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Souvenirs de Charles-Henri Baron de Gleichen

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VII
LE PRINCE KAUNITZ

L a monarchie autrichienne a eu beaucoup de généraux célèbres et un seul ministre, le prince de Kaunitz. Ce grand homme en politique, qui a marqué dans l'histoire autant par la longue durée de son ministère que par le traité de Versailles, vit encore dans la mémoire de ses contemporains par ses qualités personnelles et ses singularités.

Il était grand, bien fait, recherché dans sa parure, ridicule par sa perruque à cinq pointes, fort grave dans son maintien, pathétique dans son discours, et assez roide, mais sa roideur lui allait bien mieux qu'aux autres seigneurs autrichiens; elle paraissait lui appartenir de droit, elle avait même les grâces d'une contenance naturelle, et portait le cachet de la supériorité.

Il ne saluait guère que de la tête ses amis avec un souris paternel, tous les autres avec un air protecteur. Il était bon, juste, loyal, désintéressé, quoiqu'aimant et demandant même tout bonnement aux cours des cadeaux en vins, chevaux, tableaux et autres articles, qui avaient rapport à ses goûts.

Il parlait en termes choisis, lentement et avec grande réflexion. Personne n'a eu une érudition plus vaste que lui, dans la terminologie technique, et elle était d'une grande recommandation auprès de lui pour ceux qui la possédaient. Il se laissait séduire par un mot de ce genre peu connu, autant que le duc de Choiseul par un bon mot.

Il était savant, aimait les arts, surtout la peinture, et protégeait les artistes en tous genres, car même les ouvriers parfaits dans des métiers subalternes étaient honorés de son estime particulière; et il avait une véritable passion pour les ouvrages bien finis, au point qu'un jour, au milieu d'un discours qui l'intéressait beaucoup, il caressa ma plaque d'ordre, et interrompit la conversation en disant: «Voilà une plaque qui n'a certainement pas été faite en Allemagne.»

Sa prudence, son sang-froid, son excellente judiciaire, et sa longue expérience lui ont acquis à juste titre le nom du Nestor de la politique de son temps. Il jouissait du bonheur d'avoir un grand nombre de goûts, et de n'être sujet à aucune passion. Ses amis se plaignaient du peu de bien qu'il leur faisait, mais ses ennemis n'avaient à se plaindre d'aucun mal, ni d'aucune vengeance de sa part. Il écoutait, avec une attention et une patience extrêmes, les détails les plus diffus, et répondait exactement à chaque point; mais il n'admettait guère la réplique.

En général il était pénible, dans les derniers temps surtout, de traiter d'affaires avec lui à cause de sa surdité et de son peu de ménagement; car, comme il était difficile d'obtenir une audience particulière, on se trouvait réduit à lui parler fort haut, et à s'exposer à une de ses fréquentes incartades devant tout le monde.

Il était fort économe de son travail, et paraissait prodigue de son temps, en s'occupant longuement à des choses de fantaisie, et souvent à des niaiseries; mais son but était de se ménager beaucoup de temps pour penser, et de conserver la tête fraîche et bien reposée.

Une de ses maximes principales, qu'il débitait souvent, et dont l'empereur Joseph aurait dû profiter, était de ne jamais rien faire de ce qu'un autre aurait pu faire à sa place. «J'aimerais mieux découper du papier, disait-il, que d'écrire une ligne qu'un autre pourrait écrire aussi bien que moi.» Aussi était-il si avare d'écriture qu'il ne signait les lettres de peu d'importance que par un K. En revanche, il s'était imposé la loi de ne jamais quitter son bureau sans avoir expédié tous les papiers qui se trouvaient dessus; de là provenaient les retards et les heures incertaines de ses dîners. A juger de son goût pour le fini, et de la lenteur, avec laquelle il soignait tout ce qu'il faisait, il y a apparence que l'écriture devait lui coûter plus qu'à un autre, mais le peu qu'il écrivait était parfait.

Ses attentions pour les personnes, qui venaient le voir, étaient rares, par conséquent flatteuses et toujours essentielles, surtout pour des précautions de santé. C'est de lui, qui d'ailleurs disait si peu de choses obligeantes, que j'ai reçu le compliment le plus délicieux qu'on ait jamais fait. Quand je le vis pour la première fois, il me dit d'un ton grave: «Je me réjouis de faire la connaissance d'un homme, dont beaucoup de monde m'a dit du bien, et personne du mal.» Toutes les fois que je pense à ce compliment, je me dis, je suis donc plus heureux que sage.

Malgré la reconnaissance et l'admiration que j'ai vouées à sa mémoire, je dois parler de ses défauts et de ses singularités, parce que ce sont surtout les petites taches, qui intéressent le plus dans la physionomie d'un grand homme; elles consolent notre petitesse, plaisent à notre malignité, et servent parfois à relever la beauté d'un caractère, comme une mouche sur le visage d'une belle femme relève sa blancheur.

Le défaut principal du prince de Kaunitz était l'égoïsme, mais qui, étant calculé, simple et parfait, devenait raisonnable et ne faisait du mal à personne. Il s'occupait avant toutes choses de sa santé, en éloignant les chagrins, et sacrifiait toutes les convenances à sa commodité, à ses goûts et à son bien-être. Déjà dans sa jeunesse il avait accoutumé l'impératrice Marie-Thérèse à lui permettre de fermer ses fenêtres et à prendre sa capote en sa présence, quand il trouvait qu'il faisait trop froid dans sa chambre. Pour se maintenir dans une température égale, il avait en hiver un surtout et un manteau, qu'il ôtait ou qu'il prenait alternativement. A la fin du repas, on lui portait un miroir, avec tout un attirail de dentiste, et il faisait sans cérémonie une longue toilette de bouche devant toute la compagnie. Accoutumé à se retirer à onze heures du soir, il ne se gênait ni pour un archiduc ni même pour l'empereur, et s'il se trouvait encore à cette heure à son billard, il lui tirait sa révérence et le plantait là.

Il craignait extrêmement les odeurs, et lorsqu'une femme, même étrangère, qui en avait, voulait se mettre à côté de lui, il lui disait très-sèchement: «Allez-vous-en, Madame, vous puez.»

Pour ne penser ni à la mort ni à la vieillesse, il voulait qu'on ignorât son jour de naissance, qu'on ne lui parlât jamais d'un homme mourant, et même la mort de celui de ses fils, qu'il aimait le plus et qu'il savait fort malade, ne lui a été annoncée que par l'habit de deuil que son valet de chambre lui présenta. Son égoïsme était si naïf, qu'il se jugeait et parlait de lui-même comme d'un tiers.

L'empereur Joseph avait fait faire le buste du maréchal Lascy et celui du prince de Kaunitz. Sous le dernier on avait mis une inscription latine pleine des éloges que méritait ce ministre; quelqu'un louant devant lui la perfection du style lapidaire, qui régnait dans cette inscription, le prince lui répondit: «C'est moi qui l'ai faite.»

Il était grand connaisseur en chevaux, excellent écuyer, et c'était lui faire sa cour que d'aller l'admirer à son manége, où on le trouvait tous les jours avant son dîner. Le Chevalier Keith, ministre d'Angleterre, y envoya un jour un Anglais, qu'il voulait produire avantageusement, et lui recommanda de louer le prince tant qu'il pourrait et bien fort, comme il le faut pour un homme blasé sur les louanges. L'Anglais, qui n'était pas grand louangeur, se battit les flancs pour lui dire en rougissant: «Ah, mon prince, vous êtes le plus grand écuyer que j'aie vu de ma vie!» – «Je le crois bien,» fut la seule réponse qu'il reçut.

L'âge avait beaucoup aigri son humeur, qui allait quelquefois jusqu'à l'insolence et qui traitait cruellement les gens qu'il n'estimait pas particulièrement. En voici deux traits: Le prince Sulkowsky parlant à son voisin dans un moment que le prince Kaunitz lui envoyait d'un ragoût par un de ses domestiques favoris, le repoussa un peu rudement. Le prince de Kaunitz s'en aperçut et lui dit: «Prince, si vous donnez des coups de poing à mes gens, je leur ordonnerai de vous les rendre.» Il aimait, étant à table, que la conversation fût animée, et d'être amusé par ses convives. Un jour que personne ne se mettait en devoir de parler, il dit à Madame de Clary, qui était chargée des invitations et de faire les honneurs de la maison: «Il faut avouer, Madame, qu'aujourd'hui vous m'avez invité bien sotte compagnie.»

Sa hauteur s'étudiait à se manifester surtout vis-à-vis de ceux qui pouvaient être exigeants envers lui. Quand Pie VI vint à Vienne et lui présenta la main, que tout le monde s'empressait de baiser respectueusement, ce ministre se contenta de la prendre et de la serrer avec la cordialité la plus familière. Mais tout comme il cherchait à humilier les prétentions, il se plaisait aussi à honorer singulièrement les talents, même dans les classes inférieures. Un ambassadeur qui dînait chez lui pour la première fois ne se trouvant pas encore dans le salon, quand le prince y entra, celui-ci se hâta de faire servir et se mit à table, sans attendre l'ambassadeur; mais le lendemain il fit retarder son dîner pour Noverre, maître de ballets, qui n'était pas encore arrivé.

Lorsque Joseph II prit les rênes du gouvernement, il se servait du prétexte de ménager la santé de son ministre et de ne vouloir pas déranger ses habitudes, pour le prier de ne pas venir le voir et de permettre qu'il vînt chez lui. Malgré cela il ne faisait rien d'important sans lui, et l'apparence d'une diminution de crédit a toujours été sauvée par les démonstrations les plus éclatantes d'une extrême considération. Il en a joui encore sous le règne de Léopold, et j'ai vu ce monarque venir avec l'impératrice au jardin du prince de Kaunitz, pour lui présenter le roi et la reine de Naples. C'est dans sa terre d'Austerlitz que reposent les cendres de celui qui, par le traité de Versailles, avait éteint le germe de tant de guerres entre la France et l'Allemagne.

Le prince de Kaunitz s'impatientait, quand la conversation tombait. «J'aimerais mieux entendre des sottises, dit-il un jour, que ne rien entendre du tout.» Le comte de Mérode, un de ses flatteurs, reprit alors la parole et s'écria: «Il faut avouer que M. Pitt est le plus grand ministre de l'Europe, êtes-vous content de moi, mon prince?»

 

Le prince de Kaunitz mourut le 27 juin 1794. Il dit un jour dans le courant de l'abattement qui précéda sa mort, à son fils le comte Ernest Christophe (né en 1737, mort le 19 mai 1797): «Mon ami, je sens que je m'en vais, consolez-moi, encouragez-moi!»

VIII
MADAME GEOFFRIN ET SA FILLE

J 'aime à me retracer madame Geoffrin, dont l'amitié a été pour moi si agréable et si utile: voilà mon excuse, si j'ose parler d'elle après Morellet et d'Alembert. Les souvenirs, qu'elle a laissés à mon cœur et à mon esprit, sont des jouissances, qui me sont particulières, trop précieuses, pour que je les sacrifie à la crainte du qu'en dira-t-on.

J'étais de son lundi destiné aux artistes, de son mercredi appartenant aux gens de lettres, et de ses audiences privilégiées, vouées aux bons conseils, qu'elle savait donner à ceux qui avaient le bonheur de les suivre, car aucun ministre de police n'a mieux connu Paris qu'elle.

Je suis redevable à ses leçons de l'aisance économique, commode, honorable, et même politique, avec laquelle j'ai existé à Paris; je l'entends encore, quand elle m'apprenait à me taire pour écouter de manière à faire croire qu'on avait dit les plus belles choses du monde; quand elle me prêchait de parler toujours aux gens de leurs affaires, jamais des miennes, qu'au besoin, pour recevoir d'eux en or, ce que je leur avais prêté en petite monnaie; quand elle me disait à mon arrivée: «donnez-vous d'abord pour ce que vous êtes, mais soyez tel constamment; ne vous imposez que les devoirs les plus essentiels, mais sans y manquer jamais; au bout de l'année tous les moindres reviennent au même.»

Voilà comme cette excellente femme me parlait en bonne mère, et comme elle endoctrinait volontiers ceux de ses amis qui aimaient ses conseils. Mais elle se mettait véritablement en colère contre ceux qui ne les suivaient pas.

L'amour de l'ordre, une bienveillance active et une prudence consommée étaient les ressorts principaux qui animaient le caractère de madame Geoffrin.

Toutes les sottises lui donnaient de l'humeur, surtout celles de ses amis, et comme on ne peut pas gronder tout le monde, et qu'elle avait tout réduit en principes, sa règle était de ne gronder que ses amis.

Stanislas Poniatowski, recommandé à madame Geoffrin lorsqu'il vint à Paris dans sa jeunesse, avait reçu d'elle de grandes marques d'intérêt: entre autres, elle avait payé ses dettes pour le tirer de prison, ce qui fonda entre eux une liaison constante et intime d'amitié et de correspondance. Dans ses lettres il l'appelait sa chère maman, et elle le nommait son fils. Quand il fut élu roi de Pologne, voici le peu de mots qu'il lui écrivit: «Ma chère maman, je règne, ne me grondez pas.»

L'origine de madame Geoffrin est extrêmement obscure. Il paraît qu'elle avait été pauvre, mais fort belle, et que cette dernière qualité a engagé M. Geoffrin, premier possesseur de la fabrique de glaces et fort riche, de l'épouser. On avait de la peine à retrouver quelques restes de cette beauté qui avait autrefois enchanté ses contemporains, sans les rendre autrement heureux, car madame Geoffrin a été fort sage, malgré la laideur et la bêtise de son mari. Son seul amusement était de jouer de la trompette marine. Se plaignant pourtant un jour de s'ennuyer beaucoup, on lui proposa de lire, et après bien des débats sur le choix du livre, il emporta un tome de Moréri. Le lendemain on lui demanda, s'il était content de sa lecture, il répondit, «que cet auteur était trop scientifique pour lui, qu'il ne le comprenait pas plus que s'il avait écrit en grec.» Alors on voulut savoir de lui ce qu'il n'entendait pas. Il prit le volume de ce dictionnaire, qui est imprimé en deux colonnes, et passant toujours de la ligne d'une colonne à celle de l'autre, qui était vis-à-vis, il leur demanda de lui dire en conscience, s'ils comprenaient quelque chose à ce galimatias.

La manière d'être de madame Geoffrin peut se comparer au style de la Fontaine. Il y avait beaucoup d'art, mais cet art ne paraissait pas. Tout en elle semblait très-ordinaire, et pourtant personne ne l'égalera jamais en voulant l'imiter.

Tout chez elle était raisonné, facile, commode, utile et simple. Son ton bourgeois et son langage commun donnaient à son discours, plein de sagesse et de raison, un caractère piquant et quelquefois sublime. Elle aimait les sentences et les maximes; en voici une qu'elle prouvait par son exemple et qu'elle avait fait mettre sur ses jetons d'argent: «L'économie est la mère de l'indépendance et de la libéralité.» Une autre, qu'elle pratiquait et qu'elle avait fait encadrer, disait: «Il ne faut pas faire croître l'herbe sur le chemin de l'amitié.»

Le genre d'esprit favori de madame Geoffrin était celui des comparaisons, et elle en a trouvé qui sont infiniment justes et ingénieuses.

«Si je considère, disait-elle, l'inégalité des richesses, les excès de l'opulence et de la misère répandues sur le genre humain, je crois voir une quantité de petits enfants étendus sur le plancher d'une chambre en hiver, et qui n'ont entre eux qu'une seule couverture trop courte et trop étroite pour les couvrir tous. Chacun s'efforce pour tirer la couverture à soi et découvre tantôt une épaule et tantôt une jambe de son petit voisin, mais ceux qui sont au milieu, quoique ils étouffent de chaud, tirent si fort dans tous les sens, qu'une quantité de ces pauvres petits, qui sont au bord de la couverture, restent nus et meurent de froid.»

Elle comparait la société de Paris et ses individus à une quantité de médailles renfermées dans une bourse, lesquelles à force de s'être frottées longtemps l'une contre l'autre, ont usé leur empreinte et se ressemblent toutes.

Madame Geoffrin, méthodique et compassée en tout ce qu'elle faisait, l'était aussi dans la distribution des heures de sa journée. Elle avait des heures fixes dans l'après-dînée, pour faire rencontrer ensemble les différentes classes de personnes, qui pouvaient se convenir, et souvent c'étaient des rendez-vous d'affaires, qui se traitaient chez elle et dont elle était la médiatrice. C'était une grande contrariété pour elle quand une visite indiscrète venait troubler ses arrangements.

Le général Clerk, membre du Parlement et du parti de l'opposition, était venu à Paris fort recommandé par lord Shelburne. Il était fort fêté, surtout par les gens de lettres, et on l'avait présenté à madame Geoffrin comme un homme savant et jouant un rôle considérable dans son pays. Elle le pria à dîner, et lui, étant resté le dernier sans faire mine de vouloir partir, elle lui demanda, s'il n'allait point au spectacle, disant, qu'on donnait une nouvelle pièce et qu'il fallait s'y rendre de bonne heure. «Non, madame, répondit-il, je n'aime pas le spectacle français. – Vous aimez mieux sans doute vous promener et, par le beau temps qu'il fait, vous trouverez beaucoup de monde aux Tuileries. – Non, madame, je n'aime pas la promenade. – Mais apparemment vous avez beaucoup de connaissances et par conséquent beaucoup de visites à faire? – Oh non, madame, je ne fais point de visites. – Mais, monsieur, dit madame Geoffrin impatientée, vous devez bien vous ennuyer toute l'après-dînée. – Pardonnez-moi, interrompit le général, quand je suis quelque part, après mon dîner, je cause et je reste.» Il resta effectivement enraciné tout le long de la soirée, s'invita à souper, sortit le dernier de la compagnie et ne revint plus, car madame Geoffrin le consigna à sa porte pour toujours.

Plusieurs services, que madame Geoffrin a rendus à la princesse d'Anhalt, mère de l'impératrice Catherine, et au comte de Bezkoy, que cette princesse aimait beaucoup, et à la fameuse Anastasie, par la suite sa favorite intime, ont produit la liaison et le commerce de lettres, qui a existé entre Catherine et madame Geoffrin. Cette dernière avait acquis un droit tout particulier d'écrire librement tout ce que son zèle pouvait lui inspirer. Lorsque le manifeste sur la mort de Pierre III parut, madame Geoffrin osa mander à l'impératrice le mauvais effet, que ce mémoire, si contraire à ce que tout le monde savait, produisait dans le public. Catherine, sans en être blessée, répondit: Hélas! madame, ce mémoire n'a pas été composé pour les pays étrangers, il a été fait pour un peuple, auquel il faut dire ce qu'il faut croire. J'ai lu cette lettre, remarquable par sa naïveté et son indulgence, et je puis en attester l'exacte vérité.

Madame Geoffrin avait une science physionomique assez singulière. Elle prétendait reconnaître le caractère des gens par leur dos, et cela donna l'idée à un peintre de ses amis de faire son portrait d'une manière fort ingénieuse. On voyait dans ce tableau madame Geoffrin par derrière dans sa robe de chambre grise, son linge plat et sa coiffe noire, au fond d'une avenue et prête à entrer dans le cloître, où elle avait coutume de faire tous les ans une retraite. Sa ressemblance était frappante, quoiqu'elle tournât le dos aux spectateurs.

Madame Geoffrin avait une fille qui ne lui ressemblait ni de figure, ni d'humeur, ni de caractère, aussi ne l'aimait-elle guères, et disait, que c'était un œuf de canard, qu'elle avait couvé. Cette fille était madame de la Ferté-Imbeault. Elle avait été fort belle, et sa mère l'avait forcée d'épouser un mari vieux, jaloux et pauvre, pour lui donner un grand nom, ce qui a été la source de leur mésintelligence. Délivrée de bonne heure de la tyrannie de son mari, son premier soin fut de s'affranchir de celle de sa mère, qui fut obligée de prendre patience, voyant que sa fille avait hérité d'elle la fermeté, l'esprit et la violence de caractère, suffisants pour lui résister et pour être maîtresse absolue de ses volontés.

Madame de la Ferté-Imbeault était bonne, franche, gaie, vive, brusque et bruyante, parce qu'elle était fort sourde. Elle s'était donnée une existence très-singulière en se donnant pour folle. Ce rôle, qu'elle appelait son domino, était joué par elle si parfaitement, que des sots y étaient trompés, et qu'il faisait les délices des gens d'esprit avec lesquels elle vivait. Elle soulevait de temps en temps ce joli masque si agréable à l'amour-propre de tout le monde, pour montrer adroitement les coins les plus intéressants de la figure naturelle, et, mêlant la vérité aux extravagances, le savoir à l'ignorance, et la sagesse à la déraison, elle savait faire aimer et respecter sa folie.

Ses succès en ce genre, joints à son goût pour les chansons et les divertissements du bon vieux temps, inspirèrent à son imagination un plan, dont l'exécution la rendit presque célèbre à Paris et dans les pays étrangers. Se rappelant les plaisirs joyeux de la fête des fous et de la mère folle à Dijon et les productions piquantes du régiment de la Calotte, elle donna à ses idées une forme moins satyrique, plus décente et encore plus gaie, parce que c'était de la folie toute pure, et fonda l'ordre des Lanturlus. Ses lois principales étaient de n'avoir pas le sens commun, de faire des chansons, et de dire des bêtises spirituelles. Il était divisé en deux classes, celle des Lampons, parce que le refrain de ses chansons était: Camarades, Lampons; et celle des Lanturlus dont les chansons finissaient par: Lanturlu, Lanturlu. Madame de la Ferté-Imbeault s'était déclarée reine de cet ordre, et distribuait à ses favoris les charges de la couronne. Non-seulement toute la société était Lanturlus, mais aussi beaucoup de grands seigneurs ont été admis à cet honneur, entre autres: Paul I, alors grand-duc de Russie, le prince Henri de Prusse, les ducs de Gotha et de Weimar, et même les deux frères de Louis XVI ont demandé à être reçus, mais l'étiquette de Versailles était trop sérieuse pour se prêter à ces folies, que la gravité pincée du prince Henri n'avait pas dédaignées. Je le vis pourtant faire une grimace fort plaisante, lorsqu'on l'obligea à se mettre à genoux, pour baiser la main de notre reine.

Malgré toutes ces folies, madame de la Ferté-Imbeault faisait plus de cas de la raison solide que du simple esprit. Elle passait ses matinées à lire les auteurs anciens, surtout Plutarque et Montaigne. Elle avait été amie intime du président de Montesquieu, mais elle était un peu brouillée avec les gens de lettres, parce qu'ils la croyaient plus dévote qu'elle ne l'était, à cause de ses liaisons avec madame de Marsan, la patriarche des dévotes.

Ici je dois noter comme une chose singulière, que c'est madame de la Ferté-Imbeault qui a introduit M. de Condorcet dans le monde et qui a commencé sa fortune. Ce pauvre marquis était arrivé, recommandé à elle, fort déguenillé, et n'ayant d'autres richesses que son grand savoir en mathématiques et son livre du calcul intégral et différentiel. Madame de la Ferté-Imbeault le prit dans une grande affection; elle ne l'appelait que son intégral. Elle le produisit à la cour, lui fit avoir une pension, mais prenant bientôt une place distinguée parmi les philosophes, il tourna le dos à sa protectrice; toutefois son ingratitude ne lui fit pas autant de mal qu'au duc de la Rochefoucault, qu'il a fait massacrer.

 

La société que madame de la Ferté-Imbeault cultivait et amusait le plus, était celle du marquis de Pont-Chartrain; elle y vivait intimement avec le duc de Nivernois et M. de Maurepas.

L'amitié de madame de Marsan lui attirait celle des enfants de France; elle était fort bien à la cour de Mesdames, extrêmement liée avec les principales personnes du parlement, et tout cela, joint à une bonne maison, lui valait une considération, qui l'emportait sur le ridicule qu'elle voulait bien se donner. De tous les gens de lettres, qui fréquentaient la maison de sa mère, elle ne voyait que MM. Grimm et Burigny. Ce dernier, plus respectable par ses vertus et la grande simplicité de son caractère que par ses écrits, avait été soigné dans sa vieillesse par madame Geoffrin; mais sa décrépitude a été honorée et égayée dans la maison de madame de la Ferté-Imbeault d'une manière si touchante que jamais père, entouré de sa famille, n'a paru plus heureux.

La bonhomie et l'imagination couleur de rose de madame de la Ferté-Imbeault ont vu, ainsi que moi, fort en beau les commencements de la révolution, mais sa raison en a pressenti les malheurs bien plus tôt que moi, et elle a eu le bonheur de mourir quelques mois avant les scènes affreuses du terrorisme.

Lettre de madame Geoffrin à M. Bautin, receveur général des finances à Paris
A Vienne, ce 12 juin 1766.

Mon cher petit ami, je vous crois de retour de vos voyages, au moins le serez-vous, quand cette lettre sera à Paris. Je suis sûre que vous serez bien aise d'y trouver de mes nouvelles. Je suis arrivée à Vienne samedi au soir et en parfaite santé. J'ai eu pendant tout le voyage ces certaines belles couleurs, que j'avais pendant celui du Housset, quoique je n'aie point bu le petit coup, ni chanté la chansonnette.

Je ne me suis pas ennuyée un seul instant pendant le voyage. Je n'avais pour compagnie que mes deux femmes que j'avais priées de causer entre elles en toute liberté; elles ont souvent dit des choses qui m'ont divertie. J'avais porté des livres; je n'en ai pas ouvert aucun que celui des postes d'Allemagne, et cette jolie carte qui m'avait mise si injustement et si ridiculement en colère. J'ai fait une pose en chemin à Durlach, où j'avais un ami. J'ai été tant accueillie par le margrave et la margrave, que nous avons eu les yeux mouillés en nous séparant. J'y ai été aussi à mon aise que je le suis chez moi; on m'a fait promettre d'y retourner.

Le prince et la princesse ont de l'esprit et du goût pour les arts, mais cela n'est ni éclairé, ni conduit; cette petite cour-là est magnifique et servie à la française. Voilà mon premier succès dont mon petit ami se serait rengorgé, mais tout ce que je vais lui dire est bien pis que tout cela.

Il faut vous dire que mon voyage a fait mille fois plus de bruit à Vienne qu'à Paris. Il y avait quinze jours que le prince de Kaunitz avait donné ordre aux postes que l'on l'avertisse de mon arrivée. Moi, je vous dirai dans la plus grande droiture de mon cœur, que je comptais passer trois ou quatre jours à Vienne dans mon auberge, où j'aurais vu quelques hommes, que j'étais bien sûre qui seraient bien aises de me voir, et de repartir sans avoir rien vu.

Il en a été tout autrement. Dès le lendemain de mon arrivée, ma chambre n'a pas été ouverte, qu'elle a été remplie de valets de chambre et de pages pour me complimenter, savoir de mes nouvelles, et me prier à dîner; et à onze heures, les ambassadeurs de toutes les cours et tous les seigneurs, que j'ai reçus chez moi depuis bien des années et dont je ne me souvenais plus, sont venus me voir, avec des expressions de reconnaissance et de sentiment dont j'ai été confondue.

La princesse Kinsky, qui en est une autre que celle de Paris, qui est la plus charmante personne qu'il soit possible d'imaginer, est venue chez moi, et s'est tellement emparée de moi que nous ne nous quittons pas d'un seul instant.

Le prince Galitzin est la première personne considérable que j'ai vue; il est venu chez moi le soir même de mon arrivée. Il m'a priée à dîner pour le lendemain, il voulait m'emmener chez lui, mais n'ayant pas voulu accepter toutes ses offres, il m'a donné tout ce qui me manquait dans mon auberge. Il m'a envoyé tous les matins du café à la crême; son carrosse est le mien; enfin je suis comblée et accablée de ses attentions. Quand je ne dîne point chez lui, on le prie à dîner où je dîne, enfin nous ne nous quittons pas. C'est un homme adorable. Je vous prie de le dire au prince Galitzin, votre voisin, en voulant bien lui faire de ma part mille tendres compliments.

Le prince de Kaunitz, qui est ici non-seulement le premier ministre, mais aussi le premier ministre de tous les premiers ministres de l'Europe, a un pouvoir absolu et une représentation d'une dignité et d'une magnificence inimaginables. Il a un jardin à deux pas de Vienne, où on va dîner tous les jours; on y fait la meilleure chère possible et servie avec une élégance charmante; il a une sœur, qui est veuve, qui fait les honneurs de chez lui, et avec une politesse et une attention qui enchantent tout le monde.

Le prince, après le dîner, sur les cinq ou six heures, revient en ville pour ses affaires. La compagnie va de son côté faire chacun ce qui lui convient, et l'on revient le soir en ville dans son appartement au palais impérial. Cet appartement est superbe, bien éclairé et rempli de toute la cour et la ville, et on y est comme si on était dans son boudoir. On se cantonne, on demande une table sur laquelle on s'appuie sans jouer, et on cause jusqu'à onze heures. On ne soupe point; dans toute la ville on donne des rafraîchissements. J'y passe toutes mes soirées, et j'ai la distinction, dont tout le monde me fait de grands compliments, que le prince de Kaunitz est assis à côté de moi, et qu'il me parle avec beaucoup d'intimité; et là on me fait des présentations sans fin, en me parlant de ma grande réputation et de mon grand mérite.

Vous autres, qui vous moquez de moi toute la journée, vous seriez confondus, si vous voyiez le cas que l'on fait de moi ici! Le lendemain de mon arrivée, la princesse Kinsky avec le prince Galitzin m'ont menée promener à une promenade publique, qui est comme sont les Champs-Élysées. L'empereur y était avec une des archiduchesses en calèche; il venait à notre rencontre, je le vis autant qu'il m'était possible en passant; il me regarda et fit des mines à madame de Kinsky; après trente pas le carrosse s'arrêta et on cria: «Voilà l'empereur qui revient.» Je me mis sur le devant du carrosse pour le voir mieux, sa calèche s'arrêta. Il sauta en bas, et vint à la portière du carrosse et me dit, «que, comme il partait la nuit pour aller à un camp, il avait été très-empressé de me connaître.» Il me dit «que le roi de Pologne était bien heureux d'avoir une amie comme moi.» Je fus confondue et n'ai jamais été si bête; enfin je lui dis: «Comment est-il possible que Votre Majesté impériale sache que je suis au monde?» Il me dit «qu'il me connaissait très-bien, et qu'il savait tout ce que j'avais quitté en quittant ma maison.» Enfin il me parla comme s'il avait été à nos petits soupers du mercredi. Je voulus me jeter en bas du carrosse pour me prosterner, il m'en empêcha avec une grâce infinie.