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Valvèdre

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VII

J'avais résolu de ne plus épier les secrets du voisinage, et j'avais parlé si sévèrement à madame de Valvèdre, qu'elle-même avait renoncé à écouter; mais, en marchant sous la treille, je m'arrêtais involontairement à la voix d'Adélaïde ou de Rosa, et je restais quelquefois enchaîné, non par leurs paroles, que je ne voulais plus saisir en m'arrêtant sous la tonnelle ou en m'approchant trop de la muraille, mais par la musique de leur douce causerie. Elles venaient à des heures régulières, de huit à neuf heures du matin, et de cinq à six heures du soir. C'étaient probablement les heures de récréation de la petite. Un matin, je restai charmé par un air que chantait l'aînée. Elle le chantait à voix basse cependant, comme pour n'être entendue que de Rosa, à qui elle paraissait vouloir l'apprendre. C'était en italien; des paroles fraîches, un peu singulières, sur un air d'une exquise suavité qui m'est resté dans la mémoire comme un souffle de printemps. Voici le sens des paroles qu'elles répétèrent alternativement plusieurs fois:

«Rose des roses, ma belle patronne, tu n'as ni trône dans le ciel, ni robe étoilée; mais tu es reine sur la terre, reine sans égale dans mon jardin, reine dans l'air et le soleil, dans le paradis de ma gaieté. »Rose des buissons, ma petite marraine, tu n'es pas bien fière; mais tu es si jolie! Rien ne te gêne, tu étends tes guirlandes comme des bras pour bénir la liberté, pour bénir le paradis de ma force.

»Rose des eaux, nymphéa blanc de la fontaine, chère soeur, tu ne demandes que de la fraîcheur et de l'ombre; mais tu sens bon et tu parais si heureuse! Je m'assoirai près de toi pour penser à la modestie, le paradis de ma sagesse.»

– Encore une fois! dit Rosa; je ne peux pas retenir le dernier vers.

– C'est le mot de sagesse qui te fait mal à dire, n'est-ce pas, fille terrible? reprit Adélaïde en riant.

– Peut-être! Je comprends mieux la gaieté, la liberté… la force!

Veux-tu que je grimpe sur le vieux if?

– Non pas! c'est très-mal appris, de regarder chez les voisins.

– Bah! les voisins! On n'entend jamais par là que des animaux qui bêlent!

– Et tu as envie de faire la conversation avec eux?

– Méchante! Voyons, encore ton dernier couplet. Il est joli aussi, et c'est bien à toi d'avoir mis le nénufar dans les roses… quoique la botanique le défende absolument! Mais la poésie, c'est le droit de mentir!

– Si je me suis permis cela, c'est toi qui l'as voulu! Tu m'as demandé hier au soir en t'endormant de te faire pour ce matin trois couplets, un à la rose mousseuse, un à l'églantine et un à ton nymphéa qui venait de fleurir. Voilà tout ce que j'ai trouvé en m'endormant aussi, moi!

– Le sommeil t'a prise juste sur le mot de sagesse? N'importe, voilà que je le sais, ton mot, et ton air aussi. Écoute!

Elle chanta l'air, et tout aussitôt elle voulut le dire en duo avec sa soeur.

– Je le veux bien, répondit Adélaïde; mais tu vas taire la seconde partie, là, tout de suite, d'instinct!

– Oh! d'instinct, ça me va; mais gare les fausses notes!

– Oui, certes, gare! et chante tout bas comme moi; il ne faut pas réveiller Alida, qui se couche si tard!

– Et puis tu as bien peur qu'on n'entende tes chansons! Dis donc, est-ce que maman gronderait si elle savait que tu fais des vers et de la musique pour moi?

– Non, mais elle gronderait si nous le disions.

– Pourquoi?

– Parce qu'elle trouverait qu'il n'y a pas de quoi se vanter, et elle aurait bien raison!

– Moi, je trouve pourtant cela très-beau, ce que tu fais!

– Parce que tu es un enfant.

– C'est-à-dire un oison! Eh bien, j'ai envie de consulter… voyons, personne de chez nous, puisque les parens disent toujours que leurs enfants sont bêtes, mais… mon ami Valvèdre!

– Si tu dis et si tu chantes à qui que ce soit les niaiseries que tu me fais faire, tu sais notre marché? je ne t'en ferai plus.

– Oh! alors motus! Chantons!

L'enfant fit sa partie avec beaucoup de justesse; Adélaïde trouva l'harmonie correcte mais vulgaire, et lui indiqua des changements que l'autre discuta, comprit et exécuta tout de suite. Cette courte et gaie leçon suffisait pour prouver à des oreilles exercées que la petite était admirablement douée, et l'autre déjà grande musicienne, éclairée du vrai rayon créateur. Elle était poëte aussi; car j'entendis, le lendemain, d'autres vers en diverses langues qu'elle récita ou chanta avec sa soeur, à qui elle faisait faire ainsi, en jouant, un résumé de plusieurs de ses connaissances acquises, et, en dépit du soin qu'elle avait pris, en composant, d'être toujours à la portée et même au goût de l'enfant, je fus frappé d'une pureté de forme et d'une élévation d'intelligence extraordinaires. D'abord je crus être sous le charme de ces deux voix juvéniles, dont le chuchotement mystérieux caressait l'oreille comme celui de l'eau et de la brise dans l'herbe et les feuillages; mais, quand elles furent parties, je me mis à écrire tout ce que ma mémoire avait pu garder, et je fus bientôt surpris, inquiet, presque accablé. Cette vierge de dix-huit ans, à qui le mot d'amour semblait n'offrir qu'un sens de métaphysique sublime, était plus inspirée que moi, le roi des orages, le futur poëte de la passion! Je relus ce que j'avais écrit depuis trois jours, et je le détruisis avec colère.

– Et pourtant, me disais-je en essayant de me consoler de ma défaite, j'ai un sujet, j'ai un foyer, et cette innocence contemplative n'en a pas. Elle chante la nature vide, les astres, les plantes, les rochers; l'homme est absent de cette création morne qu'elle symbolise d'une manière originale, il est vrai, mais qu'elle ne saurait embraser… Me laisserai-je détourner de ma voie par des rimailleries de pensionnaire?

Je voulus brûler les élucubrations d'Adélaïde sur les cendres des miennes. Je les relus auparavant, et je m'en épris malgré moi. Je m'en épris sérieusement. Cela me parut plus neuf que tout ce que faisaient les poëtes en renom, et le grand charme de ces monologues d'une jeune âme en face de Dieu et de la nature venait précisément de la complète absence de toute personnalité active. Rien là ne trahissait la fille qui se sent belle et qui cherche, uniquement pour s'y mirer, le miroir des eaux et des nuages. La jeune muse n'était pas une forme visible; c'était un esprit de lumière qui planait sur le monde, une voix qui chantait dans les cieux, et, quand elle disait moi, c'est Rosa, c'est l'enfance qu'elle faisait parler. Il semblait que ce chérubin aux yeux d'azur eût seul le droit de se faire entendre dans le grand concert de la création. C'était une inconcevable limpidité d'expressions, une grandeur étonnante d'appréciation et de sentiment avec un oubli entier de soi-même… oubli naturel ou volontaire effacement! – Cette flamme tranquille avait-elle déjà consumé la vitalité de la jeunesse? ou bien la tenait-elle assoupie, contenue, et cette adoration d'ange envers l'auteur du beau– c'est ainsi qu'elle appelait Dieu – donnait-elle le change à une passion de femme qui s'ignorait encore?

Je me perdais dans cette analyse, et certains élans religieux, certains vers exprimant le ravissement de la contemplation intelligente s'attachaient à ma mémoire jusqu'à l'obséder. J'essayais d'en changer les expressions pour qu'ils m'appartinssent. Je ne trouvais pas mieux, je ne trouvais même pas autre chose pour rendre une émotion si profonde et si pure.

– Ah! virginité! m'écriais-je avec effroi, es-tu donc l'apogée de la puissance intellectuelle, comme tu es celle de la beauté physique?

Le coeur du poëte est jaloux. Cette admiration, qui me saisissait impérieusement, me rendit morose et m'inspira pour Adélaïde une estime mêlée d'aversion. En vain je voulus combattre ce mauvais instinct; je me surpris, le soir même, écoutant ses enseignements à sa soeur, avec le besoin de découvrir qu'elle était vaine ou pédante. J'aurais pu avoir beau jeu, si sa modestie n'eût été réelle et entière. L'entretien fut comme une répétition de nomenclature qu'elle fit faire à Rosa. En marchant avec elle à travers tout le jardin, elle lui faisait nommer toutes les plantes du parterre, tous les cailloux des allées, tous les insectes qui passaient devant leurs yeux. Je les entendais revenir vers le mur et continuer avec rapidité, toujours très-gaies toutes deux, l'une, qui, déjà très-instruite à force de facilité naturelle, essayait de se révolter contre l'attention réclamée en substituant des noms plaisamment ingénieux de son invention aux noms scientifiques qu'elle avait oubliés; l'autre, qui, avec la force d'une volonté dévouée, conservait l'inaltérable patience et l'enjouement persuasif. Je fus émerveillé de la suite, de l'enchaînement et de l'ordonnance de son enseignement. Elle n'était plus poëte ni musicienne en ce moment-là; elle était la véritable fille, l'éminente élève du savant Obernay, le plus clair et le plus agréable des professeurs, au dire de mon père, au dire de tous ceux qui l'avaient entendu et qui étaient faits pour l'apprécier. Adélaïde lui ressemblait par l'esprit et par le caractère autant que par le visage. Elle n'était pas seulement la plus belle créature qui existât peut-être à cette époque; elle était la plus docte et la plus aimable, comme la plus sage et la plus heureuse.

Aimait-elle Valvèdre? Non, elle ne connaissait pas l'amour malheureux et impossible, cette sereine et studieuse fille! Pour s'en convaincre, il suffisait de voir avec quelle liberté d'esprit, avec quelle maternelle sollicitude elle instruisait sa jeune soeur. C'était une lutte charmante entre cette précoce maturité et cette turbulence enfantine. Rosa voulait toujours échapper à la méthode, et se faisait un jeu d'interrompre et d'embrouiller tout par des lazzi ou des questions intempestives, mêlant les règnes de la nature, parlant du papillon qui passait à propos du fucus de la fontaine, et du grain de sable à propos de la guêpe. Adélaïde répondait au lazzi par une moquerie plus forte et décrivait toutes choses sans se laisser distraire. Elle s'amusait aussi à embarrasser la mémoire ou la sagacité de l'enfant, quand celle-ci, se croyant sûre d'elle-même, débitait sa leçon avec une volubilité dédaigneuse. Enfin, aux questions imprévues et hors de propos, elle avait de soudaines réponses d'une étonnante simplicité dans une étonnante profondeur de vues, et l'enfant, éblouie, convaincue, parce qu'elle était admirablement intelligente aussi, oubliait son espièglerie et son besoin de révolte pour l'écouter et la faire expliquer davantage.

 

La victoire restait donc à l'institutrice, et la petite rentrait au logis ferrée tout à neuf sur ses études antérieures, l'esprit ouvert à de nobles curiosités, embrassant sa soeur et la remerciant après avoir mis sa patience à l'épreuve, se réjouissant de pouvoir prendre une bonne leçon avec son père, qui était le docteur suprême de l'une et de l'autre, ou avec Henri, le répétiteur bien-aimé; enfin disant pour conclure:

– J'espère que tu m'as assez tourmentée aujourd'hui, belle Adélaïde! Il faut que je sois une petite merveille d'esprit et de raison pour avoir souffert tout cela. Si tu ne me fais pas une romance ce soir, il faut que tu n'aies ni coeur ni tête!

Ainsi Adélaïde faisait à ses moments perdus, le soir en s'endormant, ces vers qui m'avaient bouleversé l'esprit, ces mélodies qui chantaient dans mon âme, et qui me donnaient comme une rage de déballer mon hautbois, condamné au silence! Elle était artiste par-dessus le marché, lorsqu'elle avait un instant pour l'être, et sans vouloir d'autre public que Rosa, d'autre confident que son oreiller! Et certes, elle ne le tourmentait pas longtemps, cet oreiller virginal, car elle avait sur les joues la fraîcheur veloutée que donnent le sommeil pur et la joie de vivre en plein épanouissement. Et moi, je rejetais toute étude technique, tant je craignais d'attiédir mon souffle et de ralentir mon inspiration! Je ne croyais pas que la vie pût être scindée par une série de préoccupations diverses; j'avais toujours trouvé mauvais que les poëtes fissent du raisonnement ou de la philosophie, et que les femmes eussent d'autre souci que celui d'être belles. J'étais soigneux pour mon compte de laisser inactives les facultés variées que ma première éducation avait développées en moi jusqu'à un certain point; j'étais jaloux de n'avoir qu'une lyre pour manifestation et une seule corde à cette lyre retentissante qui devait ébranler le monde… et qui n'avait encore rien dit!

– Soit! pensais-je, Adélaïde est une femme supérieure, c'est-à-dire une espèce d'homme. Elle ne sera pas longtemps belle, il lui poussera de la barbe. Si elle se marie, ce sera avec un imbécile qui, ne se doutant pas de sa propre infériorité, n'aura pas peur d'elle. On peut admirer, estimer, considérer de telles exceptions; mais ne mettent-elles pas les amours en fuite?

Et, je me retraçais les grâces voluptueuses d'Alida, sa préoccupation d'amour exclusive, l'art féminin grâce auquel sa beauté pâlie et fatiguée rivalisait avec les plus luxuriantes jeunesses, son idolâtrie caressante pour l'objet de sa prédilection, ses ingénieuses et enivrantes flatteries, enfin ce culte qu'elle avait pour moi dans ses bons moments, et dont l'encens m'était si délicieux, qu'il me faisait oublier le malheur de notre situation et l'amertume de nos découragements.

– Oui, me disais-je, celle-là se connaît bien! Elle se proclame une vraie femme, et c'est la femme type. L'autre n'est qu'un hybride dénaturé par l'éducation, un écolier qui sait bien sa leçon et qui mourra de vieillesse en la répétant, sans avoir aimé, sans avoir inspiré l'amour, sans avoir vécu. Aimons donc et ne chantons que l'amour et la femme! Alida sera la prêtresse; c'est elle qui allumera le feu sacré; mon génie encore captif brisera sa prison quand j'aurai encore plus aimé, encore plus souffert! Le vrai poëte est fait pour l'agitation comme l'oiseau des tempêtes, pour la douleur comme le martyr de l'inspiration. Il ne commande pas à l'expression et ne souffre pas les lisières de la logique vulgaire. Il ne trouve pas une strophe tous les soirs en mettant son bonnet de nuit; il est condamné à des stérilités effrayantes comme à des enfantements miraculeux. Encore quelque temps, et nous verrons bien si Adélaïde est un maître et si je dois aller à son école comme la petite Rosa!

Et puis je me rappelais confusément mon jeune âge et les soins que j'avais eus pour Adélaïde enfant. Il me semblait la revoir avec ses cheveux bruns et ses grands yeux tranquilles, nature active et douce, jamais bruyante, déjà polie et facile à égayer, sans être importune quand on ne s'occupait pas d'elle. Je croyais, dans ce mirage du passé, entendre ma mère s'écrier: «Quelle sage et belle fille! Je voudrais qu'elle fût à moi!» et madame Obernay lui répondre: «Qui sait? Cela pourrait bien se faire un jour!»

Et le jour où cela aurait pu être en effet, le jour où j'aurais pu conduire dans les bras de ma mère cette créature accomplie, orgueil d'une ville et joie d'une famille, idéal d'un poëte à coup sûr, le poëte indécis et chagrin, stérile et mécontent de lui-même, s'efforçait de la rabaisser et se défendait mal de l'envie!

Ces étrangetés un peu monstrueuses de ma situation morale n'étaient que trop motivées par l'oisiveté de ma raison et l'activité maladive de ma fantaisie. Quand j'eus brûlé mon manuscrit, je crus pouvoir le recommencer à ma satisfaction nouvelle, et il n'en fut rien. J'étais attiré sans cesse vers ce jardin où le secret de ma vie s'agitait peut-être à deux pas de moi sans que je voulusse le connaître. Quand je sentais approcher Valvèdre ou l'une de ses soeurs avec M. Obernay ou avec Henri, je croyais toujours entendre prononcer mon nom. Je prêtais l'oreille malgré moi, et, quand je m'étais assuré qu'il n'était nullement question de moi, je m'éloignais sans m'apercevoir de l'inconséquence de ma conduite.

Tout semblait paisible chez eux; Alida ne s'approchait jamais du mur, tant elle craignait de provoquer une imprudence de ma part ou d'attirer les soupçons en se réconciliant avec cet endroit qu'elle avait proscrit comme trop exposé au soleil. J'entendais souvent les jeux bruyants de ses fils et la voix posée des vieux parents qui encourageait ou modérait leur impétuosité. Alida caressait tendrement l'aîné, mais ne causait jamais ni avec l'un ni avec l'autre.

Sans pouvoir la suivre des yeux, car le devant de la maison était masqué par des massifs d'arbustes, je sentais l'isolement de sa vie dans cet intérieur si assidûment et saintement occupé. Je l'apercevais quelquefois, lisant un roman ou un poëme entre deux caisses de myrte, ou bien, de ma fenêtre, je la voyais à la sienne, regardant de mon côté et pliant une lettre qu'elle avait écrite pour moi. Elle était étrangère, il est vrai, au bonheur des autres, elle dédaignait et méconnaissait leurs profondes et durables satisfactions; mais c'est de moi seul, ou d'elle-même en vue de moi seul, qu'elle était incessamment préoccupée. Toutes ses pensées étaient à moi, elle oubliait d'être amie et soeur, et même presque d'être mère, tout cela pour moi, son tourment, son dieu, son ennemi, son idole! Pouvais-je trouver le blâme dans mon coeur? Et cet amour exclusif n'avait-il pas été mon rêve?

Tous les matins, un peu avant l'aube, nous échangions nos lettres au moyen d'un caillou que Bianca venait lancer par-dessus le mur et que je lui renvoyais avec mon message. L'impunité nous avait rendus téméraires. Un matin, réveillé comme d'habitude avec les alouettes, je reçus mon trésor accoutumé, et je lançai ma réponse anticipée; mais tout aussitôt je reconnus qu'on marchait dans l'allée, et que ce n'était plus le pas furtif et léger de la jeune confidente: c'était une démarche ferme et régulière, le pas d'un homme. J'allai regarder à la fente du mur; je crus, dans le crépuscule, reconnaître Valvèdre. C'était lui en effet. Que venait-il faire chez les Obernay à pareille heure, lui qui avait auprès d'eux son domicile solitaire? Une jalousie effroyable s'empara de moi, à ce point que je m'éloignai instinctivement de la muraille, comme s'il eût pu entendre les battements de mon coeur.

J'y revins aussitôt. J'épiai, j'écoutai avec acharnement. Il semblait qu'il eût disparu. Avait-il entendu tomber le caillou? Avait-il aperçu Bianca? S'était-il emparé de ma lettre? Baigné d'une sueur froide, j'attendis. Il reparut au bout de dix minutes avec Henri Obernay. Ils marchèrent en silence, jusqu'à ce qu'Obernay lui dît:

– Eh bien, mon ami, qu'y a-t-il donc? Je suis à vos ordres.

– Ne penses-tu pas, lui répondit Valvèdre à voix haute, qu'on pourrait entendre de l'autre côté du mur ce qui se dit ici?

– Je n'en répondrais pas, si l'endroit était habité; mais il ne l'est pas.

– Cela appartient toujours au juif Manassé?

– Qui, par parenthèse, n'a jamais voulu le vendre à mon père; mais il demeure beaucoup plus loin. Pourtant, si vous craignez d'être entendu, sortons d'ici; allons chez vous.

– Non, restons là, dit Valvèdre avec une certaine fermeté.

Et, comme si, maître de mon secret et certain de ma présence, il eût voulu me condamner à l'entendre, il ajouta:

– Asseyons-nous là, sous la tonnelle. J'ai un long récit à te faire, et je sens que je dois te le faire. Si je prenais le temps de la réflexion, peut-être que ma patience et ma résignation habituelles m'entraîneraient encore au silence, et peut-être faut-il parler sous le coup de l'émotion.

– Prenez garde! dit Obernay en s'asseyant auprès de lui. Si vous regrettiez ce que vous allez faire? si, après m'avoir pris pour confident, vous aviez moins d'amitié pour moi?

– Je ne suis pas fantasque, et je ne crains pas cela, répondit Valvèdre en parlant avec une netteté de prononciation qui semblait destinée à ne me laisser rien perdre de son discours. Tu es mon fils et mon frère, Henri Obernay! l'enfant dont j'ai chéri et cultivé le développement, l'homme à qui j'ai confié et donné ma soeur bien-aimée. Ce que j'ai à te dire après des années de mutisme te sera utile à présent, car c'est l'histoire de mon mariage que je te veux confier; tu pourras comparer nos existences et conclure sur le mariage et sur l'amour en connaissance de cause. Paule sera plus heureuse encore par toi quand tu sauras combien une femme sans direction intellectuelle et sans frein moral peut être à plaindre et rendre malheureux l'homme qui s'est dévoué à elle. D'ailleurs, j'ai besoin de parler de moi une fois en ma vie! j'ai pour principe, il est vrai, que l'émotion refoulée est plus digne d'un homme de courage; mais tu sais que je ne suis pas pour les décisions sans appel, pour les règles sans exception. Je crois qu'à un jour donné, il faut ouvrir la porte à la douleur, afin qu'elle vienne plaider sa cause devant le tribunal de la conscience. J'ai fini mon préambule. Écoute.

– J'écoute, dit Obernay, j'écoute avec mon coeur, qui vous appartient.

Valvèdre parla ainsi:

– Alida était belle et intelligente, mais absolument privée de direction sérieuse et de convictions acquises. Cela eût dû m'effrayer. J'étais déjà un homme mûr à vingt-huit ans, et, si j'ai cru à la douceur ineffable de son regard, si j'ai eu l'orgueil de me persuader qu'elle accepterait mes idées, mes croyances, ma religion philosophique, c'est qu'à un jour donné j'ai été téméraire, enivré par l'amour, dominé à mon insu par cette force terrible qui a été mise dans la nature pour tout créer ou tout briser en vue de l'équilibre universel.

»Il a su ce qu'il faisait, lui, l' auteur du bien, quand il a jeté sur les principes engourdis de la vie ce feu dévorant qui l'exalte pour la rendre féconde; mais, comme le caractère de la puissance infinie est l'effusion sans bornes, cette force admirable de l'amour n'est pas toujours en proportion avec celle de la raison humaine. Nous en sommes éblouis, enivrés, nous buvons avec trop d'ardeur et de délices à l'intarissable source, et plus nos facultés de compréhension et de comparaison sont exercées, plus l'enthousiasme nous entraîne au delà de toute prudence et de toute réflexion. Ce n'est pas la faute de l'amour, ce n'est pas lui qui est trop vaste et trop brûlant, c'est nous qui lui sommes un sanctuaire trop fragile et trop étroit.

»Je ne cherche donc pas à m'excuser. C'est moi qui ai commis la faute en cherchant l'infini dans les yeux décevants d'une femme qui ne le comprenait pas. J'oubliai que, si l'amour immense peut ouvrir ses ailes et soutenir son vol sans péril, c'est à la condition de chercher Dieu, son foyer rénovateur, et d'aller, à chaque élan, se retremper et se purifier en lui. Oui, le grand amour, l'amour qui ne se repose pas d'adorer et de brûler est possible; mais il faut croire, et il faut être deux croyants, deux âmes confondues dans une seule pensée, dans une même flamme. Si l'une des deux retombe dans les ténèbres, l'autre, partagée entre le devoir de la sauver et le désir de ne pas se perdre, flotte à jamais dans une aube froide et pâle, comme ces fantômes que Dante a vus aux limites du ciel et de l'enfer: telle est ma vie!

 

»Alida était pure et sincère. Elle m'aimait. Elle connut aussi l'enthousiasme, mais une sorte d'enthousiasme athée, si je puis m'exprimer ainsi. J'étais son dieu, disait-elle. Il n'y en avait pas d'autre que moi.

»Cette sorte de folie m'enivra un instant et m'effraya vite. Si j'étais capable de sourire en ce moment, je te demanderais si tu te fais une idée de ce rôle pour un homme sérieux, la divinité! J'en ai pourtant souri un jour, une heure peut-être! et tout aussitôt j'ai compris que le moment où je ne serais plus dieu, je ne serais plus rien. Et ce moment-là, n'était-il pas déjà venu? Pouvais-je concevoir la possibilité d'être pris au sérieux, si j'acceptais la moindre bouffée de cet encens idolâtre?

»Je ne sais pas s'il est des hommes assez vains, assez sots ou assez enfants pour s'asseoir ainsi sur un autel et pour poser la perfection devant la femme exaltée qui les en a revêtus. Quels atroces mécomptes, quelles sanglantes humiliations ils se préparent! Combien l'amante déçue à la première faiblesse du faux dieu doit le mépriser et lui reprocher d'avoir souffert un culte dont il n'était pas digne!

»Ma femme n'a du moins pas ce ridicule à m'attribuer. Après l'avoir doucement raillée, je lui parlai sérieusement. Je voulais mieux que son engouement, je voulais son estime. J'étais fier de lui paraître le plus aimant et le meilleur des hommes, et je comptais consacrer ma vie à mériter sa préférence; mais je n'étais ni le premier génie de mon siècle, ni un être au-dessus de l'humanité. Elle devait se bien persuader que j'avais besoin d'elle, de son amour, de ses encouragements et de son indulgence dans l'occasion, pour rester digne d'elle. Elle était ma compagne, ma vie, ma joie, mon appui et ma récompense; donc, je n'étais pas Dieu, mais un pauvre serviteur de Dieu qui se donnait à elle.

»Ce mot, je m'en souviens, parut la combler de joie, et lui fit dire des choses étranges que je veux te redire, parce qu'elles résument toute sa manière de voir et de comprendre.

» – Puisque tu te donnes à moi, s'écria-t-elle, tu n'es plus qu'à moi et tu n'appartiens plus à cet admirable architecte de l'univers, dont il me semblait que tu faisais trop un être saisissable et propre à inspirer l'amour. Tiens, il faut que je te le dise à présent, je le détestais, ton Dieu de savant; j'en étais jalouse. Ne me crois pas impie. Je sais bien qu'il y a une grande âme, un principe, une loi qui a présidé à la création; mais c'est si vague, que je ne veux pas m'en inquiéter. Quant au Dieu personnel, parlant et écrivant des traditions, je ne le trouve pas assez grand pour moi. Je ne peux pas le renfermer dans un buisson ardent, encore moins dans une coupe de sang. Je me dis donc que le vrai Dieu est trop loin pour nous et tout à fait inaccessible à mon examen comme à ma prière. Juge si je souffre quand, pour t'excuser d'admirer si longtemps la cassure d'une pierre ou l'aile d'une mouche, tu me dis que c'est aimer Dieu que d'aimer les bêtes et les rochers! Je vois là une idée systématique, une sorte de manie qui me trouble et qui m'offense. L'homme qui est à moi peut bien s'amuser des curiosités de la nature, mais il ne doit pas plus se passionner pour une autre idée que mon amour, que pour une créature qui n'est pas moi.

»Je ne pus pas lui faire comprendre que ce genre de passion pour la nature était le plus puissant auxiliaire de ma foi, de mon amour, de ma santé morale; que se plonger dans l'étude, c'était se rapprocher autant qu'il nous est possible de la source vivifiante nécessaire à l'activité de l'âme, et se rendre plus digne d'apprécier la beauté, la tendresse, les sublimes voluptés de l'amour, les plus précieux dons de la Divinité.

»Ce mot de Divinité n'avait pas de sens pour elle, bien qu'elle me l'eût appliqué dans son délire. Elle s'offensa de mon obstination. Elle s'alarma de ne pouvoir me détacher de ce qu'elle appelait une religion de rêveur. Elle essaya de discuter en m'opposant des livres qu'elle n'avait pas lus, des questions d'école qu'elle ne comprenait pas; puis, irritée de son insuffisance, elle pleura, et je restai stupéfait de son enfantillage, incapable de deviner ce qui se passait en elle, malheureux de l'avoir fait souffrir, moi qui aurais donné ma vie pour elle.

»Je cherchai en vain: quel mystère découvrir dans le vide? Son âme ne contenait que des vertiges et des aspirations vers je ne sais quel idéal de fantaisie que je n'ai jamais pu me représenter.

»Ceci se passait bien peu de temps après notre mariage. Je ne m'en inquiétai pas assez. Je crus à l'excitation nerveuse qui suit les grandes crises de la vie. Bientôt je vis qu'elle était grosse et un peu faible de complexion pour traverser sans défaillance le redoutable et divin drame de la maternité. Je m'attachai à ménager une sensibilité excessive, à ne la contredire sur rien, à prévenir tous ses caprices. Je me fis son esclave, je me fis enfant avec elle, je cachai mes livres, je renonçai presque à l'étude. J'admis toutes ses hérésies en quelque sorte, puisque je lui laissai toutes ses erreurs. Je remis à un temps plus favorable cette éducation de l'âme dont elle avait tant besoin. Je me flattai aussi que la vue de son enfant lui révélerait Dieu et la vérité beaucoup mieux que mes leçons.

»Ai-je eu tort de ne pas chercher plus vite à l'éclairer? J'éprouvais de grandes perplexités; je voyais bien qu'elle se consumait dans le rêve d'un bonheur puéril et d'impossible durée, tout d'extase et de parlage, de caresses et d'exclamations, sans rien pour la vie de l'esprit et pour l'intimité véritable du coeur. J'étais jeune et je l'aimais: je partageais donc tous ses enivrements et me laissais emporter par son exaltatation; mais, après, sentant que je l'aimais davantage, j'étais effrayé de voir qu'elle m'aimait moins, que chaque accès de cet enthousiasme la rendait ensuite plus soupçonneuse, plus jalouse de ce qu'elle appelait mon idée fixe, plus amère devant mon silence, plus railleuse de mes définitions.

»J'étais assez médecin pour savoir que la grossesse est quelquefois accompagnée d'une sorte d'insanité d'esprit. Je redoublai de soumission, d'effacement, de soins. Son mal me la rendait plus chère, et mon coeur débordait d'une pitié aussi tendre que celle d'une mère pour l'enfant qui souffre. J'adorais aussi en elle cet enfant de mes entrailles qu'elle allait me donner; il me semblait entendre sa petite âme me parler déjà dans mes rêves et me dire: «Ne fais jamais de peine »à ma mère!»

»Elle fut, en effet, ravie pendant les premiers jours: elle voulut nourrir notre cher petit Edmond; mais elle était trop faible, trop insoumise aux prescriptions de l'hygiène, trop exaspérée par la moindre inquiétude; elle dut bien vite confier l'enfant à une nourrice dont aussitôt elle fut jalouse au point de se rendre plus souffrante encore. Elle faisait de la vie un drame continuel; elle sophistiquait sur l'instinct filial qui se portait avec ardeur vers le sein de la première femme venue. Et pourquoi Dieu, ce Dieu intelligent et bon auquel je feignais de croire, disait-elle, n'avait-il pas donné à l'homme dès le berceau un instinct supérieur à celui des animaux? En d'autres moments, elle voulait que la préférence de son enfant pour la nourrice fût un symptôme d'ingratitude future, l'annonçe de malheurs effroyables pour elle.