donna l'ordre de se mettre en chemin.

En tête du convoi marchaient des cavaliers armés de longues lances, des soldats, des hommes d'écurie conduisant des chevaux de main, puis des bagages, les écuyers du Prince, les principaux officiers de sa maison, enfin le Prince lui-même, sur un magnifique cheval, et toutes les autorités de la ville et leurs suites, qui devaient l'accompagner jusqu'à une lieue et demie de Shyraz, puis encore des bagages et d'autres soldats, et d'autres ferrashs et des muletiers en foule. Sur une route parallèle, suivait le harem, les dames, enfermées dans des takht-è-révans ou litières, portées devant et derrière par un mulet, admirable invention, soit dit par parenthèse, pour procurer une idée exacte du mal de mer le mieux conditionné; les servantes étaient dans des kédjavêhs, sortes de paniers placés à droite et à gauche d'une monture quelconque. On entendait de très loin la conversation, les cris, les gémissements de ces illustres personnes, et les injures dont elles accablaient les pauvres muletiers. Cette sortie triomphale ne laissa pas que d'avoir des côtés peu brillants. Le beau sexe de la ville était accouru en foule, les derviches l'accompagnaient; il y avait aussi bien des anciennes connaissances de Gambèr-Aly, dont les habits déchirés, le gâma, les longues moustaches, les airs de mauvais garçon ne promettaient pas grand'chose d'édifiant. Aussitôt que le convoi parut, ce fut un concert de cris, et on hurlait avec d'autant plus de perfection, que Bibi-Djânèm se tenait sur les premiers rangs avec une troupe de ses amies, façonnées de longtemps à toutes les agressions, et terribles aux plus braves. Les qualifications les plus relevées étaient trouvées facilement par ces vétéranes: chien, fils de chien, arrière-petit-fils de chien, bandit, voleur, assassin, pillard, et bien d'autres épithètes que la langue française ne supporterait pas, et surtout ces dernières, sortaient brûlantes de la bouche de ces guerrières. Au milieu de telles éjaculations, une réserve de gamins, en sûreté derrière leurs mères, chantaient à pleine voix des fragments comme celui-ci:

 
Le prince de Shyraz,
Le prince de Shyraz,
C'est un imbécile,
C'est un imbécile;
Mais sa mère est une coquine
Et sa sœur autant!
 

Pendant quelques minutes, Son Altesse, vivement intéressée, sans doute, par la conversation des seigneurs qui l'entouraient, ne parut pas voir ce qui se passait, ni entendre ce qui se disait, ou plutôt se criait à ses oreilles. A la longue, cependant, il perdit patience et fit un signe au Ferrash-Bachi. Celui-ci donna l'ordre à ses hommes de dissiper le rassemblement à coups de gaules. Chacun s'y porta de tout cœur, et Gambèr-Aly, frappant comme les autres, entendit une voix, bien connue, qui lui vociférait dans les oreilles:

– Ménage ta mère, mon bijou! Et fais-nous venir à Téhéran le plus vite possible, ton père et moi, pour partager tes grandeurs!

– S'il plaît à Dieu, il en sera bientôt ainsi! s'écria Gambèr-Aly avec enthousiasme. Là-dessus il tomba à bras raccourcis sur une autre vieille émeutière, et, empoignant un derviche par la barbe, il le secoua vigoureusement. Cet acte de vaillance fit reculer la multitude. Les ferrashs considérèrent plus que jamais leur camarade comme un lion, et voyant le désordre se calmer, ils rejoignirent leur arrière-garde en riant comme des fous.

Le voyage se fit sans encombre. Après deux mois de marche, on arriva à Téhéran, la Demeure de la Souveraineté, suivant l'expression officielle, et les négociations commencèrent entre le Prince et les colonnes de l'État. De part et d'autre, beaucoup de ruses furent déployées, on menaça, on fit des promesses sans nombre, on chercha des moyens termes. Tantôt la question avançait, tantôt elle reculait. Le grand-vizir était porté à la sévérité; la mère du roi inclinait à l'indulgence, ayant reçu une belle turquoise, bien montée et entourée de brillants d'un prix convenable. La sœur du Roi montrait de la malveillance; mais le chef des valets de chambre était un ami dévoué; il était contredit, il est vrai, par le trésorier particulier du palais, soit! mais, quant au porteur de pipe ordinaire, on ne pouvait douter de son désir de voir tout finir pour le mieux. Gambèr-Aly se souciait peu de ces grands intérêts. Ses affaires commençaient à tourner assez mal et, souvent, des inquiétudes lui venaient sur son sort. Il y avait de sa faute.

Se voyant un peu gâté, il avait résolu, à part lui, de ne rien donner ni au Ferrash-Bachi, ni au pishkedmèt Assad-Oullah. Bien que, à la connaissance universelle, il eut eu déjà des occasions fréquentes de réaliser des profits, il avait toujours prétendu, contre l'évidence, que son dénuement était extrême, ce qui ne l'empêchait pas d'être au jeu une partie du jour et de montrer de l'or avec assez d'ostentation. Ses deux protecteurs avaient, à la fin, ouvert les yeux. C'étaient des gens graves; ils ne dirent mot. Cependant Gambèr-Aly s'aperçut vite qu'il n'était plus traité avec la même distinction, ni surtout avec la même affabilité. Les commissions lucratives ne lui étaient plus conférées; elles allaient à d'autres; les travaux durs ou astreignants, enfoncer les piquets, raccommoder les tentes, secouer les tapis, l'occupaient une bonne partie du jour. S'il se permettait, comme autrefois, d'aller rôder du côté des cuisines, le chef de service, grand ami d'Assad-Oullah-Bey, le renvoyait à son quartier avec des paroles maussades, enfin, tout était changé, et le pauvre enfant sentait que les adversaires qu'il s'était créés, par la subtilité de son esprit et ses tours d'adresse, n'attendaient qu'une occasion pour faire tomber sur lui tout le poids de leur ressentiment. C'était ce que les journaux de Paris appellent une situation tendue.

Un matin que les ferrashs s'amusaient devant la porte. Gambèr-Aly, toujours de belle humeur, malgré ses soucis, toujours leste et dispos, luttait contre deux ou trois de ses camarades, et, tour a tour les poursuivant, poursuivi par eux, il se trouva acculé contre l'échoppe d'un boucher. Un des joueurs, appelé Kérym, garçon faible et poitrinaire, prit, pour plaisanter, un des couteaux placés sur l'étal et en menaça Gambèr-Aly en riant; celui-ci, sans malice, lui arracha l'instrument des mains, mais en se débattant avec lui, par une fatalité presque inexplicable, il l'atteignit dans le côté. Kérym tomba baigné dans son sang. Quelques minutes plus tard, il expirait.

L'innocent meurtrier, au désespoir, perdait complètement la tête; les autres ferrashs, témoins de l'action et sûrs de ce qu'elle avait d'involontaire, s'empressèrent de le mettre à l'abri des dangers du premier moment. Ils le poussèrent dans l'écurie, et, tout courant, Gambèr-Aly s'en alla tomber contre la jambe droite du cheval favori de Son Altesse, bien décidé à ne plus sortir de cet asile inviolable pendant le reste de ses jours.

 

Au bout de deux heures, cependant, il était un peu calmé. Le sous-aide de cuisine lui avait confié, sous le sceau du plus grand secret, que le frère du mort avec deux cousins était venu au Palais. Ils avaient parlé au Ferrash-Bachi, et celui-ci, devant tout le monde, leur avait demandé comment ils entendaient faire valoir leurs droits. Ils avaient répondu qu'on leur donnerait le meurtrier pour qu'ils en fissent à leur guise ou bien cinquante tomans. «Cinquante tomans! avait répondu le Ferrash-Bachi d'un ton méprisant, cinquante tomans pour le plus mauvais de mes hommes, qui serait mort de lui-même avant un mois! Que votre bonté ne diminue pas! Vous vous moquez du monde! Si vous voulez dix tomans, je les donnerai moi-même, pour qu'on ne fasse pas de peine à mon pauvre Gambèr-Aly.»

Voilà ce que vint raconter le marmiton Kassem, et Gambèr-Aly se réjouit de tout son cœur de la tournure favorable que prenait son affaire. Il admirait l'aveuglement de son chef à son égard. Mais il se savait si aimable que, au fond, il concevait tout. Il causa longtemps avec son ami; puis, vers minuit, il se coucha dans la litière, à côté du cheval sacré, et s'endormit profondément. Tout d'un coup, une main vigoureuse le secoua par l'épaule: il ouvrit les yeux; devant lui se tenait le mirakhor, le chef de la mangeoire, personnage redouté qui a le domaine des chevaux et des écuries dans toute grande maison et auquel obéissent même les djelôdars ou écuyers.

– Garçon, dit-il à Gambèr-Aly, tu vas décamper d'ici et haut le pied, à moins que tu n'aies cinquante tomans à donner à ton maître, le Ferrash-Bachi, autant à Assad-Oullah, le pishkedmèt, et tout autant à ton esclave. Si tu ne veux pas ou si tu ne peux pas, en route!

– Mais on me tuera! s'écria le pauvre diable.

– Que m'importe! Paye ou sors!

En parlant ainsi, le mirakhor, qui était une sorte de géant, un Kurde Mâfy, véritable fils du diable, comme ses compatriotes s'en vantent, enleva Gambèr-Aly par le cou avec autant de facilité qu'il eût fait d'un poulet, le traîna, malgré ses cris et ses efforts, jusqu'à la porte de l'écurie, et, là, le regardant en face, avec des yeux de tigre, il lui cria:

– Paye ou pars!

– Je n'ai plus rien! hurla Gambèr-Aly, et, par un hasard qui ne s'est pas renouvelé souvent, il disait vrai. Ses derniers sous avaient été perdus le matin au jeu.

– Eh bien! en ce cas, repartit son terrible dompteur, va te faire saigner comme un mouton par les parents de Kérym!

Il secoua vigoureusement sa victime et la jeta dans la cour; puis, rentrant dans l'écurie, il ferma la porte. Gambèr-Aly, au comble de l'épouvante, se crut, d'abord, au milieu de ses ennemis; la lune éclairait, brillante; le ciel était d'une limpidité magnifique, les terrasses de la ville recevaient ses rayons, les arbres se balançaient avec mollesse, les étoiles étaient suspendues, pareilles à des lampes, dans une atmosphère dont l'infini se poursuivait au-dessus d'elles. Mais Gambèr-Aly ne se sentait aucune disposition à s'exalter devant les beautés de la nature. Il s'aperçut seulement que le silence était profond; les palefreniers dormaient çà et là dans leurs couvertures; l'excès de la terreur donna au fils de Bibi-Djânèm une inspiration subite et une espèce de courage. Sans plus consulter, il courut à l'entrée de la cour et la franchit, il parcourut les rues rapidement, tourna à gauche et se trouva contre les murailles de la ville. Il ne lui fut pas difficile d'y découvrir un trou; il se laissa dévaler dans le fossé, et, remontant la contrescarpe, il partit grand train à travers le désert. Les chacals piaulaient, mais il ne s'en souciait pas. Une ou deux hyènes lui montrèrent leurs yeux phosphorescents et s'enfuirent devant lui. Les gens d'imagination forte n'ont jamais qu'une seule sensation à la fois. Gambèr-Aly avait trop peur des parents de Kérym pour redouter autre chose. Il courut ainsi sans s'arrêter, sans prendre haleine, pendant trois heures, et le jour pointait, quand il entra dans le bourg de Shah-Abdoulazym. Il ne s'amusa pas à en regarder les maisons; mais, précipitant encore sa fuite, il arriva devant la mosquée au moment où le jour naissait; il ouvrit brusquement la porte, se précipita sur le tombeau du Saint, et, comme il se sentit sauvé, il s'évanouit tranquillement.

Abdoulazym était, en son temps, un très pieux personnage, agnat ou cognât de Leurs Altesses Hassan et Houssein, fils de Son Altesse le cousin du Prophète, que le salut soit sur lui et la bénédiction! Les mérites d'Abdoulazym sont immenses; mais, en ce moment, Gambèr-Aly n'en appréciait qu'un seul, c'est que la mosquée, au dôme doré, bâtie sur le tombeau du Saint, est, de tous les asiles, le plus inviolable. De sorte que, une fois arrivé là, Gambèr-Aly se voyait aussi en sûreté qu'il l'avait été quelque dix-huit ans en deçà sous le sein précieux de Bibi-Djânèm. Quand il se fut assez rafraichi dans l'état de syncope, il revint à lui et s'assit au pied du tombeau. Il n'était pas seul; un homme à figure sale et terreuse se tenait à son côté.

– Calmez-vous, mon garçon, lui dit ce bonhomme. Quels que soient vos persécuteurs, vous êtes ici en parfaite sécurité, et autant que moi-même.

– Que votre bonté ne diminue pas! repartit Gambèr-Aly. Oserais-je vous demander votre noble nom?

– Je m'appelle Moussa-Riza, répliqua l'étranger d'un air assuré: je suis Européen et même Français, et on me nomme, parmi mes compatriotes, M. Brichard. Mais j'ai embrassé l'islamisme, par la grâce de Dieu, pour arranger quelques petites affaires que j'avais en souffrance, et le ministre de ma nation a l'indignité de vouloir me faire sortir de Perse. Je reste donc ici, afin de ne pas tomber dans ses mains, et je fais des miracles pour prouver la grandeur de notre auguste religion.

– Que la bénédiction soit sur vous! dit Gambèr-Aly dévotement; mais il prit peur de cet Européen défroqué et se résolut à le surveiller exactement. La visite du préposé à la mosquée, qui eut lieu dans la matinée, lui fut plus agréable; on lui donna à manger, on lui promit pour tous les jours un bon ordinaire fondé sur les dotations du lieu, et on lui garantit que personne ne s'aviserait de le tourmenter dans le sanctuaire vénérable où il avait eu le bonheur de se retirer. On voulut même lui persuader de ne pas se confiner à l'intérieur de la mosquée; il pouvait, sans crainte, vaguer à son aise dans les cours, fût-ce à la barbe du chef de police; mais il n'entendit pas de cette oreille. En vain les réfugiés, assez nombreux habitants de cette partie plus vaste du territoire consacré et faisant leur ménage dans tous les coins, lui offrirent l'attrait d'une conversation aimable et enjouée, et mille occasions de dresser quelque petit commerce; il avait trop peur, il ne voulut jamais s'éloigner du saint tombeau. Il leur était aisé, à ces autres, de se confier à une protection modérée! Qu'avaient-ils fait, après tout? Volé quelque marchand? Escroqué leur maître? Fâché un employé subalterne? Il était clair que, pour de pareilles peccadilles, on n'irait pas enfreindre les prérogatives de la mosquée et s'attirer l'indignation du clergé et de la populace; mais lui! c'était bien une autre affaire! Il avait eu le malheur de tomber sur cet imbécile de Kérym, qui s'était laissé mourir bêtement. Il avait du sang sur lui, de plus, l'inimitié de ce scélérat de Ferrash-Bachi le poursuivait. Ce n'était pas trop que du tombeau, que des cendres du saint imam pour le garantir; encore l'Imam aurait-il dû ressusciter et venir lui-même. Il s'obstina donc à tenir compagnie à Moussa-Riza. Ces deux braves vivaient dans des alertes perpétuelles. Toute figure nouvelle apparaissant dans la mosquée leur représentait un espion; Gambèr-Aly croyait reconnaître dans chacun un émissaire de la maison du prince, et son associé un des hommes de son ministre. Deux existences déplorables! Les malheureux maigrissaient à vue d'œil, quand, un matin, il se fit un grand mouvement, et ils se crurent perdus: les gardiens leur apprirent que le Roi avait annoncé son intention de faire ses dévotions, le jour même, à Shah-Abdoulazym. En conséquence, on nettoyait un peu, on époussetait légèrement et on étendait des tapis. La population du bourg était en l'air. Moussa-Riza communiqua à son camarade une idée fort juste: c'était de prendre garde d'être enlevés par leurs persécuteurs à la faveur du tumulte qui, certainement, accompagnerait l'entrée, le séjour et la sortie de Sa Très Haute Présence le Roi des Rois. Le fils de Bibi-Djânèm trouva cette observation raisonnable, et, à dater du moment où elle s'empara de son esprit, il se colla tout vif contre la pierre du tombeau et n'en sépara ses épaules que pour y rapporter sa poitrine. Sur ces entrefaites, le tapage devint épouvantable au dehors. Le bruit des petits canons montés à dos de chameau retentit de toutes parts. On entendit naître au loin, puis croître, puis éclater les hautbois et les tambourins, composant la musique de cette artillerie, appelée zambourèk; une foule de ferrashs royaux et de coureurs en tuniques rouges et en grands et hauts chapeaux ornés de pailleteries, se précipita dans la mosquée. A leur suite entrèrent, d'un pas moins pressé, les ghoulâms ou cavaliers nobles, décorés de chaînes d'argent, le fusil sur l'épaule, et les domestiques supérieurs, et les aides de camp, et les seigneurs de l'Intimité, les mogerrèbs-oul-hezrèt, ceux qui approchent la Présence, et les mogerrèbs-oul-khaghân, ceux qui approchent du Souverain, et, enfin le Souverain lui-même, Nasr-Eddin Shah, le Kadjâr, fils de Sultan, petit-fils de Sultan apparut, et s'approcha du reliquaire. On étendit un tapis de prière sous ses pieds augustes, et le maître de l'État commença à exécuter un certain nombre de rikâats, d'inclinations et de génuflexions, accompagnées d'oraisons jaculatoires, telles que sa piété, la situation de ses affaires personnelles et la disposition du moment les lui suggéraient.