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Souvenirs de Charles-Henri Baron de Gleichen

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(Il disait en entrant dans sa carrière: ou j'aurai la chose en grand, ou je ne l'aurai pas).

«Depuis que l'inexprimable miséricorde divine a permis que l'aurore des régions vraies se découvrît pour moi, je n'ai pu regarder les livres, que comme des objets de lamentations, car ils ne sont que des preuves de notre ignorance et une sorte de défense faite à la vérité, tant elle s'élève au-dessus d'eux. Les livres morts nous empêchent aussi de connaître le livre de vie, et voilà pourquoi ils font tant de mal au monde, et nous reculent tout en paraissant nous avancer.

«Bœhme, cher Bœhme, tu es le seul que j'excepte, car tu es le seul qui nous mène réellement au livre de la vie. Encore faut-il bien qu'on puisse y entrer sans toi. Les livres que j'ai faits n'ont pour but, que d'engager les lecteurs à laisser là tous les livres, sans en excepter les miens.

«Dans l'initiation que j'ai reçue et à laquelle j'ai dû dans la suite toutes les bénédictions, dont j'ai été comblé, il m'arriva de laisser tomber mon Bouclier par terre, ce qui fit de la peine au maître; cela m'en fit aussi à moi, en ce que cela ne m'annonçait pas pour l'avenir beaucoup de succès.

«J'ai reconnu, que c'était une chose honorable pour un homme, que d'être, pendant son passage ici-bas, un peu balayeur de la terre. De tous les états de la vie temporelle, les deux seuls que j'aurais aimé à exercer, eussent été celui d'évêque et celui de médecin, parce que, soit pour l'âme, soit pour le corps, ce sont les seuls où l'on puisse faire le bien pur et sans nuire à personne, ce qui n'est pas possible dans l'ordre militaire, dans l'ordre judiciaire, dans l'ordre des traitants; et je n'aurais pas aimé à n'être que curé, non par orgueil, mais parce qu'un curé n'est pas aussi libre dans son instruction, que peut l'être un évêque. Le duc de Choiseul a été, sans le savoir, l'instrument de mon bonheur, lorsque, voulant entrer au service, non par goût, mais pour cacher à une personne chère mes inclinations studieuses, il me plaça dans le seul régiment où je pouvais trouver le trésor qui m'était destiné. L'espérance de la mort fait la consolation de mes jours: aussi voudrais-je qu'on ne dise jamais: l'autre vie, car il n'y en a qu'une.

«La ville de Strasbourg est la seconde après Bordeaux, à qui j'ai des obligations inappréciables, parce que c'est là où j'ai fait connaissance avec des vérités précieuses dont Bordeaux m'avait déjà procuré les germes. Et les vérités précieuses, c'est par l'organe de mon amie intime qu'elles me sont parvenues, puisqu'elle m'a fait connaître mon cher Bœhme. Mon premier séjour à Lyon en 1773, 1774, 1775, ne m'a pas été beaucoup plus réellement profitable, que celui de 1785. J'y éprouvai un repoussement très-marqué dans l'ordre spirituel. Mon père n'ayant pas pu éteindre dans moi le goût que j'avais pour les objets profonds, essaya vers ma trentième année de me donner des scrupules sur les recherches dans les vérités religieuses, qui doivent être toutes de foi. Il m'engagea à lire un sermon du P. Bourdaloue, dans lequel le prédicateur prouvait qu'il ne fallait pas raisonner; je lus le sermon, et puis je répondis à mon père: «C'est en raisonnant que le P. Bourdaloue a voulu prouver qu'il ne fallait pas raisonner.»

«Mon père garda le silence; il n'est pas revenu depuis à la charge. C'est à Lyon, que j'ai écrit le livre intitulé: Des Erreurs et de la Vérité; je l'ai écrit par désœuvrement et par colère contre les philosophes. J'écrivis d'abord une trentaine de pages, que je montrai au cercle, que j'instruisais chez M. de Villermas, et l'on m'engagea à continuer.

«Il a été composé vers la fin de 1773 et le commencement de 1774, en quatre mois de temps, et auprès du feu de la cuisine, n'ayant pas de chambre où je pusse me chauffer.

«Un jour même, le pot de la soupe se renversa sur mon pied, et le brûla assez fortement. C'est à Paris, en partie chez madame de la Croix, que j'ai écrit le Tableau naturel, à l'instigation de quelques amis.

«C'est à Londres et à Strasbourg, que j'ai écrit l'Homme de désir, à l'instigation de Tieman. C'est à Paris que j'ai écrit l'Ecce homo, d'après une notion vive que j'avais eue à Strasbourg. C'est à Strasbourg que j'ai écrit le Nouvel homme, à l'instigation d'un gentilhomme suédois.

«En 1768, étant en garnison à Lorient, j'eus un songe qui me frappa. J'étais dans les premières années de mes grands objets, et c'est à Lorient même que j'en avais eu les premières preuves personnelles, en lisant un livre de mathématiques. La nuit, je vis un gros animal renversé par terre du haut des airs par un grand coup de fouet; je vis ensuite un autel, que je pris pour être chrétien, et sur lequel je vis quantité de personnes passer et repasser avec précipitation et comme voulant le fouler aux pieds. Je me réveillai avec beaucoup d'affliction, de ce que je venais de voir. C'était l'annonce du renversement de l'Église.

«Mes ouvrages et particulièrement les derniers ont été le fruit de mon tendre attachement pour l'homme, mais en même temps du peu de connaissance, que j'avais de sa manière d'être, et du peu d'impression que lui font ces vérités dans cet état de ténèbres et d'insouciance, dans lequel il se laisse croupir. Ce ne sont pas mes propres ouvrages qui me font le plus gémir sur cette insouciance, ce sont ceux d'un homme, dont je ne suis pas digne de dénouer les cordons de ses souliers, mon chérissime Bœhme.

«Il faut que l'homme soit devenu entièrement sot ou démon pour n'avoir pas profité plus qu'il ne l'a fait de ce trésor envoyé au monde il y a cent quatre-vingts ans. Les apôtres, qui n'en savaient pas tant que lui, ont infiniment plus que lui avancé l'œuvre.

«C'est que pour les hommes encroûtés, comme ils le sont, les faits sont plus efficaces que les livres.»

XV
MADAME DE LA CROIX

M adame de Jarente, fille du marquis de Sénas et nièce de cet évêque d'Orléans, qui avait la feuille des bénéfices sous le règne de madame de Pompadour et de M. de Choiseul, avait épousé fort jeune le marquis de la Croix, officier général au service d'Espagne, que j'ai connu généralement estimé à Madrid. Son mari l'avait laissée, je ne sais pas pourquoi, à Avignon, où, n'ayant rien de mieux à faire, elle s'est donnée la peine de gouverner le comtat, durant la vice-légation de Mgr Acquaviva, qui était fort paresseux et éperdument amoureux d'elle. Comme elle aimait à gouverner, elle rejoignit son mari, lorsqu'il fut nommé vice-roi en Galice. Après sa mort, elle quitta l'Espagne maltraitée et fort pauvre, vint à Lyon, y tomba dangereusement malade, eut des visions pendant sa maladie, et passa de l'incrédulité la mieux conditionnée à une crédulité sans bornes.

Parmi les livres mystiques qu'elle lisait alors, celui des Erreurs et de la Vérité l'avait charmée davantage, et c'est à lui qu'elle attribuait principalement sa conversion. Aussi rechercha-t-elle l'auteur, dès qu'elle fut arrivée à Paris, le recueillit chez elle, et se composa, toujours disputant avec lui, un petit système théosophique particulier, qui n'avait pas le sens commun.

Je n'en citerai qu'un exemple: elle appliquait le fameux quaternaire du livre de Saint-Martin à la divinité, en qui elle prétendait qu'il y avait quatre personnes engendrées successivement: le fils du père, le Saint-Esprit du fils, et Melchisédec du Saint-Esprit.

Mais madame de la Croix était bien plus forte pour la pratique que pour la théorie. Son affaire principale était de combattre le diable et de guérir les maladies. Elle croyait comme le P. Gassner, dont elle faisait grand cas, que le diable était cause de presque toutes les maladies, lesquelles avaient toujours leur source dans quelque péché, qui avait soumis la partie malade aux influences du démon. Elle opérait par des prières et par l'imposition de ses mains arrosées d'eau bénite et de saint chrême; mais quand elle rencontrait un possédé, et elle en nourrissait toujours quelques uns à la brochette, c'était alors qu'elle se croyait à sa véritable place; exorcisant et chassant ce diable du corps de ce pauvre malheureux, qui pour avoir fait un pacte avec lui, serait perdu à jamais, sans la puissance qu'elle avait reçue de Dieu de le délivrer. Ces cures de possédés étaient les plus difficiles, car pour les obsédés, lesquels par des pratiques de fausse magie n'avaient le diable que sur eux ou autour d'eux, il lui en coûtait beaucoup moins de peine de les en débarrasser, elle avait même le pouvoir de le montrer à la compagnie avant qu'il s'en allât, sous une forme qui n'effrayait personne. Je me souviendrai toujours d'une description charmante qu'elle m'a faite de l'apparition d'un de ces diablotins, dont elle avait délivré un certain consul de France à Salé, homme de lettres, que j'avais rencontré souvent chez les encyclopédistes. «Quand le mauvais esprit, me dit-elle, fut sorti de son corps, je lui ordonnai de nous apparaître sous la forme d'une petite pagode chinoise. Il nous fit la galanterie de prendre une figure vraiment délicieuse; il était habillé en couleurs de feu et or, son visage était très-joli, il remuait des petites mains avec beaucoup de grâce, et fut se sauver sous ce rideau de taffetas vert que vous voyez là, dont il s'enveloppa, et d'où il fit toutes sortes de grimaces à son ancien hôte; mais ce dernier, ayant sans doute commis de nouvelles fautes, resta obsédé; car, rentrant un soir au logis, il trouva la petite pagode sur son bureau, et je fus obligée de me transporter chez lui pour la chasser de sa chambre.» Nous avions été fort étonnés, M. le consul et moi, de nous rencontrer ensemble chez madame de la Croix, mais je le fus bien plus que lui, lorsqu'elle l'obligea à convenir en ma présence de la vérité de ce récit, et, par bien des raisons, j'ai lieu de croire qu'ils ne pouvaient pas être d'accord.

J'ai vu chez elle plusieurs personnages, qui se faisaient traiter de l'incarnation diabolique et qui m'ont surpris bien plus que le consul; entre autres, le maréchal de Richelieu, le chevalier de Monbarrey, le marquis, la marquise et le chevalier de Cossé. Madame de la Croix prétendait que bien du monde, et même des personnes de ma connaissance étaient obsédées, et avaient des apparitions, mais qu'elles n'osaient pas en parler de peur de se donner un ridicule. Elle me citait nommément le comte de Schomberg, qui occupait une place distinguée parmi les philosophes mécréants, et que je voyais beaucoup chez le baron d'Holbach. Cette dernière assertion me paraissait une absurdité vraiment choquante; mais, l'année d'après, me trouvant chez madame Necker, cette dame produisit une lettre de M. de Buffon, qui lui écrivait de Bourgogne et lui parlait de certaines visions, qui régnaient dans cette province, et que c'étaient toujours de vieilles femmes qui apparaissaient. Quelques gens de lettres qui n'aimaient pas M. de Buffon, parce qu'il était trop religieux, faisant quelques mauvaises plaisanteries sur son penchant à croire des choses incroyables, voici ce que M. de Schomberg nous dit à mon grand étonnement: «Vous me connaissez assez, messieurs, pour être persuadés que je ne crois pas aux revenants, cela n'empêche pas, que je ne voie et que je n'aie vu depuis longtemps, et presque chaque semaine, la figure de trois vieilles femmes, qui s'élèvent du pied de mon lit, et qui, se recourbant contre moi, me font des grimaces épouvantables.»

 

Ceci me rappelle un de mes amis, M. Tieman, qui voyait presqu'à chaque place qu'il regardait fixement, pendant quelques minutes, une tête, dont les yeux et les traits étaient si animés, qu'elle lui paraissait vivante. Sur la tache de sang, qu'on montre dans la chambre du château d'Édimbourg, où David Rizzio fut poignardé, il dit avoir vu une tête, qui exprimait les convulsions de la mort d'une manière effrayante; il retourna à différentes reprises à la même place et il revit toujours cette tête plus horrible qu'auparavant. M. Tieman, quoique entiché de la passion des sciences occultes, était un homme très-véridique, incapable de tromper qui que ce soit, et toujours en garde de se tromper lui-même. Quoi qu'il en soit, j'ai lieu de croire, qu'il voyait réellement ce qu'il disait voir. Eh! qui n'a pas rencontré bien des honnêtes gens, qui assuraient avoir eu des apparitions avec des circonstances et des protestations si persuasives, qu'on devait être fâché de les révoquer en doute? Mais ne pourrait-on pas, pour se mettre le cœur et l'esprit en repos, admettre qu'une conformation particulière de l'œil, ou une concrétion compacte, qui se serait formée dans le cristallin ou dans l'humeur vitrée, pourraient produire la représentation d'un spectre? Cette concrétion opaque, qui aurait pris une forme déterminée, analogue à celle d'une figure humaine et interceptant les rayons de la lumière, me paraît surtout propre à produire ces sortes d'illusions. Ce spectre serait sans doute noir et mal dessiné, mais l'imagination, ce peintre rapide et habile, colorerait et achèverait bien vite l'ébauche d'une telle grisaille.

Madame de la Croix a été dans sa jeunesse ce qu'on nomme une beauté romaine, mais si parfaite comme on n'en a jamais vu une pareille. Elle avait une figure pleine de grâces et de caractère, l'œil perçant, le nez aquilin, la tête altière, un port superbe, une démarche majestueuse, en un mot c'était l'idéal d'une belle impératrice. De tant de charmes, il ne lui restait dans sa vieillesse qu'une physionomie spirituelle et animée, une taille bien faite, un beau pied, un air impérieux, et beaucoup d'éloquence. Ces restes imposants et distingués convenaient merveilleusement au rôle qu'elle jouait, quand elle parlait au diable; son geste menaçant et l'accent de sa voix faisaient trembler, et il y avait tant de noblesse dans son maintien, tant d'élévation dans sa dévotion exaltée, et une expression si sublime de foi et d'assurance dans toute sa personne, qu'on croyait voir une sainte qui allait faire un miracle. Mais malheureusement je n'en ai vu aucun, quoique j'aie passé bien des journées chez elle, à attendre que le diable sortît du corps d'un possédé. Cependant j'ai été témoin de plusieurs guérisons de maux de tête et de dents, de coliques et de douleurs rhumatiques, opérées sur des personnes qui venaient chez elle en visite et qu'elle connaissait même très-peu. Je pense que ces sortes de guérisons peuvent s'expliquer assez naturellement par l'action du magnétisme animal secondé par l'imagination, cette fée puissante qui commande au génie et préside aux ressorts de notre organisme. Toutefois, si l'on considère combien l'amour-propre doit être flatté de l'honneur d'être un instrument de la divinité, on peut pardonner à madame de la Croix et compagnie de ne pas croire à des causes naturelles, quand il s'agit de miracles.

Madame de la Croix racontait avec une naïveté, une grâce et un art pittoresque, qui lui étaient propres, les particularités des visites qu'elle recevait des mauvais esprits, quand elle était seule. On voyait tout ce qu'elle disait, tant ses descriptions étaient vives et naturelles. Toutes les fois que je venais chez elle, je trouvais des nouvelles de sa société. Tantôt c'étaient des niches fort drôles qu'on lui avait jouées, et tantôt des persécutions effrayantes qu'elle avait essuyées. Souvent des processions entières de pénitents en grandes robes couleur de rose, ou de capucins fort puants, vêtus en bleu céleste, ou d'autres personnages ecclésiastiques ridiculement fagotés arrivaient chez elle de nuit et traversaient son lit, les capucins lui offraient des baisers et les pénitents flagellaient ses couvertures. Quelquefois on lui donnait un bal, où elle voyait les ajustements les plus curieux et les modes de tous les siècles; une autre fois, c'étaient un feu d'artifice magnifique, des pyramides de diamants et de bijouteries, des illuminations superbes ou des palais enchantés qu'on lui montrait. Elle dépeignait tout cela si vivement, avec tant de goût, de gaieté et d'éloquence, que ses récits valaient mieux que la plupart des descriptions d'une fête, ou de l'assemblée la plus brillante.

Je ris encore toutes les fois que je pense à une dispute théologique, qu'elle eut avec un de ses esprits familiers, masqué en docteur de Sorbonne, qui la traitait d'hérétique, en soutenant les opinions de l'Église romaine de la manière la plus orthodoxe: «Mais, lorsqu'il finit par y mêler des blasphèmes, je lui fermai la bouche avec un cadenas, me dit-elle, qu'il portera jusqu'au jour du jugement. – Et où avez-vous pris ce cadenas?» lui répliquai-je. «Ah! mon cher baron, que vous êtes peu instruit de la différence entre la réalité spirituelle et la matérielle; c'est un cadenas bien véritable que je lui ai appliqué: les nôtres n'en ont que la figure.»

Je ne m'ennuyais donc pas chez elle en attendant la chose principale, qui était le diable, qu'elle avait promis de montrer, d'autant plus que nous ne parlions pas toujours de ces choses-là, et que son esprit orné et fécond rendait la conversation aussi instructive qu'agréable; mais tout le monde n'était pas aussi bénévole que moi, et l'on se permettait de la donner en spectacle, en l'engageant à faire ses conjurations dans les maisons, où on lui faisait accroire qu'il revenait des esprits. Ces facéties se faisaient même si grossièrement, qu'elle s'en apercevait; mais elle mettait ces humiliations au pied de la croix, et m'en parlait avec une grande ouverture de cœur et beaucoup de bon sens. «Vous qui m'avez connue, disait-elle, si jalouse de ma gloire et de ma supériorité, qui savez que je me prive du moindre superflu pour le donner aux pauvres, qui voyez que le métier que je fais ne me rapporte que de la honte et du mépris dans un pays où, par mon rang et ma parenté, je pourrais jouer un tout autre rôle, ne sentez-vous pas, qu'une force très-supérieure doit m'imposer l'œuvre que j'exerce? Dites-moi franchement, si mon esprit a baissé; trouvez-vous que je suis devenue folle?» Il était bien difficile de répondre à ces questions, d'autant plus que je trouvais son esprit plus brillant que jamais; mais, après lui avoir fait compliment, je ne pouvais pas me défendre de penser à part, qu'une idée fixe peut fort bien exister, sans troubler les autres, et qu'on peut être raisonnable avec un coin de folie.

Au reste madame de la Croix avait une charité si active, une piété si édifiante, une bonté d'âme si touchante, tant d'onction, de génie et de noblesse de caractère, qu'elle méritait les plus grands égards, et qu'on ne pouvait pas se défendre de l'aimer et de la respecter. Pour moi, je ne saurais penser à elle sans l'admirer et la regretter sincèrement. Je l'ai vue pour la dernière fois en 1791 à Pierry, en Champagne, chez M. Cazotte, ce charmant auteur du Diable amoureux qui, de maître qu'il avait été chez les Martinistes, s'était fait disciple de madame de la Croix, et qui a péri dans les massacres du mois de septembre. Je crains fort que madame de la Croix, dont je n'ai pu avoir aucune nouvelle, n'ait péri de même; car elle avait tout ce qu'il fallait pour occuper une place parmi les martyrs, et elle travaillait de toutes ses forces contre la révolution, qu'elle regardait comme l'œuvre du diable.

Une prouesse, dont elle se vantait particulièrement, était d'avoir détruit un talisman de lapis-lazuli, que le duc d'Orléans avait reçu en Angleterre du célèbre Falk Scheck, premier rabbin des Juifs. «Ce talisman, qui devait conduire le prince au trône, me disait-elle, fut brisé, par la vertu de mes prières, sur sa poitrine dans ce moment mémorable, où il lui prit un évanouissement au milieu de l'Assemblée nationale.»

Je finirai cet article par une scène, que je ne puis ni oublier ni m'expliquer. Madame de la Croix avait un possédé qui, induit par un meunier son voisin, avait formé un pacte avec le diable sans le savoir, et qui par conséquent pouvait être délivré. Toutes les fois qu'il venait chez elle, il se jetait à genoux, et sanglotait en racontant les tourments horribles qu'il souffrait sans cesse. Elle le couchait sur un canapé, lui découvrait le ventre, y appliquait des reliques et de l'eau bénite. Alors on entendait un gargouillement affreux dans le ventre, et le patient jetait des cris effroyables; mais le diable tenait ferme, et nos espérances de le voir sortir, furent toujours trompées. Un jour, ce possédé devint furieux, sauta à bas du canapé et fit mine de se jeter sur nous. Madame de la Croix se mit entre lui et nous, et d'un air menaçant le remit à sa place; alors il grinçait des dents avec une force si extraordinaire, que les passants dans la rue auraient pu l'entendre, et proférait en écumant des blasphèmes si horribles et si nouveaux, qu'ils nous faisaient dresser les cheveux sur la tête; de là il passa aux invectives les plus atroces contre madame de la Croix, et finit par l'énumération la plus scandaleuse de tous les péchés, que cette pauvre dame pouvait avoir commis dans toute sa vie, avec des détails, dont plusieurs m'étaient connus, et encore beaucoup d'autres capables de la faire mourir de confusion. Elle écoutait tout cela les yeux tournés vers le ciel et les mains croisées sur la poitrine, et pleurant amèrement. A la jeunesse près, elle ressemblait à sainte Madeleine. Quand le patient eut terminé son discours, elle se mit à genoux et nous dit: «Messieurs, voilà un châtiment de mes péchés bien juste, que Dieu accorde à ma pénitence; je mérite ces humiliations, que j'ai éprouvées devant vous, et je voudrais les essuyer devant tout Paris, si je pouvais expier par là toutes mes fautes.»

Qu'on réfléchisse sur tout ceci, et qu'on me dise, s'il est croyable qu'une femme, telle que je l'ai dépeinte, ait voulu violer à ce point tous les égards les plus sacrés dus à Dieu, à la pudeur et à sa réputation, pour nous tromper? Mais peut-on être trompé et se tromper soi-même, quand il s'agit de surmonter l'horreur que doivent exciter de pareilles épreuves, et de sacrifier tout ce qu'on a de plus cher, avec une abnégation de raison et d'amour-propre si révoltante et si épouvantable?