Za darmo

Simon

Tekst
iOSAndroidWindows Phone
Gdzie wysłać link do aplikacji?
Nie zamykaj tego okna, dopóki nie wprowadzisz kodu na urządzeniu mobilnym
Ponów próbęLink został wysłany

Na prośbę właściciela praw autorskich ta książka nie jest dostępna do pobrania jako plik.

Można ją jednak przeczytać w naszych aplikacjach mobilnych (nawet bez połączenia z internetem) oraz online w witrynie LitRes.

Oznacz jako przeczytane
Czcionka:Mniejsze АаWiększe Aa

Cependant, comme le comte se souvint de l'opiniâtreté avec laquelle Fiamma avait refusé plusieurs propositions de mariage et avec quelle sécheresse elle avait traité à Paris tous les jeunes gens qu'elle avait soupçonnés d'avoir des prétentions à sa main, il ne regarda pas encore la partie comme gagnée, et conseilla au marquis de ne pas brusquer sa déclaration.



Les semaines s'écoulèrent donc pour le marquis d'une manière charmante au château de Fougères. De plus en plus amoureux, il conçut beaucoup d'espoir; car Fiamma lui ayant dit dès le principe qu'elle ne voulait pas se marier, ne lui reparla plus de ses projets pour l'avenir et lui témoigna désormais une affection sincère. Dans l'attente du succès, le marquis, un peu impatient, un peu dépité de voir toujours la famille Féline et la famille Parquet s'opposer à de longs tête-à-tête avec sa cousine, mais plein de franchise dans le fond de l'âme et touché de l'amitié qu'on lui témoignait, vécut pendant ces jours rigoureux de l'hiver d'une vie chaude et pleine qui faisait diversion à celle du monde. Fiamma lui avait présenté ses amis du village, et elle avait prié ceux-ci d'adopter la parenté de son cousin. L'esprit enjoué, l'originalité tout italienne de Parquet et la grâce modeste de Bonne charmèrent le marquis. Il goûta moins Simon, dont les long regards, tournés sans cesse vers Fiamma, lui donnèrent tout de suite à penser. Mais le calme des manières de celle-ci avec le jeune légiste et la comparaison que le brillant marquis fit de cette figure maigre, pâle et souffrante, avec l'image radieuse que lui présentait son miroir, le rassurèrent bientôt; il était fat, comme tout Italien jeune et passablement fait, mais d'une fatuité qui n'a rien d'insolent, et qui se résigne d'autant mieux à manquer un succès qu'elle est plus certaine d'en obtenir beaucoup d'autres.



Quant à la mère Féline, Asolo n'y comprit rien du tout. Il pensa que l'affection de Fiamma pour cette vieille venait de quelque habitude de dévote, de quelque association de chapelet ou d'ex-voto. Jeanne passait sa vie à jeûner pour donner son pain aux pauvres; elle soignait les malades et instruisait les orphelins dans la religion. Le marquis pensa qu'elle était le ministre des charités, la surintendante des aumônes de la châtelaine; et, empressé de complaire à tout ce qui plaisait à Fiamma, il se mit à chanter des cantiques à madame Féline. Il avait une voix magnifique, et le soir, dans le silence du parc ou du verger, tous se taisaient pour l'écouter. La bonne Jeanne était émue jusqu'aux larmes de cette pure mélodie italienne qu'elle entendait pour la première fois de sa vie, et pendant ce temps le marquis se réjouissait de faire souffrir son pâle et silencieux rival.



On prétend que les femmes seules ont le secret de ces petites rivalités d'amour-propre. J'en appelle à tout homme de bonne foi: est-il un de nous qui n'ait eu envie de jeter par la fenêtre un rival assez heureux pour attendrir par ses chants la femme que nous aimons? Ne sommes-nous pas jaloux de sa science, de son esprit, de sa réputation, de son cheval, de son habit? Ne trouvons-nous pas fort mauvais que notre maîtresse s'aperçoive de ses avantages? Plus ces avantages sont puérils, plus nous en sommes blessés.



Simon souffrait horriblement. Cette parenté, cette familiarité, ce dialecte qu'il ne comprenait pas, cette habitation actuelle sous le même toit, tout le blessait. Dans les premiers jours cependant il trouvait naturel que Fiamma eût du plaisir à retrouver un parent, un compatriote, un débris de sa chère république; mais, lorsqu'il vit cette prétendue visite se prolonger indéfiniment et ce compatriote devenir un ami, il le craignit d'abord comme tel; puis il découvrit qu'il était amoureux, qu'il cherchait à se faire aimer, et toutes les tortures de la jalousie entrèrent dans son cœur.



Trop fier pour montrer ses angoisses, sachant d'ailleurs qu'il ne pouvait faire à Fiamma ni question ni reproche sans trahir le secret d'une passion qu'elle devait ignorer, craignant par-dessus tout la vanité du Lombard, il résolut de s'éloigner, sauf à en mourir de désespoir.



X

Un matin, Fiamma, profitant d'un de ces rayons de soleil si précieux dans les montagnes en hiver, était montée à cheval avec son parent, et le hasard les avait conduits à la gorge aux Hérissons, non loin de l'endroit où l'aventure du milan était arrivée. Fiamma tomba dans la rêverie, et Ruggier Asolo, surpris de cette mélancolie subite, la pressa de questions. Elle voulut d'abord les éluder; mais, comme il insista et qu'elle avait de l'amitié pour lui, elle chercha quelque sujet de chagrin sans importance qu'elle pût lui donner comme une confidence pour le satisfaire. Elle ne trouva rien de mieux à lui dire, si ce n'est que l'aspect de ces montagnes lui rappelait sa patrie et la remplissait de tristesse.



«Juste ciel! s'écria le marquis, et qui vous empêche d'y retourner?



– Mon père a vendu ses dernières propriétés et jusqu'à la maison de campagne que j'aimais. C'est là que ma mère m'avait élevée et, pour ainsi dire, cachée, afin de me soustraire aux tracasseries odieuses de cette vie de lucre et de parcimonie, qu'on appelle une honnête industrie. C'est là qu'après la mort de cette

malheureuse bien-aimée

 j'aurais voulu passer le reste de mes jours dans l'étude, le silence et la prière; mais la destinée, qui me condamnait à être riche, en dépit de mon mépris pour toutes les jouissances du luxe, m'a poursuivie jusque-là. Elle a vendu et rasé mon ermitage; elle m'a jetée dans ce pays glacé, loin des souvenirs qui m'étaient chers et chez une nation que je méprise. Voilà pourquoi je suis triste quelquefois; car je suis plus heureuse que je ne croyais possible de l'être à une fille qui a perdu sa mère. Je me suis soumise aux habitudes et au climat de cette contrée; la rigueur de ce ciel mélancolique convient d'ailleurs aux soucis de mon cœur. J'ai rencontré dans ce village un bonheur inespéré. Ce vallon renfermait des êtres qui devaient s'emparer de ma destinée, la fixer, l'asservir et la consoler! Chose étrange que les desseins cachés de la Providence! Qui m'eût prédit cela, alors que je gravissais les rives escarpées de la Piave, et les forêts terribles de Feltre, si chères au vieux Titien?



– 

Anima mia

, répondit le marquis avec sa tendresse d'expressions italiennes, vous ne pouvez pas vivre dans ce nid de corbeaux, parmi ces bonnes gens qui ne vous vont pas à la cheville, quelque effort que vous fassiez pour les élever jusqu'à vous. Que le cher comte, votre père, ait trouvé à satisfaire ses vues d'intérêt et d'ambition en revenant ici, c'est fort bien, et il a eu le droit de vous y traîner à sa suite; mais la nature et la société, la voix de Dieu et celle du peuple vous rappellent dans notre belle patrie. Avec vos talents, votre caractère viril et magnanime, votre courage héroïque, vous êtes appelée à y jouer un rôle actif…



– Croyez-vous? s'écria Fiamma, dont les yeux brillaient d'un feu sauvage. Ah! s'il y avait quelque chose à faire pour la liberté; si les seigneurs de nos campagnes, si les paysans de nos vallons, si le peuple de nos villes, pouvaient se réveiller! Si seulement ces généreux bandits de nos Alpes, qui se retranchèrent dans les gorges des torrents pour fermer le passage aux soldats étrangers, et qui moururent tous jusqu'au dernier, comme les hommes des Thermopyles, plutôt que de subir un joug infâme; si ces bandes héroïques de contrebandiers et de pâtres, auxquels il n'a manqué que des chefs à la fois puissants et fidèles, pouvaient se ranimer et sortir de leurs cendres éparses sous nos bruyères!.. Mais quelles folies disons-nous! Parlons d'autre chose, cousin; cela me donne la fièvre.



– Eh bien! ayons la fièvre, et parlons-en, ma Fiamma. Songe, noble sœur, qu'à force de parler de son mal on s'indigne contre sa faiblesse, on se lève et on marche. Sache que chaque jour, dans notre Italie, un patriote, à force de se plaindre comme nous, s'éveille et se tient prêt à nous suivre. Les paysans sont prêts, je te le dis, cousine. Les hommes des Alpes n'ont pas changé; leur courage n'a pas plus faibli sous la verge autrichienne que les cimes de nos glaciers n'ont fondu au soleil. Il ne leur manque que des chefs qui s'entendent. Sait-on où s'arrêterait l'avalanche qu'une poignée d'hommes pourrait détacher? Toi et moi, et cinq ou six de nos amis qui sont résolus à me suivre et à m'obéir aveuglément, c'en serait assez pour entraîner la première masse.



– O Ruggier! s'écria Fiamma en crispant la main qui tenait les rênes et en faisant cabrer son cheval, si vous disiez vrai, s'il y avait seulement une lueur d'espoir!.. mais, hélas! tout cela est un cauchemar. Il vous est permis de tenter de le réaliser; mais moi, misérable! ce détestable accoutrement de femme, qui me comprime le cœur, me force à rester là immobile, à faire de stériles vœux et à me déchirer les entrailles de colère!



– Tu seras parmi nous, Fiamma! s'écria le marquis, profitant de sa fantaisie et entraîné par son amour à la partager. Tu serais à notre tête, la Jeanne d'Arc de l'Italie, belle et sainte comme elle, comme elle brave et inspirée! Crois-tu que cette héroïne ait eu plus de force et de cœur que toi? Crois-tu qu'elle ait aimé sa patrie avec plus d'ardeur? Vois! Dieu semble t'avoir formée exprès pour un rôle extraordinaire. Dès le premier jour où je t'ai vue, j'ai pressenti ta grandeur future, j'ai vu sur ton visage le sceau d'une mission divine. Vois ta beauté, vois ton intelligence, vois ta santé robuste qui s'accommode de tous les climats, de toutes les privations; vois ta hardiesse si contraire à l'esprit de ton sexe; vois jusqu'à ta force musculaire, jusqu'à cette petite main qui est de fer pour dompter un cheval et qui porterait un mousquet aussi bien que Carpaccio?..»



Fiamma tressaillit comme si une flèche l'eût touchée. «Qu'avez-vous donc? lui dit son cousin en voyant une vive rougeur couvrir aussitôt son visage; chère enfant, si le brave bandit Carpaccio n'avait pas été pendu à deux pas de mon domaine d'Asolo peu d'années après votre naissance, je croirais qu'une aventure de roman vous a rendu ce souvenir terrible.

 



– Parlons d'autre chose, je vous prie, répondit Fiamma; je me sens mal: vous flattez trop mon penchant à l'exaltation. Toutes ces chimères sont bonnes à forger sur le versant des Alpes, quand on n'a qu'un pas à faire pour être hors de la portée de ce monde railleur et sceptique qui paralyse toutes les idées grandes en les traitant de folles. Ici, au milieu du cloaque, on est ridicule rien que de se promener sur un cheval pour prendre l'air. Rentrons, cousin; le froid me gagne.»



Ruggier Asolo tourna son cheval dans la direction que lui imposait Fiamma du bout de sa cravache; mais il avait fait vibrer une corde dont il espérait tirer tous les tons de sa mélopée. Ramenant sa cousine, malgré elle, à l'idée romanesque d'une guerre de partisans, il la ramenait au désir de revoir l'Italie et de le suivre. Fiamma était tellement absorbée par la partie poétique de cette idée qu'elle ne songeait seulement pas aux conséquences positives que son cousin cherchait à déduire comme moyens d'exécution. La voyant enflammée d'une ardeur guerrière, il commençait à faire entendre clairement l'offre de son amour et de sa main, lorsqu'il s'aperçut que Fiamma ne l'écoutait plus. Elle avait poussé son cheval jusqu'au bord du ravin, et de là elle contemplait un objet éloigné dans la vallée de la Creuse.



«Dites-moi, mon bon Ruggier, dit-elle en l'interrompant, ce voyageur à cheval, là-bas, sur le chemin de Guéret, n'est-ce pas Simon Féline?



– Oui, c'est lui, répondit Ruggier, autant que je puis reconnaître cette taille voûtée et ce chapeau à la mode il y a trois ans. Votre ami Simon est vraiment taillé, chère cousine, pour faire un curé de village. J'espère que vous le ferez entrer au séminaire, et qu'il confessera dans quelques années vos jolis petits péchés.



– Dites-moi, cousin, reprit Fiamma sans entendre qu'il lui parlait, la tête de son cheval n'est-elle pas tournée du côté de la ville, et n'a-t-il pas un porte-manteau derrière lui?



– Exactement comme vous dites, ma cousine; vous avez une vue excellente pour discerner tout l'attirail presbytérien de M. Féline. Je crois que, pour vous plaire, nous serons obligés de l'emmener avec nous. Il pourra servir d'aumônier à notre petite armée.



– Ne plaisantez pas sur Simon Féline, cousin Ruggier, répondit Fiamma d'un ton ferme et grave. C'est un homme qui vaudrait à lui seul plus que nous tous ensemble; et s'il avait un rôle de prêtre à jouer parmi nous, sachez qu'il aurait plus d'âme, plus de génie et plus d'éloquence que saint Bernard pour prêcher les nouvelles croisades contre la tyrannie et pour en montrer le chemin. Mais pourquoi s'en va-t-il, et sans nous avoir prévenus?» ajouta-t-elle avec beaucoup de préoccupation, et comme se parlant à elle-même.



Elle tomba dans une rêverie profonde, et son cheval, qu'elle faisait bondir comme un chevreuil quelques instants auparavant, obéissant à l'impulsion de son bras calme et détendu, se mit à suivre au pas le sentier. Ruggier étonné la vit se pencher devant une roche que baignait l'eau du torrent. C'est là qu'elle s'était assise avec Simon, lorsqu'il avait lavé lui-même le sang de son visage, alors que le torrent, desséché par l'été, n'était qu'un paisible ruisseau. A la vive exaltation qu'elle venait d'éprouver succédèrent des pensées d'un autre genre, et des larmes qu'elle ne put retenir mouillèrent sa paupière. Alors elle laissa tomber tout à fait de ses mains la bride de Sauvage, et le docile animal, obéissant à toutes ses impressions, s'arrêta.



«Adieu, Italie, dit-elle d'une voix étouffée. C'en est fait! Tu viens de recevoir le dernier clan de mon cœur, la dernière étreinte de mon amoureuse ambition. Montagnes sublimes, patrie bien-aimée, terre poétique, nous ne nous reverrons plus; c'est ici que je suis enchaînée; ce rocher abritera mes os.



– Ne vous désespérez pas ainsi, ma vie, mon bien! s'écria le marquis avec feu, vous me déchirez l'âme. Eh quoi! le courage vous manque-t-il au moment d'accomplir le vœu de toute votre vie? Ne suis-je pas à vos pieds? Ne comprenez-vous pas que mon âme tout entière…



– C'est vous qui ne me comprenez pas, ami Ruggier, interrompit Fiamma; et puisque vous avez surpris le secret de mes pensées, puisque vous avez vu quelle puissance une ambition enthousiaste et folle exerce sur moi, je veux lever tout à fait le voile qui me couvre à vos yeux, et vous montrer le fond de mon cœur. J'ai dans le sang une ardeur martiale qui m'égare souvent et me jette dans un monde imaginaire où nulle affection humaine ne semble pouvoir me suivre. Vous devez croire que la guerre et les aventures sont les seules passions que je connaisse. Eh bien! sachez que ce n'est là qu'une face de mon être. J'ai cru longtemps n'en avoir pas d'autre; mais j'ai reconnu depuis peu que c'était une maladie de mon âme oisive, et qu'une passion plus vraie, plus douce, plus conforme à la destinée que le ciel marque aux femmes, dominait et calmait dans mon cœur ces agitations fébriles, ces désirs presque féroces de vengeance politique. Cette passion, c'est l'amour. Vous êtes mon parent, soyez mon confident et mon ami. Nous allons nous quitter bientôt, sans doute. Vous allez revoir l'Italie où je ne retournerai plus. Peut être ne presserai-je plus jamais votre main loyale. Souvenez-vous, quand nous serons de nouveau séparés par les Alpes, que, ne pouvant rien vous offrir pour marque d'amitié et vous laisser comme gage de souvenir, je vous ai donné le secret de mon cœur et l'ai mis dans le vôtre. J'aime Simon Féline.»



Le marquis fut tellement bouleversé de cette naïve confidence qu'il eut un véritable mouvement de fureur et de désespoir. Tournant un regard inexprimable vers le ciel, puis sur sa cousine, il eut envie de jurer, de pleurer et de rire en même temps; mais comme chez les hommes de sa trempe l'affection et la vanité ne se détrônent jamais complètement l'une l'autre, le sentiment de l'orgueil blessé et la crainte d'être ridicule emportèrent son amour, comme le vent balaie la neige nouvellement tombée. Un sang-froid sublime rendit à ses manières la politesse, la grâce et le bon goût avec lesquels doit s'exprimer le plus parfait dédain.



«Ce que vous me dites m'étonne peu, chère cousine, répondit-il. Dans l'isolement où vous vivez, il est naturel que le seul homme que vous connaissiez soit celui dont vous vous énamouriez…»



Il allait débiter avec une admirable douceur une longue suite de riens charmants dont l'ironie eût semblé l'effet de la maladresse et de l'indifférence; mais Fiamma, dont l'humeur était peu endurante, se sentit blessée de cette première remarque et l'interrompit en lui disant:



«Vous vous trompez d'une unité, mon cher cousin, en disant que Simon Féline est le seul homme que j'aie pu choisir. Vous êtes deux ici, et vous avez certes d'assez grandes qualités pour lutter avec lui dans mon estime, en outre, personne ne peut nier que vous ne soyez plus grand, plus beau, plus riche et mieux habillé que Simon le presbytérien; il y avait donc bien des raisons pour que je me prisse pour vous d'une passion romanesque, de préférence à ce pauvre paysan que j'ai vu tout à l'heure passer là-bas sur la route, et dont le départ m'a fait plus de peine que la réalisation de tous mes châteaux en Espagne ne me ferait de plaisir. Eh bien! cependant, je vous jure que je n'ai pas plus songé à m'enamourer de vous que vous de moi. Continuez vos observations, cousin, je vous écoute.»



Le marquis, voyant qu'il n'aurait pas beau jeu avec Fiamma Faliero, prit le parti d'abjurer toute amertume et de parler sérieusement et de bonne amitié avec elle. Il discuta avec beaucoup de calme et de bonne foi les chances d'un mariage entre elle et Simon.



«Je n'en vois aucune d'admissible, lui répondit Fiamma, je n'ai jamais compté là-dessus; je ne sais même pas si je l'ai jamais souhaité. Cette amitié fraternelle, exclusive de tout autre amour et de toute autre union, satisfait le besoin de mon âme et n'ébranle pas l'aversion que j'ai pour le mariage.»



Ils rentrèrent fort bons amis. Le marquis témoigna beaucoup de reconnaissance de la marque de confiance qu'il venait de recevoir; mais, dès qu'il fut entré, il commanda à son valet de chambre de recharger sa voiture et de demander des chevaux de poste. Il exprima au comte, dans des termes laconiques, sa douleur d'avoir été repoussé, et son impatience ne se calma qu'en voyant les chevaux entrer dans la cour. Alors un reste d'amour fit passer un vif attendrissement dans son âme. L'air de regret sincère avec lequel Fiamma, après avoir écouté le mensonge accoutumé d'une

lettre imprévue

 et d'une

affaire importante

, lui serra cordialement la main, amena sur ses lèvres quelques paroles entrecoupées et dans ses yeux quelques larmes passionnées. Il sentit que cet épisode laisserait un souvenir tendre dans sa vie. On peut croire cependant qu'il n'en mourut pas de douleur, et qu'il reparut trois jours après, en parfaite santé, au balcon de l'Opéra-Italien.



XI

Le plus grand désir du comte de Fougères, depuis qu'il avait sa fille auprès de lui, c'était de s'en débarrasser. Il semblait que la destinée capricieuse, jalouse d'opérer dans cette famille le contraste le plus complet, eût imposé à la fille la haine du mariage en raison inverse de l'impatience que le père éprouvait de la voir établie. Outre les raisons mystérieuses que M. Parquet cherchait à déduire de cette manie réciproque, il en existait de bien palpables, et qui, prenant leur source dans le caractère de l'un et de l'autre, suffisaient presque pour l'expliquer. M. de Fougères était de la véritable race des avares. Son intelligence n'était développée que sous la face de l'habileté et de l'activité en affaires, et la seule vanité qu'il eût c'était celle d'être riche. Il n'appliquait pas trop cette vanité aux menus détails de la vie, et l'économie se faisait remarquer dans toutes ses habitudes. Son point d'honneur était d'avoir toujours à sa disposition des sommes considérables pour tenter des coups de fortune, et de savoir doubler à point son enjeu dans les calculs de la finance. C'est ainsi qu'il n'avait pas hésité à abjurer son patriciat lorsque les chances de la destinée lui avaient fait entrevoir le succès dans le négoce; c'est ainsi qu'il venait d'abjurer le négoce pour reprendre le patriciat en voyant la fortune sourire de nouveau à cette classe disgraciée. Il avait compté qu'un titre et un château le mettraient à même de briguer toutes les faveurs de la nouvelle cour de France. Ensuite il calcula qu'une belle fille étant un fonds de commerce, c'était bien longtemps le laisser dormir, et qu'un gendre influent par sa naissance pourrait l'aider dans son ambition. C'était dans ces idées qu'il s'était souvenu de sa fille, à peu près oubliée en Italie, et que, rendant grâces au caprice qui lui avait fait aimer le célibat jusqu'à l'âge de vingt-deux ans, il l'avait rappelée auprès de lui et l'avait produite à Paris dans les salons du faubourg Saint-Germain. Mais quand il vit que ce caprice était insurmontable, il éprouva beaucoup de regret d'avoir sur les bras une personne qu'il connaissait à peine, et dont le caractère inflexible et les idées absolues lui étaient un continuel sujet de malaise et de contrariété. Les opinions républicaines de cette enfant enthousiaste avaient achevé de le désespérer; il craignait à chaque instant qu'elle ne le compromît; il rougissait d'elle, et, ne la comprenant nullement, il la regardait sincèrement comme une folle du genre sérieux et spleenétique.



Alors il n'avait plus désiré que de s'en défaire à tout prix, pourvu toutefois que son gendre futur eût assez de fortune ou assez d'amour pour ne pas lui demander une dot considérable, et pourvu surtout que sa naissance fût assez élevée pour ne porter aucune atteinte au blason de Fougères. Le comte faisait en réalité très-peu de cas de la noblesse; il ne comprenait nullement le parti poétique et chevaleresque que la vanité peut en tirer. Mais comme à cette époque c'était le premier point pour parvenir, comme d'ailleurs le comte n'avait pas d'autre titre à la faveur royale que sa naissance et sa qualité d'émigré, il eût mieux aimé garder sa fille toute sa vie auprès de lui que de la donner à un roturier.



Malheureusement cette fille était majeure, et, avec les singularités de son humour et l'audace tranquille de ses résolutions, il était à craindre qu'elle ne fît un choix étrange. Son père avait frémi de la voir liée si étroitement à la famille Féline. Il avait eu avec elle à ce sujet une seule explication, à la suite de laquelle il s'était résigné, comme par miracle, à la laisser maîtresse de ses actions, et même à faire un accueil obligeant à ses nouveaux amis. Mais, depuis, cette intimité lui avait donné de nouvelles inquiétudes, et le bon accueil que Fiamma avait fait à son cousin l'avait soulagé à temps d'une grande anxiété. Soit que le marquis d'Asolo, abjurant ses opinions, se fixât en France et se rattachât aux principes de la cour, soit qu'il retournât faire de la république en Italie et reconquérir les privilèges de la seigneurie vénitienne, c'était un beau parti pour l'ambition, et de plus un prompt moyen de se délivrer de celle qu'en public le comte appelait sa fille chérie, affectant de la consulter sur tout et de rechercher sans cesse son approbation, quoique en réalité tous les sacrifices de sa tendresse paternelle se fussent bornés à contracter l'innocente habitude de finir toutes ses dissertations par ces trois mots:

Non è vero, Fiamma?

 



Lorsqu'il vit le marquis d'Asolo si brusquement éconduit, il entra dans un de ces accès de violence dont les gens du dehors ne l'eussent jamais cru capable, mais devant lesquels sa maison avait souvent l'occasion de trembler. Il appela sa fille au moment où le cousin s'éloignait de Fougères dans sa chaise de poste, tandis que Fiamma prenait naturellement le chemin de la maison Féline; alors, la priant de remonter dans sa chambre, il l'y suivit, et en ferma les fenêtres et les portes pour que l'explosion de sa colère ne se fît pas entendre au loin.



Fiamma avait prévu cette éruption volcanique. Elle la contempla avec une insensibilité apparente, quoique une fureur profonde embrasât les secrets replis de son âme orgueilleuse. Quand le comte eut frappé sur la table (sans pourtant s'oublier lui-même jusqu'à la briser); quand il eut lancé autour de lui les éclairs de ses petits yeux bridés, et qu'il lui eut intimé, dans les termes les plus blessants qu'il pût trouver, l'ordre d'entrer dans un couvent ou de cesser toute relation avec la famille Féline, elle le pria avec un sang-froid cruel de modérer son emportement, dans la crainte, lui dit-elle, d'un de ces accès de toux nerveuse auxquels il était sujet; puis, s'asseyant de manière à ne pas friper sa robe et à conserver dans leur liberté tous les mouvements de son corps, elle lui répondit ainsi dans le plus pur toscan, avec cette gesticulation noble et avec cet accent sonore et un peu ampoulé des Vénitiens lorsqu'ils quittent leur dialecte rapide et serré:



«Il me semble que l'objet de cette décision a déjà été discuté entre nous au printemps dernier, et que nous avons pris des conclusions à cet égard.

Votre Seigneurie

 les aurait-elle oubliées, ou bien me serais-je écartée des conventions que notre mutuelle parole d'honneur avait rendues sacrées?



– Oui, certes, mademoiselle! vous avez violé ces conventions et vos promesses. J'ai été bien sot, pour ma part, de me fier aux singeries majestueuses d'une petite comédienne qui passe sa vie à essayer de m'en imposer par ses poses tragiques et ses réponses solennelles! Vous avez beaucoup trop suivi le théâtre de la Fenice, signora, et je dois m'estimer heureux que vous n'ayez pas pris la fantaisie de monter sur les planches.



– Vous devriez savoir, monsieur, qu'il n'y a aucune fantaisie folle et désespérée dont il soit prudent de défier une fille dans ma position. Cependant vous avez raison d'être sûr que vous me défieriez en vain de faire une chose qui ne fût pas conforme à mon orgueil et à ma réserve habituelle.



– En vérité, c'est bien de la bonté de votre part! reprit le comte avec aigreur. Et en quoi, s'il vous plaît, votre position est-elle si malheureuse?



– Je ne me suis pas servie de cette expression, monsieur, répondit Fiamma. Je ne me suis jamais permis de qualifier en aucune façon la position que vous m'avez faite…



– Laissez cette ironie, répondit brusquement le comte; je sais de reste ce que valent vos simulacres de respect et de politesse. Allons, répondez franchement: d'où vient votre inconcevable ardeur à me désespérer, et votre obstination surhumaine à prendre toujours le parti diamétralement contraire à celui qui pourrait satisfaire la raison et ma sollicitude pour un enfant ingrat?»



Les tentatives de déclamation sentimentale étaient ordinairement le second point des remontrances du comte. C'était le moment où Fiamma voyait clairement faiblir son adversaire