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Nanon

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XX

Puisque nous étions libres, Dumont et moi, je résolus de m'absenter trois jours pour aller voir si M. le prieur était bien soigné, car M. Costejoux ne nous disait rien de sa santé, et Boucherot n'en pouvait rien savoir. Nous l'avions laissé de plus en plus asthmatique et je craignais que le dévouement de Mariotte ne se fût refroidi. Émilien m'approuva et je partis avec Boucherot pour le moutier. Il promettait de me ramener. Comme personne ne m'en voulait, les complices de l'évasion n'étant pas recherchés, je n'avais rien à craindre. J'emmenai l'âne, afin de pouvoir rapporter du linge, des habits et des livres.

J'eus soin de n'arriver qu'à la nuit bien close à Valcreux, afin de n'être pas reconnue en habits d'homme, et j'envoyai Boucherot en avant pour que la Mariotte m'ouvrît discrètement et sans exclamations de surprise. Tout se passa bien. Je pus monter à ma chambre sans être observée, y revêtir le costume de mon sexe, et me présenter devant le prieur sans l'abasourdir.

Je le trouvai bien affaibli, quoique toujours gros et coloré; il ne pouvait plus marcher dehors ni exercer la moindre surveillance. Mes deux cousins avaient été emmenés à l'armée, on avait pris des vieux pour cultiver les terres et ils ne cultivaient rien du tout; le jardin était à l'abandon, la prairie était livrée à tous les troupeaux qui voulaient y entrer. Pour ne pas se donner la peine de les garder, les enfants avaient ôté les barrières et crevé les haies. De sa chambre, le prieur voyait les chèvres ravager ce jardin qu'Émilien avait mis en si bon état et rendu si joli. Le pauvre homme se dépitait et s'agitait en vain sur son vieux fauteuil. Il grondait la Mariotte, qui, malgré son activité, ne pouvait suffire à tout à elle seule. Le moutier ainsi dévasté était navrant, et, puisque je n'y pouvais rien, je regrettai presque d'y être venue. Il fallait se résigner à voir détériorer le bien que M. Costejoux nous avait confié, mais il était trop juste pour ne pas reconnaître qu'il y avait force majeure et que notre dispersion n'était pas l'effet de notre caprice.

J'essayai de démontrer la chose au prieur pour le calmer, mais je n'y réussis point.

– Tu me prends pour un avare, disait-il. Je ne l'ai jamais été, et je sais plaindre la misère; mais ces pillards de paysans abîment pour le plaisir de détruire et cela me fait mal à voir. Je mourrai dans un accès de colère, je le sens bien, et l'état de colère n'est pas l'état de grâce. Ah! Nanette, je suis bien seul pour être si malade! Depuis que vous m'avez quitté, je n'ai pas eu un jour de contentement. Si, au moins, tu rentrais au bercail, toi qui le peux sans danger! Ne saurais-tu maintenant laisser Émilien avec Dumont dans cet endroit où tu dis qu'ils sont bien et qu'ils pourront bientôt quitter? Leur es-tu si nécessaire, à présent que la belle saison est venue et qu'ils n'ont plus tant à se cacher? Que peuvent-ils craindre? Le frère Pamphile n'est plus; que Dieu me pardonne d'avoir appris sa mort avec joie! Les hommes sont fous, lui seul était méchant! Il ne vous eût pas pardonné de m'avoir tiré du cachot. Le voilà où il a plu à Dieu de l'envoyer, vous ne risquez plus rien, et, moi, je risque de mourir ici sans amis, sans secours, sans personne à qui je puisse dire: «Adieu, je m'en vais!» C'est bien malheureux pour moi!

– Avez-vous donc à vous plaindre de la Mariotte?

– Non certes, mais je ne peux pas causer avec cette brave femme. Elle est trop dévote pour moi. À mes derniers moments, elle est capable de ne me dire que des bêtises. Réfléchis, Nanon, toi qui es toute à la pensée du devoir, et vois qui a le plus besoin de tes secours, d'Émilien ou de moi.

Je fus fortement ébranlée, et, bien que je fusse fatiguée du voyage, je ne dormis guère. Mon coeur se brisait à l'idée de quitter Émilien. Je ne m'imaginais plus comment je pourrais vivre sans avoir à m'occuper de lui à toute heure.

Une fois il m'avait appelée sa mère, et il est bien vrai que je le_ _considérais comme mon enfant, en même temps que comme le maître de ma vie et la lumière de mon âme. Jamais je n'avais été si heureuse que dans cette solitude où je ne le perdais presque pas de vue, où je n'avais de devoirs qu'envers lui, et, quand Costejoux avait écrit: «Restez encore là-bas quelques semaines,» j'avais eu un grand mouvement de joie en me disant: «J'ai encore quelques semaines à être heureuse.»

Mais le prieur avait dit la vérité. La vie d'Émilien n'était plus menacée. Il ne restait dans les bois que par prudence; l'installation était faite; Dumont pouvait aller et venir. Leur bourse était encore bien garnie, ils ne pouvaient manquer de rien, sitôt que je leur aurais porté quelques effets.

Et le prieur était seul, malade et désespéré, avec une femme écrasée d'ouvrage qui pouvait tomber malade aussi, mourir ou se lasser de sa tâche. Je voyais bien que, tout en lui rendant justice, il la rudoyait malgré lui et qu'elle en prenait du dépit. Certainement je lui étais plus nécessaire qu'à Émilien, et, en choisissant de servir celui que je préférais, je contentais mon coeur plutôt que ma conscience.

Dès le matin, je m'en allai prier dans la chapelle du couvent. On n'y entrait plus. Bien que Robespierre eût aboli le culte de la Raison et permis le libre exercice des autres cultes, les églises restaient fermées. Personne n'osait se dire catholique. On avait emporté les cloches; sans cloches, le paysan n'est plus d'aucune église. Le prieur ne pouvait plus dire ses offices que dans sa chambre à cause de sa mauvaise santé.

J'eus de la peine à ouvrir la porte rouillée et déjetée. On avait mis des fagots dans le choeur pour masquer l'autel et le préserver de profanations que, du reste, personne de chez nous n'avait songé à commettre. La voûte dégradée était toute noircie par l'humidité. La grêle avait cassé les carreaux. Les pigeons étaient entrés et s'étaient réfugiés là contre les enfants du village que la faim poussait à les poursuivre à coups de pierres. Ils y avaient fait leurs nids, ils y roucoulaient imprudemment et joyeusement; mais, en me voyant, ils eurent peur, ils ne me connaissaient plus.

Je passai entre les fagots, j'approchai du sanctuaire. Je vis le grand Christ par terre dans un coin, la figure tournée contre la muraille. Cet ami des pauvres, cette victime des puissants n'eût pas trouvé grâce devant les prétendus apôtres de l'égalité et les ennemis de la tyrannie. On l'avait caché.

Quand je sortis de la chapelle, mon coeur était brisé, mais ma résolution était prise. J'allai trouver le prieur.

– Je partirai demain, lui dis-je, il faut que je prévienne mes amis et que je leur dise adieu. Je me reposerai un jour, car c'est loin; mais, le jour suivant, je reviendrai. Promettez-moi d'avoir patience, me voilà décidée à vous servir et à vous bien soigner, puisqu'il ne vous reste que moi.

– Va, ma fille, répondit-il. Dieu te bénira et te tiendra compte de ce que tu fais pour moi.

Je tins parole, je partis le jour suivant, et, à deux lieues de l'île aux Fades, je remerciai Boucherot et pris congé de lui. Je savais mon chemin pour revenir et je ne voulais pas le détourner plus longtemps du service de M. Costejoux.

Je m'apprêtais à un grand chagrin, à des adieux bien cruels pour moi; mais je savais qu'Émilien m'approuverait et m'estimerait d'autant plus; cela me donnait des forces. J'étais loin de m'attendre à une douleur plus profonde encore.

Comme je traversais le bois de la Bassoule, je vis venir à moi Dumont avec un paquet à l'épaule au bout de son bâton, comme s'il se mettait en voyage. Je doublai le pas.

– Vous alliez me chercher? lui dis-je, vous étiez inquiet de moi?

Je n'ai pourtant pas dépassé le temps fixé?

– J'allais te rejoindre, ma pauvre Nanon, répondit-il, et t'avertir de rester au moutier. Émilien… Voyons, prends ton grand courage! …

– On l'a arrêté! m'écriai-je, prête à tomber; les jambes me manquaient.

– Non, non, reprit-il, il est libre et bien portant, Dieu merci! seulement… il est parti!

– Pour l'armée?

– Oui. Il l'a voulu, il m'a dit: «J'ai relu la lettre de Costejoux, et je l'ai tout à fait comprise. Il m'apprend que je n'ai plus d'ennemis personnels, que mon évasion est ignorée, et, s'il me dit de rester _effacé, _ce qui ne veut pas dire _caché, _c'est parce que je le compromettrais en me rapprochant de lui et en invoquant sa protection. Eh bien, en passant dans une autre province, je n'expose ni lui ni moi, et je me dérobe à la honte de rester inutile. À la première ville où je me présenterai inconnu, muni du certificat de civisme que Costejoux m'a donné à Châteauroux, sous un nom qui n'est pas le mien, j'explique aux autorités qu'une maladie m'a empêché de satisfaire à la loi et je demande à m'engager, ce qui n'est certes pas imprudent ni difficile; enfin, je rejoins l'armée n'importe où et je rentre en possession de mon honneur et de ma liberté.» – J'ai voulu l'accompagner, continua Dumont: il m'a démontré que je ne ferais que l'embarrasser dans les explications qu'il aurait à donner; que je ne pouvais passer pour son père sans un surcroît de mensonges inutiles et dangereux, et pour son serviteur sans révéler sa position. Il compte se donner pour un jeune paysan orphelin et il m'a donné tant de bonnes raisons et montré tant de volonté que j'ai dû me soumettre; mais je n'en suis pas moins cassé en quatre, et j'allais te retrouver, mon enfant, pour que tu m'empêches de mourir de chagrin.

– Vous croyez donc que je suis bien solide? lui dis-je en me laissant tomber sur l'herbe; eh bien, si vous êtes cassé en quatre, je suis brisée en miettes, moi, et je voudrais pouvoir mourir ici!

Je manquais tout à fait de coeur et ce pauvre homme si affligé fut, pour la première fois, obligé de me consoler. Je ne me révoltais pas contre la décision d'Émilien, elle était depuis longtemps prévue et acceptée avec le respect que je devais à son caractère. Je savais bien qu'il devait s'en aller, que mon bonheur devait finir, que je n'en avais plus que pour une petite saison; mais qu'il fût parti comme cela sans me dire adieu, qu'il eût douté à ce point de mon courage et de ma soumission, voilà ce que je trouvais plus cruel que tout le reste, et si humiliant pour moi, que je ne pus me résoudre de m'en plaindre à Dumont.

 

– Allons, lui dis-je en me relevant, voilà qui est accompli, il l'a voulu! S'il voyait notre abattement, il nous en blâmerait. Revenez à la maison. Je ne suis pas en état de repartir pour le moutier avant demain, et je ne suis pas fâchée, moi, de dire adieu à cette pauvre île aux Fades, où nous aurions pu rester encore un peu de temps, plus heureux qu'auparavant, puisque nous nous y serions connus en sûreté. Il n'a pas voulu de ce reste de bonheur. Sa volonté soit faite!

– Retournons à l'île aux Fades, reprit Dumont; nous avons plusieurs objets à emballer, et il faudra que nous causions encore ensemble; mais il faut être plus rassis que nous ne le sommes.

Aussitôt arrivée à notre maison de cailloux, je rentrai l'âne, je rallumai le feu, je préparai le repas du soir, je m'occupai comme si de rien n'était. J'avais la tranquillité du désespoir dont on ne cherche pas la fin. Je me forçai pour manger. Dumont essayait de me distraire en me parlant des chèvres et des poules qu'il avait déjà vendues pour ne pas les laisser mourir de faim, et d'une petite charrette qu'il fallait peut-être louer pour transporter tous nos effets, augmentés de ceux que je venais d'apporter. J'examinai ce que nous devions prendre et laisser, Dumont reconnut que l'âne porterait bien le tout, et qu'ayant payé notre loyer d'avance, nous pouvions mettre la barre et le cadenas sur les portes et nous en aller le lendemain, sans rien dire à personne, comme nous étions venus.

Après souper, ne me sentant pas capable de dormir, je m'en allai au bord du ruisseau. À force d'y marcher, nous y avions tracé un sentier qui serpentait dans les roches parmi ces jolies campanules à feuilles de lierre, ces parnassies, ces menyanthes, ces droseras et tout ce monde de menues fleurettes qu'Émilien m'avait appris à connaître et que nous aimions tant. Le ruisseau se perdait souvent sous les blocs et on l'entendait jaser sous les pieds sans le voir; un taillis de chêne ombrageait cette lisière de notre île, dont l'escarpement se relevait brusquement et formait là une ravine bien cachée: c'était là qu'Émilien, forcé de ne pas s'éloigner, aimait à marcher avec moi quand notre journée de travail était finie. En furetant, nous avions découvert une grotte qui s'enfonçait sous le _Druiderin, _dolmen moins important que la _Parelle, _mais remarquable encore par son gros champignon posé en équilibre sur de petits supports. Nous avions déblayé cette grotte de manière à nous y cacher au besoin. J'y entrai, et, mettant ma tête dans mes mains, j'éclatai en sanglots. Personne ne pouvait m'entendre, et j'avais tant besoin de pleurer!

Mais ce brave Dumont était inquiet de la tranquillité que je lui avais montrée, il me cherchait, il m'entendit et m'appela:

– Viens, Nanette, me dit-il; ne reste pas dans cette cave, montons sur le _Druiderin. _La nuit est belle et il vaut mieux regarder les étoiles que le sein de la terre. J'ai des choses sérieuses à te dire et peut-être qu'elles te donneront le courage qu'il te faut.

Je le suivis, et, quand nous fûmes assis sur l'autel des druides:

– Je vois bien, me dit-il, que ce qui t'afflige le plus, c'est qu'il n'ait pas voulu t'avertir et te voir une dernière fois.

– Eh bien, oui, lui dis-je, c'est cela qui me blesse et me fait penser qu'il me regarde comme une enfant sans coeur et sans raison.

– Alors, Nanette, il faut que tu saches tout et que je te parle comme un père à sa fille. Tu sais qu'Émilien t'aime comme si tu étais sa soeur, sa mère et sa fille en même temps. Voilà comment il parle de toi; mais sais-tu encore une chose? c'est qu'il t'aime d'amour. Il jure, lui, que tu ne le sais pas.

Je restai interdite et confuse. L'amour!

Jamais Émilien ne m'avait dit ce mot-là, jamais je ne me l'étais dit à moi-même. Je croyais qu'il me respectait trop et qu'aussi il me protégeait trop pour vouloir faire de moi sa maîtresse.

– Taisez-vous, Dumont, répondis-je, Émilien n'a jamais eu de mauvaises idées sur moi; il m'a trop juré qu'il m'estimait pour que j'en puisse douter.

– Tu ne comprends pas, Nanette; l'amour qu'il a pour toi est la plus grande preuve de son estime, puisqu'il veut t'épouser. Il ne te l'a donc jamais dit?

– Jamais! il a eu l'air de me dire qu'il ne se marierait pas, plutôt que de faire un choix qui me déplairait ou m'éloignerait de lui; mais m'épouser, moi, une paysanne, lui qui est fils de marquis? … Non, cela ne s'est jamais vu et cela ne se peut pas. Il ne faut pas parler de pareilles choses, Dumont.

– Il n'y a plus de marquis, Nanette, reprit-il, et, s'il y en a encore, si la noblesse et le clergé reviennent jamais sur l'eau, Émilien n'aura rien à attendre de sa famille. Il devra se faire moine ou paysan. Moine avec un_ _petit capital, entrer en religion; ou paysan à ses risques et périls. Crois-tu que la Révolution aura corrigé les nobles? Que conseillerais-tu alors à ton ami?

– D'être paysan comme il l'est de fait depuis des années. Vous direz comme moi, je pense?

– Certainement. Eh bien, son choix est fait depuis longtemps, tu n'en peux pas douter, et, quels que soient les événements, le travail et la pauvreté sont le lot de ce cadet de famille. Il n'a qu'un bonheur à espérer en ce monde, c'est d'épouser la femme qu'il aime, et il y est bien résolu. Il va faire une campagne ou deux pour recevoir ce qu'il appelle le baptême de l'honneur, et, tout aussitôt après, il te dira ce que je te dis de sa part, ce qu'il ne pouvait pas te dire lui-même; – ne demande pas pourquoi, tu le comprendras plus tard; Émilien est jeune et pur, mais il est homme et il ne lui a pas été facile de vivre si près de toi, confiante et dévouée, en te laissant croire qu'il était aussi calme que toi. – Enfin, il m'a dit: «Je ne pourrais pas continuer cette vie-là. Ma tête éclaterait, mon coeur déborderait. Je n'aurais plus le courage de m'en aller et je ne serais pas digne du bonheur que je veux me donner comme une récompense et non comme un entraînement.» Oui, Nanette, voilà ses paroles. Tu les comprendras mieux en y réfléchissant; je te les dis pour que tu ne te croies pas dédaignée, pour que tu saches, au contraire, combien tu es aimée, et pour que tu aies le courage et l'espérance qu'il a voulu emporter purs de tout reproche envers lui-même.

Je dirai plus tard comment mon coeur et mon esprit reçurent cette révélation, j'ai fini de raconter le poème de ma première jeunesse. Je quittai l'île aux Fades avec beaucoup de larmes; elles ne furent point amères comme celles de la veille et je rentrai au moutier pour y mener une vie de réalités souvent bien dures; mais j'eus dès lors un but bien déterminé qu'il m'a été accordé d'atteindre. Ce sera la troisième partie de mon récit.

XXI

Je n'ai pas besoin de dire avec quelle joie le pauvre prieur me vit revenir. Il osait à peine compter sur un si prompt retour. Son grand contentement me fit un peu oublier le chagrin que j'avais.

– Ne me sachez point de gré de ce que je fais pour vous, lui dis- je; puisque Émilien est parti, je ne vous fais point de sacrifice.

– Et cela me console, dit-il, de t'en avoir demandé un. Ton mérite n'en est pas moindre, ma fille, car tu croyais me sacrifier une saison de bonheur avec ton ami, et tu t'y soumettais résolument.

Les paroles du prieur me firent rougir, et, comme il avait l'oeil bon, il s'en aperçut.

– Ne sois pas confuse, reprit-il, de cette grande amitié que tu lui portes. Il y a longtemps que je la sais bonne et honnête, car je ne dormais pas toujours si dru que vous pensiez, quand vous lisiez et causiez ensemble près de moi à la veillée. J'entendais bien que vous vous montiez la tête pour l'histoire et la philosophie et je savais que vous vous aimiez selon la morale et la vérité, c'est-à-dire que vous comptiez être mari et femme quand l'âge de pleine raison vous le permettrait.

– Ah! mon cher prieur, moi, je n'y comptais pas, je n'y songeais guère; souvenez-vous bien! Je n'ai jamais dit un mot d'amour ni de mariage.

– C'est la vérité, il ne t'en parlait pas non plus; mais il me parlait, à moi, car je n'ai pas été si égoïste et si grossier que de ne pas m'inquiéter un peu pour toi, et je sais que ses intentions sont droites, je sais qu'il n'aura jamais d'autre femme que toi, et j'approuve son dessein.

J'étais heureuse de voir le prieur au courant et de pouvoir lui ouvrir mon coeur pour qu'il en résolût les doutes.

– Écoutez, lui dis-je; depuis deux jours que je les connais aussi, ses bonnes intentions pour moi, je ne sais que penser. Je suis toute troublée, je ne dors plus. Je souffre moins de son départ, car je mentirais si je vous disais que son amour me fâche; mais je me demande si je ne lui ferai pas un grand tort en l'acceptant.

– Quel tort pourrais-tu lui faire? Le voilà orphelin, et, si ce n'est plus son père, c'est la loi qui le déshérite.

– Vous en êtes sûr? On fait tant de lois, à présent! Ce que l'une a fait, une autre peut le défaire. Si les émigrés reviennent triomphants? …

– Eh bien, alors, le droit d'aînesse remet Émilien où la Révolution l'a pris.

– Et si son frère meurt avant lui, sans être marié, sans avoir d'enfants?.. J'ai pensé à tout cela, moi!

– Il faut faire bien des suppositions pour admettre q'Émilien puisse recouvrer les biens de sa famille; faisons-les, j'y consens; je ne vois pas que votre mariage pût être un empêchement à ce qu'il fût indemnisé par l'État, si quelque jour cette indemnité est jugée nécessaire.

– J'ai pensé à cela aussi. Je me suis dit qu'il était bien difficile de faire que ce qui a été vendu par l'État pût être repris par l'État. Mais vous parlez d'indemnité et ce sera dû aux enfants dont les parents ont émigré. Ils ne peuvent pas, en bonne justice, payer la faute de leurs pères. Émilien sera donc dédommagé si la Révolution est étouffée. Il sera alors en position de faire un bon mariage qui le rendra tout à fait riche, et je ne dois pas accepter qu'il perde cette chance en m'épousant, moi qui n'ai rien et n'aurai jamais rien. Je suppose qu'elle lui apparaisse quand nous serons mariés: je sais bien qu'il ne voudra pas en avoir de regrets et qu'il ne me fera pas de reproches; mais je m'en ferai, moi! Et_ puis il a toute une famille de cousins, oncles et neveux qu'il ne connaît pas, mais qu'il connaîtra si tout cela rentre en France. Ce grand monde-là aura du mépris pour moi et _du blâme pour lui. Vrai! je crains que ce qu'il croit possible ne le soit pas, à moins que je n'accepte pour lui des pertes et des chagrins que je pourrais lui épargner en le faisant changer de résolution à mon égard.

Je vis que mes raisons ébranlaient le prieur et j'en eus un chagrin mortel, car j'avoue que j'avais espéré être réfutée par des raisons meilleures. Depuis la confidence de Dumont, je n'avais fait que rêver et raisonner, me sentir folle de joie et tremblante de crainte. J'avais résolu de soumettre tous mes scrupules au prieur et je ne pouvais me calmer qu'en me flattant qu'il n'en tiendrait pas plus de compte que Dumont. Je vis bien qu'il en était frappé et que je faisais apparaître à ses yeux les conséquences d'un avenir sur lequel il s'était endormi pour son compte. Il me dit que j'avais beaucoup de sagesse et un bon raisonnement, ce qui ne me consola point. Je pleurai toute la nuit qui suivit cette conversation et n'osai plus y revenir, craignant de l'amener à trop penser comme moi, et de me forcer moi-même à prendre une résolution trop douloureuse.

Huit jours après mon retour au moutier, je reçus enfin une lettre d'Émilien. Il s'était engagé à Orléans, il partait pour l'armée. Huit jours après, il en vint une seconde.

«Me voilà soldat, disait-il; je sais que tu m'approuves, et je suis content de moi. N'aie aucune inquiétude. Le métier de soldat est rude en ce moment-ci, mais personne n'y songe, personne ne se plaint, personne ne sait s'il souffre. On est enragé de se battre et de repousser l'ennemi. On manque de tout, hormis de coeur, et cela tient lieu de tout. Le mien est, en outre, rempli de ton souvenir, ma Nanon: l'amour d'un ange comme toi et l'amour de la patrie, il n'en faut pas tant pour se sentir capable de vivre quoi qu'il arrive.»

Ses autres lettres furent courtes aussi, et à peu près toujours les mêmes. On voyait bien qu'il n'était pas en situation d'écrire, qu'il manquait de tout, à commencer par le temps de raconter. Il ne voulait pas non plus donner d'inquiétude et ne parlait de fatigues, de marches forcées et de batailles que quand c'était fini pour un peu de temps. Il en parlait en quatre mots, pour dire seulement qu'il était content d'en avoir été, et je voyais bien qu'il était déjà au plus fort du danger et de la peine. Toujours dans ses lettres, il y avait une seule fois, mais une belle fois, le mot d'amour, et jamais il ne changeait d'idées: se battre pour son pays et revenir m'épouser. Pauvre Émilien! il était cent fois plus malheureux en fait qu'il ne voulait le dire; nos troupes souffraient ce que jamais hommes n'ont souffert; nous le savions par ceux qui nous revenaient blessés ou malades. Mon coeur en était si gros, qu'il m'étouffait, et, par moment, je craignais de devenir asthmatique comme le prieur; mais, dans le peu de lettres que je pouvais faire parvenir à Émilien, je me gardais bien de montrer ma douleur.

 

Je me disais confiante et résolue comme lui. Je ne parlais que d'espérance et d'affections et je ne pouvais pas me résoudre à contrarier son projet de mariage. Il me semblait que je l'aurais tué, et que je n'avais pas le droit de lui ôter la pensée qui le soutenait dans des épreuves si dures. Pourtant, je ne pouvais pas non plus me résoudre à écrire le mot d'amour. Ç'aurait été comme un engagement, et ma conscience me tourmentait trop.

Mais j'anticipe sur les événements, car je n'avais encore reçu que deux lettres de lui, quand une grande nouvelle nous arriva dans les premiers jours d'août. C'est le prieur qui me l'annonça.

Il venait de recevoir des lettres de sa famille.

– Eh bien, Nanon, me dit-il, je l'avais prédit, que Robespierre et ses amis ne viendraient pas à bout de leur ouvrage! Le moyen ne valait rien et le moyen a tué le but. Les voilà tous tombés, tous morts. On a retourné contre eux le droit de supprimer ce qui gêne. Des gens qui se disent meilleurs patriotes les ont condamnés pour avoir été trop doux. Qu'est-ce que cela va donc être? On ne peut rien faire de plus que ce qu'ils faisaient, à moins de rétablir la torture, ou de mettre le feu aux quatre coins de la France.

L'ancien maire, qui se trouvait là, se réjouissait. Républicain en 90, il était devenu royaliste depuis qu'on avait fait mourir le roi et la reine; mais il ne disait sa pensée que devant nous en qui il avait pleine confiance, et il la disait à demi-voix, car, dans ce temps-là, on ne parlait plus tout haut. On n'entendait ni disputes ni discussions dans les campagnes. On avait peur de laisser tomber une parole, comme si c'eût été une monnaie faite pour tenter les malheureux et les porter à la dénonciation.

– Croyez-moi si vous voulez, disait ce brave homme, mais il me semble que nos malheurs vont prendre fin avec le Robespierre: c'était un homme qui travaillait pour l'étranger et qui lui vendait le sang de nos pauvres soldats.

– Vous vous trompez, citoyen Chenot, reprit le prieur. L'homme était honnête, et c'est peut-être pour cela que de plus mauvais que lui l'ont tué.

– Plus mauvais n'est point possible! on dit qu'il était malin et entendu; ceux qui le remplaceront seront peut-être plus maladroits, et les personnes raisonnables viendront à bout de nous en débarrasser.

C'était l'opinion de toute la commune et bientôt chacun se la confia à l'oreille. Peu à peu on se mit en groupe de cinq à six personnes pour causer. On ne savait rien encore du nouveau système, et ce que l'on en apprenait tant bien que mal, ne le comprenait guère, mais il y avait dans l'air comme un souffle nouveau. La terreur s'effaçait, la terreur allait finir. Bien ou mal employée, la liberté est un bien.

C'est à la fin d'août que je reçus la troisième lettre d'Émilien. Je fus bien étonnée de voir qu'il semblait regretter Robespierre et les jacobins. Il ne les aimait pourtant pas, mais il disait que la France devenait royaliste et que l'armée avait peur d'être trahie. Lui si doux et si patient, il était en colère contre les gens qui se disputaient le pouvoir au lieu de songer à la défense du pays. Il ne semblait plus aller à la bataille pour son honneur seulement; on eût dit qu'il y allait pour son plaisir et que la rage des armées lui était entrée dans le coeur comme aux autres. Il m'annonçait qu'il avait déjà obtenu un petit grade pour avoir bien fait son devoir. Quelques semaines plus tard, il nous apprit qu'il était officier.

– Voyez-vous ça? s'écria le prieur. Il est capable de revenir général.

Cette réflexion me donna bien à penser. Il n'y avait rien d'impossible à ce qu'Émilien eût une brillante carrière militaire comme tant d'autres dont j'entendais parler. Alors, il ne se soucierait plus, pour son compte, du sort réservé à la noblesse; il serait au-dessus de ses désastres ou de ses dédains. Il deviendrait riche et puissant. Il ne devait donc pas épouser une paysanne! Son bon coeur le lui conseillait; mais la paysanne ne devait pas consentir à ce sacrifice.

Je me sentis d'abord très abattue, et puis je m'habituai à cette idée que je garderais son estime plus haute et lui prouverais un attachement plus noble en me sacrifiant. Je ne m'accordai pas le droit d'être faible et de faire l'amoureuse qui souffre et se plaint: cela me parut au-dessous de moi, et j'avoue que j'étais très fière pour moi-même, depuis que je me savais aimée si grandement. Je résolus de me contenter de ce bonheur-là dans ma vie. C'était bien assez de pouvoir garder une si douce idée, un si beau souvenir. Le reste de mes jours serait employé à récompenser Émilien de la joie que j'en ressentais et à me dévouer à lui sans plus jamais songer à moi-même. Un jour, Dumont me dit:

– Il faut que j'aille revoir l'île aux Fades. Notre défrichement a donné, paraît-il, une récolte superbe. Notre ami Boucherot, qui a des parents de ce côté-là, s'y est rendu et a surveillé la moisson. Il a donné au propriétaire le compte de gerbes qui était convenu et a engrangé le reste dans notre maison de cailloux. Les gens du pays sont très honnêtes, et, d'ailleurs, ils craindraient de fâcher les fades en brisant le cadenas que Boucherot a posé sur leur aire. Pourtant, il faut prendre un parti, car notre loyer expire dans quelques jours. Nous n'avons pas les moyens d'apporter ici ce tas de paille et de grain. Je vais aller voir s'il ne vaut pas mieux le battre et le vendre là-bas.

– Allez, lui dis-je, c'est bien vu. Ce sera de l'argent qui appartiendra à Émilien et à vous. Moi, je n'ai pas travaillé, je n'y prétends rien.

– Tu n'as pas travaillé? quand tu n'étais occupée qu'à nous procurer la nourriture et le gîte? Sans cela, certes, nous n'eussions pas fait grand ouvrage; nous partagerons donc, Nanon; mais, comme ce que j'ai est destiné à Émilien, et que… sans le vouloir… sans le savoir, je pourrais le dépenser, c'est toi qui seras la gardienne des trois parts.

– Je ferai ce que vous voudrez, répondis-je; allez donc, je vous envie ce voyage. À présent, j'aurais été contente de revoir ce pauvre endroit que j'ai quitté sans savoir ce que je faisais et sans songer à lui dire adieu. Voulez-vous me faire un grand plaisir, mon père Dumont? apportez-moi un gros bouquet des fleurs qui poussent au bord du ruisseau, du côté où il y a un rocher à fleur de terre qui est fait comme un grand canapé. C'est par là qu'il y a les fleurs qu'Émilien aimait, et c'est sur ce rocher-là qu'il les étudiait.

Dumont me rapporta l'argent de notre grain et un bouquet gros comme une gerbe. Quoique la récolte eût été très belle dans notre pays, le grain était très cher, personne ne savait pourquoi. Dumont avait porté le nôtre au marché. Il en avait tiré trois cents francs en assignats de trois mille francs qu'il avait vite échangés contre de l'argent, car, d'un jour à l'autre, la monnaie de papier perdait de sa valeur et le moment allait venir où personne n'en voudrait plus pour rien.