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Souvenirs de Charles-Henri Baron de Gleichen

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Madame de Choiseul a été l'être le plus moralement parfait que j'aie connu: elle était épouse incomparable, amie fidèle et prudente, et femme sans reproche. C'était une sainte, quoiqu'elle n'eût d'autres croyances que celles que prescrit la vertu; mais sa mauvaise santé, la délicatesse de ses nerfs, la mélancolie de son humeur, et la subtilité de son esprit, la rendaient sérieuse, sévère, minutieuse, dissertatrice, métaphysicienne, et presque prude. Voilà du moins comme elle était représentée à son mari par sa sœur, et le cercle joyeux qui se divertissait chez elle. Malgré cela, il était pénétré d'estime, de reconnaissance, et de respect pour une femme qui l'adorait, qui lui conciliait les ennemis de sa sœur, et à qui son cœur rendait la justice d'avoir une vertu plus pure, plus solide, et plus méritoire que n'était la sienne.

La duchesse de Grammont était plus homme que femme; elle avait une grosse voix, le maintien hardi et hautain, des manières libres et brusques: tout cela lui donnait un air tant soit peu hermaphrodite. Elle possédait les qualités de son frère, mais plus prononcées, ce qui leur donnait une teinte rude, et choquante dans une femme. Cette ressemblance avec M. de Choiseul, jointe à l'art de savoir l'amuser, lui avait donné un empire sur lui, qu'elle affichait avec une insolence essentiellement nuisible à la réputation et même à la fortune de son frère; car cette femme impérieuse et tranchante a beaucoup accéléré la chute de M. de Choiseul, tandis qu'elle aurait été au moins retardée par l'intérêt extrême que madame de Choiseul inspirait au roi, à toute la cour, et même aux ennemis de son mari.

Tout le monde a su que Louis XV exilant ce ministre à Chanteloup, dit qu'il l'aurait traité bien plus durement, sans sa considération pour madame de Choiseul, et qu'il ne lui sut aucun mauvais gré de la lettre pleine de fierté qu'elle lui avait adressée, en refusant une pension de 50 000 francs que le roi lui offrait. Après avoir sacrifié à son mari tous ses biens disponibles, jusqu'à ses diamants, elle a encore consacré après lui toutes les rentes dont elle avait l'usufruit à sa mémoire, s'est réduite avec un laquais et une cuisinière à la dixième partie de son revenu, pour acquitter les dettes de M. de Choiseul, et a payé jusqu'à la révolution plus de 300000 écus par an, pour achever de les éteindre. Aussi sa personne a-t-elle été respectée, même par les monstres de cette révolution, tandis que sa belle-sœur a été traînée par eux au supplice, sans démentir son caractère plein de courage et d'orgueil, traitant ses bourreaux comme des valets.

On a débité, surtout en Angleterre, que M. de Choiseul, pour se soutenir un peu plus longtemps, avait tâché d'impliquer la France dans une guerre, qui était sur le point d'éclater entre l'Espagne et l'Angleterre, au sujet des îles Falkland. Cela est faux. J'ai su par le prince de Masserano, alors ambassadeur d'Espagne à Londres, et vingt ans après par un commis des affaires étrangères, que le duc de Choiseul a fait en cette occasion deux démarches trop longues à rapporter ici, aussi hardies que désintéressées, pour maintenir la paix. Au reste, ce ministre ne tenait déjà plus à sa place. Sa santé était altérée; enfant gâté de la fortune et de la faveur, il ne pouvait supporter aucun dégoût; fatigué des bonheurs de la cour, il souhaitait être heureux d'une autre manière, et il bâtissait des châteaux en Espagne sur Chanteloup.

Il lui aurait été bien facile de s'arranger avec madame du Barry, qui ne demandait pas mieux que d'être tirée des griffes rapaces et tyranniques de son beau-frère, de ses protecteurs, et de tous les roués dont elle était l'instrument. Elle était d'ailleurs une bonne créature, fâchée d'être employée à faire du mal, et dont l'humeur joyeuse eût raffolé de M. de Choiseul, dès qu'elle l'aurait connu. Le roi aurait certainement fait l'impossible pour favoriser et consolider l'union de sa favorite avec son ministre, qu'il était très-fâché de perdre; rien ne le prouve mieux qu'un billet qu'il lui écrivit dans les derniers temps, où ils s'écrivaient plus qu'ils ne se voyaient. M. de Choiseul se plaignant à son maître d'une horrible tracasserie, dont il était menacé, celui-ci lui répondit: «Ce que vous imaginez est faux, on vous trompe; défiez-vous de vos alentours que je n'aime pas. Vous ne connaissez pas madame du Barry, toute la France serait à ses pieds, si»… signé Louis. Ce billet que j'ai vu, n'exprimait-il pas le vœu d'un accommodement, la prière de s'y prêter, et l'aveu bien étrange pour un roi, que le simple suffrage de son ministre ferait plus que tout ce qui était en la puissance royale? Il est étonnant que le cœur sensible de M. de Choiseul ait résisté à tant de bonté, à l'envie de jouer tous ses ennemis, et à la certitude de régner plus commodément à l'aide d'une femme, qui aurait été entièrement à ses ordres: il est encore plus surprenant que, répugnant à s'avilir par la moindre démarche honteuse, sachant qu'il serait exilé, il n'ait pas donné sa démission, surtout avec ces dispositions à la retraite, dont j'ai parlé plus haut. Mais il ne prévoyait pas, qu'en l'exilant, on le traiterait avec tant de rigueur, qu'on le forcerait à se démettre de sa charge de colonel-général des Suisses, dans laquelle il se croyait inamovible, et ne savait rien des moyens aussi singuliers que noirs, qui furent mis en œuvre par le chancelier, dans les derniers moments, pour irriter le roi, et le disposer à des actes de violence. On employa des billets que le duc de Choiseul avait écrits anciennement à M. de Maupeou, lorsqu'il était encore premier président, dans un temps de dissension entre le parlement et la cour, et où il convenait au bien public que le premier ne se rendît pas d'abord aux volontés du conseil d'État; ces billets contenaient des exhortations à résister, des conseils pour se conduire, et des promesses de le seconder; ces billets, qui n'étaient pas datés, furent montrés au roi, comme venant d'être adressés au premier président actuellement, au lieu d'obvier aux troubles, qui ont éclaté depuis avec tant de violence. M. de Choiseul fut par là sourdement convaincu d'avoir des liaisons criminelles avec le parlement, qu'on savait lui être fort dévoué, et d'avoir voulu attenter à la puissance royale, qu'il n'aimait pas trop. Ne prévoyant aucune de ces menées, on dirait qu'il ait voulu ne rien déranger à la belle porte qu'on lui construisait pour sa sortie triomphale; aussi sa chute et son existence à Chanteloup ont-elles été plus brillantes que les plus beaux jours de sa faveur. La moitié de la cour a déserté Versailles, pour se rendre à Chanteloup; et le peuple de Paris bordait les rues, depuis son hôtel jusqu'à la barrière d'Enfer, le comblant d'acclamations, honorables, ce qui fit à ce ministre, qui n'avait jamais été populaire, une impression si sensible, qu'il dit les larmes aux yeux: «voilà ce que je n'ai pas mérité.»

M. de Choiseul a eu le malheur de s'attirer une calomnie, aussi horrible que dénuée de preuves et de vraisemblance, par un propos le plus étrange et le plus inconsidéré qu'il ait jamais tenu. J'y étais et j'en ai frémi. Madame la Dauphine se mourait. Tronchin avait été appelé, et se disputait violemment avec les médecins de la cour. Le roi se trouvait à Choisy, et M. de Choiseul revenant à Paris pour souper, conta d'un air fort échauffé, que le roi avait reçu un billet de Tronchin, dans lequel il disait, que l'état de madame la Dauphine manifestait des symptômes si extraordinaires, qu'il n'osait pas les confier au papier, et qu'il se réservait d'en informer Sa Majesté de bouche, à son retour: Que veut dire ce coquin de charlatan? prétend-il insinuer, que j'ai empoisonné madame la Dauphine? Si ce n'était le respect que j'ai pour M. le duc d'Orléans, je le ferais mourir sous le bâton. C'est un propos inconcevable, qui a germé longtemps et qui lui a valu l'accusation affreuse, non-seulement d'avoir empoisonné madame la Dauphine, mais même le Dauphin.

Je m'en vais me permettre de rapporter un de mes bons mots, non parce qu'il est de moi, et qu'il a le mérite de n'être qu'un seul mot, mais parce qu'il a été raconté comme une réplique, adressée à une petite maîtresse étourdie, pour lui faire sentir son inconvenance, tandis que je l'ai dit à la femme la plus prudente, la plus respectable et la plus discrète que j'aie connue.

Je revenais en 1768 à Compiègne de Calais, où j'avais embarqué le roi de Danemark, qui se rendait de Dunkerque à Londres. Je jouais aux échecs avec la duchesse de Choiseul. Le monde qui avait rempli le salon s'étant écoulé, et madame de Choiseul croyant que nous étions tout seuls, me dit: On dit que votre roi est une tête… et moi voyant un homme qui était derrière elle, je répondis en baissant les yeux: «couronnée. Elle s'avisa tout de suite que quelqu'un nous écoutait: Pardon, me dit-elle, vous ne m'avez pas laissé achever, je voulais dire, que votre roi est une tête qui annonce les plus belles espérances.

III
LE DAUPHIN 5

M onsieur le Dauphin, fils de Louis XV, aimait les sciences et lisait beaucoup. Son grand désir était de donner à ses enfants un gouverneur habile et savant; malgré cela il leur donna un homme inepte et ignorant. Voici comme la chose se passa.

Le duc de la Vauguyon, affilié des jésuites et n'ayant point d'autre mérite que celui d'être leur esclave, était le sujet auquel M. le Dauphin et le parti des dévots destinaient cette place. Les personnes du service intérieur de M. le Dauphin qui leur étaient dévouées, les informaient tous les matins du livre que ce prince lisait, et de la page, où il était resté; en conséquence les teinturiers de M. de la Vauguyon lui arrangeaient un précis de tout ce qu'il était possible de savoir sur cette matière, et les compères mettant la conversation sur le même sujet en présence de M. le Dauphin, leur protégé bien endoctriné parlait, non pas comme un livre, mais comme une bibliothèque; et il fut choisi.

 

M. le Dauphin a eu la réputation d'avoir été extrêmement bigot; on s'est trompé. Ce n'est pas lui qui, par goût ou par dévouement, s'était mis à la tête des dévots: c'étaient eux et son épouse, qui, placés derrière lui, le poussaient en avant comme étant leur chef, et peut-être était-il bien aise de jouer un rôle qui lui donnait quelque crédit.

Il haïssait les philosophes, et non la philosophie, car sa piété était éclairée, et sa politique prévoyait les dangers de l'irreligion.

Il lisait tous les livres les plus défendus, et une petite anecdote de ses derniers moments prouve qu'il envisageait la mort avec calme d'esprit, et que son respect pour les cérémonies religieuses ne l'empêchait pas de plaisanter. Après l'acte des saintes-huiles, le roi sortit, appela le duc de Gontaut et lui dit: Je viens d'être bien étonné. M. le Dauphin s'est mis à rire au milieu des cérémonies, je lui en ai demandé la raison, et il m'a répondu: Demandez à M. de Gontaut, qu'il vous raconte l'histoire du bailli de Grilles.

La voici: cet officier, commandant les grenadiers à cheval, était mourant d'une fièvre maligne; on lui avait mis force vésicatoires aux pieds, et lorsqu'on lui appliqua les saintes-huiles, sa tête était fort embarrassée. Quand il fut rétabli, on lui demanda, s'il avait eu beaucoup de douleurs? Pas trop, répondit-il, il n'y a que l'extrême-onction, qui m'a fait un mal de tous les diables.

On se trompe souvent en jugeant les opinions religieuses des princes sur l'extérieur de leurs pratiques. L'impératrice Marie-Thérèse a passé sa vie au milieu des reliques, des images miraculeuses, et des démonstrations puériles de la bigoterie la plus aveugle. Mais, après avoir su par son médecin le nombre d'heures qui lui restaient encore à vivre, elle se dépêcha de recevoir tous les sacrements; et, cela fait, elle ne regarda plus aucun objet matériel de sa dévotion précédente, pas même le crucifix, expédia encore plusieurs affaires, et termina sa vie assise sur un canapé, au milieu de sa famille.

IV
LE MASQUE DE FER

L 'année 1756 a été la plus heureuse de ma vie, elle m'a comblé à l'âge de vingt ans de toutes les jouissances de l'Italie et de Paris.

Je vivais à Rome au sein des beaux arts et chez le comte de Stainville, alors ambassadeur de France, dans l'intimité d'une société, dont les agréments étaient au-dessus de tout ce que j'ai trouvé depuis à Paris de plus exquis en ce genre.

C'étaient avant tout le maître de la maison dans toute la fraîcheur de sa joyeuse amabilité, et madame de Stainville à l'âge de dix-sept ans, pleine de grâces, de gaieté, et annonçant déjà les qualités solides de son cœur et de son esprit. Puis il y avait le bailli de Solar, l'abbé Barthélemy, le président de Cotte, la Condamine, le marquis d'Alem et M. Boyer de Fondcolombe qui composaient ce cercle, et les mêmes personnages se trouvant réunis quelques années après autour de M. de Choiseul, devenu ministre des affaires étrangères, nous nous rappelions souvent nos belles soirées de Rome et de Frascati, les différents sujets de conversation, qui nous avaient intéressés davantage, et entr'autres le masque de fer.

Notre curiosité eut soin de réchauffer celle que M. de Choiseul avait partagée avec nous, et ce ministre nous promit qu'il emploierait tous les moyens qui étaient en son pouvoir, pour approfondir ce mystère.

Il commença par faire faire les recherches les plus soigneuses dans le dépôt des affaires étrangères, et il ne trouva rien.

Ensuite il fut au roi qui, lui nommant successivement différents personnages, auxquels on avait appliqué cet événement, fit connaître par ses défaites qu'il ne voulait pas parler.

Alors on s'adressa à madame de Pompadour qui fit réellement l'impossible pour vaincre la résistance du roi. Mais, après avoir essuyé plusieurs rebuffades, voici le discours mémorable que ce prince lui tint: Cessez de me tourmenter sur ce sujet, je ne puis pas vous le dire, c'est le secret de l'État. Après MM. de Louvois et Chamillard, personne n'en a eu connaissance que M. le Régent et le cardinal de Fleury; ce dernier m'en a instruit, il n'y a au monde que moi qui le sache, et il doit être enterré avec moi.

Eh, quel devait donc être ce vieux secret d'État que le roi n'osait pas révéler à l'homme et à la femme en place, qui les savaient tous, ceux du moment, ordinairement plus importants que ceux du temps passé! Toutes les explications de ce mystère politique que l'imagination a pu inventer, ne sont pas à l'épreuve de ce discours du roi, même la supposition, que Louis XIV, puîné, ait exclu un frère aîné par une faute de sa mère et par la nécessité de le soutenir, n'était pas une flétrissure de la mémoire de ce monarque, et n'altérait point les droits de son successeur à la couronne.

On est tenté de croire, que ce secret aurait pu donner atteinte à ces droits et qu'une telle considération devait imposer à Louis XV un silence éternel. Il fallait que la chose eût un rapport si direct et si important à la personne de ce prince, qu'il ne pût pas la découvrir sans rougir ou s'exposer. Comme on a pris grand soin d'effacer toutes les traces de cette ténébreuse affaire, on en reste aux conjectures.

Peut-être la suivante s'accorderait-elle avec le discours de Louis XV à madame de Pompadour, que j'atteste sur mon honneur être véritable et exactement tel qu'il nous a été rendu le lendemain par M. de Choiseul, lequel n'a cessé depuis, étant ministre de la guerre, de faire encore les recherches les plus soigneuses dans les archives de ce département et dans celles de la Bastille, sans obtenir le moindre éclaircissement sur cet objet.

J'ai trouvé, il y a longtemps, dans un vieux livre, dont j'ai malheureusement oublié le titre, une anecdote applicable au masque de fer; je me souviens seulement que c'était des mémoires d'un officier général, qui se disait «confident intime de la reine Anne d'Autriche.» Il raconte, qu'étant arrivé de Paris à Lyon, où Louis XIII se trouvait à l'occasion de la guerre de Savoye, le roi lui avait demandé, quelles nouvelles il apportait? ayant répondu: qu'on disait la reine grosse. Ce monarque, après avoir rêvé un moment, s'était écrié en frappant du pied: Cela n'est pas possible!

Essayons de bâtir une hypothèse sur cette anecdote. Supposons que la reine, enceinte du cardinal, ait chargé son confident de sonder le terrain, pour s'assurer si le roi aurait bonne mémoire et se donnerait la peine de calculer; que cette princesse, apprenant les marques de défiance et d'emportement de son mari, redoutable pour sa cruauté, ait craint de publier sa grossesse, qu'elle soit accouchée secrètement, et qu'après la mort de Louis XIII, elle et le cardinal, restés maîtres absolus en France, aient cédé au désir de mettre leur enfant sur le trône, et de l'échanger contre le fils légitime du roi, et que la tendresse maternelle ait sauvé de la mort, et condamné son autre fils à porter ce masque de fer, lorsqu'on s'est aperçu de sa grande ressemblance avec son frère. Cette hypothèse pourrait cadrer avec le propos essentiellement important de Louis XV à madame de Pompadour, car ce monarque se serait également déclaré par là illégitime successeur de ses ayeux.

V
NECKER

L es causes éloignées, qui ont produit la révolution sont si nombreuses, et les prochaines si défigurées par les passions des partis, leur champ a été si vaste et leurs routes si tortueuses, que jamais historien ne se tirera de ce labyrinthe, pour en rapporter un ensemble juste, vrai et satisfaisant. Combien ne se trompent donc pas ceux qui de nos jours ne voient dans les causes prochaines, que deux fantômes créés par leur ignorance ou leur désespoir. Pour un des partis, c'est la reine; pour l'autre, c'est M. Necker, qui a été la cause unique de la révolution. Comme cette dernière imputation est sans comparaison la plus fausse et la plus injuste, que j'ai connu pendant trente ans cet homme célèbre et malheureux, crucifié pour avoir voulu sauver le peuple, et que j'ai vu de près les deux faces opposées de la révolution, l'amour de la vérité et ma conscience me pressent de dire ce que j'en sais, et surtout de peindre M. Necker.

Il était grand de taille, de caractère sérieux, froid, roide et taciturne, ce qui le faisait paraître orgueilleux, dur et rébarbatif; son esprit plus abstrait que brillant, sa politesse plus mesurée que prévenante, et son cœur moins sensible que juste, le rendaient peu aimable, mais infiniment estimable. Il affectionnait plus le genre humain que ses amis, pour lesquels il ne faisait presque rien; il aimait mieux voir en grand qu'en petit, et son ambition vertueuse s'était livrée à l'espérance de devenir le bienfaiteur d'une grande nation.

Peu de temps après son arrivée à Paris, il se fit connaître par la générosité, avec laquelle il offrit tout ce qu'il possédait alors à son ami le banquier Thélusson, qui éprouvait un embarras alarmant dans ses affaires; il devint son associé, et leur maison prospérant beaucoup, on attribua ces succès à l'habileté de M. Necker. Bientôt sa réputation s'accrut par le rôle qu'il jouait à la compagnie des Indes, dont il était syndic, et par ses liaisons avec les gens de lettres. La république de Genève l'ayant nommé son ministre, il parut à la cour, fut consulté, fit des plans de finance, composa l'éloge de Colbert, et publia son fameux livre sur le commerce des grains, qui réfutait le système des économistes. L'ensemble de toutes ces productions, joint à des mœurs pures, des actes de charité, des procédés nobles et une conduite pleine de sagesse et de droiture, donnèrent de lui l'idée d'un homme distingué par ses connaissances, son génie et ses vertus. La voix publique l'appela pour la première fois au secours de l'état, et le jeune roi, attentif à la voix du peuple, le créa directeur de ses finances. La guerre avec les Anglais, qui survint, dérangea d'abord tous ses plans. M. de Sartine, ministre de la marine, l'assassina par l'émission perfide et clandestine de dix fois plus de billets qu'on ne lui avait permis de créer sur le crédit de son département. Necker, au désespoir, prétendit qu'on optât entre lui et Sartine. M. de Maurepas fit pencher la balance en faveur de ce dernier, et M. Necker, qui avait déjà expérimenté la presqu'impossibilité de faire du bien, se retira en 1781 sans regrets, et sans accepter la pension qu'on lui offrait. Il ne fut regretté bien véritablement que par les créanciers de l'état. Son successeur, M. de Calonne, l'éclipsa totalement par son amabilité, les charmes de son éloquence et l'enchantement de ses largesses. Mais bientôt les profusions de ce ministre le forcèrent à mesurer l'abîme qu'il creusait, et à changer de conduite. Jusque-là, il n'avait travaillé qu'à se maintenir, mais calculant l'impossibilité de la durée des moyens qu'il employait, son esprit supérieur vit jour à la possibilité d'appliquer un grand remède à la grandeur du mal, et conçut l'espérance courageuse d'abattre les abus et d'établir un nouvel ordre de choses. Ne pouvant plus solder la reine, les princes et la cour, il se tourna vers M. de Vergennes, le seul homme en qui Louis XVI avait une véritable confiance. Il obtint par lui la parole d'honneur du roi de le seconder dans son projet et de tenir ferme jusqu'au bout, convoqua une assemblée des notables et l'ouvrit par un discours le plus éloquent, le plus beau et le plus ingénieux, qui peut-être ait jamais été prononcé; il commençait par le tableau le plus effrayant de l'état désespéré, dans lequel se trouvaient les finances, et, après avoir démontré la nécessité de tout entreprendre pour remédier à des dangers si pressants, il expliqua la facilité d'y parvenir par les moyens qu'il indiquait. Un de ces moyens était, autant que je me le rappelle, un impôt en denrées à percevoir sur les productions de l'année à proportion de la fertilité, projet analogue à la dîme de M. de Vauban. Un autre moyen, qui était le principal, le plus efficace, mais le plus difficile de tous, était le retranchement d'une grande partie des abus, dont jouissaient le clergé, la noblesse et surtout les grandes charges de la cour et de la couronne, dont M. de Calonne montrait la foule, la grandeur, l'iniquité et l'insolence. Malgré les oppositions, les intrigues et la défense enragée de ces grands personnages avares, qui ne voulaient pas lâcher leur proie, tout allait bien.

L'autorité du roi et les cris du public appuyaient les bonnes intentions du ministre converti. La France allait être sauvée, et M. de Vergennes mourut subitement. En observant combien il mourut à propos et que, dès ce moment, tout changea de face, que le maintien des abus fut assuré et M. de Calonne renvoyé, on est tenté d'ajouter foi à l'imputation que la famille de M. de Vergennes a faite à ceux qui avaient intérêt de le faire mourir6. Car lui seul était l'homme qui pouvait faire agir le roi, et sans lui, M. de Calonne se trouvait abandonné de tout le monde; il n'était plus aimé comme autrefois, parce qu'il ne donnait plus rien; il n'était plus estimé, parce qu'il n'avait pas été fort estimable. Si l'assemblée des notables eût bien tourné, l'assemblée nationale ne serait pas survenue, et le clergé et la noblesse se seraient conservés par quelques sacrifices! O justice de la Providence! qui indique souvent le genre du crime par l'analogie de la punition.

 

Durant cette assemblée des notables s'était élevée la fameuse querelle de M. Necker avec M. de Calonne sur le déficit dans les finances, si diversement énoncé par eux dans leurs comptes rendus; ils s'accusaient réciproquement d'avoir menti, et ils disaient vrai, car chacun avait menti, mais à bonne intention. M. Necker, pour sa commodité en cas qu'on le rappelât, ou pour celle de son successeur, avait diminué la dette nationale, afin de soutenir le crédit et de faciliter les emprunts, sa ressource favorite, parce qu'elle pèse moins sur le peuple que les impôts. M. de Calonne, au contraire, a sans doute grossi les objets pour inspirer la terreur. J'ai eu une connaissance exacte de la situation des finances, lorsqu'en 1770 j'ai quitté mon poste à Paris, et n'ayant pas perdu de vue la dette nationale parce que j'y étais fort intéressé, je puis affirmer qu'il est impossible que l'un de ces ministres n'ait pas adouci, ni l'autre exagéré le mal. Une suite de prodigalités, de déprédations, de fausses alarmes et de mouvements révolutionnaires, qu'il serait trop long de développer, ont amené insensiblement la promesse et la nécessité d'une convocation des états généraux, dont l'idée avait pris naissance dans les espérances offertes par l'assemblée des notables.

Nous voici à l'époque où commencent les grands reproches, qu'on fait avec une sorte d'apparence à M. Necker, et dont je ne citerai que les trois principaux. Le premier est d'avoir engagé le roi à accorder, au moment même de la convocation des états généraux, tout ce que le peuple français pouvait raisonnablement demander de lui, et à publier, dès la fin de décembre 1788, ces dispositions débonnaires dans le rapport de M. Necker fait à la clôture de son assemblée des notables. Le second reproche est d'avoir décidé que l'on ne voterait pas par ordres, mais par tête, après avoir accordé une double représentation au tiers-état. Le troisième est de n'avoir pas employé la forme ancienne de vérifier les pouvoirs des commettants devant une commission royale, mais d'avoir assigné à la noblesse et au clergé leurs salles particulières, comme pour les inviter à se séparer. Si le danger des révoltes n'avait pas été si pressant, ni les besoins de l'état si urgents, il aurait certainement mieux valu que le roi se fût laissé prier, pour céder peu à peu aux instances de son peuple. Mais a-t-on le droit de condamner M. Necker après les événements? Il faut juger un homme qui a fait ses preuves d'honnêteté et de vertu, sur ses intentions, et sur la question s'il a pu faire autrement.

M. Necker, témoin depuis si longtemps de la soumission d'un peuple opprimé, du despotisme d'une cour déréglée, de l'instabilité des volontés royales, du pouvoir des intrigues, et de l'incertitude de rester en place, voyait un moment fortuné, où le roi consentait à donner pour toujours un père à son peuple. Plein de sollicitude pour le bonheur de ce peuple et d'appréhensions sur les vicissitudes humaines, M. Necker a cru en conscience devoir mettre, à l'abri des cabales, les plus beaux droits de la nation, et ne pouvoir lier le roi trop tôt par une déclaration, que les circonstances rendaient irrévocable. Voilà la raison principale, pour laquelle on a annoncé sans marchander en décembre 1788, ce qu'il aurait certainement mieux valu n'accorder qu'en avril 1789, si l'on avait eu à faire à un roi plus ferme et moins obsédé. Pour ce qui est de la double représentation du tiers, et de la décision, qu'on opinerait par tête, je répondrai, qu'il était impossible et qu'il aurait été absurde de faire autrement. D'abord, il paraît juste que des millions d'hommes eussent au moins la parité avec autant de centaines, mais le but principal et indispensable ayant été d'abolir les abus, et de faire payer les privilégiés comme le reste de la nation, il fallait au moins préparer une possibilité à y parvenir. En opinant par ordre, il est clair que le clergé et la noblesse auraient été deux contre un, et la pluralité des voix aurait encore été en faveur des premiers, si le tiers n'avait eu qu'une simple représentation. On aurait donc agi contre son but; toute la nation aurait été instruite d'avance, que la convocation des états-généraux serait inutile, qu'elle n'était qu'illusoire, le peuple se serait révolté, et le mal serait devenu plus grand que jamais.

A l'égard du troisième reproche, je conviens que M. Necker a fait une faute capitale, contre laquelle je n'ai rien à répliquer, sinon qu'on doit pardonner une seule faute à un homme chargé d'une besogne immense, à un homme dont l'œil voit mieux les objets majeurs que les détails, à un homme enfin plus exercé à s'occuper du bien qu'à prévoir le mal.

Le tort le plus funeste de M. Necker, mais qui peut lui être moins reproché que tout autre, est d'avoir été la dupe de son cœur. Il lui paraissait impossible, que toute la France ne dût être pénétrée de la condescendance du roi, et qu'on pût abuser de sa bonté; mais il ne tarda pas à s'apercevoir qu'il s'était trompé, et, sans prévoir les mauvaises intentions des chefs du parti qu'il avait affectionné, il chercha à contenir le mal qu'il se reprochait, et se mit à étayer tant qu'il pouvait l'autorité royale. Mais son crédit et son génie n'étaient pas assez puissants, pour diriger les démarches du roi, réprimer la fougue des prétentions du tiers-état, et faire entendre raison aux privilégiés. Il perdit la confiance de son maître, se rendit de plus en plus odieux à la cour, à la noblesse et au clergé, et devint suspect à son parti, voulant réunir les extrêmes et accorder des principes de contradiction, d'après les conseils de sa droiture et l'impulsion de sa conscience. Il a éprouvé ce qui est toujours arrivé à ceux qui étaient modérés au milieu des enragés.

Il serait cependant difficile d'imaginer même après coup, ce que M. Necker aurait pu faire, pour remédier aux désordres du terrible combat qui se préparait. Je pense que le meilleur, et peut-être le seul moyen aurait été de gagner Mirabeau, ce géant des Jacobins, dont la langue était une massue, laquelle dirigée par l'audace, le coup d'œil et le savoir faire de celui qui la maniait, frappait toujours des coups décisifs. Ce favori de la populace, tout-puissant alors parmi les factieux, connaissant tous leurs plans, et propre à les combattre à armes égales, oui, j'ose le dire, il fallait le faire premier ministre. Mais l'ambition glorieuse de M. Necker, et encore plus sa moralité sévère, auraient reculé d'horreur devant la simple pensée d'une alliance aussi monstrueuse pour lui. S'il avait pu prévoir, combien de braves et honnêtes gens se verraient forcés sous le règne de Robespierre à jouer des rôles de scélérats, pour opérer par cette abnégation bizarre et presque héroïque de la vertu, le seul bien qu'on pouvait faire alors, celui de sauver des victimes, peut-être M. Necker aurait-il eu, en rougissant, le courage de s'abaisser à une telle union, pour éviter des malheurs si inouïs.

5Né en 1729, mort le 20 décembre 1765.
6M. de Vergennes mourut en 1787.