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Souvenirs de Charles-Henri Baron de Gleichen

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XII
CAGLIOSTRO

O n a assez dit de mal de Cagliostro, je veux en dire du bien. Je pense que cela vaut toujours mieux, tant qu'on le peut et au moins n'ennuierai-je pas par des redites.

Cagliostro était petit, mais il avait une fort belle tête; elle aurait pu servir de modèle pour représenter la figure d'un poëte inspiré. Il est vrai que son ton, ses gestes et ses manières étaient celles d'un charlatan plein de jactance, de prétentions et d'impertinence; mais il faut considérer qu'il était Italien, médecin donnant des audiences, soi-disant grand-maître franc-maçon, et professeur des sciences occultes. Au demeurant, sa conversation ordinaire était agréable et instructive, ses procédés nobles et charitables, et ses traitements curatifs jamais malheureux et quelquefois admirables: il n'a jamais pris un sol de ses malades.

Je l'ai vu courir, au milieu d'une averse, avec un très-bel habit, au secours d'un mourant, sans se donner le temps de prendre un parapluie, et j'ai vérifié trois cures merveilleuses qu'il a faites à Strasbourg, dans les trois genres où l'art des Français excelle.

Un bas officier, déclaré incurable d'une mauvaise maladie, et qui avait été un cadavre hideux, m'a été montré par son capitaine; il était gros et gras et parfaitement rétabli par Cagliostro.

Le secrétaire de M. de Lasalle, commandant à Strasbourg, se mourant de la gangrène à la jambe et abandonné de tous les chirurgiens, a été guéri par Cagliostro.

Une femme en travail ayant été condamnée par les accoucheurs à une mort certaine, sans promettre qu'ils sauveraient l'enfant, on fit appeler Cagliostro qui assura qu'il la délivrerait avec le succès le plus complet, et il tint parole. Il m'a avoué que sa promesse avait été téméraire; mais que le pouls du cordon ombilical l'ayant convaincu que l'enfant était en parfaite santé, et voyant qu'il ne manquait à la femme que des forces pour accoucher, il s'était fié à la vertu d'un remède singulièrement confortatif qu'il possédait, et qu'enfin il avait été plus heureux que sage.

Son bonheur ou sa science en médecine a dû lui attirer la haine et la jalousie des médecins, acharnés entre eux autant que les prêtres, quand ils se persécutent.

Voilà les ennemis dangereux, qui l'ont le plus décrié en France, en Pologne et en Russie. Ici, je me rappelle un défi plaisant que Cagliostro a fait au médecin du grand-duc Paul. Ce docteur l'avait appelé en duel. Cagliostro lui dit que chacun avait le droit de ne se battre qu'avec les armes de son état, et que comme il s'agissait de prouver la supériorité de leur science réciproque, il lui proposait de s'entre-empoisonner; qu'en conséquence, il lui offrait une pilule à avaler; qu'il en ferait autant de celle que son adversaire lui donnerait, et que celui qui aurait le meilleur contre-poison serait le vainqueur. La haine qu'on portait au cardinal de Rohan, avec lequel il était extrêmement lié, a aussi fortement rejailli sur lui, et son nom a été mêlé dans l'histoire du collier, mais sans aucune preuve. Qu'on joigne à la calomnie de tant d'ennemis positifs la malveillance des hommes, qui aiment en général à croire et à répéter plutôt le mal que le bien, et on verra qu'il est au moins possible qu'un inconnu excitant l'envie plus que la pitié ait été opprimé par la médisance.

Tout ce que je puis attester, c'est que ses disciples lui sont restés fidèles, autant que les élèves des jésuites à leurs maîtres, que ceux qui ont beaucoup vécu avec lui m'en ont beaucoup dit du bien, et personne du mal, avec des preuves convaincantes.

S'il a trompé en qualité d'adepte, il n'a fait que son métier, et même plus noblement que tant d'autres personnages plus respectables que lui; car il donnait gratis à ceux qui avaient faim, la nourriture qu'ils lui demandaient.

La charité, même mal employée, est pour le moins excusable. Sa loge égyptienne en valait bien une autre, car il a tâché de la rendre plus merveilleuse et plus honorable qu'aucune loge européenne. Elle offrait plus de charges de grands-officiers, que n'en avait la couronne de France, et dans le dernier grade il y avait l'apparition d'un ange derrière un paravent avec un petit garçon, auquel cet ange révélait tout ce que le premier lui demandait à la requête des spectateurs du paravent. Comme Cagliostro choisissait un enfant de beaucoup d'esprit, on a toujours été merveilleusement étonné de la sagacité de ses réponses.

La mauvaise conduite de la femme de Cagliostro lui a aussi attiré des reproches, même celui d'en être le complice; mais pourquoi supposer sans preuves qu'un mari soit content lorsqu'il est… battu?

Ce qui a le plus occupé la curiosité du public, a été de découvrir d'où Cagliostro pouvait tirer tout l'argent qu'il dépensait, car il n'avait point de banquier qui lui en fournissait, il n'en recevait jamais par la poste, on ne lui connaissait aucuns biens, ni en terre, ni en portefeuille, et pourtant sa dépense annuelle à Strasbourg était évaluée à trente mille francs, et celle de Paris à près de cent mille.

Voilà un mystère qui n'a jamais été pénétré, et il est juste qu'un homme extraordinaire laisse après lui quelque chose à deviner. On a cru que c'est le cardinal qui lui a donné tout cet argent, et qu'il n'a jamais voulu s'en vanter; c'est ce qu'il y a de plus probable, car rien n'est plus faux que le profit qu'on disait que Cagliostro tirait de ses médecines en partageant avec son apothicaire. Cagliostro donnait gratis toutes les médecines qu'il composait lui-même, et l'apothicaire ne vendait que des pilules à un petit écu chaque boîte: or, j'en ai donné la recette, dont l'auteur m'avait gratifié, à un apothicaire d'Allemagne, lequel m'en a demandé le double pour la même quantité.

XIII
LAVATER

N ul n'est prophète dans son pays. Ce proverbe a été démenti par Lavater. Il est impossible d'être plus aimé ni plus révéré, qu'il l'a été dans toute la Suisse. Son nom était connu et chéri jusque dans les montagnes les plus inaccessibles; on venait de là chercher conseils et secours auprès de lui (souvent au milieu de la nuit), et toujours on trouvait assistance et consolation.

S'il a eu quelques ennemis à Zurich, c'est qu'il était membre d'une ville divisée par l'animosité de deux partis, et que l'envie républicaine n'avait pas même épargné Aristide. Mais il a trouvé dans les pays étrangers bien d'autres envieux plus injustes, que sa célébrité et ses opinions particulières, promulguées avec une confiance trop ingénue, lui ont attirés.

La source de son esprit et de son imagination était dans son cœur, par conséquent fort différente de celle qui n'était que dans la tête de ses adversaires, et sa candeur donnait beau jour à la malignité.

J'ai beaucoup examiné Lavater par les lunettes de ses amis, par celles de ses ennemis et par les miennes; en voici le résultat, au moins pour ma persuasion.

Si on accorde aux actions plus de valeur qu'aux paroles et aux écrits, Lavater a été l'homme le plus estimable de son temps; car personne n'a fait plus de bien dans sa sphère que lui en faisait du matin au soir. C'était son métier: il était ouvrier habile et diligent en bienfaisances, mettant toutes ses heures et toutes ses liaisons à profit pour rendre service aux malheureux et pour secourir les indigents.

Comme il n'était nullement riche, car il est mort fort obéré9, il s'était créé un cercle d'âmes dévotes, qui avait l'air d'une secte, mais qui se distinguait de toute autre par ses bonnes œuvres et l'amour de Dieu réalisé dans celui du prochain. Depuis, il avait imaginé un atelier de charité, où toutes sortes de petits ouvriers gagnaient du pain à faire mille petites niaiseries ingénieuses et élégantes, qu'il savait vendre à leur profit.

Son talent d'auteur a été le moindre de ses mérites; sa conversation valait mieux, mais ses actions étaient bien au-dessus de l'une et de l'autre. Son ouvrage le plus critiqué est sa «Physionomie.» Il a eu le sort de tous les nouveaux systèmes, de causer d'abord trop d'engouement et de finir par être déchiré sans pitié.

Les mérites principaux de ce livre sont les estampes et le style; mais il me semble qu'on a grand tort de traiter des assertions conjecturales comme des vérités scientifiques. De tous les écrits de Lavater, c'est son «Journal» qui, à mon gré, lui a fait le plus d'honneur. Il contient des confessions d'une âme pure, qui aspire à la plus grande perfection, et une méthode de scruter sa conscience bien instructive, mais bien difficile à pratiquer avec autant de sévérité et d'ouverture de cœur. Il faut être bien juste, pour oser coucher sur le papier toutes ses pensées les plus secrètes, et encore plus, pour les faire imprimer. Je doute qu'aucun des ennemis de Lavater aurait le courage de publier celle qu'il a eue, en l'accusant d'être jésuite. Sa conversation était bien plus agréable que ses écrits; variée par les avantages du discours animé, elle devenait particulièrement touchante et pleine d'onction, quand il s'agissait d'instruire ou de consoler.

 

De plus, elle était extrêmement nourrie, étant concentrée par l'économie que Lavater mettait à son loisir, et infiniment instructive, agréable et variée par la multiplicité de ses connaissances et par son goût exquis dans les arts.

Je n'ai guères rencontré quelqu'un qui m'ait donné plus de satisfaction que lui, en dissertant sur la peinture. Il avait un sentiment si profond de la beauté, un coup d'œil si juste et un tact si délicat, que j'en ai été émerveillé de la part d'un homme qui n'avait jamais été ni en France, ni en Italie.

Le talent pour la peinture lui paraissait inné, car, sans avoir jamais manié le pinceau, ni même dessiné, il savait guider la main peu habile d'un jeune artiste, d'une manière surprenante, et produisait avec ses teinturiers, par ses avis intelligents, des ouvrages vraiment charmants.

En général, tout en lui était marqué au coin de la finesse, jusqu'à sa physionomie effilée, et jusqu'au bout de son nez pointu; il apercevait l'indéfinissable dans la perfection, et il découvrait les imperfections les plus cachées. Mais, malgré tant de mérites et d'ornements qui distinguaient sa conversation, ses actions, je le répète, étaient au-dessus de tout; et lorsque je les considère, il me paraît que cet homme si moralement fertile ressemble à un arbre qui a produit d'assez belles feuilles et des fleurs délicieuses pour ceux qui étaient sous son ombre; mais surtout des fruits admirables, tant par leur nombre que par leur utilité.

La vanité et l'amour du merveilleux sont les défauts qu'on a particulièrement reprochés à Lavater, et desquels il n'était pas entièrement exempt, mais que ses ennemis ont trop exagérés et même calomniés. Cette vanité, qu'ils ont maltraitée si cruellement, était pourtant si douce, qu'elle ne pouvait guère blesser qu'eux, qui étaient jaloux de n'être pas fêtés comme lui: elle était dépouillée d'orgueil, de prétentions et de vanterie, fondée sur le sentiment involontaire et assez juste des mérites de son cœur, et sur la jouissance séduisante de l'affection, qu'on lui témoignait; il s'abandonnait à la complaisance de se laisser caresser, admirer et traiter avec confiance par l'amitié. S'il courait quelquefois après la considération, qui donne du crédit, s'il cultivait soigneusement ses liaisons avec les grands, c'était pour rendre service aux petits.

Ce n'étaient pas les honneurs qu'on lui rendait, qui le flattaient, mais l'amour qu'on lui témoignait: ce n'étaient pas les princes qu'il recherchait, mais les moyens d'étendre ses charités!

Une telle vanité n'est-elle pas bien pardonnable? on pourrait presque s'en vanter.

Lavater avait trop d'esprit pour se contenter de ce que nous savons, trop d'imagination pour résister aux charmes des possibilités, et trop de foi religieuse pour ne pas croire facilement tout ce qu'il trouvait dans les traditions chrétiennes, et qui avait quelque rapport avec ses idées favorites. Voilà la source et l'excuse de son penchant pour le merveilleux, si naturel à tous les hommes qui pensent.

Agité par un zèle sans bornes pour secourir l'humanité, il regrettait particulièrement ce don précieux, communiqué aux apôtres et à leurs disciples, de guérir les malades par l'imposition des mains.

Il ne trouvait rien de ridicule ni d'impossible dans les guérisons du P. Gassner, et je serais tenté de croire, que dans un des recoins de son cœur se tenait caché un certain regret, que la réformation ait coupé ce fil mystique du pouvoir spirituel attribué à l'ordination des prêtres. Ce doute secret, son penchant pour les miracles, et sa croyance à la doctrine mystérieuse de la première Église, l'empêchaient de s'éloigner des catholiques autant que ses confrères; et son amitié intime contractée avec le Dr. Sailer10, ex-jésuite, qui lui ressemblait par ses lumières et ses vertus, ont produit une accusation contre lui, aussi absurde que mémorable dans l'histoire des tracasseries littéraires.

Des gens malveillants et impudents, qui se vantaient de savoir flairer la piste des jésuites, l'ont déclaré affilié caché des jésuites, tandis qu'on taxait Sailer d'être protestant en secret, parce qu'il était si lié avec Lavater. Une des idées bizarres et favorites de ce dernier était, que saint Jean l'Évangéliste n'était point mort, qu'il se promenait encore sur la terre, et qu'il pourrait peut-être avoir l'honneur de sa visite.

Il fondait son opinion sur les paroles de Jésus-Christ, répondant à saint Pierre, jaloux de voir que Jean était excepté de la mission apostolique: «Si je veux qu'il reste jusqu'à ce que je reviendrai, que t'importe!» et sur l'induction, que les disciples de Jésus Christ même ont tirée de ses paroles, que saint Jean ne mourrait point. Effectivement saint Jean ne se trouve point dans le martyrologe.

Lavater, comptant sur les promesses extraordinaires faites à la perfection de la foi, et flatté par la pureté de ses intentions et de sa conscience, espérait que Dieu pourrait lui faire une grâce particulière dans un siècle où il avait si peu de concurrents dignes d'y prétendre. Je m'étonne qu'aucun de ses ennemis n'ait touché cette corde sensible de Lavater, pour se moquer de lui, en lui envoyant un saint Jean supposé, assez adroit pour le mystifier. Malgré tant d'amour pour les choses merveilleuses, l'esprit de Lavater était plus en garde contre son imagination que contre les moqueries de ses adversaires.

J'en ai eu la preuve dans sa réponse à la lettre du comte de Bernstorff, qui l'appelait à Copenhague. L'autorité bien grave du témoignage de l'homme plein de génie, de lumières et de vertu qui lui écrivait, ne l'a point empêché de rejeter de prime abord l'appât des choses extraordinaires, qu'on offrait à sa curiosité et à son jugement.

Le philosophe le plus dépouillé de préjugés, n'aurait pas désavoué les doutes et les réflexions pleines de sagesse avec lesquelles il combattait les dangers de la crédulité. Mais il est pourtant revenu assez convaincu de la vérité de ce qu'on lui avait dit à Copenhague, quoiqu'on ne l'ait pas admis à éprouver lui-même la valeur de ces mystères.

Ils consistaient en certaines révélations obscures et énigmatiques, que les initiés recevaient pendant leurs prières, et dont les solutions étaient données en songe aux personnes avec lesquelles ils étaient en rapport intime sur ces objets. Cette communication de lumières s'opérait de préférence entre maris et femmes, et comme c'étaient ces dernières qui donnaient les explications, le tout m'a paru une intrigue, à l'aide de laquelle les femmes ou leur directeur en chef, gouvernaient les maris.

On a assuré Lavater, que, dans des circonstances très-importantes, on avait reçu par ces moyens miraculeux des prédictions, des éclaircissements et des conseils admirables, et on en avait accordé à lui-même d'assez curieux et d'assez flatteurs, pour exciter son attente et obtenir provisoirement sa confiance.

Il n'a point voulu me dire en quoi ces éclaircissements consistaient, mais il m'a affirmé en avoir reçu de très-vrais sur le passé et de très-étonnants sur l'avenir; tout ce qu'il m'a confié avoir appris d'eux, c'est que son âme avait joué jadis plusieurs rôles considérables; qu'il avait été le roi Josias dans le Vieux Testament; dans le Nouveau, Joseph d'Arimathie; et Zwingli, en dernier lieu; car ces messieurs croyaient à la métempsycose, et je suis fâché de n'avoir pas noté la liste fort plaisante des âmes voyageuses de plusieurs grands personnages. Je me rappelle seulement que Frédéric II a été saint Luc.

Toutefois, je dois rendre la justice à Lavater que sa conviction de la réalité des mystères, qui se célébraient en Danemark, a été achevée et déterminée par l'accomplissement fortuit de quelques prédictions, qui lui ont été faites, et surtout par des confirmations assez singulières de plusieurs points de cette doctrine mystérieuse, lesquelles lui ont été données par la bouche d'un somnambule.

C'était un jeune garçon de neuf à dix ans, nommé Hermann, qui se trouvait dans un village près de Zurich, et qui, tombé dans un somnambulisme naturel, n'avait qu'un cri après Lavater, qu'il n'avait jamais vu. Étant allé le trouver, cet enfant non-seulement l'a d'abord reconnu, mais lui a répété un grand nombre de toutes les choses qu'il avait entendues à Copenhague, ce qui, à moins d'admettre la réalité du merveilleux, ne peut s'expliquer que par la supposition, que l'indiscrétion de Lavater et de ses confidents a donné à de mauvais plaisants l'idée de se moquer de lui par le moyen de cet enfant, qu'ils avaient sans doute endoctriné. Mais ce que je n'entreprendrai point d'expliquer, c'est ce qu'il a écrit à une dame de ses amies intimes, avant qu'on ait pu prévoir les désastres de la Suisse. Voici ce que dit cette lettre: «J'ai appris par la bouche de notre Seigneur même, que je mourrai martyr, après avoir souffert de grandes peines et vu des choses que tant de personnes désirent de voir, et qu'elles verront pour leur malheur. Puisse ma mort attester la certitude, que le Seigneur daigne parler encore aux mortels!»

XIV
SAINT-MARTIN

M artinez Pasqualis a été le fondateur de l'ordre mystique des Martinistes, nommés ainsi à cause de la considération, que Saint-Martin, l'un des sept maîtres, que leur chef avait désignés pour propager sa doctrine après lui, avait obtenue au-dessus de ses collègues par son mérite personnel et par son livre fameux des Erreurs et de la Vérité.

Pasqualis était originairement Espagnol, peut-être de race juive, puisque ses disciples ont hérité de lui un grand nombre de manuscrits judaïques. Sa science était beaucoup moins théorique que celle de ses apôtres; il pratiquait tout franchement la magie, tandis qu'eux s'en cachaient et la défendaient soigneusement. J'ai été fort lié avec un certain La Chevalerie qui avait été son aide de camp favori, lequel m'a montré quelques tapis de leurs opérations magiques, et raconté plusieurs faits merveilleux, s'ils étaient vrais. Je n'en citerai qu'un. Les travaux magiques de ces messieurs ont pour objet surtout de combattre les démons et leurs satellites, sans cesse occupés à répandre des maux physiques et spirituels sur toute la nature par leur magie noire. Les combats se font particulièrement aux solstices et aux équinoxes de part et d'autre. Ils travaillent sur des tapis crayonnés, sur lesquels ils établissent leurs citadelles, qui consistent en un grand cercle au milieu pour le grand maître, et deux ou trois plus petits pour ses assistants. Le chef, quoique absent, voit toutes les opérations de ses disciples, quand ils travaillent seuls, et les soutient.

Un jour, me dit La Chevalerie, que je n'étais pas parfaitement pur, je combattais tout seul dans mon petit cercle, et je sentais que la force supérieure d'un de mes adversaires m'accablait, et que j'allais être terrassé. Un froid glacial, qui montait de mes pieds vers le cœur, m'étouffait, et prêt à être anéanti, je m'élançai dans le grand cercle poussé par une détermination obscure et irrésistible. Il me sembla en y entrant, que je me plongeais dans un bain chaud délicieux, qui remit mes esprits, et répara mes forces dans l'instant. J'en sortis victorieux, et par une lettre de Pasqualis, j'appris qu'il m'avait vu dans ma défaillance, et que c'était lui qui m'avait inspiré la pensée de me jeter dans le grand cercle de la puissance suprême.

Voilà ce que La Chevalerie m'a raconté, pénétré de la conviction la plus intime. Il se trompait peut-être, mais son intention n'était certainement pas de me tromper. Loin de vouloir faire de moi un prosélyte, il faisait son possible pour me détourner de cette doctrine qui, disait-il, l'avait rendu fort malheureux. On l'avait excommunié à tout jamais, pour un péché sans rémission, et il ne cessait de médire de Pasqualis et de ses successeurs. Il dépeignait le premier comme un homme plein de vices et de vertus, qui se permettait tout, malgré sa sévérité pour les autres, qui prenait de l'argent de ses disciples, les escroquait au jeu, et donnait ensuite leur argent au premier venu, quelquefois à un passant qu'il ne connaissait pas; il disait à ceux qui lui en témoignaient leur étonnement: «J'agis comme la providence, ne m'en demandez pas davantage.»

Passons au héros du présent article, à M. de Saint-Martin. Jeune, aimable, d'une belle figure, doux, modeste, simple, complaisant, se mettant au niveau de tout le monde, et ne parlant jamais des sciences, encore moins de la sienne, il ne ressemblait nullement à un philosophe, plutôt à un petit saint; car sa dévotion, son extreme réserve et la pureté de ses mœurs paraissaient quelquefois extraordinaires dans un homme de son âge. Il était fort instruit, quoique dans son livre il ait parlé de plusieurs sciences d'une manière fort baroque. Il s'énonçait avec beaucoup de clarté et d'éloquence, et sa conversation était fort agréable, excepté quand il parlait de son affaire, alors il devenait pédant, mystérieux, bavard ou taciturne; crainte d'avoir trop dit, il niait le lendemain ce dont il était convenu la veille.

 

Il avait des réticences insupportables, s'arrêtant tout court au moment où l'on espérait tirer de lui un de ses secrets; car il croyait à une voix intérieure qui lui défendait ou lui permettait de parler. Son grand principe était que, dans la route spirituelle, on ne devait point troubler la marche de l'homme, qu'il suffisait de le préparer à deviner les secrets qu'il était destiné à savoir. Aussi, se donnait-il plus de peine pour éloigner ses disciples de sa science que pour les y appeler, se croyant responsable des abus qu'ils pourraient en faire. Son père, qui était maire d'Amboise, l'avait mis dans le service militaire, où, par sa bonne conduite, ou par le crédit de M. de Choiseul, seigneur d'Amboise, il s'était avancé, en très-peu de temps, au grade de capitaine; mais, entraîné par la doctrine de Pasqualis et une vocation, qui lui semblait irrésistible, il quitta brusquement le service, malgré les exhortations de ses parents, de ses amis et de son protecteur, se brouilla avec son père, et se voua aux œuvres de sa science mystique et à la pauvreté. Il s'était proposé de ne rien demander à son père, et réduit au pain et à l'eau, c'est en se chauffant au feu d'une cuisine de gargote, qu'il a composé son traité des Erreurs et de la Vérité.

Le débit de ce livre, le premier et le meilleur qu'il a écrit, l'a aidé à subsister, jusqu'à ce que madame de la Croix, qui courait une carrière approchante de la sienne, l'ait recueilli chez elle. Mais bientôt ils se brouillèrent, voulant s'endoctriner l'un l'autre, et Saint-Martin, ayant hérité d'une tante cinquante louis de rente, se trouva fort riche, et publia quelques nouveaux ouvrages, qui augmentèrent son aisance: c'est alors qu'il ouvrit une petite école, et que je devins son disciple.

Tout ce qu'il m'a appris est si peu important, et je l'ai si parfaitement oublié, que je ne crains pas d'être indiscret, en parlant de sa doctrine. Le peu que j'en dirai m'appartient; je le dois à l'application avec laquelle je n'ai cessé de relire son livre, à l'attention avec laquelle j'ai saisi chaque mot échappé à mon harpocrate, et peut-être à mon talent pour la devination de tous les livres, qui traitent de sciences occultes.

Celui des Erreurs et de la Vérité est le seul dont le style soit agréable et qu'on puisse lire sans dégoût. Les trois quarts de cet ouvrage sont intelligibles; et les pages qu'on ne comprend pas, présentent des objets si neufs et si bizarres, qu'ils amusent l'attention et piquent la curiosité.

Bien des gens ont cru que cet ouvrage n'avait été composé que pour ramener le monde à des idées religieuses par l'appât du merveilleux. Il est certain qu'il a produit cet effet sur plusieurs personnes de ma connaissance et sur moi-même; mais j'ai lieu d'assurer que c'est une introduction très-savante et très-détaillée à la science de la magie, et qu'il renferme beaucoup de choses, dont l'auteur s'abstenait de parler dans ses leçons.

La science des nombres, qu'il a représentée sous l'emblème d'un livre à dix feuilles, était de toutes ses connaissances celle à laquelle il attachait le plus haut prix. Il disait l'avoir volée à son maître, et qu'il ne la communiquerait jamais à personne. C'est grand dommage, car c'est sous ce voile mystérieux qu'il a enveloppé les plus rares secrets de son ouvrage.

Tout ce qu'il avouait était, que les nombres donnaient la clef de l'essence de toutes les choses matérielles, pourvu qu'on en connût les véritables noms dans la langue primitive; que par les nombres on éprouvait les esprits, de même que par les paroles de puissance, pour s'assurer si les uns et les autres étaient bons ou mauvais; et que tout cela s'obtenait par l'analyse cabalistique de ces noms et de ces paroles, dont les lettres hébraïques produisaient les dix nombres, qui manifestaient des vérités si importantes.

Il ajoutait, que l'alphabet hébreux n'était juste que jusqu'à la dixième lettre inclusivement, que le reste avait été brouillé, mais qu'il en connaissait l'ordre véritable. Voilà déjà une confession assez claire que ces messieurs s'occupaient de magie.

Un autre aveu, que je lui ai arraché, est la description des figures hiéroglyphiques écrites en traits de feu, qui lui apparaissaient dans ses travaux, et dont il lui était ordonné de conserver les dessins, qu'il m'a montrés. Ces figures ne sont autre chose que ce qu'on appelle les sceaux des esprits, qu'on voit sur les talismans, sur les pentacles, et autour des cercles magiques.

Mais ce n'est qu'en tremblant que Saint-Martin parlait de toutes ces choses-là. Il assurait que la magie avait occasionné la chute des esprits et celle de l'homme; que la seule pensée, analogue à ces crimes, pouvait nous perdre pour toujours; que sa conscience était chargée de l'âme de ses disciples, et que, par toutes ces raisons, il se trouvait obligé à toutes les précautions que prescrivait sa doctrine pour les mener au bien à petits pas, et pour éloigner de cette route ceux que la providence n'a point destinés au grand œuvre des élus, choisis par elle pour combattre le mal sur la terre.

Au reste, je conseille à tous ceux qui veulent étudier le livre des Erreurs et de la Vérité, de lire préalablement l'histoire du Manichéisme de Beausobre, qui leur ouvrira l'intelligence sur les matières fondamentales du livre de Saint-Martin, et où ils trouveront de grands rapports avec sa doctrine.

J'ai connu deux collègues de M. de Saint-Martin, moins difficiles que lui, mais qui ne le valaient pas: l'un se nommait Hauterive, qui tenait boutique de la science à tous venants, et dont mon maître était fort mécontent; l'autre Villermoze: il avait fondé son cercle à Lyon; il avait moins de savoir que Saint-Martin, mais beaucoup plus d'onction, d'aménité et de franchise, au moins apparente. Il parlait au cœur beaucoup plus qu'à l'esprit; il était estimé de tout le monde pour ses qualités, et adoré de ses disciples, à cause de ses manières cordiales, amicales et séduisantes. Il a joué un rôle distingué dans la maçonnerie, et a fini par s'adonner entièrement au magnétisme spirituel. Il a péri dans les massacres de Lyon, et Saint-Martin est mort tranquillement pendant la révolution, qui avait un peu dérangé la fréquentation de son école.

Pour se faire une idée complète de la doctrine de Saint-Martin qui, de toutes les doctrines mystiques est la plus merveilleuse, la plus intéressante et la plus attachante, il faut lire les ouvrages suivants:

Des Erreurs et de la Vérité,

Des rapports entre Dieu, l'homme et la nature,

Ecce homo,

De l'Esprit des choses,

L'homme de désir,

Le crocodile,

Le nouvel homme,

Lettre à un ami sur la révolution française,

Éclair sur l'association humaine,

Œuvres posthumes,

Le ministère de l'homme esprit.

Différentes traductions de Jacob Bœhme et un ouvrage allemand qui a pour titre: Magicon.

Je crois faire plaisir à mes lecteurs en terminant cet article par une notice biographique de Saint-Martin, écrite par lui-même:

«J'ai été gai, mais la gaieté n'a été qu'une nuance secondaire de mon caractère; ma couleur réelle a été la douleur et la tristesse, à cause de l'énormité du mal (Bœhme 3, 18) et de mon profond désir pour la renaissance de l'homme.

«On ne m'a donné de corps qu'un projet. J'ai été moins l'ami de Dieu, que l'ennemi de ses ennemis, et c'est ce mouvement d'indignation contre les ennemis de Dieu, qui m'a fait faire mon premier ouvrage.

«La nature de mon âme a été d'être extrêmement sensible, et peut-être plus susceptible de l'amitié que de l'amour; cependant cet amour même ne m'a pas été étranger, mais je n'ai pu m'y livrer librement, comme les autres hommes, parce que je n'ai été que trop attiré par de grands objets, et que je n'aurais pu jouir réellement de la douceur de ce sentiment, qu'autant que le sublime appétit, qui m'a toujours dévoré, aurait eu la permission de se satisfaire; or c'est une permission que des maîtres sacrés m'ont toujours refusée.

«Enfin, je n'aurais voulu me livrer au sensible, qu'autant que mon spirituel n'aurait pas paru crime et folie.

«Oh, si ce spirituel eût été à son aise, quel cœur j'aurais eu à donner! J'ai changé sept fois de peau étant en nourrice; à l'âge de dix-huit ans, il m'est arrivé de dire au milieu des confessions politiques, que les livres m'offraient: Il y a un Dieu, j'ai une âme, il ne me faut rien de plus pour être sage, et c'est sur cette base qu'a été élevé ensuite tout mon édifice.»

9Sa digne veuve, encore vivante, a souvent été en peine de son avenir; mais il la tranquillisa chaque fois, en l'assurant que la Providence ne l'abandonnerait jamais. Cette prédiction a été merveilleusement accomplie; on dirait que la bénédiction de cet excellent mortel repose encore sur sa famille, qui forme un ensemble digne d'amour et de respect. Montaigne, en parlant du dernier jour de la vie, dit: «C'est le maître jour, c'est le jour juge de tous les autres.» – «C'est le jour, dit un ancien, qui doit juger de toutes nos années passées.» Personne n'a mieux que Lavater soutenu l'épreuve de cette pierre de touche. Lavater mourant et exhalant son âme en prières, a prouvé que sa doctrine émanait de son cœur, et a mis par là le cachet, le plus sublime sur la vie la plus pure.
10Mort évêque de Ratisbonne.